DES
PÈRES DE L’ÉGLISE GRECQUE ET LATINE,
OU
ARTICLE PREMIER.
S. Grégoire de Nazianze, archevêque de Constantinople.
Σκεύος εκλογής, xat φρέαρ βαθό. στο'ακ λέγω Γρηγορών.
S. Basil. , Cæsar. episc.
L’Église a fait le plus magnifique éloge des vertus et de la science de cet illustre évéqtie, en le mettant au nombre de ses Saints, et ajoutant à son nom celui de théologien (1), qu’il partage avec le seul évangélistc saint Jean; an point qnc ce nom est devenu en quelque sorte synonyme de celui de Grégoire de Nazianze (1). Cent ans après lui, on disoit de saint Grégoire que, bien que ce docteur admirable de la foi fût mort depuis long-temps, il vivoil toujours par son autorité. Et les siècles postérieurs n’ont pas cessé de venir puiser abondamment à scs écrits la défense de la foi catholique, cl la réfutation des hérésies, qui en fait, ainsi qu’il le dit lui-même , la matière prin-cipale (2). Saint Jérôme se rendit à Constantinople exprès pour l’entendre ; et il se glorifiait d’avoir ap-pris à son école l’intelligence des saintes Ecritures (3). Ce n’étoient pas les seuls catholiques qui lui rendis-sent ce glorieux témoignage. Nous savons de lui-même qnc les païens et les hérétiques accouraient en foule a scs prédications, comme à une fontaine d’eau vive (4) ; φΐβ pour l’entendre, on forçoit les balustrcs qui fermaient le sanctuaire d’où il parlait, et que l’admiration éclatait par des applaudissements et des acclamations (1) ; que souvent on les écrivoit sur le lieu même, pour les retenir et les propager; tant l’on étoit émerveillé de sa profonde connois-sauce des divines écritures, de la vigueur de ses rai-sonnemcnts, de la brillante fécondité de son imagi-nation, de sa prodigieuse facilité à s’exprimer sur les mystères les plus relevés et sur les questions les plus épineuses comme les plus délicates! Génie en effet égal à la majesté de la religion , il en sonde avec fer-meté toutes les profondeurs , en parcourt tout le do-maine , et laisse partout la lumière sur sa trace. On peut lui appliquer à lui-même ce qu’il a dit de saint Basile, avec qui l’on sait qu’il fut lié de la plus étroite amitié. « Si la voix de.Dieu s’est quelquefois lait en-» tendre aux deux extrémités de la terre, ou si l’on » a vu quelque tremblement extraordinaire, ces » symboles pourraient donner quelque idée de son » éloquence. Qui jamais apporta tant de préparations » pour se rendre le digne organe des oracles du » Saint-Esprit ? Qui jamais eut l’esprit plus éclairé » par une science plus étendue ? Qui jamais a péné-» tré plus avant dans les saintes obscurités de nos » mystères (2)? » C’est Jésus-Christ lui-même qui s’est exprimé par sa bouche : Os dico Christi Gregorium, disoit de lui son illustre ami , l’archevêque de Ccsarée.
(1) Un de ses panégyristes commence en ces termes l’éloge qu’il se dis-pose à en faire : Magnum ilium theologum laudaturus accedo, tametsi is laudibus eminet. ( David Nicétas , surnommé le Paphlagonien., dans Combefîs , Biblioth. concionat., tom. 1 de Sanctis, pag. 616. ) Cassien l’appelle le théologien par excellence. (De incarn., lib. v , vu, cap.xxvm.) « Docteur incomparable , dit Rufiin, tant par l’éminence de sa doctrine , » que par la sainteté de sa vie. » Tous les siècles chrétiens ont parlé de même.
(1) Dogmatum. porro sublimitate ac theologid usque adeo excelluit , ut quamt'is permulti viri doctrinie laude célébrés variis sœculis theologicœ rei opérant dederint, hic tamen solus post Joaitnem evangelistam theo-logi nomine itisignitus sit, atque hoc cognomen ipsi relutproprium etpe-culiare attribution. ( Presbyter Gregor., in vita S. Gregor. N az.}
(2) S. Gregor. Naz., Orat. xxxn.
(3) Catal. scriptor., cap. cxvn, pag. 126 , tom. iv , part. 11, edit. Benedict.
(4) S. Gregor. Naz., Carm. de vita sud , pag. 1 8.
(1) Idem. , Orat. 1\, pag. 156 ; xxxu, p. 528.
(2) Id., Orat. xx de. laud'ib. S. Basil.
Ce n’est pas seulement retendue cl la précision de la doctrine qu’il faut admirer dans saint Grégoire de Nazianze ; il n’est pas moins distingue par son élo-quencc. Quoiqu’il semblât la dédaigner, et con-fondre dans un meme sentiment de mépris les avan-lages delà fortune et cet art de la rhétorique dont il avoit pris des leçons à Athènes (1) ; elle l’ac-compagne dans tous ses discours, et sert presque malgré lui la plénitude de son érudition et de sa dialectique. La vraie science est toujours éloquente, parce qu’elle fournit à l’art de la parole ce qui en est l’aliment et la principale décoration. Aussi ne lit-on pas les ouvrages de ce saint docteur, sans être frappé de l’abondance de son argumentation, de la véhé-mence de son style animé par les figures, de la vivacité , souvent même du pathétique de ses mou-vements. Quasi Deusfulmin ans, tonate machina (2).
(1) Id. , Epist. exax, pag. 896.
(2) Caussin , De eloq. sacr. et eiv., pag. 1 ;3.
A ces rares avantages, se réunit une qualité qui ne se rencontre pas communément chez les écrivains grecs, même les plus parfaits, à savoir, l’ordre, l’é-conomic, l’enchaînement des preuves, la suite des raisonnements, et l’attention rigoureuse de l’auteur à ne perdre jamais de vue son objet, tout en l’appro-Bondissant jusqu’à l’épuiser : «De sorte (ajoute un homme qui s’étoit bien pénétré de son esprit ) que, מ si les théologiens les plus éloquents et les plus » profonds avoient à traiter aujourd’hui les memes » matières, ils ne sauraient, pour réussir parfaite-» ment, s’y prendre autrement que le fait le saint » docteùr (1). »
(1) Préface du Disc, de S. (irég. de Naz. sur l’Excell. du sacerdoce , pag. xxxiij. ( 1 vol. 111-12. Paris , Lottin , !747·)
L’on concevra sans peine qu’avec d’aussi brillantes qualités saint Grégoire de Nazianze doit être l’un des Pères grecs les plus difficiles à transporter dans une autre langue (2). Outre les difficultés du genre, sur lesquelles nous en referons, soit à !’expérience, soit à ce que nous eu avons dit, d’après saint Jérôme, au premier volume de cet ouvrage (1) ; quiconque se sera tant soit peu familiarisé avec la lecture de ce saint docteur , conviendra qu’il y en a ici de particulières. Il faudroit, pour en rendre exactement les Beautés originales, tout ce qui me manque à moi plus qu’à personne. II faudroit que le traducteur fût lui-même doué d’un génie solide, noble, capable de produire et d’enfanter de son propre fonds; que son âme eût quelque chose de la trempe et du carac-1ère de l’âme de cet éloquent et sublime théologien ; comme lui fécond et délicat, pathétique et véhé-ment ; comme lui assortissant, par le plus heureux mélange, la force à la sublimité, la douceur et la grâce à l’harmonie. A ces conditions, « l’on réussi-» roit à en rendre, par des traits hardis, mais tou-» jours vrais, les images, sans compter les mots (1). » Non pas que le traducteur ne doive être attentif, dans ses plus grandes libertés, à conserver la lettre, autant que possible ; mais toujours soutiendrai-je, avec le judicieux écrivain que je viens de citer, qu’il doit être encore plus fidèle à conserver l’esprit de celui qu’il est, en quelque sorte, chargé de faire revivre , et dont il doit produire la copie vivante et animée. C’est ainsi qu’en ont usé tous les grands mai-très, soit anciens, soit modernes, soit dans le sacré, soit dans le profane (2).
(2) Il existe en français une traduction des discours de S. Grégoire de Nazianze (2 vol. in-8°. Paris, 1693), sans nom d’auteur. Le Catalogue du ■**י Roi l’attribue à Fontaine, le même qui a publié une traduction si peu fidèle de plusieurs des homélies de S. Jean Chrysostômc. Cependant l’abbé Racine, que l’on sait avoir été lié intimement avec ce solitaire de Port-Royal, n’en parle point dans la liste qu’il a donnée des ouvrages de Fon-taine ( vol. xn de son Hist, ccclés., art. xxiv, 11° 28 ). Quel que soit l’an-teur de cette traduction, il n’a fait qu’une côpie défectueuse de son éloquent original, à laquelle on peut appliquer l’expression du saint docteur, qu’elle lui ressemble aussi peu qu’une ombre à une statue excellente, dont elle ne retrace ni les contours, ni l’esprit de vie qui l’anime. Il est visible qu’il l’a faite sur la version latine, dont il a copié les fautes, et à laquelle il en a ajouté une infinité d’antres. S. Grégoire s’y trouve absolument défiguré. Quant à la version latine, ouvrage du savant abbé de Billy ( c’est le titre bien mérité que Bossuet lui donne), elle est sans contredit la meilleure qui ait encore paru. Cependant, comme elle est presque partout de mot à mot, outre qu’elle rend peu les beautés et les grâces de l’éciivain grec, on lui reproche d’être souvent obscure et inintelligible. Don! Verneuil, reli-gieux bénédictin de la congrégation de Saint-Alain·, préparait une édition nouvelle de S. Grégoire de Nazianze, accompagnée de la traduction latine, avec des notes pour !’intelligence du texte, d’après les recherches du P. Lou-vard, de la même congrégation. Le premier volume seul a paru. Les circou-stances et la mort de l’auteur ont arrêté ce beau travail.
Saint Augustin nous apprend que « de son temps les ouvrages de ee » Père avaient été traduits en latin ; tant, ajoute-t-il, ils étaient célèbres » de tous côtés par la grande grâce que l’on y ressent (*) ». Mais il ne porte nul jugement de cette traduction. D. Ceillier ni Dupin n’en parlent point dans le catalogue des éditions et versions de ce Père (**). Etoil-ce la tra-duction de Rnffin ?
(*) Bossuet, Défense delà tradit. et des saints Pères, tom. ni des OEuvres posthumes, pag. 185, d'après S. Augustin Conlr. Julian. , lib. 1, cap.־,״,
(**) Dupin , Bibliolh., ive siècle , pag. 806. D. Ceitiicr , Hist. des écrivains ecclés., tom. vu, p. 304■
D’autres écrivains se sont exercés avec plus ou moins de succès sur di-verses parties des œuvres du saint docteur. Nous avons une traduction esti-mable du discours sur ΓExcellence du sacerdoce, des fragmeuts dans la vie que Hermant en a publiée, et dans le recueil des sentences de Laval. Le-franc de Pompiguan ç le traducteur d’Eschyle ) a donné une traduction du poème de. saint Grégoire sur sa vie dans un mélange de traductions. ( 1 vol. in-S°. Paris, 1779.) L’abbé Auger a mis son panégyrique de S. Basile en tête de ses Extraits du saint archevêque de Césarêe. Nous avons quel-quefois profité de l’un et de l’autre. Il vient de paraître un \01umein-12 de 268 pages de morceaux détachés, sous le titre : Esprit de saint Basile, de saint Grégoire de A'azianze, et de saint Jean Chrysostdnie, traduit du grec par M. Planche, professeur dans !’Université. ( Paris, décembre 1824.)
(1) De la meilleure manière de traduire, pag. Si et suiv.
(1) Préface du Disc. , etc., Supra , pag. xxxvij.
(2) Ibidem.
011 ne sépare guère saint Grégoire de Nazianze de son illustre ami, saint Basile de Césarée. La divine providence qui les destinoit à être ïe flam-Lean de son Eglise, la terreur de l’impiété et de ]’hérésie, se plut à les rapprocher par ]a plus tendre union, pour en faire les modèles de l’amitié chré-tienne (1).
(1) Isidor. Peins., Epist. lib. 1, cp. x.
La vie de ces deux grands hommes compose ]’histoire de tout leur siècle; et les événements dont elle se trouve remplie, ont influé sur leur ca-ractère autant que sur leur génie, pour les marquer par des différences sensibles. Une plume célèbre nous en a laissé un parallèle ingénieux que l’on nous saura gré de reproduire.
« On remarque dans saint Grégoire de Nazianzc et dans saint Basile, une éloquence, une politesse , une manière de penser fine et délicate, que le mé-pris du siècle, le désert et la pénitence n’avoient pu obscurcir; mais avec cette différence que l’éloquence de saint Basile étoit plus sérieuse, et celle de S. Gré-goire plus vive et plus enjouée; que l’un songeait plus à persuader, et l’autre à plaire ; que l’un disoit plus de choses, et l’autre avec plus d’esprit; que l’un paroissoit éloquent, parce qu’il l’étoit, et que l’autre, quoiqu’il le fut beaucoup, songcoil encore à le paraître; que l’un respectait la pénitence jusqu’à ]a sévérité, et que ]’autre aimoitla pénitence jusquà ]a rendre aimable ; que l’un étoit majestueux et tranquille, et l’autre plein de mouvement et de feu ; que l’un aimoit la gravité jusqu’à condamner la raillerie, quoiqu’il fût capable d’y réussir, et que l’autre avoit su la rendre innocente et la faire servir à la vertu; que l’un, en un mot, attirait plus de res-pect, mais que l’autre se faisoit plus aimer.
» Au reste, rien n’est plus sublime, plusmajes-tueux , plus digne de la grandeur de nos mystères , que les discours de saint Grégoire de Nazianze qui lui ont acquis le surnom de théologien par excel-lencc. Saint Basile n’a point fait de vers; mais il avoit lu avec beaucoup de discernement et de goût ce que les païens ont écrit en ce genre ; et il a donné des règles aux jeunes gens qui sont forcés de les lire, pour profiter d’une lecture où les périls sont si ordinaires, et dont le fruit est si rare. S. Gré-goire de Nazianze a plus fait encore pour nous ; car afin de nous attirer à l’instruction par le plaisir, il a composé diverses poésies dont le sujet est toujours sérieux et chrétien, mais dont les vers ont la dou-ceur et la facilité de ceux d’Homère, sans emprun-ter rien des ténèbres du paganisme et de la fable; où l’art, l’invention et l’esprit se font sentir, et où rien ne paraît tant qu’un naturel qui semble n’a-voir rien coûté, et qui est cependant inimitable.
» Ainsi ces deux grands hommes que 1 amitié, l’innocence, la solitude, la pénitence, l’amour des lettres, l’étude de l’éloquence, l’attachement à la vérité, l’épiscopat, les travaux pour !’Eglise, les persécutions, la sainteté ont rendus si conformes, l’ont encore été en ce point, que l’un a voulu pren-dre soin de nos éludes, et l’autre a voulu nous en fournir la matière, comme il l’avoue dans une dernière poésie, où il rend compte des motifs qui Font porté à composer les autres (1). »
(1) Duquel, Lettr., loni. ut, lettre xtn.
Orateur et poète, saint Grégoire de Nazianze a laissé un grand nombre d’ouvrages en prose et en vers, qui prouvent l’élévation autant que la fertilité de son génie. C’est là peut-être un éloge particulier à ce 1/rand écrivain, d’être de nos auteurs ecclésias-tiques, le seul qui se soit exercé avec une égale supériorité dans l’un et l’autre genre de style. Le plus considérable de scs poèmes, est celui qu’il a composé dans sa vieillesse sur l’histoire de sa vie. Quoique par son étendue même, notre plan nous permette peu de détails historiques ; nous croyons devoir commencer l’article de ׳saint Grégoire par ce beau monument. Outre l’avantage de nous faire bien connoître cet illustre saint peint par lui-même, il entre naturellement dans notre cadre par la ri-chcsse des matériaux qu’il nous présente, soit pour le panégyrique, soit pour le sermon lui-même. Le caractère du rhythme iambi que que l’auteur emploie le plus familièrement, et qui semble tenir le milieu entre la prose et la versification, nous offre, dans la traduction, le modèle de cette eloquence demi-poétique qui se fait reconnoitre dans toutes les corn-positions oratoires, où l’accent delà passion élève , sans que l’on y pense, l’éloquence au ton de la poésie (1).
(1) « Son génie facile et cultivé s’est exercé avec une égale supériorité dans tous les genres de mètre , l’héroïque , l’iambique, l’élégiaque , usités par les muses de la tragédie et de la comédie.» (Le prêtre Grégoire , rie de S. Gre'goire de Nazianze. )
J’entreprends l’histoire de ma vie (*). Les mêmes événements en paraîtront heureux ou malheureux, suivant les différentes impressions du lecteur. Je ne prononcerai point d’après ma seule manière de voir, je serois un juge suspect... C’est à vous que ce discours s’adresse, vous qui avez été mon peuple et qui ne l’étes plus ; chrétiens fidèles, chrétiens discoles, aujourd’hui vous me serez tous favorables.
(*) L’édition dont nous nous servons est celle de l’abbé de Billy : S. Gre-goiii Nazlanzeni opera grœc. et lat. , 2 vol. fol. Lutet. , 1609, 1611.
Jacques de Billy, mort en 1581 ,à quarante-sept ans. Peu de savants ont possédé comme lui les langues grecque et latine.
Les muets et les morts n’ont plus d’ennemis... Tout s’altère, tout s’affaiblit avec le temps. Ce que nous avions de mieux a disparu : ce qui nous reste ne vaut pas la peine d’être compté. Ainsi les pluies violentes, qui ont entraîné les sillons, ne laissent après elles que du sable et des cailloux. Puis-je parler autre-ment de ces vils humains, confondus auparavant dans la foule, et qui, semblables aux animaux, n’avoient des yeux que pour les abaisser vers la terre?.. Je dois détruire les calomnies publiées contre moi. Les méchants rejettent volontiers leur perversité sur ceux dont ils font leurs victimes. C’est pour eux une raison de plus, de persécuter par leurs impostures. Par là, on détourne de sa personne les accusations que l’on mérite , en les rejetant sur les autres. Voilà mon cxordc : J’entre en matière.
J’avois un père singulièrement recommandable par sa probité. Vieillard simple dans scs mœurs , sa vie pouvait servir d’exemple (1). C’étoit un second Abraham (2). Bien différent des hypocrites de nos jours, il cherchait moins à paraître vertueux, qu’à l’ctre en effet. Engage d’abord dans l’erreur, de-puis, chrétien fidèle et zélé; pasteur ensuite, et l’ornement des pasteurs.
(1) Nommé comme lui Grégoire; évêque de Nazianze avant son fils. Celui-ci n’en parle jamais qu’avec la plus vive effusion de tendresse et de vénération. Il avait été d’abord engagé dans le paganisme mitigé des Hyp-syslaires, secte philosophique qui faisait profession de ne reconnoitre qu’un seul Dieu , qu’elle appelait le Très-Haut; d’où lui était venu ce nom, mais qui, par un mélange monstrueux d’idolâtrie et de judaïsme, révérait le feu etobservoil le sabbat. Revenu vers l’an 325 à la simplicité de la vérité chrétienne, Grégoire reçut le baptême , et deux ans après (*) il mérita, par d’éminentes vertus , l’honneur de l’épiseopat. Il mourut âgé de près de cent ans, après avoir gouverné son église environ quarante-einq ans. Nous avons encore le discours funèbre par lequel son fils, le grand S. Gi'égoire de Na-zianze, a consacré sa mémoire.
(*) Nous suivons ta chronologie d'Hermant, dans son Histoire de saint Basile il de saint Grégoire de Nazianze. {1 vol.ïn-4". Varis , !6;^.)
(2) Ailleurs il le compare à Aaron, à Moïse , à Noé, et son église de Nazianze à !’Arche, parce qu’il avoit su la préserver du naufrage où !’Arianisme, comme un nouveau déluge , avoit entraîné les autres églises de la Cappadoce.
Ma mère, pour la louer en peu de mots, ne cédait en rien à ce digne époux (1). Néç de parents saints, et plus sainte encore qu’eux, elle n’étoit femme que par son sexe, supérieure aux hommes par ses mœurs. Tous deux, également célèbres, par-tageoient l’admiration çublique.
(1) Sa mère fut sainte Nonne, dont on célèbre la fête le 9 août. Sortie d’une race sainte, elle surpassa encore la piété de ses ancêtres. (Grég. Naz., in Encomio patris. )
Mais quelle preuve apporterai-je ici des faits que j’avance? Qui me servira de témoin? Ma mère. Sa bouche était celle de la vérité. Elle aimoit mieux cacher des choses connues, que d’en publier de secrètes qui lui auraient fait honneur. La crainte la miidoit : c’est un grand maître. Désirant avoir un fils, désir si naturel aux mères, elle implore le Seigneur, et le conjure de l’exaucer. Son âme im-patiente va plus loin. Elle consacre à Dieu l’enfant qu’elle lui demande ; et le vœu prévient le don. Sa prière ne fut pas vaine. Elle en eut un heureux pré-sage durant son sommeil. Un songe lui présenta l’objet tant souhaité. Elle vit distinctement mes traits; elle entendit mon nom; et cette faveur de la nuit ctoil une réalité. Je vis le jour, enfin (1). Ma naissance a été pour mes parents une faveur du ciel , si j’ai mérité leurs vœux. Si je in’cn suis rendu in-digne, la faute n’en doit être imputée cpi’à moi. J’entrai donc ainsi dans cette vie. Hélas ! j’y entrai formé de limon, de ces organes matériels qui nous maîtrisent ou que nous avons tant de peine à mai·־ triscr. ISEa naissance fut pour moi le gage des plus grands biens : je ne pourrais le dissimuler sans in-gratitude. Quand je naquis, je dépendois déjà d’un autre. Heureuse dépendance! je fus présenté au Seigneur comme un agneau, ou comme une tendre génisse ; toutefois, comme une victime précieuse et douée de raison. J’étois un nouveau Samuel. Je n’oserais le dire, si mon sort ne ressemblait au sien, par la destination et par le vœu de mes parents. Nourri, dès le berceau, parmi les vertus les plus rares, dont je voyois autour de moi les modèles les plus parfaits, j’eus bientôt dans mon extérieur quelque chose qui tenoit de la modestie grave des vieillards. Tel qu’un nuage qui grossit insensible-ment, mon âme se remplissait peu à peu du désir de la perfection. Ma raison croissait à mesure que ]’avançais en âge. J’aimois les livres qui vengeoient la cause de Dieu; je recherchais la société des hommes les plus vertueux (1).
(1) En l’an 328 , comme on le lire de ses propres écrits (Hermant, Fie de S. Grég., tom. 1, p. 35.). Noire saint naquit à Arianze, dans la partie de la Cappadoce appelée Tibérine, et dans le territoire de la ville de Na-zianze. Etoit-il l’ainë des trois enfants qu’eut son père Grégoire ? Toujours est-il vrai de dire que celte famille entière fut, pour !’Eglise el pour le eici, une colonie de Saints. Gorgonie , sa sœur, et Césaire, son frère , sont 110-noies comme tels.
(1) Dans un antre de ses poemes, il raconte une vision qu’il avoit eue dès son enfance : Deux jeunes filles lui apparurent, vêtues de blane, belles de tous les charmes de la pudeur et de la grâce. Ayant eu la curiosité de leur demander comment elles s'appelaient, elles lui répondirent, l’une : «Je suis la virginité ; l’autre, la tempérance. Toutes deux nous nous tenons debout devant le trône de Jésus-Christ, et nous goûtons en sa présence les plus ravissantes délices. Unissez-vous à nous, mon fils, nous vous transpor-terons jusqu’à la lumière de l’immortelle Trinité.» Elles le quittèrent après avoir dit ces mots, prenant leur essor vers le ciel , et le laissant à son réveil pénétré des plus douces émotions, et avide de se lier avec les personnes qui lui offraient l’image de ce qu’il avoit vu. ( Carm. v , pag. 71.)
Tel fut le commencement de ma carrière. Corn-ment m’y prendrai-je pour en continuer le récit? Cacherai-je les merveilles que fit le Seigneur pour augmenter mon zèle, en se servant de ce qu’il y avait d’heureux dans mes premières dispositions ? car c’est ainsi qu’il se plaît à nous attirer dans les voies du salut. Ou bien raconterai-je publiquement ses faveurs? n’y auroit-il pas de l’ingratitude à me taire, et de la vanité à parler? non, je ferai mieux de garder le silence. Il suffit que je le sache. Ce que je suis aujourd’hui, paraîtrait, hélas! trop différent de ce que j’étois alors. Ne publions en un mot que ce qu’il est nécessaire de rendre public.
Je n’étois pas encore sorti de l’enfance ; et déjà je me sentois embrasé de l’ardeur de l’étude. Je vou-lus joindre les lettres sacrées aux lettres profanes , je savois combien peu l’on doit s’enorgueillir de ces dernières, qui ne donnent que l’harmonie des mots, et une éloquence vide et frivole, qui dépend des inflexions sonores de la voix. Je craignais aussi de m’embarrasser dans les livres d’une fausse dialcc-tique. D’ailleurs, il ne me vint jamais dans l’es-prit de préférer quelque chose que ce pût être , aux saints objets de mon application. Mais, je ne pus éviter les imprudences de mon âge, de cet âge plein de feu, qui s’abandonne aisément à son impétuosité naturelle, comme un jeune coursier qui s’élance avec ardeur dans la prairie.
J’avois fait quelques progrès dans l’école d’Alexan-drie. Plein du désir de visiter la Grèce, je partis de cette ville dans une saison peu favorable à la na-vieation, et où la mer commencoit à devenir dan-gereuse. Le signe du taureau paroissoit. C’est être téméraire, disent les pilotes expérimentés, que de s’embarquer sous cette constellation. Notre vaisseau côtoyoit l’île de Cypre. Il est soudain accueilli par nue tempête, telle que personne ne se souvenait d’en avoir vu jamais d’aussi furieuse (1). Une nuit profonde nous environne; elle couvre la terre, la mer et le ciel. Les éclats de tonnerre accompagnent les éclairs. Les cordages font un bruit affreux sous le poids des voiles gonflées. Le mât chancelle. On n’est plus maître du gouvernail ; il entraîne qui-conque y veut mettre la main. Les vagues remplis-sent le fond du vaisseau. On n’entend que des gc-missements et des cris. Matelots , esclaves, maîtres, passagers, tous d’une commune voix invoquent le Christ ; ceux meme qui ne le connaissaient pas Fini-plorent. La crainte est une puissante instruction... Le plus grand de nos maux étoit de manquer abso-lument d’eau douce. Les secousses violentes du vais-seau avaient jeté dans la mer le tonneau qui rem-fermait ce précieux trésor des navigateurs. Outre la soif, nous avions à combattre la faim, les flots et les vents. Nous allions succomber; lorsque par un se-cours inattendu, Dieu nous délivra.
(1) Vie de S. Grégoire, par le prêtre de même nom , en tête du premier volume de l’abbé de Billy. Il ajoute : «Tous trembloient pour leur vie; Gré-goire craignoit bien plus pour son âme, n’ayant pas encore reçu le baptême. Pourquoi ne pas le recevoir dans cette extrémité ? On peut conjectu-rer, avec l’historien de S. Grégoire, que la validité du baptême donné par les laïques , dans le cas d’une pressante nécessité , n’étoit pas encore recon-nue par les Grecs, quoique !’Eglise latine en autorisât la pratique. ( lier-want, rie de S. Grégoire, torn. 5, pag. .1 !׳.)
Des marchands phéniciens nous aperçurent. Quoi-qu’ils eussent lieu de craindre pour eux-memes, l’extrémité du danger où nous étions les toucha. Leur équipage étoit vigoureux. A force de rames et d’avirons, ils atteignirent notre vaisseau. Leur humanité nous sauva la vie. (Soit en les recevant dans leur vaisseau , soit en leur donnant de l’eau, ce qui paroît plus vraisemblable (1). ) Déjà nous étions ?1 demi morts , semblables à des poissons qui sortis de l’onde viennent expirer sur les rivages, ou à des lampes qui s’éloignent faute d'aliment. Lamern’é-toit pas plus calme. La tempête dura plusieurs jours. Errants au gré des îlots, nous ne savions plus où nous allions. L’espérance, à la fin, nous avoit abandon-nés. Tous attendaient avec terreur une mort pro-chaîne; mais j’en étois en secret plus effrayé que les autres. Hélas! ménacé du naufrage, je n’avois pas encore été purifié dans les eaux qui nous unis-sent ?1 Dieu. C’étoit le sujet de ma douleur cl de mes larmes; c’est ce qui m’arrachoit de si pitoyables cris. J’avois déchiré mes vêtements. Couché par terre , élevant les mains au ciel, je les frappais l’une contre l’autre ; et leur bruit se 'faisoit en-tendre au milieu de celui des vagues. Ce qui pa-raîtra peut - être incroyable, quoique vrai : mes compagnons de voyage, oubliant leur propre dan-ger. donnaient des pleurs à mon infortune. Leur piété, dans nos périls communs, joignait ses vœux a mes regrets ; tant ils étaient touchés de ma funeste situation !
(1) Herman!, J'ie du Saint, pag. 62.
O Christ ! vous lûtes alors mon Sauveur, nous l’êtes encore dans les tempêtes qui m’agitent. Plus de ressource humaine pour échapper au danger. Nos yeux n’apperçevoient rien qui pût adoucir notre désespoir. Point d’île, point de continent, point de montagne , point de canal, point de ces signaux qui sont les astres des navigateurs. N’attendant plus rien ici-bas, ce fut vers vous que je tournai mes re-gards, vous qni êtes la vie, l’âme, la lumière, la force , le salut de ceux qui vous implorent ; vous qui épouvantez, qui frappez et soulagez, qui gué-rissez et tempérez toujours les maux par les biens. J’osai vous rappeler vos anciens prodiges, ces mer-veilles qui firent connoître à l’univers votre bras tout-puissant, les mers ouvrant un passage aux tri-bus fugitives d’Israël, l’Egypte frappée de plaies ter-ribles, Amalec vaincu parla seule élévation des mains de Moïse , des pays entiers réduits en servitude avec leurs rois, des murs renversés par la marche seule de votre peuple au son des trompettes. J’osai joindre enfin à ces miracles célestes, ceux que vous aviez déjà faits en ma personne. Je suis à vous, m’écriai-je , ô mon Dieu, je suis à vous plus que jamais ! dai-gnez me recevoir deux fois. L’offrande est de quel-que prix. Je suis un don de la terre et de la mer, consacré par le vœu de ma mère, et par la violence de mon effroi. Je vivrai pour vous, si j’évite les pé-rils où je me trouve; si je péris, vous perdez un adorateur, Notre disciple est au milieu de la loin-pete. Eveillez-vous, marchez sur les îlots, et que nos frayeurs se dissipent.
A peine, eus-je achevé ces paroles, que la fureur des vents s’apaisa, les îlots tombèrent, notre vais-seau continua son cours. Mais, ô fruit inestimable de ma prière (1)! Tous ceux qui étaient dans le vaisseau se convertirent à Jésus-Christ, reçurent ainsi deux grâces, et furent sauvés de deux ma-nières.
(1) «Cependant les parents du saint, avertis ou par leurs pressentiments, ou par une voie extraordinaire, du danger qu’il couroit, sollicitoient le ciel en sa faveur; et leur prière fut exaucée. Un jeune homme qui s’étoit lié d’amitië avec lui pendant leur commune navigation , crut voir sa mère, sainte Nonne , qui de ses mains dirigeait le navire , et !’amenait à terre. Grégoire lui-même, ayant cédé au sommeil durant la tempête, eut un songe qui lui présentait le démon sous les traits d’une furie , au visage en-flammé et gonflé Je poisons, laquelle soulevait les îlots, et cherchait à le faire périr ; mais lui, se relevant avec force, l’avait terrassée sous ses pieds. (Gregor., in Git. S. Greg. Naz. )
Après avoir laissé derriere nous !’île de Rhodes, poussés par un vent favorable , nous arrivâmes en peu de temps au port d’Egine. Notre navire éloit de cette île. Delà, je me rendis à Athènes (vers 344), et j’en fréquentai les écoles.
D’autres diront comme nous y vécûmes dans la crainte de Dieu, honorés singulièrement des chré-tiens. Confondus dans une foule de jeunes gens d’un naturel impétueux, que !’effervescence de l’âge por-toit aux excès les plus violents, nous coulions des jours doux el tranquilles, tels que cette source pure, qui conserve, dit-on, la douceur de ses eaux au milieu des ondes amères (1). Bien loin de nous laisser aller à la contagion du mauvais exemple , nous avions le bonheur de porter au bien ceux avec qui nous étions liés (2). Le ciel m’a voit ac-cordé une faveur bien précieuse, en me donnant pour ami le plus sage, le plus respectable, le plus savant des hommes. Qui donc, me dira-t-on? Un mot le fera connoître. Basile, ce Basile qui a rendu de si grands services à tout son siècle. Je partageais sa demeure, ses études (3), ses méditations ; et, je l’ose dire, nous formions un couple qui faisoit quelque honneur à la Grèce. Tout étoit commun entre nous. 11 scmbloit qu’une seule âme animât nos deux corps. Mais ce qui acheva principalement en nous cette union si intime, c’est le service de Dieu et l’amour de toutes les vertus. Des que nous fûmes parvenus à ce point de confiance mutuelle, de n’avoir plus rien de caché l’un pour l’autre, nous sentîmes que les liens de notre amitése resserroient encore. La conformité des sentiments est le nœud des cœurs.
(1) Celle que le poètclalin a chantée dans ces beaux vois:
Sic tibï, qunm fluctus subler labere Sicauos, Doris amara snam non intermisceat nndam.
Eglog. x j vers. 4·
(2) S. Grégoire se rencontra dans la ville d’Athènes avec S. Basile, que le même motif y avoil amené pen de temps après lui. Tous deux se con-noissoient déjà et s’eslimoient également. Dans le panégyrique du saint ar-chevêque, il raconte de quelle manière les jeunes gens qui suivoient les écoles d’Athènes en usoient avec les nouveaux venus, et comment il réussit à faire exempter son ami des épreuves auxquelles les étrangers étoient sou-mis de la part de leurs compagnons d’études.
(3) Leurs communes éludes étoient celles de l’éloquence et de la dialec-tique ,qu’ils apprirent sous la conduite d’IIimerius et de Prohcrese. Parmi leurs condisciples, le plus remarquable fut Julien, depuis empereur , si connu sous le nom d’apostat. Bien qu’alors il professât extérieurement le christianisme, nos deux illustres amis n’avoient pas été long-temps sans découvrir ses secrètes dispositions, qui leur avoient fait présager son futur changement.
Le moment étoit venu de retourner dans notre pa-trie, et d’y prendre un état. Nous avions sacrifié beau-coup de temps à nos études. Je touchois presqu’à ma trentième année. Je connus alors toute la tendresse de nos condisciples, et l’opinion avantageuse qu’ils avoient de nous. Enfin le jour fixé arriva : ce fut un jour de combats et de douleur. Figurez-vous ces embrassements, ces discours mêlés de pleurs, ces derniers adieux, où la séparation semble augmenter l’amitié. Nos compagnons ne consentirent qu’avec peine au départ de Basile. Je ne puis encore me rappeler cette louchante scène sans verser deslarmes״ Pour moi, je me vis environné d’étrangers , de mes amis, de mes camarades, de mes maîtres, qui, tous unissant leurs supplications et leurs plaintes, y joi-gnantmême la violence, car l’amité va quelquefois jusque-là (1), nie tenoientserre dans leurs liras, et protestoicnt qu’il ne me laisscroicnt point m’é-loigner d’eux. Ils ajoutoicnt que j’appartenois à la ville d’Athènes, qu’on ne devoit pas lui ravir son bien. Us me fléchirent à la fin. 11 eût fallu le cœur le plus dur pour résistera de si pressants efforts (2). Pourtant je n’étois point persuadé ; je me scntois en-traîné par l’amour de mon pays, et l’espérance de m’y livrer sans obstacle à la philosophie chrétienne. Je me rappelais encore la vieillesse de mes parents accablés sous le poids de leurs longs travaux. Je finis donc par me dérober d’Athènes furtivement, et non sans difficulté. J’arrivai dans ma patrie (3). Le premier soin de ma philosophie fut de sacrifier à Dieu, avec bien d’autres goûts, l’élude et l’amour de l’éloquence. C’est ainsi que plusieurs ont abandonné leurs troupeaux dans les champs, ou jeté leur or dans les abîmes de la mer...
(1) Il décrit pathétiquement, dans un autre de ses ouvrages, les instances qui furent faites alors pour le retenir. ( Orat. xx, pag. 354· 1
(2) L’ancien écrivain de la vie de notre S. Grégoire ajoute qu’entre les considérations dont ses amis s’étoient servi pour le retenir à Athènes, ils avaient fait valoir surtout la promesse d’une chaire publique dans cette ville : Ut docendiprovinciani subiret, ac sophisticam cathcdramaccipcrct.
(3) Le premier soin dont il s’y occupa fut de se disposer à recevoir le saint baptême.
Je me trouvai dans une terrible perplexité, quand il fut question de choisir un état de vie. J’a vois résolu depuis long-temps de garder la chasteté. Mais en examinant les voies du Seigneur, il ne m’étoit pas aisé de démêler celle qui seroit la plus agréable et la plus parfaite à ses yeux. Cha-cunc a voit ses avantages et ses inconvénients; c’est le sort de toutes les choses qu’on veut faire. Je pein-drai mieux mon état par une comparaison. 011 eût dit que je méditais un long voyage ; et que , pour éviter les fatigues et les dangers de la mer, je cher-chois le chemin qui me seroit le plus commode et le plus sûr. Je me retraçais Elie, sa retraite, etsa nour-riture sauvage sur le Carmel; les déserts, unique possession du saint précurseur, la vie pauvre et mi-sérabledes enfants de Jonadab. D’un autre côté, je cédois à ma passion pour les divines écritures, pour ces enseignements lumineux de !’Esprit saint, qui éclairent notre raison ; mais une solitude entière, an silence perpétuel ne favorisent pas ce travail. Après bien des considérations, inclinant tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, j’apaisai ces mouvements contraires , et je fixai, par un juste tempéramment, l’incertitude de mon esprit.
Jeremarquoisbien queceux qui se plaisent dansuuc vie agissante, sont utiles aux autres, et inutiles à eux-mêmes ; qu’ils se livrent à mille embarras, et qu’une agitation continuelle trouble la douceur de leur re-pos. Je voyais aussi que ceux qui se retirent tout-à-fait de la société, sont à la vérité plus tranquilles, et que leur esprit, dégagé de soins, est plus propre à la contemplation ; mais aussi qu’ils ne sont bons que pour eux seuls, que leur bienfaisance est resserrée, et que la vie qu’ils mènent n’en est pas moins triste ni moins dure. Je pris le milieu entre ceux qui fuient les hommes et ceux qui les fréquentent, m’appli-quant à méditer avec les uns, et à me rendre utile avec les autres. Des motifs encore plus pressants me déterminèrent. La piété veut qu’après Dieu , nos parents reçoivent nos premiers hommages , puisque c’est à l’existence qu’ils nous donnent, que nous devons le bonheur de connoîtrc Dieu. Les miens trouvèrent en moi, dans la caducité de leurâee, tout le secours et tout l’appui qu’ils pouvoient attendre d’un fils. En prenant soin de leur vieillesse, je tra-vaillois à mériter qu’on eût un jour les memes at-tentions pour la mienne : on ne moissonne que comme on a semé.
J’employai principalement ma philosophie à ca-cher mon goût pour la vie ascétique , et à devenir serviteur de Dieu plutôt qu’à le paraître. Je crus aussi devoir honorer singulièrement ceux qui, s’é-tantlivrés aux fonctions publiques, sont revêtus d’un caractère sacré, et qui gouvernent les peuples dans la dispensation des saints mystères. Quoique je vé-eusse au milieu des hommes , le désir de la vie soli-taireembrasoit mon cœur(1). Je respeelois le trône épiscopal, mais de loin. J’en détournois mes regards comme des yeux foibles fuient l’éclat du soleil. Je ne pensois pas qu’aucun événement put m’y con-(luire.
(1) Le goût de la solitude est, à vrai dire, l’unique passion qu’ait connue saint Grégoire. Cette passion, toujours contrariée , n’en devenait que plus dominante. Un cœur aussi ardent, aussi vaste que le sien, ne pouvoit être rempli que par l’immensité de celui à qui il s’étoit donné. Il appartenait à Dieu par le vœu de sa mère , renouvelé par lui-meme durant la tempête. Dans la pensée d’un homme tel que S. Grégoire, cette dépendance ne pouvoit être qu’un renoncement universel. Tout pàrtage avec le siècle de-venoit une infidélité. Jamais il n’est plus éloquent que quand, s’élevant au-dessus de toutes les choses visibles , foulant sous les pieds gloire , ri-chesses, espérances mondaines , jusqu’à la science et l’étude elles-mêmes , assujettissant sa chair par une mortification continuelle, et ne vivant que par l’esprit, il plonge, pour ainsi dire , dans le sein de Dieu , pour contem-pler sa divine essence.
Hommes sujets à l’erreur, ne parlons point légè-remeut des grandes choses. L’envie combat toujours 1 élévation. N’en cherchez point ailleurs d’exemple: le mien suffira. Mon père connoissoit bien mes senti-nients. Animé cependant de je ne sais quels motifs, excité peut-être par l’amour paternel, et appuyant cet amour de l’autorité que lui donnoit sa place, il voulut m’enchaîner par des liens spirituels. Pour me décorer des honneurs qui étoient en son pou-voir, il me fit asseoir maleré moi dans la seconde place du trône sacerdotal (1).
(1) « Son père ne le faisait prêtre que! pour se décharger sur lui des fonctions de l’épiscopat, dont son grand âge le rendoit presque incapable , et surtout pour lui commettre l’instruetion des catéchumènes et le ministère de la parole. ( Hcrm., fie , pag. 1 ;5. )
>ous apprenons de lui-même, qu'il reçut l’onction sacrée en un mystére, c’est-à-dire en l’une des plus grandes fêtes de l’année. Et Nicélas croit, avec beaucoup d’apparence, que ce fut à la fêle de Noël, qui se célébrait en ce temps-là avec celle de l’adoration des Mages, que l’on appeloit alors Théophanie. On peut donc en fixer la date au G janvier de l’an 360 {Ibid.}, lamêmeanuée que S. Basile fut élevé au siège métropolitain de Césarée.
Je fus tellement affligé de celte violence, ( je ne saurais m’exprimer autrement : et que !’Esprit Saint le pardonne à l’excès de ma douleur! ) j’en fus, dis-je , tellement effrayé, que j’abandonnai snr-le-, champ, parents, amis, proches, patrie. 3e gagnai le Pont (1) ; j’allai chercher du soulagement à mes peines dans la compagnie d’un ami divin. 11 s’exer-çoit dans sa retraite à converser avec le Seigneur, comme faisoit autrefois le plus saint des législateurs . dans le nuage qui le couvrait. C’étoit Basile, qui vit présentement avec lesAnges. Ses entretiens calmaient ma douleur. Mais mon père, ce père si bon et si chéri, languissant sous le poids delà vieillesse, et désirant avec passion de me revoir, me conjuroit, par l’affeç-tion filiale, d’accorder cette faveur à ses derniers jours. Le temps avait adouci mes chagrins : effet qu’il n’auroitpas dû produire. Je courus de nouveau dans l’abîme (2). Je redoutais les différents transports du cœur paternel : ]a douceur même, outragée, s’irrite à la fin. Bientôt je fus attaqué d’une tempête nouvelle, et si terrible que je n’en saurais exprimer l’horreur.
(1) Cette brusque retraite fut interprétée de bien des manières. Les en-nemis du saint y virent un secret dépit de n’avoir été encore appelé qu’au second rang. Saint Augustin fut exposé au même reproche (Possidon., in rit. S. August., pag. 148 ) ; et de nos jours , un pieux el cloquent évêque n’a pas été plus ménagé, dans les motifs donnés à sa démission de l’évcchë de Sénez.
(2) Il revint à Nazianze v célébrer la Pâque : ce qui lui donna l’occasion d’y prêcher. Son discours est le quarante et unième dans l’édition de l’abbé de Billy, quoique par l’ordre des temps il dût y être le premier.
J’avois un frère qui remplissent une charge publi-que (1). 0 démon de l’ambition ’. que lu as de pou-voir sur l’homme ! C’éloit un emploi de finance... Il mourut au milieu de son exercice ; une troupe de chiens affamés fondit aussitôt sur sa succession. Do-mestiques, étrangers, amis, tout voulut en avoir sa part. Qu’un arbre tombe, chacun se jette sur ses branches.
(1) Césaire , que l’empereur Constance avoit fixé à sa cour par l’emploi de médecin. Il !’exerçait encore sous Julien. Saint Grégoire voyoit avec crainte et avec douleur un engagement, dont le péril ne pouvait être sauvé que par une sorte de. miracle ; il lui eu écrivit en ces termes : « Il vous est impossible d’accepter, sans avoir à opter entre votre conscience ou votre fortune. » ( Epist. xvii. ) Julien qui ne !’ignorait pas n’avoit pas comp'té sur les résistances ; il en trouva. Et Césaire expia l’indiscrétion d’un pre-mier choix par un bannissement volontaire, qui n’eût pas été sa seule dis-grâce, si l’empereur avoit vécu plus long-temps. Rappelé par Jovien , il reparut à la cour avec un nouvel éclat. Valens le uomma questeur, en tré-sorier de la province de Bithynie. S. Grégoire son frère fit de nouveaux efforts pour l’en détacher. S. Basile s’unit à lui par une lettre pressante, où il l’exhorte à abandonner le soin de sa fortune , pour se consacrer en-fièrement à Dieu. C’est la trois-cent-soixante-deuxième de ses épîtres. Il mourut à Nazianze , sur la fin de l’an 368 , au moment où il alloit céder à un si noble vœu. L’Eglise latine honore sa mémoire le 25 février ; !’Eglise grecque, le gmars.
Semblable à l’oiseau, j’élois toujours prêt à m’en-voler ; mais tout m’obligeoit de supporter, avec le meilleur des pères, la bonne et mauvaise fortune, et de partager moins scs biens que ses cmbar-ras. Ceux qui ont fait déjà un pas dans le précipice, s’ils commencent une fois à chanceler, ne peuvent plus se retirer; ils tombent au fond de l’abîme. De même, je n’eus pas plus tôt essuyé un revers, que les plus fâcheux accidents se succédèrent pour m’ac-câbler....
Basile m’avoit souvent ouï dire que tous mes malheurs me paroissoient supportables, et que j’en supporterons encore de plus cruels ; mais que si je venois à perdre mes parents, j’étois résolu de tout abandonner, et qu’en renonçant à une demeure fixe j’aurois l’avantage au moins d’être citoyen de tous les pays. Il entendoit ces discours, il les louoit ; ce-pendant ce fut lui qui me fit monter par force sur le trône épiscopal....
Il y a dans la Cappadoce, sur la grande roule de cette province, une méchante bourgade, située dans un lieu sec et aride, habitation indigne d’un homme libre. Dans cette demeure triste et resserrée, tout n’est que poussière, bruit tumul-tueux de chariots, plaintes, gémissements, hour-reaux, chaînes et tortures. On n’y voit pour tous ci-toyens que des voyageurs et des vagabonds. Telle est Sazimc, telle fut mon Eglise.... Grand Dieu ! que dcvois-je donc faire? Me louer de mon sort ?M’a-bandonner ?1 un torrent de larmes? Me livrer à la tempête? Me laisser étouffer dans la lange? Ac-copter un siege d’où l’on pou voit me chasser à toute heure; qui n’cùt point servi d’asile à ma vieillesse, et où, pasteur aussi pauvre que le troupeau, je n’aurois pas eu de pain à donner à mes hôtes ? Ce lieu ne m’offroit enfin que les vices et le désordre des villes , sans être succeptihle comme elles de ré-forme et de changement. J’aurois moissonné des épines sans trouver de roses; j’aurois cueilli des maux sans mélange d’aucun bien (1).
(1) Il finit pourtant par se fendre à l’autorité de son père , qui se joignit ( à saint Basile pour lui faire accepter cet évêché , et en fut saeré évêque par saint Basile même, en présence des députés de !’Eglise de Sazyme. Son or-dination se fit , ce semble, à Cèsarée , vers le milieu de l’an 3?2. (D. Ceillier, tom. vu, pag. 1x.)La situation de Sazyme n’empêeha point qu’il ne se rencontrât un ambitieux qtii voulut s’en emjWrer à main armée; et l’exemple d’Anthimc a trouvé plus d’imitateurs que l’humilité de saint Gré-goire.
Souhaitez-moi plus de force, si vous voulez, et mettez à ma place des hommes plus courageux.....
Je baissais la tête sous l’orage ; mais mon esprit ne pliait pas. Je prends la fuite une seconde fois ; je m’enfonce dans les montagnes pour y mener m1:ti-veinent la vie qui a toujours fait mes délices. Quel 1 avantage m’en revint-il ? je n’étois plus ce fugitif in-flexible dont on avoit autrefois éprouvé la fermeté. 1 Invincible jusqu’alors, une seule chose pouvait me vaincre. Je ne supportai point l’indignation de mon père. Son premier effort fut pour Sazimc où il von-loit me fixer. N’y ayant pu réussir, il conseil toit à ne pas me laisser dans un siège inférieur; mais il vou-loit que je partageasse avec lui les travaux pénibles de son ministère pour soulager ainsi le poids des années qui l’accabloit. Quels discours, quelles in-stances n’employa-t-il pas pour me fléchir! « O le plus cher de mes enfants, me dit-il, c’est un père qui prie son fils, un vieillard qui implore un jeune homme, un maître qui s’humilie devant le serviteur que la nature et la loi hii ont soumis. Je ne te de-mande point de l’or ni de l’argent ni des pierres précieuses, ni des champs fertiles, ni rien de ce qui sert au luxe. Je n’aspire qu’à te rapprocher d’Aaron et de Samuel; qu’à te rendre agréable à ton Dieu. Tu appartiens à celui qui t’a donné à moi. Ne rejette pas mes vœux, ô mon fils, si tu veux que tonvéri-table père exauce les tiens. Ce que je demande est juste. C’est au moins un commandement paternel. Tu n’as pas encore vécu autant d’années qu’il y en a que j’exerce le ministère épiscopal. Accorde-moi cette grâce, ô mon fils : accordc-la-moi; ou qu’un autre m’enferme dans le tombeau. C’est la punition que je souhaite à ta désobéissance. Je n’exige pas un long sacrifice. Mon dernier jour qui s’approche en sera le terme; tu feras après ce qui te conviendra le mieux. »
Ce discours fit sur mon âme l’impression que 11* soleil fait sur les nuages ; il adoucit un peu le pesant fardeau dont elle était accablée. Quelle fut ma ré-solution? où se terminèrent les pensées qui m’agi-toient? Je me persuadai qu’il n’y avoit nul inconvé-nient pour moi à seconder les désirs de mon père , en évitant toutefois de monter dans la chaire épisco-pale (1). On ne pouvoit, disois-je, m’y attacher malgré moi. Je n’avois point été proclamé; je n’avois rien promis; je fus ainsi vaincu par la crainte.
(1) S. Grégoire n’acceptoit qu’une commission temporaire. Il le dé-clare formellement dans le discours qu’il prononça peu apres son installa-tion. (Disc. v. p. 136; vu, p. 137· ) 11 ne s’est, dit-il, engagé à !’Eglise de Nazianze que pour secourir son père, mais avec l’intention de faire après cola ce que lui inspirera !’Esprit Saint ; le gouvernement ecclésiastique étant libre et exempt de toute contrainte. C’étoit le traité qu’il avoit fait avec son père, et le saint vieillard ne lui en avoit pas demandé davantage.
Quand mes parents furent sortis de cette vie pour entrer dans l’héritage heureux qu’ils avoient con-stamment et uniquement désiré (2), je me trouvai libre. Mais quelle triste liberté! Je ne parus point dans l’église qu’on m’avoit donnée ; je n’y offris point de sacrifice ; je n’y joignis point mes prières à celles du peuple; je n’y imposai les mains à aucun ecclé-siastique. J’avouerai cependant, qu’aux pressantes sollicitations de quelques personnes pieuses, qui ?)revoyaient les désordres qu’y causeraient bientôt les impies, je pris soin, pendant un temps assez court, de l’église qu’avoit gouvernée mon père , mais en administrateur étranger d’un bien qui ne m’appartenait pas (1). Je disois sans cesse aux évêques, et je leur demandais du fond du cœur, comme une grâce signalée, qu’ils eussent à pourvoir cette église d’un pasteur. Je protestois premièrement avec vérité, qu’on ne m’avoit jamais installé publi-quement dans aucun siège. J’ajoutois ensuite que j’avois toujours été dans la ferme résolution de quitter mes amis et les affaires. Je ne pus les persua-der; tous insistaient; tous voulaient me vaincre , les uns par excès d’amitié, d’autres peut-être par amour-propre et par orgueil. Je m’enfuis d’abord à Séleucie (2). J’espérois, que lassés du moins par le temps, ils sc détermineroient enfin ?1 confier ?1 quelque autre la place que je refusais. Je fis un séjour assez long dans cette ville ; je retombai dans les memes peines. Rien de tout ce que j’avois espéré n’arriva, l out ce que j’avois fui se rassembla de nouveau pour me tourmenter.
(2) Il perdit à peu près au même temps son père, évêque de Nazianze, et sa mère sainte Nonne. Tous deux moururent les prières à la bouche, en instituant les pauvres leurs héritiers. Saint Basile se trouvait auprès de leur fils, quand celui-ci rendit à son père les honneurs funèbres, et pro-nonça en sa présence le discours où il célèbre ses vertus.
(1) L’Eglise de Nazianze restait sans évêque par la mort de Grégoire. Son fils n’en étoit que !’administrateur ; ainsi qu’il se qualifie hii-mènie. Jamais il n’a été évêque de celte ville. On s’étonne avec Hermant, que saint Jérôme et Ruffin aient pu avancer ; l’un, qu’il avoit été évêquede Na-zianze, et ordonné un autre en sa place de son vivant; l’autre, qu’il avoit succédé à son père dans l’épiscopat de Nazianze. Il semble que cette erreur soit provenue, non pas seulement de ce qu’il avoit gouverné cette église pendant quelque temps, mais aussi de ce qu’on lui donnait, comme on fait encore aujourd’hui, le surnom de Nazianze, pour le distinguer des autres Grégoires.
(2) Métropole de l’Isaurie, où il vécut dans la solitude la plus pro-fonde jusqu’en l’an 379, époque de son arrivée à Constantinople. Il y de-mettra près de cinq ans, partageant avec les autres défenseurs de la foi les maux que les Ariens faisoient souffrir aux fidèles de cette province et de la Cappadoce.
Je sens qu’ici mon esprit s’allume. Ce que je vais dire est connu de ceux à qui je parle ; je le sais ; mais je veux, quoique éloignés de moi, qu’ils aient la satisfaction de m’entendre. Ce discours les cou-solera. Il couvrira d’oppropre mes ennemis ; il ser-vira de témoignage à mes amis, des injustices que j’ai essuyées, sans avoir jamais offensé personne.
Ta nature n’a pas deux soleils. Elle a cependant deux Romes, vrais astres de l’univers; l’une an-cienne, l’autre nouvelle. Différentes par leur situa-tion, la première brille aux lieux où le soleil sc couche; la seconde le voit sortir des mers. Toutes deux sont égales en beauté. A l’égard de la foi, celle de l’ancienne Rome a toujours été pure et sans tache depuis la naissance de !’Eglise; elle se soutient encore. Sa doctrine unit tout !’Occident dans les liens salutaires d’une meme foi. Elle mérite cet avantage par sa primauté sur toutes les églises, et par le culte parfait quelle rend à l’essence et à l’harmonie divines.
La nouvelle Rome avoit autrefois été ferme et inébranlable dans sa foi. Hélas! elle en étoit bien déchue (1). Cette église, autrefois la mienne, et qui ne l’est plus, se voyait plongée dans les abîmes de la mort, depuis qu’Alexandric, ville insensée et turbulente, où se commettent tant de crimes, où naissent tant de querelles et tant de troubles, avoit produit Arius, ΓAbomination de la désolation; Arius qui le premier osa dire : «LaTrinitc ne mérite point *» nos hommages. Qui osera trouver des différences » dans une seule et meme nature, et partager en » personnes inégales, une essence indivisible? » De là, les différentes hérésies qui nous ont déchirés.
(1) Constantin, en choisissant Byzance, ville du Bosphore, située dans la plus heureuse position, pour y transporter sa personne, sa cour, et le centre des affaires , en avoit fait la capitale de l’empire , et le théâtre de toutes les ambitions. Saint Alexandre, qui avoit soutenu avec vigueur la foi de Nicée, étoit mort en 358. Il avoit eu un digne héritier dans l’archevêque Paul. Les Ariens s’en débarrassèrent en l’exilant, et le faisant mourir. Us lui donnèrent pour successeur , d’abord, Ensèhe, chef de toute la faction arienne ; puis, Alaccdor.ius, qui joignit aux anciennes erreurs une conjti-ration nouvelle contre la divinité du Saint-Esprit. Sa déposition n’empêcha pas que les Ariens ne nommassent à sa place Eudoxe. Maccdonius vécut jusqu’en 870. Les catholiques avaient espéré que sa mort donnerait quel-, que relâche à leurs maux. Evagre, nommé par eux , ne pouvoit plaire à l’empereur Valens , déclaré pour les Ariens ; il le bannit. Les Ariens s’em-pressèrent de nommer un évêque de leur parti. C’étoit Démophile. Cons tantinople n’avoit plus de christianisme que le nom. L’épiscopat s’y trouvait aussi multiplié que l’hérésie. Le mal y semblait être à son comble, et ce-pendant l’on étoit menacé de calamités nouvelles; car on parlait d’un sy-node que des évêques voulaient tenir à Constantinople , pour établir la doctrine d’Apollinaire , et peut-être pour surprendre par leurs artifices l’es-prit de l’empereur Théodose, comme ils avoient fait celui de Valens et de Constance (1). Tel étoit l’état de cette Eglise, quand saint Grégoire fut invité à s’y rendre. Les maladies et les austérités avoient épuisé ses forces. Le même homme, qui n’avoit cédé que par contrainte au devoir de partager avec son père le fardeau de l’administration sacerdotale , pouvoit-il accepter des fonctions bien plus laborieuses, et sans espoir de récompense? Ses en-nemis, et pouvoit-il ignorer qu’il en avoit? lui pardonneroicnt-ils unerési-gnation dont il leur étoit si aisé de calomnier les motifs? Tant d’orages inévitables , tous prévus , tous calculés par notre saint, valoient-ils le sa-crifice de sa chère solitude ? Ces considérations se présentaient à la fois à son esprit : il les communiqua avec franchise à ceux de ses amis, qui le pressaient de venir au secours de !,Eglise de Constantinople , <> troupeau » désolé parles loups, et dissipé çà et là dans les ténèbres d’une nuit ob-» seure (1). « Le Ciel parla plus haut. C’est sans doute à cette époque qu’il faut placer la lettre que lui écrivît Pierre , archevêque d’Alexandrie , par laquelle il !’investissait de l’autorité épiscopale dans Constantinople, bien qu’elle ne suffit pas pour lui en conférer la dignité. Grégoire finit par céder, estimant avec l’Apôtre le salut de tant d’àmes préférable à l’intérêt de son seid repos. La persécution !’attendait dans cette ville , et ne cessa de s’y dé־ chaîner contre lui. Les sectes diverses qui la partageaient se réunirent pour le déchirer par des diffamations publiques , et souvent pour attenter à sa vie.
(1) Hcrmnnt, Vie de S. Grég. , tom. 11, pag. !13.
(1) Oral. XXXII, pa״. Su.Epist xvn, et ccxxi.
Cependant cette malheureuse ville, ainsi livrée à ses erreurs, que le temps avoit accréditées ( car un long usage acquiert force de loi ), et morte mi-sérablemenl à la vérité, conservait encore une foible semence de vie, quelques âmes fidèles dont le nombre étoit petit, quoique grand devant Dieu, qui ne compte pas la multitude, mais les cœurs. Le Saint-Esprit daigna m’envoyer au secours de ces plantes choisies, de ce reste précieux. On s’étoit persuadé j malgré ma vie agreste et sauvage, que je pourrais travailler avec succès pour le Seigneur. Parmi les pasteurs et parmi le troupeau , plusieurs m’invitoient à venir répandre le rafraîchissement de la parole sur ces âmes arides et flétries; à rani-mer par des flots d’huile une lumière prête à s’é-teindre ; à rompre l’effort de ces raisonnements trompeurs, de ces arguments artificieux qui sédui-sent la foi des simples, à détruire par des discours énergiques ces vils travaux d’araignées, filets sans consistance, liens qui entraînent les esprits foibles, et que les âmes fortes méprisent ; à délivrer enfin de ces pièges ceux qui avaient eu le malheur d’y torn-ber.
Je vins donc, non pas de mon plein gré, mais entraîné comme par force pour défendre la vérité. Le bruit s’étoit répandu que des évêques, assemblés en synode, dévoient introduire une nouvelle Itéré-sie dans leurs propres églises. Ces dogmes affreux altéraient l’union du Verbe de Dieu avec la nature humaine qu’il avoit prise dans son incarnation sans changement dans son essence , s’étant revêtu d’une âme, d’un esprit et d’un corps passible, non-vel Adam, semblable en tout au vieil Adam, excepté dans lepéché. L’hérétique (Apollinaire) introduisait un Dieu sans âme, comme s’il eut craint que l’anie ne fût incompatible avec Dieu, ce qu’on auroit dû craindre plutôt de ]a chair qui en est bien plus éloignée. Dieu, dans ce système, auroit proscrit l’anie humaine, cette aine qu’il devoit principale-ment sauver, cette âme dont la chute du premier homme avoit causé la perte. C’est elle qui avoit reçu la loi, et qui !’avoit rejettée. C’est donc au cri-minel que le Seigneur devoit s’unir. Non, le Verbe ne me sauvera pas imparfaitement, moi qui ai souffert les peines du péché dans toute mon exis-tence. Dieu ne se dégradera pas lui-même, jusqu’à ne prendre de la nature humaine que la boue seule-ment, avecuneâme raisonnable, etsensitivc, comme celle des bêtes, pour ne procurer le salut qu’à cette boue inanimée. Mortel impie, ce sont-là les con-séquences de tes principes. Elles font horreur à la piété.
Les ennemis insensés de l’heureux accord des deux natures sont aussi coupables que ceux qui admettent deux fils, l’un de Dieu, l’autre de la Vierge. Les premiers tronquent le fils de Dieu ; les seconds le multiplient. Dans ce malheureux système, je crain-drois de deux choses l’une, ou d’adorer en effet deux Dieux, ou, pour éviter cet excès, de séparer de Dieu ce qui lui est véritablement uni. Dieu , sans doute, ne souffre point les mêmes accidents que la chair. Or, dans !’incarnation, la nature humaine a été remplie de Dieu tout entier, non comme un Prophète, ou tout autre homme divinement inspiré, qui participait aux choses de Dieu, et non à la di-vinité même, mais substantiellement et dans son essence, comme les rayons sont incorporés au soleil.
Loin de nous ces mortels, s’ils ne révèrent pas !’Homme-Dieu dans une seule personne, celui qui adopte et celui qui est adopté; !’Etre éternel, et !’Etre créé dans le temps; le Fils né d’un seul Père, et d’une seule Vierge, deux natures en un mot unies dans le Christ.
Mais quelle fut ma situation en arrivant dans Constantinople ? que j’y éprouvai de contradictions et de maux ! Toute la ville se mitd’abord en fureur contre moi. On croyoit que j’y venois introduire deux Dieux au lieu d’un seul. Cela n’est pas éton-liant. L’erreur aveugloit les esprits. Ils ignoroient la foi des fidèles ; ils ignoroient comment l’unité de Dieu forme la Trinité , et comment la Trinité sc réunit dans l’unité ; double mystère que la foi nous fait concevoir.
Le peuple se déclare volontiers pour ceux qui souffrent. Les habitants de Constantinople plaignoient leur pontife et leur pasteur (1). La pitié les annoit pour sa défense. Insolents et fiers de leur nombre, ils regardoient comme un affront de ne pas obtenir tout ce qu’ils vouloicnt. Je passerai sous silence la grêle de pierres dont ils m’accablèrent (1). Je ne leur reproche que d’avoir manque leur coup. Ils ne purent m’offrir qu’une vaine image de la mort.
(1) L’évéquc arien Dcinophilc.
(1) Durant la nuit de Pâques, 26 avril de l’an 3;p , pendant que notre saint administroit le baptême, les Ariens se précipitent en foule dans l’Anastasîe, pénètrent jusque dans l’enceinte sacrée du chcenr de cette église , en profanent l’autel , et foulent sous les pieds les saints mystères. Des troupes de moines, mêlées à des femmes que saint Grégoire qualifie autant d’impures Jézabels, s’abandonnent dans le lieu saint à tous les excès de la plus infâme débauche. La plupart, armées de pierres et de torches , poursuivoient jusque dans les rues ceux des catholiques qui essayaient d’é-chapper par la fuite à leur brutale fureur. Théodore , depuis évêque de Thyane , fui atteint au milieu de la ville , et laissé pour mort. S. Grégoire n’échappa que par miracle. Les auteurs de ce désordre voulurent en faire retomber l’odieux sur leurs victimes ; et accusèrent saint Grégoire d’en avoir été l’occasion. Il eut à s’en défendre en présence des magistrats, a’nsi qu’il nous l’apprend lui ·même.
Je fus traîné ensuite comme un meurtrier devant des juges superbes et arrogants dont la seule loi étoit de se concilier le peuple; moi, qui, disciple du Verbe, n’avois jamais commis ni médité rien d’injuste ni de violent.Le Christ vint à mon secours ; il embrassa ma cause, ce Christ adorable et puis-sant, qui sait accoutumer les lions à l’hospitalité , changer la flamme en rosée rafraîchissante pour les jeunes adorateurs, et former dans les flancs de la baleine un lieu de cantiques et de prières.
Il me fit triompher devant cet orgueilleux tribunal. Mais bientôt l’envie des miens se déclara nette-meut contre moi. Ils vouloient m’attacher comme par force à leur Paul, à leur Apollon (1), qui ne se sont point revêtus pour nous d’une chair humaine, qui n’ont point versé leur sang pour notre rançon, et dont cependant 011 aime mieux tirer son nom que de celui du Sauveur des hommes. Ces esprits tur-bulents ébranlent tout, bouleversent tout ; et ne croient pas même troubler la paix et le bonheur de !’Eglise. Eh! quel navire! quelle cité, quelle armée, quelle société, quelle maison enfin pourrait se soutenir, si elle renfermait au-dedans de soi des choses plus capables de la détruire que de la conserver ?
(1) En même lemps que saint Grégoire avoit à lutter contre les fureurs «le !’Arianisme, la division se mêloit parmi son troupeau. La querelle sus-citée à Antioche , entre les deux partis de saint Melèce et de saint Paulin, avoit passe à Constantinople, pour y partager également les esprits, saint Grégoire s’abstint de « prendre parti dans une division qui faisait beaucoup de tort à son Eglise encore naissante et foible, et donnoit oeca-sien aux hérétiques d’insulter aux orthodoxes. Mais il ne différa pas long-temps de porter la peino do son zèle; et en voulant réunir les deux partis qui divisaient toute la terre, il se les rendit tous deux ennemis.» (Herman!, pag. i !8. )
C’est ce que souffrit alors le peuple fidèle. Avant d’avoir la force et le courage nécessaire, avant d’être débarrassés de leurs langes, et n’imprimant encore sur la terre que des pas faibles } et mal assurés, ces illustres et chers enfants étaient meurtris de coups, renversés, déchires aux yeux de leurs parents par des loups furieux, qui se rassasiaient du plaisir barbare de me voir sans famille et sans troupeau, ils ne supportaient pas qu’un homme indigent, sillonné derides, couvert de haillons, regardant toujours la terre, desséché par les larmes, par les jeûnes, par la crainte des jugements de Dieu, et par tant d’au-très maux, qui n’a voit rien de prévenant dans sa figure, étranger, errant, presque toujours enfoncé dans des antres, eut néanmoins tant d’avantage sur des rivaux brillants et accrédités. Voici quels étoient à peu près leurs discours : « Nous flattons ; vous ne » le faites pas. Nous faisons la cour aux grands; vous » cultivez la piété. Nous aimons une chair délicate : » une nourriture grossière vous suffit ; content d’un » peu de sel, vous méprisez le luxe insultant de nos » tables. Nous servons au temps, nous nous pré-» tons aux désirs des peuples ; notre barque suit » toujours le vent de la fortune, et comme le camé-» leon. nous savons changer de couleur : vous êtes, » vous, une enclume inébranlable. Quel orgueil ! 011 » diroit qu’il ne doit jamais y avoir qu’une seule » foi. Pourquoi cette différence entre ces discours » prolixes qui nous servent à gagner le peuple, et » ces traits lancés avec adresse contre ceux dont vous » attaquez les différentes erreurs ? Peu semblable à » nous-mêmes, selon que vous avez affaire à des » amis ou à des étrangers, vous tenez la fronde» d’une main et l’aimant de l’autre, pour frapper » ou pour attirer selon le besoin (1). »
(1) Ce témoignage , que notre saint étoit assurément bien en droit de se rendre à lui-même, comme l’apôtre, est justifié par les éloges de tous ses contemporains. S. Jérôme, qui étoit venu se ranger sous sa discipline à Constantinople , comme il s’en glorifie lui-même ( in Calai., cap. cxvn ) ; el Ruffin ajoutent à ce récit tont ce que la modestie du saint ne lui permet-toit pas de dire delui-méme. ( Voy. Tillem., iïlém., tom. ix, pag. 425. )
Mais si tout cela n’estpoint répréhensible, comme en effet il ne l’est pas, quelle injure vous a-t-on faite, et de quoi vous plaignez-vous? Si ma con-duile au contraire est blamable, et c’est à vous seuls quelle le paroît, jugez avec équité; jugez en dignes ministres de la justice de Dieu. Frappez le coupable ; épargnez le peuple qui n’a d’autres torts que sa ten-dresse pour moi et sa soumission à tous mes ensci-gnements (2).
(2) Repoussé de tous les autres lieux d’assemblée occupés par les Ariens, notre saint évêque se trou voit réduit à une seule église, qui des in l bientôt célèbre, sous le nom de V si nastasie, ou Eglise rie la Résurrection.
Je pouvois jusque-là supporter tous ces premiers maux ; car, quoique j’eusse été d’abord troublé par ces nouveautés hardies, comme un homme qui en-tendroit tout à coup un bruit effrayant, ou qui se-soit ébloui par la lueur soudaine d’un éclair, j’élois cependant sans blessures, je me soutenais contre tous les événements. La perspective d’un change-ment heureux, et l’espérance de ne plus retomber dans de semblables calamités nourrissoient ma patience au milieu de tant de peines. Mais que de maux ion-dirent ensuite sur moi! Eli! comment en ferai-je le récit? Démon funeste, cruel artisan de tant de malheurs, par quels moyens as-tu consommé tes des-seins sinistres?... Qui a pu me réduire à de si cruelles extrémités ? La légèreté d’un Egyptien. Je vais en raconter l’histoire. Il est nécessaire de la publier; il faut imprimer sur sa mémoire une éternelle igno-minie.
Il y avoit autrefois dans cette viile un person-nage efféminé, un fantôme Egyptien, une espèce de monstre (1)... La renommée nous a instruit des aventures flétrissantes de sa vie.îNous n’en ferons pas le récit. Que ceux qui ont du temps à perdre s’en occupent.Son histoire est dans 1 es registres publics des magistrats. Il réussit enfin à se placer sur le siège de cette ville. On ne peut douter qu’il ne soit péné-trant et habile. Il falloit en effet autant d’habileté que de malice pour nous chasser d’un trône épis-copal que nous ne possédions pas, nous qui n’avions d’ailleurs aucune autre dignité ni d’autre emploi que celui de veiller sur le peuple et de l’instruire. Mais le chef-d’œuvre de son habileté est de s’étre servi de moi-même sans le secours d’autrui, pour exécuter son projet. Il avoit sur moi l’avantage que tout scélérat expert et réfléchi dans le crime a sur un homme à qui la ruse et la fraude sont étran-gères. Ce genre de talent m’étoit inconnu. J’avois appris seulement à mettre quelque sagesse dans mes discours, à l’admirer dans ceux des autres , et à pé-nétrer le véritable esprit des livres divins.
(1) Il se nommoit Maxime , le même que notre saint, qui ne le cou-noissoit pas encore, avoit célébré dans un discours public, que nous avons encore sous le titre : A'Eloge du philosophe Héron à son retour de l’exil ; le prenant pour confesseur, tant les saints eux-mêmes sont exposés à être dupe des apparences ! 11 caehoit sous le manteau de philosophe la vie la plus dissolue, et sous nu masque de piété, l’euvie la plus basse et la plus détestable ambition. Pierre d’Alexandrie y fut trompé comme les au-1res; il emoya exprès des evèques pour le sacrer.
11 m’échappe sur cela une réflexion ; elle est peuJ-être hasardée. 11 scroit à souhaiter qu’il n’y eût dans tout l’univers que des fourbes ou des cœurs droits. Les hommes se nuiroient moins entre eux s’ils étoient tous également trompeurs ou également sincères. Les bons aujourd’hui sont la proie des nié-chants. Quel mélange dans la composition des créa-turcs ; et que !’Etre suprême a mis de différence entre elles! A quels signes l’honnête homme recon-noîtra-t-il le perfide qui le trahit, qui lui tend des pièges, qui veut le perdre, et qui déguise scs in ten-tions par mille artifices différents! Quiconque est porté au crime, se défie aisément des autres, les examine et se tient en garde contre eux. Celui qui ne fait et ne connoîtque le bien, ne peut se résoudre ?1 soupçonner le mal. Ainsi la bonté crédule est sur-prise par la méchanceté.
Voulez-vous savoir comment la chose se fit? !te-gardezce nouveau Prêtée Egyptien. Il étoitau nombre de ceux sur l’attachement et la fidélité desquels je comptais le plus. Hélas! rien ne valoit alors pour moi ce Maxime. Il partageait ma maison et ma ta-ble; je l’associois à mes enseignements; il entrait dans nos conseils. Qu’on n’en soit point surpris; il se déchaînait alors contre les hérétiques; il ne parlait de moi qu’avec admiration. C’est pourtant alors qu’entraîné par des eeelésiastiques en grade, il con-tracta des sentiments de jalousie, sentiments qu’en-faute l’orgueil, ce premier péché de l’homme. Une envie implacable, vice dont les racines sont si pro-fondes et si difficiles à arracher, dominait alors dans ces lieux.... Je vous prends à témoin, ô Christ, ô juge infaillible, s’il est permis toutefois d’attester le Christ pour de pareils intérêts : versai-je assez de larmes ?...
Il étoit nuit, et j’étois malade. Tels que des loups qui, sans être apperçus, s’élancent avec fureur dans une bergerie, les amis de Maxime accompagnés d’une troupe mercenaire de ces mariniers d’Alexan-drie, qui sont les boutefeux de leur ville , entrent furtivementdans !’Eglise, etcommencentl’ordination de l’intrus, sans en avoir averti le peuple ni les ma-gislrats , sans avoir daigné nous en prévenir nous-mêmes : ils disent n’avoir rien fait que par ordre (1).
(1) Les évêques qui se prêtèrent à cette iniànte ministère, avoienl clé en effet envoyés par leur archevêque, Pierre d’Alexandrie, qui, après avoir établi saint Grégoire sur le siège de Constantinople , se déclara à cette oc-casion contre lui pour Maxime, on ne sait par quel motif. ( D. Ceillier, tom. vtt. pag. r;.)
C’est ainsi qu’Alexandrie honore les travaux et le mérite. Ah ! je vous souhaite à tous un juge plus favorable.
Le jour parut. Les clercs qui logeoient aux envi-rons de l’EMisc, instruits de cet attentat, en furent irrités. Le bruit s’en répandit aussitôt de bouche en bouche. L’indignation fut générale; elle s’empara des magistrats, desétrangers, deshérétiques memes. Tous voyoient avec étonnement que mes peines fus-sent si mal récompensées. Que dirai-je enfin ? Les Egyptiens, ayant échoué dans leur tentative, se reti-rèrent de !’Eglise, outrés de dépit et confus. Mais pour que leur mauvaise volonté ne restât pas inu-tile , ils se hâtèrent de conduire la pièce au dénoue-ment. Ces hommes dignes de respect, et sans doute agréables à Dieu, suivis de quelques gens de la lie du peuple, entrèrent dans une misérable maison. chez un joueur de ilùte. Ce fut là qu’ils coupèrent les cheveux à ?daxi me, et qu’ils achevèrent la cou-sécration du plus méchant des hommes, sans qu’il s’y opposât, sans qu’il y fut contraint par la force ou par l’autorité. Rien n’arrétoit son impudence......
On choisit donc ce pasteur parmi les loups , mais il redevint bientôt loup , de pasteur qu’il étoit.
Cependant la ville fut si affligée de ce scandaleux événement, quêtons les ordres de citoyens y pri-rent part. De tous côtés on se répandoit en discours contre Maxime, et en accusation de sa conduite et de scs mœurs. Personne ne le ménageoit. Chacun à l’envi publiait ce qu’il en savait, pour former This-toire complète d’un méchant homme accompli.
De meme que dans le corps humain les maladies violentes réveillent d’autres infirmités quines’étoient pas encore déclarées, de même cette dernière action de Maxime fit rechercher et connaître toutes celles de sa vie passée : mais je ne prétends pas les par-courir toutes ; elles ont assez éclaté. Quelques maux qu’il m’ait faits, notre ancienne liaison me ferme la bouche ; car enfin, me dira-t-on, il n’y a pas long-temps que vous étiez de ses amis ; ne Γavez-vous pas honoré des plus grands éloges ?C’est ce que m’objec-teront tous ceux qui en ont été témoins, et qui blâ-meront justement ma complaisance pour un homme indigne de mon estime et de mes louantes. Mais... rien de plus facile à tromper que celui qui ne trompe personne ; l’extérieur de là piété, quelle soit fausse ou réelle, entraîne son cœur. C’est un vice de pro-bité. On se persuade aisément ce qu’on souhaite. Oue pouvais-je faire? Parlez, hommes sages : Qu’au-riez-vous fait vous-mêmes? L’Eglise étoit dans un état déplorable ; je pouvois à peine y glaner. Ses mi-nislres ont moins de pouvoir et de crédit dans son adversité que dans sa prospérité. C’étoit beaucoup pour moi dans ces circonstances, de donner un gar-dieu, quel qu’il fût, à mon troupeau; un gardien qui adorât le Christ, et non les faux dieux. Je lui voyais encore un plus grand mérite : je croyais qu’il avoit souffert l’exil pour la foi, quoiqu’il n’eût été banni que pour des crimes honteux. 011 l’avoit battu de verges comme un malfaiteur ; je le regardois comme un confesseur victorieux. Si c’est une faute , j’en ai commis souvent de semblables. Pardonnez-moi , o vous qui me jugez ! pardonnez-moi une erreur si belle. C’étoit un très-méchant homme, je le sais. Je le croyois homme de bien , etl’estimois comme tel. Je me trompois.
La méchanceté raisonne mal. Celui qu’on n’a pu rendre meilleur par des bienfaits, par quels autres moyens le gagnerait - on ? C’est se faire tort à soi-même que de !’honorer. Quel était son caractère? Détestable comme ses mœurs. Si cette imputation est vraie, ne cherchez rien de plus ; si elle ne l’est pas, n’ajoutez même aucune foi aux premières accu-salions. Que peut-on répondre à cela ?
Il fut donc chassé justement et avec éclat de Con־ stantinople. Théodose, vainqueur des Barbares, étoit à Thcssalonique, qui lui servait de rempart contre eux. Qu’imagine alors l’insolent Maxime? Toujours accompagné de ce ramas (!’Egyptiens, je parle de ceux qui l’avoient si honteusement ordonné, il sc rend an camp , dans l'espérance d’obtenir un ordre de l’enipcrenr (jni lui assurât la possession du siège patriarchal. Ce prince le rejeta avec indigna-tion et des menaces terribles. La calomnie ne nous avoit pas encore attaqués à la cour ; on y fermoit Γ0-reillc à l’imposture. Maxime repousse tourna une se-coude fois ses efforts du cote d’Alexandrie , on il fut plus heureux. Il s’adressa à Pierre, ce prélat double et léger qui se contredit si souvent dans tout ce qu’il écrit. Il épouvante avec sa bande mercenaire ce vieil-lard timide, ctlcpresscdelc maintenir dans ]a chaire de Constantinople, le menaçant de le chasser lui-meme de celle d’Alexandrie. Le ״ouvernenr. craignant avec raison que cette étincelle ne rallumât d’anciennes flammes, chassa ce brouillon. Il paraît tranquille ?1 présent; mais je crains que ce ne soit là une nuée épaisse et obscure, qui , poussée par des vents orageux , crève à la fin, et vomit sur ceux qui ne s’y attendaient pas un déluge épouvantable de grêle (1).
(1) Le pronostic du saint évêque ne fut point trompé. Alaximc profila d’un concile qui se tenoit en Italie, pour réclamer contre ce qu’il appelait une déposition illégitime; et scs fourberies trompèrent un moment, jus-^u’à saint Ambroise lui-même. Pourtant l’affaire n'eut pas de suite.
Un esprit pervers n’est jamais tranquille. Rien ne l’arrête ; rien ne peut le contenir. Tels sont les philosophes de nos jours.
Pour moi, je suis autant accoutumé aux revers qu’on peut l’être, .l’en ai éprouve dans tous les temps, et j’en éprouve encore tous les jours. J’ai essuyé de grands dangers sur terre et sur mer. La terreur qu’ils m’ont inspirée m’a été favorable; elle m’a ap-pris à élever mon aine vers le ciel, et à m’éloigner des vanités terrestres. Je ne pus souffrir cependant l’injure qu’on venoit tic me faire par l’ordination de cet indigne pasteur. Je saisis cette occasion. Mes amis, pour me tenir lieu de gardes, observoient les passages, les issues, les détours. Les hérétiques en concevaient des espérances. Ils savent que le schisme est le destructeur de la foi. Témoin de ce désordre, et ne pouvant le supporter, je conçus un dessein qui marquoit, je ne dois pas le dissimuler, plus de sim-plicité que de prudence. Un mot arraché de mes entrailles paternelles trahit mon secret : Conservez, m’écriai-je dans un discours, ladoctrine pure de la Trinité , cette doctrine qu’un père généreux aenseï-gnée à ses enfants, qiCil regrettera toujours. O nies chers enfants, souvenez-vous toujours de mes tra-vaux! A peine eus-je proféré ces paroles, qu’un homme de l’assemblée pousse un grand cri. Le peu-pic se lève et joint scs cris aux siens. Un essaim d’a-beilles, poussé par la colère, sort de sa ruche avec moins de fureur. Hommes, femmes, jeunes gens des deux sexes, enfants, vieillards, nobles et rotu-ri ers, magistrats, anciens officiers de guerre, tous marquent avec la même vivacité leur amour pour leur pasteur, leur haine pour ses ennemis. Il ne me convenait pas de fléchir, ni de retenir une place qu’on m’avoit donnée peu régulièrement, après avoir quitté celle oit j’avois été promu suivant les règles. On tenta donc un autre moyen de me vaincre. On employa les prières, les supplications? On me con-jure de demeurer encore, de les secourir , de ne pas abandonner aux loups cet infortuné troupeau. Corn-ment aurois-je pu retenir mes larmes? O ma chère Anastasie ! Le plus précieux des temples, Loi qui as relevé la foi abattue ; arche de Noé, qui as seule évité le déluge où le inonde entier a péri, et qui portes dans ton sein un monde nouveau, un monde orthodoxe ! quelle multitude de peuple n’accourut pas alors dans tes murs Il s’agissoit de décider qui de ce peuple ou de moi l’emporteroit. J’étois au milieu de ce peuple. J’y étois en silence et plein de trouble, ne pouvant étouffer tant de voix confuses, ni promettre ce qu’on me demandait. Je ne devais point me rendre ; je craignois de refuser. Le chaud m’accabloit ; j’étois couvert de sueur. Les femmes, les mères surtout, saisies de crainte, poussaient des cris; les enfants pleuroient. Le jour était sur son déclin. Tous pro-testèrent avec serment qu’ils ne sortiraient point du temple, dussent-ils y être ensevelis, que je n’eusse consenti à ce qu’ils· désiroient. J’entendis alors une voix qui s’éleva, et qui prononça ces mots , que j’au-rois bien voulu ne pas entendre : O mon père f tu bannis avec toi la Trinité ! Cette exclamation me fit frémir; j’en redoutai les conséquences. Je ne lis point de serment ; car, si j’ose me glorifier un peu devant le Seigneur, je n’en ai point fait depuis mon baptême; mais je promis (et l’on me connaissait assez pour m’en croire sur ma parole) que je reste-rois à Constantinople jusqu’à l’arrivée de quelques évêques. On en attendait en effet, et je me flattois que ce seroit là le moment de ma délivrance.
Nous nous séparâmes ainsi les uns des autres, croyant des deux côtés avoir vaincu ; les uns , parce qu’ils m’avoient retenu parmi eux, et moi, parce que j’espérois n’y pas demeurer long-temps. Les choses en étoient là, quand la parole divine reçut encore un nouvel éclat. La foi reprit sa force, comme une phalange ébranlée dont un général habile réta-blit les rangs, ou comme ce rempart dont un ingé-nicur actif a fermé promptement la brèche. Ceux qui ne m’étoient attachés que par les liens de l’ensei-gnement, témoins oculaires de tout ce que j’avois souffert, s’unirent alors à moi par les sentiments de la plus vive tendresse. C’étoit un hommage qu’ils rendaient à la sainte Trinité, long-temps exilée de cette grande ville , d’où elle semblait même bannie sans retour; elle y revenait comme étrangère, quoi-que ce fût sa patrie. Ce retour, après tant de vicis-situdes, était une espèce de résurrection qui confit-moit celle des morts. Quelques-uns peut-être étoient a il ires par mes discours (1) ; d’autres me regard oient comme un athlète courageux. Plusieurs croyoient voir en moi leur propre ouvrage. O vous qui l’igno-rez! apprenez-lc de ceux qui le savent ; que ceux qui en sont instruits en informent ceux qui l’igno-rent, si le bruit n’en est pas parvenu encore dans les pays éloignes du nôtre et de l’empire romain. Que cette aventure soit racontée à nos neveux, comme un des événements les plus remarquables qu’ait pro-doits l’inconstance des choses humaines, qui joint toujours au bien une plus grande quantité de mal.
(1) Us étoient le sujet de tous les eutretiens. Les matières qu’il y traite, occupoicnt tous les habitants de Constantinople. Amis et ennemis, tous y prenaient un égal intérêt. Les hérétiques, les païens eux - mêmes accou-!·oient en foule à scs prédications. L’affluencc aboi t jusqu’à forcer les bar-ricres qui sépaioient le peuple d’avec le clergé. Souvent l’orateur étoit in-terrompn par des applaudissements ; des copistes écrivaient scs sermons. Nous apprenons de lui-même toutes ces particularités. (Oral. xxxuetix. Tillem. , tom. ix , pag. 420. D. Ccillier, torn, vu, pag. !5.)
Je ne parle point encore des partisans de la vraie foi, de ces enfants généreux de ma douleur et de mes larmes. Nul pasteur orthodoxe ne se présentait à eux. Ilsvenoient en foule à moi dans leurs besoins, comme, dans une soif ardente , on court à de sim-pies filets d’eau, ou comme, au milieu des ténèbres, 011 s’avance avec empressement vers la foible lueur qu’on aperçoit.
Mais que ne dira-t-on point de ceux qui, sans être encore de vrais fidèles, n’en étoient pas moins enchantés de mes discours? Il n’y a que trop de chemins détournés qui nous égarent de la route du salut pour nous conduire dans les abîmes éternels. C’est par là que le corrupteur du monde se fait un passage jus-qu’à nous pour défigurer l’image de la Divinité, pour s’insinuer chez les hommes, et pour répandre sur la terre la confusion des esprits, comme Dieu y répandit autrefois la confusion des langues. De là cette multitude d’opinions ou de maladies philoso-phiques ; de là ces insensés qui ne commissent d’autre Dieu que le hasard, et qui lui attribuent la création et le gouvernement de tout ; ceux qui introduisent une infinité de dieux, et se prosternent de-vant leur ouvrage ; ceux enfin qui, ne voulant pas que la Providence se mêle des choses d’ici-bas, les font dépendre du mouvement et des révolutions des astres. De là ce peuple, autrefois choisi de Dieu , et qui a crucifié le Fils pour honorer le Père. Dans cette foule d’hommes aveuglés par l’erreur, les uns font consister leur piété dans l’observance des petits pré-ceptes ; d’autres nient les Anges, les esprits et la résurrection. Ceux-ci rejettent les prophéties, ne révèrent le Christ que dans les ombres de la loi ; ceux-là, successeurs de Simon le magicien (1) , ont leurs prétendues natures éternelles, la profondeur et le silence, d'où sont sortis les Eones, ces couples de males et de femelles. Les rejetons de cette secte cherchent la Divinité dans !’arrangement des let-très. Ajoutons à ces impies les inventeurs de deux différents dieux, dont l’un bon, l’autre mauvais; dont le premier est l’auteur de l’ancien Testament, et le second du nouveau (1); ceux qui admettent trois natures immobiles , l’une spirituelle , l’autre terrestre , et une troisième qui participe des deux autres; les partisans de Manès, qui attribuent aux ténèbres un principe créateur ; les Montanistes , dont le culte est injurieux au Saint-Esprit ; les No-valions, remplis d’un fol orgueil ; les ennemis de la sainte Trinité en général, et des Trois Personnes en particulier. De ces erreurs , comme d’une seule hydre, sont sorties toutes les têtes de l’impiété. L’un prétend que le Saint-Esprit est une créature ; l’autre le confond avec le Fils : il y en a qui disent que Dieu est contemporain de César. Les uns ne donnent au Christ qu’une figure fantastique ; d’autres veu-lent que celui qui est venu sur la terre ne soit qu’un second Fils. Quelques-uns ont avancé que le Christ était une substance imparfaite et sans entendement humain.
(1)Les Valentiniens. Vov. le 1er volume de cette Biblioth. choisie des Pères, pag. 161, 164.
(1) Les Manichéens et les Marcosieus. ( Ibid., loin. 1v,pag. 308. Plu-quel, Dictionn. des heresies.
Telles sont, en un mot, les causes de nos divisions et les sources de tant de sectes. Il n y avoit que des hommes absolument insensibles qui pussent fer-mer l’oreille à mes discours. La force de mes raisons en entraînoit un grand nombre ; le reste cédoit a la manière dont je m’exprimois. On n’y apercevoit ni sentiments de haine , ni expressions injurieuses. Je ne parlois que pour me rendre utile. Je !narquois de la douleur sans blesser personne. Les succès , ni la faveur des circonstances, ne m’inspiroient, comme à tant d’autres, ni confiance, ni fierté. Eh ! qu’a de commun le ministère évangélique avec le pouvoir des grands? Je ne couvrois pas mon ignorance du bouclier de l’audace et de la présomption, car ce n’est pas ainsi qu’on fait triompher la parole de Dieu. J’employois une éloquence modeste, insi-nuante, comme doit l’être celle des ministres de ]’Homme-Dieu, qui étoit lui-même si compatissant et si doux. C’est ce qui me donnoit tant d’avantage ; c’est‘ce qui rendoit ma victoire encore plus glo-rieuse, puisque je ne faisois de conquête que par le secours puissant de Dieu.
Telle étoit la règle que j’observois. Je m’étois fait encore une autre loi dans mes instructions, loi qui me parut sage et nécessaire. Je recommandois sin-gulièrement à mes auditeurs de ne pas croire que la piété consistât à parler de religion à tort et à tra-vers avec une abondante facilité. Je leur faisois sentir qu’on ne devoit point s’en entretenir dans les théâtres, ni dans les lieux publics, ni dans les repas; qu’un sujet aussi grave c'toit interdit à des bouches souillées par des discours libres, par des chansons obscènes, par des éclats de rire indécents ; qu’il ne devoit point être entendu par des oreilles profanes ou infidèles ; et qu’il ne fallait pas prostituer dans des disputes frivoles ces vérités sublimes, mais obs-cures, auxquelles l’application la plus sérieuse pou-voit à peine atteindre. Je tâchais de leur persuader qu’ils dévoient principalement accomplir ces pré-ceptes, pratiquer la charité envers les pauvres, exercer !’hospitalité, prendre soin des malades , chanter assidûment les psaumes , prier , gémir , pleurer , se prosterner , jeûner, dompter les sens , la colère, la joie, régler scs discours, soumettre la chair à l’empire de l’esprit.
Nous avons plusieurs voies de salut ; toutes condui-sent à la jouissance de Dieu. Suivez-les, et ne vous bornez pas seulement à celle de la science. Hélas ! la foi seule suffirait, si elle avoit les qualités qu’elle doit avoir. C’est par la foi que Dieu sauve la plupart des hommes. Si la foi n’étoit faite que pour les phi-losophes, pour les savants ; rien ne serait plus stérile à notre égard que Dieu. Que si néanmoins vous-ai-niez tant à parler, si vous êtes plein de zèle, et s’il vous paraît cruel de garder le silence : ch bien ! par-lez; c’est une foiblcsse humaine que je vous par-donne. Mais que ce ne soit pas avec trop de confiance, ni continuellement, ni sur toute sorte de matière, ni devant toute sorte de personnes, ni en tous lieux. Choisissez plutôt les circonstances, le he-soin, le lieu, le moment. Chaque chose a son temps ; chaque chose a sa manière.
Pour nous dont l’objet unique est la vérité, le succès de nos instructions n’est point indifférent. Le chemin où nous marchons est entre deux préci-pices. Si l’on en tombe, c’est pour être précipité dans les gouffres de l’enfer. On ne sauroit prendre trop de précautions dans les discours destinés pour instruire... Il faut la même intention dans fora-teur qui les prononce, et dans l’auditeur qui les écoute. Quelquefois une juste crainte doit nous em-pêcher également de parler et d’entendre. On a plus à craindre de la langue que de l’oreille ·, mais il est encore plus sur de fuir que d’écouter. Pour nous, instruits dans cette voie par les livres saints aux-quels nous avions consacré nos études, avant que notre esprit fût entièrement formé, conduisant en-suite par le même principe nos citoyens et les étran-gers , nous avons travaillé dans les champs les plus fertiles, quoique nous n’en ayons pas retiré une complète moisson : ici la terre est à peine purgée des épines qui l’infestoient; là, jene viensque de l’apla-nir ; plus loin elle n’est ensemencée que depuis peu ; ailleurs , le germe est encore tendre. En quelques endroits il s’élève un tuyau; dans ces silloms, les épis se fortifient, ils jaunissent ; dans ceux-là, leur blancheur n’attend que la faulx. On voit ici des grains battus dans Faire ; on en voit là de ten fer-mes dans la grange. On en vanne ailleurs ; on en conserve en nature dans ces greniers. Enfin, nous voyons du blc se convertir en pain , ce dernier et principal objet de la culture ; ce pain néanmoins qui ne nourrit pas seulement le cultivateur dont les travaux pénibles Font produit, mais l’homme oisif qui n’a jamais arrosé de sa sueur les campagnes ni les moissons...
J’étois dans cette situation , quand l’empereur ar-riva subitement de son expédition contre les Bar-bares. 11 avoit triomphé de leur nombre et de leur audace. Ce prince n’étoil point mal intentionné pour la foi. Attaché inviolablcmcnt au culte de la Trinité, à ce dogme fondamental, et si cher aux vrais chrétiens, il cûtbicn gouverné des caractères simples et dociles; mais il n’avoit pas assez d’ardeur dans l’esprit pour remettre le présent sur le pied du passé, ni pour guérir par des remèdes propres au temps des plaies qu’un autre temps avoit faites : ou, s’il avoit assez d’ardeur, le dirai-je? il n’avoitpeut-être pas assez de confiance et de courage.
Vous le savez mieux que moi. Peut-être aussi n’é-tait-ce que l’effet de sa prudence. Ce n’est point par la force, ce n’est que par la persuasion qu’il faut agir, soit pour l’honneur de notre ministère, soit pour l’intérêt de ceux que nous voulons ramener à Dieu (1). On cesse bientôt de faire ce qu’on ne fai-soit que par force. C’est un arc bande' par une main vigoureuse ; une eau resscrre'e dans des tuyaux étroits : l’arc se relâche ; l’eau s’échappe et reprend son cours. Ce qu’on fait de bon gré s’affermit et dure. On s’y attache par les liens indissolubles de l’attrait. Je crois donc que ce prince, ne voulant pas inspirer de la crainte , préféra les voies d’une dou-ceur persuasive à celle de l’autorité.
(1) Il nous reste plus d’un monument de la piété du grand Théodose, et de son zèle en faveur delà foi catholique. On citera éternellement sa loi du 28 février 380 , par laquelle il déclare vouloir que tons les peuples de son obéissance suivent la foi que !’Eglise romaine avoit reçue de saint Pierre, alors enseignée par le pape Damase, et par Pierre d’Alexandrie ; menaçant les réfractaires d’être traités comme hérétiques et infâmes. Elle fut suivie de deux autres, dont la première condamne comme sacrilèges ceux qui man-quent an respect dit à !’Eglise et à ses ministres, l’autre du 27 mars qui défend déjuger des affaires criminelles durant les quarante jours qui précè■ dent la grande fête de Pâque. Le portrait que Fleury a tracé de cet empereur ( Hist, eccle’s., liv. xix, n” tax ), le venge bien des calomuies de Zosime et de ses modernes échos. (Voy. dans le vol. v de cette Bibliothèque, l’article S. Hmphiloque, pag. 3gg. )
Dois-je raconter l’accueil distingué dont il m’ho-nora? Dirai-je comment il daigna me parler et m’écouter ? Ah! j’aurois trop à rougir si, à mon âge et dans mon état, je me glorifiais de ces vains bon-neurs, moi qui ne dois chercher de gloire et d’hon-neur qu’en Dieu seul.
Ce ne fut pas tout. Dieu vous donne, me dit-il, ce temple par mes mains comme une récompense due a vos travaux. Parole incroyable, si l’événement ne l’eût pas vérifiée. Le parti des Ariens étoit si puis-saut, si animé dans cette capitale de l’empire, qu’on dcvoit craindre qu’ils ne relâcheraient rien de leurs prétentions, quelles qu’en pussent être les suites, et qu’ils se flatteraient toujours d’y réussir( 1). Leur der-nière ressource, s’ils venaient à succomber, étoit de se porter contre moi aux extrémités les plus vio-lentes, espérant se défaire sans peine d’un vieillard faible et sans appui.
(1) Version de Pompignan. Il met en récit ce que l’auteur met dans la bouche même du prince. Voici ses paroles : «< Bien se sert de moi, pour » vous accorder cette Eglise ; vous auriez peine à le croire si vous ne le « voyiez. La ville est là dessus dans une si grande émotion , et le demande ־> avec tant de chaleur, qu’elle ne s’en departiroit pas , ce me semble, « quelque chose qui lui en pût arriver. Elle paroit même dans la disposition ־. de me faire violence pour m’y obliger; mais elle sait qu’il ne m’en faut ·> pas une bien grande pour m’y faire consentir. »
A ce discours du prince, je fus saisi d’un mouve-ment de joie mêlé de frayeur. O mon Sauveur! mjé-criai-je, vous qui engagez à souffrir ceux pour qui vous avez souffert, vous récompensiez autrefois mes travaux ; daignez être aujourd’hui mon consolateur dans mes peines.
L’heure étoit arrivée. Une troupe nombreuse de soldats armés s’empare de l’église (2). Un peuple innombrable d’Ariens bouillants de colère s’oppose à leurs efforts, suppliants à l’égard de l’empereur , furieux contre moi. Les rues, les places, les maisons étoient pleines de monde. On voyoitaux fenêtres des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards; on n’entendoit que des cris, des sanglots, des gémis-sements. Tous les visages portaient des marques d’une vive douleur. C’était l’image affreuse d’une ville prise d’assaut; et moi cependant, dont le corps accablé d’infirmités et ne respirant qu’à peine, sem-bloit n’avoir qu’un souffle de vie, je marchais comme un général fier et courageux entre l’empereur et les soldats. Je regardais le ciel, et me sentois animé de la plus flatteuse espérance. Je me trouvai dans le temple presque sans m’en apercevoir.
(2) Sainte-Sophie, la grande église de Constantinople, dont les Ariens s’étoient emparés sous Constance à main armée.
Je ne dois pas omettre ici un fait singulier, un fait jugé digne d’attention par les personnes pieuses, qui voient la Providence en toutes choses et plus en-core dans les grands événements. Je ne puis me résoudre à rejeter leur témoignage, quelque en-nemi que je sois et plus ennemi qu’un autre, de !’extraordinaire et du merveilleux. Quelle est donc cette chose si surprenante? Ne craignez point, ô mes vers, de la publier! Faites-en passer le souvenir à la postérité la plus reculée.
Il était grand jour. Un nuage épais obscurcit tout à coup le soleil ; et la ville entière de Constantinople fut couverte de ténèbres. Cette obscurité ne con-venoit pas à l’action qui se laisoit. Les assemblées publiques n’aiment rien tant qu’un jour pur et serein. Nos ennemis en furent comblés de joie ; ils crurent que le Ciel se déclarait contre nous ; et j’a-voue que j’en fus moi-même secrètement troublé. Mais à peine, l’empereur et moi, fûmes-nous entrés dans le sanctuaire, à peine eût-on commencé le chant des hymnes en élevant les mains, que le nuage s’ouvrit de toutes parts et se dispersa, que les voûtes de l’église, sombres et lugubres auparavant, furent éclairées des rayons les plus brillants du soleil, et que ce temple auguste nous retraça l’arche d’al-liance, quand la majesté du Seigneur la rcmplissoit et l’environnoit de son éclat. Ce spectacle remit le calme et la sérénité dans les esprits. Alors encouragé par ce prodige, et déclarant leur vœu par une accla-!nation générale, ils demandent tous que je sois leur évêque, comme s’il n’eût manqué que cela au bon-heur public. Ils ajoutent que le prince ne peut rien faire qui leur soit plus agréable, et qu’il n’est point de citoyen, qui, en me voyant élevé sur le trône patriarchal, ne se crût lui-même parvenu au faîte des honneurs. C’étoit le désir unanime des grands et du peuple ; c’étoit celui des femmes ; elles l’cx-primoient par des cris plus perçants qu’il ne couve-noit à la modestie de leur sexe. Ce bruit ressemblait à des éclats de tonnerre répétés par les échos.
Je priai alors ; car la voix et les forces me man-quoient, et j’étois saisi de frayeur; je priai un de mes collègues de se lever, et je dis par sa bouche ce peu de mots : Contenez-vous , retenez vos cris. Il ne faut penser dans ce moment qu’a rendre des ac-tions de graces au Seigneur. Renvoyons à un autre temps les grands intérêts qui nous occupent. Le peuple applaudit avec transport ; l’empereur se retira en me comblant de louanges. L’assemble'e se sépara.
Acheverai-je ce récit? 11 ne peut contenir que des choses trop flatteuses pour moi. Quelle main assez amie voudroit le finir? Je rougis de mes pro-pres louanges, même quand une bouche étrangère me les donne. C’est mon caractère. Poursuivons ce-pendant. Je ferai de nouveaux efforts pour être en-core plus modeste.
Dès que l’on me vit en possession du temple,' les premières fureurs de la cabale se modérèrent, mais en poussant de profonds soupirs. Que devois-jc faire en cette occasion? Dites-le-moi, au nom de Dieu; enseignez-le־moi, ô vous , hommes sévères , plus inconsidérés que des enfants, qui traitez la douceur de foiblesse, et la colère inflexible, de fermeté louable. Falloit-il chasser, bannir les coupables, les poursuivre avec la flamme et le fer, profiter des circonstances, abuser de la faveur et de l’autorité , préférer enfin des poisons mortels à des remèdes salutaires? Nous trouvions deux avantages dans le parti le plus doux :J’un , de rendre nos adversaires plus modérés en usant de modération à leur égard ; l’autre, de nous concilier ]a bienveiUancc publique , et d’acquérir de la gloire.
Cette conduite me parut la plus juste. Je l’ai toujours observée ; je le devois alors plus que jamais. Je voulais. premièrement montrer par-là, que j’ai-tribuois plus ce triomphe à la puissance divine, qu’au bonheur des circonstances. Guide par le conseil intérieur et désintéressé de ma raison, avois-jc besoin d’autres avis? Qui m’en eût donné d’utiles? Mes collègues faisoient une cour servile aux grands. Par quel artifice ne eherehoient-ils pas à s’insinuer dans le palais? Ils en remplissoicnt les vestibules; faux accusateurs, intrigants hypocrites qui affectoient une haute piété , et qui la démen-toient impudemment par leurs actions. Je crus donc qu’il valoit mieux vivre dans la solitude et se faire désirer, que de s’exposer à la haine. Je me montrais rarement pour m’attirer plus de cou-sidération. Occupé du soin de plaire à Dieu, je laissais à d’autres l’honneur d’assiéger la porte des grands.
En second lieu, j’en voyais plusieurs qui, ne pou-vant se dissimuler ]es injustices qu’ils m’avoient faites , en redoutaient les suites ; d’autres qui ayant éprouvé mes bienfaits, en attendaient encore de nouveaux. Je rassurai les premiers; je servis les autres autant qu’il dépendait de moi. De toutes les choses qui m’arrivèrent alors, je n’en rapporterai qu’une seule : elle servira d’exemple.
J’clois retenu chez moi par une incommodité que les fatigues du jour m’avoient causée. Mes en-vieux publiaient que cen’étoit qu’une feinte. Quel-ques personnes du peuple entrèrent brusquement dans ma chambre. H y avoit dans cette troupe un jeune homme pâle, avec des cheveux longs, et dont le vêtement en désordre annonçait une affliction ex-trême. Effrayé à celte vue, j’avançai un peu les pieds hors du lit pour me lever. Après avoir rendu grâces à Dieu et à l’empereur de leur avoir donné une si heu-reuse journée, après m’avoir honoré de quelques élo-ges,ilsse retirèrent. Le jeune homme se jeta aussitôt âmes pieds sans parler, et comme saisi de frayeur. Je lui demande qui il est, d’où il vient, ce qu’il veut ; mais au lieu de répondre, il poussait des cris, il gémis-soit, il soupirait, et se tordait les mains.^Ce spectacle m’arracha des larmes. Mais ne pouvant lui faire entendre raison, on le tira de force d’auprès de moi. «C’est, dit un des assistants, un des assassins qui » vous auroit égorgé, si vous n’eussiez été sous la pro-» tection de Dieu, Meurtrier aveugle, la conscience » est son bourreau. Il vient s’accuser lui-niémc ; il » répand des pleurs pour le sang qu’il voulait verser.» Ces paroles m’attendrirent, et je rassurai ce malheu-roux par ces mots : « Que Dieu le conserve; puisqu’il » m’a conservé moi-même. Ferai-je un grand effort » d’etre humain à ton égard? tu m’es livré par ton » crime; songe à te rendre digne de Dieu et de » moi. »
Ce trait de clémence ne pouvoit rester secret. Il adoucit sur-le-champ tonte la ville. Ainsi le fer est amolli par le feu.
Cependant les Liens de cette église, enrichie par les libéralités des plus grands seigneurs de l’uni-vers, étoient dans un horrible désordre. Je ne trouvai aucun état de ses revenus, de ses vases, de ses meubles précieux, dans les papiers de mes pré-décesseurs, ni dans les registres des administra-teurs du temporel de l’église. Je n’en lis point de recherche. Quelques-uns me conseillaient, me pressaient même d’en confier le soin à un laïque, j’aurois cru profaner par-là des biens consacrés au Seigneur. Et qu’importe en quoi consistent ces biens, ces revenus? On ne rendra pas compte de ce qu’on devait recevoir, mais seulement de ce qu’on a reçu. Les amateurs de la richesse n’ap-prouvent pas ce principe; ceux qui la méprisent, l’adopteront. L’avidité de s’enrichir est un vice honteux, quand il n’a pour objet que des biens pro-fanes : il est infiniment plus criminel, quand il s’agit de biens ecclésiastiques. Si tout le monde pensoit de même sur cela, on verrait moins de maux et moins de plaies dans ce genre. Mon inten-lion n’est pas de discuter ici cette matière : je parle uniquement des personnes que le saint ministère approche des autels et de Dieu.
Nos ennemis publioient qu’il n’y auroit pas même assez de monde pour remplir le vestibule des églises. Le peuple, il est vrai, n’a voit été que trop divisé. La bonne cause était alors foible, abandonnée, tom-bée dans le mépris ; mais tout avoit changé de face : les temples du Seigneur nous appartenaient. Ils étoient remplis d’une multitude immense de fidèles. Ce détail attirait tous mes soins. Je passe sous silence les pauvres, les religieux, les vierges consacrées à Dieu, les étrangers, les citoyens, ceux que j’avois établis sur les prisonniers, la psalmodie, les veilles, grand nombre tant d’hommes que de femmes qui se livraient à de saintes occupations, enfin tous les ministères agréables à Dieu, quand ils sont remplis dignement.
L’envie qui empoisonne tout, publiquement ou en secret, ne put se contenir. Mon élévation lui four-nit les premiers moyens de me nuire.
Tousles évêquesd’Orient, excepté ceux d’Egypte, les prélats du continent et des îles, depuis les pays les plus éloignes jusqu’à la seconde Rome, inspirés par je ne sais quel mouvement divin, accoururent eh-semble pour affermir le troue de la vérité (1).
(1) C’est le second concile œcuménique, réuni à Constantinople, Fan 381 , au nombre de cent cinquante évêques (1), d’autres disent de cent quatre-vingts, en y comprenant ceux d’Egypte et de Macédoine, qui ne s’y rendirent qu’assez long temps après l’ouverture. Il avoit été convoqué par l’empereur Théodose, et fut présidé par saint Melèce, qui mourut peu de temps après !’intronisation de saint Grégoire au siège de cette grandeville. Sesobsèques y furent célébrées avec unepompe extraordi-nairc, en présence de tout le concile. Saint Grégoire de Nyssë ÿ prononça son Eloge funèbre que nous avons encore. Saint Grégoire de Nazianze voulait qu’on ne lui donnât point de successeur ; !nais qu’on laissât Paulin, son compétiteur, gouverner paisiblement dprant le peu de temps qu’il avoit à vivre. Son avis , qui eût épargné à !’Église bien des troubles s’il eût été suivi, ne fut point écouté ; et le chagrin qu’il eu conçut influa con-sidérablement stir la résolution, qu’il exécuta bientôt après, de quitter son église de Constantinople.
(1) Izibbc, Concile, tom. 1, col. giG.
Il y avoit parmi eux un homme simple, ingénu, dont les regards respiroient la paix, modeste et cou-rageux, et qui porloit gravés sur. son visage les fruits spirituels de son âme. Qui· ne reconnoîl pas à ce portrait l’ilhistrc pasteur d’Antioche , dont le nom désignoit le caractère et dont le caractère étoit ex-primé par son nom (1)?Il avoit essuyé bien des pcrsé-cutions, soutenu des combats célèbres׳ pour la divi-nité du Saint-Esprit J quoiqu’il eut d’abord un peu perdu de sa gloire par !’impulsion d’une main in-fidèle (2).
(1) Saint Melèce, archevêque d’Antioche.
(2) S. Grégoire fait allusion au schisme qui divisait soi! Eglise ,· et en partageait les fidèles en deux communions.
Cette assemblée de prélats m’installa dans la chaire épiscopale (3), sans écouter mes gémissements, mes cris. Une chose cependant combattait en moi ma résistance. J’ose en attester ici Dieu lui-même; je ne dissimulerai rien. Je me flattois : car on croit (pie tout ce qu’on veut fortement réussira, tout paroît facile à un esprit vif et élevé, et j’ose dire que dans les grands objets j’ai autant de confiance et d’élévation qu’un autre ; je me flattois, dis-je, que, si j’acceptois cette éminente dignité, la considération attachée aux premières places, m’aideroit à réunir deux partis si cruellement opposés , comme un co-ryphée placé entre deux cœurs, qui, les prenant l’un et l’autre par la main , les rapproche, les mêle, et n’en fait qu’un seul. Déplorable et funeste division, digne de plus de larmes que n’en ont jamais fait ver-ser les événements les plus malheureux des siècles passés et du nôtre !
(3) Ils commencèrent par prononcer sur l’ordination de Maxime, qu’ils déclarèrent nulle; puis, suivant le désir de l’empereur, ils établirent sô-leiincllcincnt saint Grégoire, évéque de Constantinople.
Ces prélats , ces pasteurs du peuple, ces distri-buteurs des dons célestes du Saint-Esprit, et qui, du haut de leur trône, ne doivent répandre que des paroles de salut, ces anges de paix, remplissoient les Eglises de désordre et de clameurs. Animés, irrités les uns contre les autres, accusés, accusateurs, cherchant partout des partisans et des amis , usur-pateurs des places de leurs collègues, avides de pou-voir et d’autorité, ils déchiroient l’univers entier, comme je l’ai déjà dit, par des dissensions, par des ravages que je ne saurais exprimer. L’Orient et l’Oc-cident sont plus divisés par leurs querelles que par la différence des lieux et des climats. Si les extrémités les éloignent, ils ont du moins des frontières commit-nos qui les rapprochent. Mais leurs prélats ont rompu tousles liens qui les unissoient, même ceux de la piété. La jalousie, cette passionaveugle et trom-pense, source de leur rivalité, a fait naître entre eux ces discordes scandaleuses (1).....
(1) Vojez le sage correctif que Tillemonl met à cette plainte. ( Mêm., tom. lx, pag. /t;3. )
3’éprouvai moi-même l’influence de tant de maux. Ce prélat, que je viens de louer si justement, ce pasteur de !’Eglise d’Antioche, mourut alors, plein de ces années que le temps mesure, et qui vont se perdre dans l'éternité. Il répéta jusqu’au dernier soupir tout ce que scs amis lui avoient souvent en-tendu dire de propre à concilier les esprits, et à ramener la paix. Son âme bienheureuse fut enlevée au séjour des Anges. Lapins magnifique pompe funè-hre , célébrée au milieu des pleurs d’une prodigeuse affluence de peuple, conduisit son corpshors des murs de Constantinople, d’où il fut transféré dans sa propre Eglise , dont ce dépôt inestimable fait le plus riche trésor.
On mit aussitôt en délibération des choses qu’on n’auroit pas dû seulement proposer. Des hommes factieux et méchants voulaient qu’on donnât un suc- . cesseur à Melèce, au préjudice de celui qui se trouvoit, par sa mort, seul et légitime possesseur de son siège (Paulin). On fit des deux côtés des pro-positions; les unes respiraient la paix, les autres ne tendaient qu’à aigrir le mal. Pour moi, je dis coura-geusement ce qui me paroissoit de plus utile et de plus nécessaire.
« Mes chers amis, m’écriai-je, vous ne louchez » point au but; vous vous en écartez par des discours » longs et surperflus qui vous détournent du seul » objet auquel vous devriez vous attacher. Vous ne » semblez donner vos soins à une seule ville que pour » mieux diviser les autres : c’est votre dessein, et » vous voudriez m’y engager ; mais j’ai des intérêts » plus grands et plus étendus. Voyez ce vaste globe » de la terre, arrosé d’un sang précieux, du sang d’un » Dieu , qui s’est livré lui-même à la mort pour nous » racheter. Supposons que deux Anges eussent des » contestations sur ce globe ; et après tout, quoique » je le dise avec regret, les rivaux qui vous parta-» gent ne sont pas des Anges : il ne seroit pas juste » que le monde entier lût troublé par leur division. » Plus leur nature est éminente, plus ils sont au-» dessus de ces partialités malheureuses, qui ne les » honoreraient pas , et qu’ils réprouvent. Pendant la מ vie de Melèce, quand il n’étoit pas décidé encore » si les évêquesd’Occident, irrités de sa promotion, » le reconnoîtroient ; on pouvoit excuser, dans des » prélats qui croyoient défendre les saints Canons, » l’aigreur qu’ils témoignaient contre le parti oppose. » La douceur de Melèce avoit fini par calmer ses ad-» versaires. Us ne le condamnoient sans doute, que » parce qu’ils ne le connoissoient pas.
» A présent que la tempête est cessée, et que, par » la grâce de Dieu, le calme est rendu à !’Eglise » d’Antioche, apprenez ce que je pense, et recevez » les conseils d’un vieillard. L’expérience de l’âge » inspire des précautions que la jeunesse ignore. Les » jeunes gens ne défèrent pas volontiers à nos avis ; ils » aiment trop la vainc gloire pour être dociles. Que » Paulin garde donc le siège dont il est en possession. » Sera-ce un si grand mal, quand notre deuil se pro-» longera un peu, comme autrefois? 11 est vieux ; sa » mort terminera bientôt cette affaire. Il la désire » cette mort inévitable à tous, et qui le fera passer » dans une meilleure vie, quand il aura rendu à » son Créateur l’âme qu’il en a reçue. Alors aidés » par le commun suffrage de tout le peuple et d’é-» vêques éclairés , nous donnerons , inspirés par le » Saint-Esprit, un digne pasteur à cette Eglise. C’est » ]e seul moyen de finir tout d’un coup le schisme. » On choisira si l’on veut un étranger, je vois qu’au-» jourd’hui l’Occidentl’est à notre égard ; ou bien les » habitants de cette ville si grande et si peuplée, fa-» ligués de leurs longues dissensions, se réuniront » enfin d’eux-mêmes dans le sein de la concorde et » de la paix. Il est temps que ces agitations finis-» sent. Ayons pitié de ceux qui ont été si malhcu-» reusement divisés, de ceux qui le sont encore, ou » qui le seront dans la suite. Ne cherchons pas à voir » jusqu’où peut aller le schisme, quand on permet » qu’il s’accroisse. Nous sommes dans un moment » critique où il s’agit de la conservation de nos » dogmes les plus sacrés, ou de leur destruction » entière, résultat inévitable de ce combat funeste » d’opinions. Si on impute au peintre le vice de ses » couleurs, quoique peut-être sans fondement, et si » on reproche au maître les mœurs dépravées du dis-» eiple; combien à plus forte raison ne demandera-» t-on pas compte à des chrétiens, surtout à des pré-» très, des injures faites à la religion ! Laissons-nous » vaincre un moment, pour remporter ensuite une » plus grande victoire. Conservons-nous à Dieu, et » sauvons le monde entier qui perd la foi : la gloire » ne suit pas toujours le triomphe. Il est plus beau de » perdre honorablement ce qu’on possède, que de » le conserver par des voies honteuses. Telle est la » philosophie que Dieu nous enseigne; telle est celle » que j’ai prêchée publiquement, et avec confiance, » malgré les dangers que j’ai courus, malgré l’envie » des méchants.
>> Voilà ce que j’avois à dire. Je l’ai dit dans la » simplicité de mon cœur; je n’ai consulté que la » justice; je n’ai considéré que l’utilité publique. » Si quelque âme vénale, si quelqu’un de ces hommes qui , s’étant vendus eux-memes, achètent à » leur tour ou briguent la laveur, osoit penser que » j’ai voulu plaire à de malhonnêtes gens, ou tra-» vaille!’ pour mon propre intérêt, comme font tant » d’autres, pendant qu’il fait lui-même en secret ce » trafic honteux, mais utile ; qu’il se présente , qu’il » paroisse. Je l’appelle en jugement au jour où la » vérité se montre à nous avec la mort. Pour moi, » je ne demande point d’autre grace que la liberté » de quitter mon siège, et de passer le reste de » mes jours sans gloire et sans péril. Je ne trouverai » nulle peine dans mon désert ; j’aime mieux y » vivre que parmi des hommes qui rejettent mes » conseils, et dont je ne puis en conscience adopter » les opinions. Qu’ils s’approchent donc sans délai, « ceux qui connoissent le siège d’Antioche. Ils suc-» céderont à de bons et à de mauvais évêques. C’est » à vous de délibérer : j’ai dit mon avis. »
Π s’éleva aussitôt un mélange confus de voix di-verses. On l’eût comparé aux cris perçants de cer-tains oiseaux, au bruit des vents , des orages et des tempêtes. Jeunes téméraires, qui ne méritoient pas que des hommes jaloux de maintenir l’autorité .de leur caractère conférassent avec eux ! Que pouvoit-on gagner avec cette troupe tumultueuse, semblable à un essaim de guêpes, qui se jette en bourdonnant sur votre visage? Les vieillards cédèrent, bien loin de chercher à ramener la jeunesse. Mais admirez la raison dont on se servoit. 11 convenait, disoit-on, que l’avantage fût du côté des Orientaux, puisque Jésus-Christ avoit voulu naître en Orient. Mais quoi ? le Christ ne s’est-il pas incarné pour la rédemption de tous les hommes, dans quelque lieu qu’ils soient nés et qu’ils habitent? Et ne pourroit-on pas répondre à cet orgueil oriental, que, si le Sauveur est né en Orient, c’étoit pour y être mis à mort par les Orien-taux mêmes ; et que cette mort a produit la résur-rection et le salut? Ne valoit-il donc pas mieux que ces hommes superbes se rendissent aux conseils de personnes sages et mieux instruites? On peut juger par-là de leur présomption et de leur opiniâtreté dans d’autres matières. Je citerais pour exemple cette source si pure et si belle de notre antique foi, de cette foi qui toujours attachée à l’essence indivisible de la Trinité, semblait avoir établi son école et son trône à Nicée. Je voyois cette source troublée par des eaux bourbeuses, par ces hommes doubles et incertains dans leur croyance, qui n’ont d’autre foi que celle du prince, qui affectent de tenir un juste milieu, et plût au ciel qu’ils le tinssent en effet ce milieu ! mais qui embrassent l’opinion contraire; prélats courtisans, qui étudient les premiers éléments de la religion au moment qu’on les fait évêques ; maîtres hier, disci-pies aujourd’hui ; initiant les autres pour être initiés eux-mêmes ; faits pour servir de modèles au peuple , et ne lui donnant que l’exemple de leurs vices, sans en rougir, sans en verser des larmes. 0 eomblc d’im-pndence et d’insensibilité !
Telle est leur conduite. Ils disent que tout doit céder aux circonstances, qu’il faut s’en faire un jeu ; et que souvent on acquiert par cette voie ce que le travail ni l’or ne sauraient procurer. Nous avons en effet usé de la plus grande complaisance. Nous avons mis à la porte du sanctuaire un cricur public, chargé de dire : « Quiconque veut entrer ici en est le maître, » eût-il changé deux ou plusieurs fois de croyance. » C’est jour de marche : que personne au moins ne » s’en retourne sans en emporter quelque chose. » Le jeu vous est-il contraire? car rien n’est plus in-certain que le jeu; suppléez-y par votre adresse, courez ailleurs. Vous n’avez pas appris maladroite-ment à ne professer qu’une doctrine et qu’une foi : vous connaissez plus d’un chemin. Que sortira-t-il de ce manège? Le colosse formé de plusieurs matières, qui se lit voir dans un songe, de l’or, de l’argent, du cuivre, du fer, élévé sur de l’argile : je crains bien qu’une seule pierre ne brise tout cela. Les Moabites et les Ammonites peuvent entrer aujourd’hui dans le temple dont l’entrée leur étoit autrefois dé-fendue.
Mais, me dira-t-on, !!’approuviez-vous pas ce qui se faisait alors? Qui dominait dans ces assemblées:? Λ11 ’. je ne l’ignore pas. Je rappelle avec peine des choses dont je rougis. Tous voulaient avoir la principale autorité , et personne ne l’avoit. L’anarchie règne où ]a multitude gouverne.
Heureusement une maladie sérieuse me retint chez moi. Dans cet état, je n’avois devant les yeux que le terme prochain de ma carrière et la fin de tous mes maux. Que ce qu’on a fait dans ces assem-Liées, ait, si l’on veut, force de loi. Quelques-uns y assistèrent, mais à contre-cœur, et comme par force. L’ignorance pouvoit leur servir d’excuse. Us étoient trompés par la fausse exposition des dogmes. Les magnifiques éloges que l’erreur affcctoit de pro-diguer à la loi les séduisait. Le sentiment des impos-teurs étoit bien différent de leurs discours. Pour moi, j’admettrai dans ma communion ces âmes vénales , quand on mêlera les parfums les plus exquis avec les eaux infectes d’un bourbier. Le mal se commun!־ que plus vite que le bien.
Les uns irnputoient aux autres des opinions nou-velles ; ceux-ci reprochoient à ceux-là leur timide prévoyance. C’est le patriarche Abraham et Loth qui prennent l’un et l’autre des chemins tout opposés pour ne se pas gêner dans leur marche ni dans leur habitation.
Rappellerai-je tous les discours que me lenoient mes meilleurs amis pour tenter mes cheveux blancs? Us m’offroient les premiers honneurs, et ne deman-doient qu’un foible retour. Malheureux Grégoire! quels amis, et quelles demandes ! Iléias ! qu’osoit־on me proposer? De me joindre à eux, c’est-à-dire, de participer à tout le mal qu’ils faisoicnt. Eli ! qui pouvoit croire que je sacrificrois à la multitude les interets de Dieu et de son Fils ? Les eaux remonte-vont vers leur source ; la flamme , au lieu de s’e'levcr dans l’air se précipitera vers la terre, avant que je risque volontairement mon salut.
Je commençai donc à me retirer des assemblées. Je changeai meme de maison. Je m’éloignai d’une mer orageuse, de ces lieux où les conférences n’é-toient plus que bruit, injures et complots. Quelques personnes cependant qui m’étoient affectionnées, surtout parmi le peuple, ne m’abordoient qu’avec des cris et des sanglots. On eût dit qu’ils me pleuroient déjà comme si j’eusse été mort. 0 tendresse ! 0 lar-mes! quelle âme n’en eût pas été touchée? « Nous » abandonnerez-vous? crioient-ils : nous sommes υ votre moisson, cette moisson si petite autrefois, et » si abondante aujourd’hui. Que deviendront ces » nombreux prosélytes qui sont aux portes de ΓΕ-» glise, et qui méritent qu’on les leur ouvre; tant » d’autres que vous y avez déjà admis, et qui ta-» chent d’en attirer d’autres? Qui chargerez-vous מ du soin de ces âmes? Qui nourrira ces jeunes trou-» peaux? Ah! plutôt faites honneur aux travaux res-» pectables qui vous sont confiés. Donnez-nous, don-» nez à Dieu ce qui vous reste de vie. Que le temple » où vous présidez soit votre sépulcre״ » Mon cœur étoit déchiré, mais il fut inflexible.
Le Seigneur lui-memc me tira bientôt d’embarras. Les évctpics d’Egypte et de Macédoine, quon avoit appelés, comme pouvant contribuer à la paix, arri-vèrent subitément. Ces ministres rigides des lois sa-crées et des mystères apportaient avec eux contre moi toutes les préventions de !’Occident. La préla-ture orientale s’opposait à eux avec la meme fierté. Tels on voit dans les forets, qu’on me permette cette comparaison, des sangliers farouches qui aiguisent leurs dents, et roulent des yeux enflammés en se préparant au combat. On agita plusieurs questions ; et la modération n’y fut pas la règle de la dispute. On en vint ensuite à moi ; on m’opposa d’anciennes lois qui, n’étant plus en vigueur depuis long-temps, ne pouvaient pas me lier.
Cependant les peines de l’esprit, ni les souffrances du corps ne changeaient rien à mes sentiments. Tel ’ que ce coursier captif qui frappe des pieds la terre, et dont les fiers hennissements respirent la liberté, je ne pouvais dissimuler ma vive impatience. Mes regards, mes plaintes, mes discours, tout annonçait le désir que j’avois de rompre ma chaîne et de rentrer dans ma solitude. La disposition où je voyois les es-prits m’en donnait l’occasion; je la saisis sans hésiter. Les ambitieux, les hommes avides d’honneurs et de dignités ne m’en croiront pas. C’est pourtant la vé-rite meme. Je rompis ma chaîne avec joie.
J’entrai dans l’assemblée, et je parlai en ces termes! « Prélats que Dieu a rassembles ici pour y » prononcer des décrets qui lui soient agréables, » ne vous occupez de ce qui me regarde qu’après » avoir statué sur des objets plus essentiels.La décision > de mon sort est d’une médiocre importance pour » tant d’évèques assemblés : élevez plus haut vos » pensées : réunissez-vous enfin, réunissez-vous, il » est temps. Jusqu’à quand vos divisions vous ren-» dront-clles la risée du public? Ondiroitqne toute » votre science est l’art de combattre. Embrassez-» vous les uns les autres, et vous réconciliez sincère-» ment. Je serai Jonas ; je me livre pour le salut du » vaisseau. Quoique je n’aie point excité la tempête, » jettez-moi dans la mer; j’y trouverai l’hospitalité -» dans le sein de la baleine. Que ce soit là le corn-» mencement de votre réunion. Vous penserez en-» suite au reste. Ce sera pour moi une gloire, si vous » persévérez dans l’union; mais un déshonneur, si » c’est contre moi seul que cette union se soutient. » La loi que je vous recommande est de combattre » pour les lois. Si vous êtes animés de cet esprit, » rien ne vous sera difficile. Je fus installé malgré » moi sur ce siège; je le quitte de mon plein gré. (1)
(1) ״Si la résolution du saint patriarche est étonnante, il est encore » plus étonnant qu’il ait trouvé un consentement si prompt dans des évê-» ques qui venaient tout fraîchement de donner les mains à son installa-« tion ; et cela même fit soupçonner dès cc temps-là qu’une si grande faci-» lité pouvait avoir quelque autre cause que ce qui en paraissait au-dehors.» »
(Hermant, rie, tom. ir, pag. 246.) Saint Grégoire n’a pas craint de péné-tier ces motifs secrets : il ne dissimule pas dans un autre de ses poèmes, que son éloquence et la pureté de sa doctrine lui avoient fait bien des einieux, comme il n’est que trop ordinaire. (Carm. cxxxm, pag. 187.) G.
La foiblesse de mon corps m’en donneroit seule » le conseil. Je ne dois payer qu’une seule fois le » tribut à la mort; et c’est Dieu qui en a marqué » l’heure. O Trinité Sainte, c’est vous seule dont la » cause m’intéresse ! Quelle bouche assez savante, » du moins assez libre, assez zélée, osera vous dé-» fendre? Adieu, mes collègues, souvenez-vous au » moins de mes travaux. »
Tel fut le discours que je leur tins. Ils marqué-rent un crand embarras. Je sortis de l’assemblée avec une satisfaction mêlée de tristesse. L’idée du repos dont j’allois jouir après tant de fatigues me remplissoit d’une douce joie. Mais le sort de mon peuple m’inquiétoit. Qu’alloil-il devenir? Eh! quel père se sépare de ses enfants sans regret ? Telle étoit ma situation. Dieu sait au surplus, et ces prélats le savent bien eux-mêmes, si ce qu’ils m’avoient dit étoit sincère , et si leurs paroles n’étoient pas de ces écueils cachés qui sont les embûches de la mer, et la perte des vaisseaux. Plusieurs n’ont pas craint de le dire ; pour moi je me tais. Je ne perdrai pas mon temps à fouiller dans des cœurs tortueux. La sim-plicité fut toujours le partage du mien. C’est avec elle qu’on fait son salut; et c’est là mou unique soin.
Mais ce qui m’est bien connu, et que je voudrais pouvoir ignorer, c’est que ma démission lut reçue avec Je consentement le plus prompt et le plus una-nime. Voilà comme la patrie récompense des ci-loyens quelle aime.
Que me vit-on faire ensuite à l’égard du prince? Me vit-on l’aborder en suppliant, embrasser ses ge-noux, baiser sa main, lui adresser d’humbles prières, solliciter le crédit de mes amis, la protection des courtisans à qui j’étois cher, employer le secours si puissant de l’or, pour me soutenir sur un siège si éminent? C’est ainsi qu’en usent les hommes incon-stants et légers.
J’allai sur-le-champ trouver l’empereur ; et, en présence de plusieurs personnes qui !’environ-noient : « Seigneur, lui dis-je, je viens à mon » tour, comme tant d’autres, vous demander une » grâce. Je l’attends d’un prince dont la libéralité » est aussi grande que le pouvoir. Ce n’est ni de » l’or, ni des marbres précieux /ni de riches étoffes » pour couvrir la table sacrée, ni des gouvernements » pour mes proches, ou des dignités qui les atta-» client à votre personne : ce sont là de médiocres » objets d’ambition. Je crois mériter quelque chose » de plus grand. Accordez-moi, c’est la seule grâce »que je sollicite, accordez-moi la consolation de » céder à l’envie. J’aime à rendre hommage aux » puissances, mais de loin : je suis devenu odieux à» tous, meme à mes amis, parce que je ne puis » avoir d'égard que pour Dieu seul. Obtenez d’eux , » seigneur, qu’ils s’accordent enfin, et qu’ils met-» tent bas les armes, au moins par considération » pour leur prince, si ce n’est parla crainte de Dieu » et de ses vengeances. Elevez un trophée qui » n’aura point coûté de sang, vous qui avez terrassé » l’insolente audace des Barbares. Rendez la liberté » à un vieillard, qui, pour servir l’univers, a blan-» chi sous le poids des travaux, encore plus que » sous celui des années. Vous savez combien c’est » malgré moi que vous m’avez placé sur ce siège. » L’empereur loua publiquement mon discours; scs courtisans l’applaudirent ; et j’obtins mon congé. Le prince ne me l’accorda, dit-on, qu’à regret (1) ; mais enfin il me l’accorda.
(1) Saint Grégoire l’affirme encore dans ]a cinquante-cinquième de scs lettres. 11 lui fallut aussi combattre les oppositions de quelques évêques également attachés à la foi et à sa personne.
Avant de s’éloigner de Son troupeau , le saint évêque prononça , dans la grande Eglise de Constantinople , en présence des évêques du concile , le discours célèbre que l’on appelle ses adieux. Théodose lui donna pour suc-cessent Nectaire , qui n’étoit encore que laïque ( peut-être pas même en-core baptisé (1).
(1) Voy. Hermant, Vie, torn. 11 , pag. 256. Tillemont, Tüléni., tom. 1X, pag. 486. Saint Grégoire faisait apparemment allusion à eetabus , alors trop fréquent , quand il dit, en parlant de l’élection de saint Basile au siège de Cé-sarée : « Celui-ci du moins n’est pas monté tout d’un eoup à cette éminente » dignité, sans avoir passé parles différents degrés, et s’y être préparé » par la connaissance des choses ecclésiastiques ,comme on doit te faire pour » d’aussi grands intérêts, » ( Orat. xx. )
Descendu volontairement du siège de Constantinople , saint Grégoire fit route vers la Cappadoce, s’arrêta à Césarée pour rendre les derniers devoirs à son cher Basile : ce qu’il fit par le célèbre panégyrique qu’il prononça devant le clergé et le peuple de cette ville, s’excusant sur son voyage de Constantinople , de ce qu’il ne s’étoit point plus tôt ae-quitté de cette dette ; et revint à Nazianze où il fit peu de séjour, la trouvant infectée de l'hérésie des Apollinaristcs ; parut céder un moment au désir d’en reprendre le gouvernement, mais se contcnta'd’y faire nommer Eusèbe, le seul peut-être qui pût consoler son peuple d’avoir vainement espéré de l’avoir lui-même pour évêque ; et se retira à la campagne, parta-géant ses loisirs entre les exercices de la piété, et !ecommerce de lettres qu’il entretenoit tant avec ses amis qu’avec d’autres personnes, charmant, comme il le dit lui-même par ses poésies , le souvenir d’une vie traversée par tant d’orages.
Le prêtre Grégoire dit qu’il mourut dans une vieillesse très - avancée ; In. extreniâ tandem scncctute caducam hanc ■vitam cum meliori permuta-vit. Il veut dire apparemment que scs extrêmes fatigues avaient anticipé pour lui le temps de la vieillesse ; car il est constant qu’il n’avoit pas plus de soixante-un à soixante - deux ans, quand Dieu l’appela pour le faire jouir à jamais de la couronne qui étoit due à tant de travaux, et de scr-vices signalés rendus à !’Eglise.
Saint Grégoire nous a laissé parmi ses poésies une épitaphe qui fait en quelque sorte l’abrégé de sa vie; en voici la traduction :
O mon roi et Seigneur Jésus-Christ ! pourquoi m’avez-vous ainsi engagé dans les filets de la chair? et d’ot'i vient que vous m’avez fait entrer dans une vie si fort exposée aux contradictions et aux combats ? J’ai eu pour père un homme divin , et pour mère une femme supérieure à son sexe ; je suis redevable de ma naissance à ses prières : je n’étois encore qu'un foible enfant, lorsqu’elle me voua et me consacra au Seigneur. Je fus épris «l’amour pour la virginité sainte dans un songe et une vision de nuit. Mais tout le cours de ma vie n’a été rempli que de tempêtes. Quelle vio-lence il m’en a coûté pour ravir les biens spirituels! mais mon corps est tombé dans la défaillance. J’ai fourni ma carrière au milieu de pasteurs et d’amis dont la manière d’agir m’a fait éprouver des choses tout-à-fait in-croyables. J’ai perdu mes chers enfants ; et je me suis vu accablé de cha-grins et d’afflictions. Voilà qu’elle a été jusqu’ici la vie de Grégoire.
Auteur de la vie, ô Jésus! prenez soin de l’avenir. Que ces lignes soient gravées sur la pierre de mou sépulcre.
Que me rcsloit-il ?1 faire pour prévenir tout acci-dent? De calmer les esprits, deles porter à la pa-lienee et à la modération; d’cmpêclicr que, par amour pour moi et par haine pour les méchants, ils n’en vinssent ?1 des partis extrêmes. Je flatte, je caresse, je donne meme des louanges à des per-sonnes qui n’en méritoient pas. Je console le clergé, Je peuple, des enfants qui regrettaient un père, enfin ceux des prélats que cet événement ailligeoit. En effet, dès que ]a résolution de m’abandonner eut été prise, plusieurs s’enfuirent de l’assemblée , se bouchant les oreilles, comme s’ils eussent enten-du la foudre, se frappant les mains, et ne voulant pas être témoin de l’élévation d’un autre sur le trône d’où je descendais.
Il est temps de finir. Voici ce cadavre vivant, voici ce même homme, vainqueur à la fois et vaincu; lequel, au lieu d’une dignité passagère et d’une pompe vaine, possède Dieu lui-même, et les vrais amis de Dieu. Insultez-moi, triomphez inso-lemment et avec joie, ô sages du siècle! Que dans vos assemblées, dans vos repas, dans vos fonctions sacrées, mes infortunes soient le sujet de vos chants. Imitez l’animal superbe (le coq), qui célèbre son propre triomphe. Que l’air altier de vos visages, que vos gestes désordonnés annoncent votre allégresse aux partisans de vos excès. Un seul a cédé volon-tairement la victoire, et vous croyez tous l’avoir remportée. Si j’ai quitté ma place de moi-même ; oserez-vous Lien vous vanter de m’avoir contraint à m’en démettre? Si ma démission a été forcée; vous condamnez vous-mêmes vos actions. Hier vous m’é-leviez vous-mêmes sur le trône; aujourd’hui vous m’en chassez (1).
(1)S. Grégoire devoit à ses amis et à la postérité de faire connoître tous les motifs de sa retraite ; il l’a exécuté dans l’excellent discours , par où nous allons commencer l’extrait de ses ouvrages.
Où irai-je me réfugier en quittant ces lieux? Dans la société des anges. Là, je ne craindrai plus de haine, je n’aurai plus besoin de faveur. Vains discours de la multitude, discours plus légers que les vents, perdez-vous avec eux dans les airs. Je ne Pag. 31. vous ai que trop écoutés. Je suis las, je suis rassasié de censures et de louanges. Je cherche un désert impénétrable aux méchants, un asile où mon esprit ne s’occupe que de Dieu seul, et où l’espérance du Ciel soit l’aliment de ma vieillesse. Que donnerai-je aux églises? Des larmes. C’est à quoi me réduit la Providence, après avoir agité ma vie par tant de vicissitudes. Où se terminera, grand Dieu! ma mi-sérable carrière? Ah ! j’espère que vous daignerez m’ouvrir vos tabernacles éternels. J’y verrai, dans tout son éclat, l’unité brillante des trois personnes qui ne font qu’un seul Dieu. J’y contemplerai face a face la Majesté Divine, que nos yeux mortels ne sauraient voir ici-bas qu’à travers des ombres !
1. S. Grégoire de nazianze , ORATEUR.
Discours i. — Dignité et devoirs du sacerdoce.
S. Grégoire n’avoit accepté le sacerdoce que par une obéis-sance qu’il se reprochoit à lui-même. A peine il avoit reçu les ordres sacrés , qu’il avoit fui jusque dans le Pont. Bientôt, rappelé par le sentiment du devoir , il revint exercer près de son père, des fonctions qui ne ces-sèrent jamais de lui paraître redoutables , quand les au-très n’y voyaient qu’une profession lucrative. Ceux-là blâmèrent hautement sa conduite : saint Grégoire crut nécessaire de la justifier. C’est ce qu’il fait dans les dis-cours, que l’on appelle son grand Apologétique (Her-mant, tom. 1 , pag. 179); et que Ton a mis en tête de tous les autres, à cause de l’importance du sujet.
Ne pensez pas, Messieurs, que ce soit par défaut de lumière ou par légèreté d’esprit, que je inc suis déterminé à prendre la fuite, ni que j’aie prétendu par-là m’élever au-dessus des lois que Dieu à lui-meme établies. Je sais que parmi les membres divers qui composent le corps humain, il y en a certains qui semblent faits pour avoir autorité sur les autres, et pour les régler et les conduire; et je n’ignore pas qu’il en est de même dans le corps mystique de !’Eglise.
Dieu y a établi un ordre merveilleux, fondé sur sa justice immuable, qui place chacun au rang qui lui convient, et auquel son mérite l’appelle, et sur sa sage providence qui unit ensemble toutes les par-ties de ce corps divin, par les liens de la subordi-nation, et par la correspondance mutuelle qu’elles ont toutes les unes avec les autres.
Il y a des personnes à qui il est avantageux d’etre conduites; elles doivent demeurer dans l’état de soumission et d’obéissance où Dieu les appelle, et se laisser gouverner par des pasteurs sages et éclairés, qui aient soin de joindre, à la solidité de leurs dis-cours, l’attrait puissant des bons exemples; qui soient capables de les conduire dans des routes assu-, rées, et de les mener, sans écart, à l’essentiel de la religion.
11 est des hommes d’une sainteté éminente et d’une vertu consommée ; des hommes qui méprisent tout ce qui est terrestre, et qui sont élevés au-dessus de toutes les créatures} par le commerce et par l’union intime qu’ils ont avec Dieu ; des hommes qui sont à l’égard du commun des chrétiens, ce que l’âme est à l’égard du corps, ou ce que la partie la plus divine de l’âme est à l’égard de celle qui est la moins noble. C’est à des hommes de ce caractère, qu’il appartient d’etre établis pasteurs du troupeau de Jésus-Christ.
Forts comme ils sont, ils soutiennent par leur venu l’infirmité des foibles. Comble's des dons de Dieu, ils remplacent, par la surabondance de leur mérite, le vide et le défectueux qui se trouve dans la vie et dans les actions du reste des hommes.
Par-là, tons les chrétiens sont unis ensemble par les liens de la subordination et d’une mutuelle charité. Il y a entre eux communication de vertu , une influence de forces et de ״races. Ils s’entr’aident, et se fortifient les uns les autres; comme nous voyons que les membres qui composent le corps humain , s’entraident et se fortifient mutuellement. L’Esprit saint devient lui-même le principe de cette union , la source sacrée de ces divines influences.
C’est ainsi qu’il règne une harmonie admirable dans toutes les parties qui composent le corps divin de !’Eglise; qu’il a toute sa perfection, et qu’il est diiinc de Jésus-Christ, son chef.
Comment serois-jc si insensé de croire que le dés-ordre fût préférable à cet accord et à cette harmonie qui donne le point de perfection à tout ce que l’uni-vers a de beau et de plus ravissant? J’ai toujours été persuadé, au contraire, que l’ordre étoit nécessaire dans toute la nature, et d’autant plus nécessaire parmi les hommes, qu’ils courent de plus grands risques par le défaut de subordination et par l’a-narchie. Sujets à faire mille fautes, c’est pour eux quelque chose de grand et de difficile de s’en rele-ver ; et c’est à quoi ils ne réussiroienl jamais, s’ils n’avoicnt au-dessus d’eux des maîtres attentifs et vigilants. En un mot, que personne ne veuille se charger du commandement, ou que tous veuillent commander, c’est ce que je regarde comme e'galc-ment funeste.
Si tout le monde refusait le poids du divin minis-tore, que devi endroit !’Eglise? Défectueuse dans 11 n point essentiel, elle perdrait ce qui fait sa plus grande beauté, et ce qui met le comble à sa perfection. Que deviendraient ces mystères si augustes, si sacrés, et qui renferment ce qu’il y a de plus grand dans le christianisme? N’y ayant personne qui pût les célébrer, ils seraient anéantis pour nous. Dès lors , étant sans roi, sans chef, sans sacerdoce et sans sa-crifice, nous nous trouverions plongés dans ces hor-ribles malheurs où les Juifs sont tombés par leur crime et par leur endurcissement.
Que l’on ne m’accuse donc point d’aimer à tout troubler : ce ne fut jamais là mon caractère. Je veux qu’il y ait de la subordination dans !’Eglise; et je soutiens que l’on doit élever au premier rang ceux qui ont long-temps obéi, et qui sont remplis de zèle pour tout ce qui regarde Dieu, son culte, sa religion. Supérieurs en mérite, ils doivent l’être en dignité. C’est ainsi que l’on confie le gouvernail d’un vaisseau à un homme qui, n’étant que simple matelot, a donné des preuves de sa capacité dans un poste inférieur ; et que l’on met ?1 la tête d’une armée celui qui a mérité d’y parvenir par degrés, et qui, vaillant soldat, brave et prudent officier, s’est si-gnalé en toute occasion.
Mais que l’on ne dise pas non plus que c’ait été par orgueil que je me suis retiré, et par un dépit secret de n’avoir été placé qu’à ce degré d’11011-neur (1). C’est là une calomnie éloignée de toute vraisemblance, et l’effet de la malignité de mes en-nemis; gens qui n’ont aucune idée de la religion, et qui jugent d’autrui par eux-mêmes.
(1) Le degré d’honneur dont parle ici saint Grégoire , c’est visiblement la prêtrise ; et le rang supérieur qu’on l’accusoit d’avoir ambitionné, c’est l’épiscopat.
Certainement il n’y a rien dans !’Eglise de trop ׳ petit pour qui que ce soit. Je ne suis pas si peu in-struit de la grandeur de Dieu et de la bassesse de l’homme, que je ne comprenne parfaitement cette vérité ; et que je ne sente combien il est grand pour toute créature d’approcher, de quelque manière que ce soit, d’un Dieu, seul très excellent, très par-fait, tout resplendissant de lumière et de gloire, et si relevé au-dessus de tout par la pureté infinie de son essence.
S. Grégoire justifie sa démission par diverses considéra-tions, à la tête desquelles il place son amour pour la so-lilude , dont il fait cette description :
La solitude eut pour moi, dès ma tendre jeunesse, des attraits infinis. Au moment surtout que j’allois en être privé, les chastes délices que j’y goûtois se firent sentir plus vivement que jamais à mon cœur. Ce fu-rent nouveaux charmes, nouveaux attraits, si vifs, si puissants, que mon âme, ravie et enchantée, ne put y résister.... Non, je ne pus souffrir que l’on eut formé le dessein de me tirer de ma chère solitude, de cet asile sacré où j’étois à l’ahri de toutes les tem-pètes de la vie, et que l’on eut résolu de me jeter, pour ainsi dire, au milieu de la mer orageuse du siècle, où , troublé de mille soins, j’allois perdre les douceurs de la paix, et déchoir de l’état le plus heu-roux où l’on puisse être ici-bas.
En effet, il n’est rien, ce me semble, de plus déli-cieux, de plus divin, que de passer ses jours , uni au souverain bien , dans la retraite, éloigné du bruit et des agitations d’un monde qui n’est que trouble et qu’inconstance, dégagé de tous les désirs et <1 e toutes les affections charnelles.
Que j’aime à me représenter un pieux solitaire . tout recueilli en lui-même, qui a captivé ses sens sous l’empire de la raison, et qui est encore, à la vérité, sur la terre, mais qui ne touche déjà presque plus au monde , et qui se dégage de jour en jour de tous les liens qui rattachent encore aux choses hu-maines !
Elevé au-dessus de tous les objets visibles et pré-sents, animé d’une vie toute spirituelle, il a rompu tout commerce avec les hommes, et il ne sait plus ce que c’est’que de converser avec eux , à moins d’y cire engagé par les devoirs de la charité , et d’une nécessité bien pressante. Il s’entretient avec lui-meme; il s’occupe de son Dieu; il n’a de langue et de voix que pour lui parler; le bénir et le glorifier.
Appliqué à découvrir et à contempler de plus près l’éternelle vérité, il en saisit par intervalles les traits lumineux; et les grandes et nobles idées qu’il en a conçues demeurent imprimées dans son esprit. Il les rend toujours plus pures, et plus dégagées de tout ce que la terre a de vains fantômes et d’ombres or-rantes et fugitives. Il devient ainsi, dans !’intérieur de son âme, comme un miroir où Dieu se plaît à réfléchir les rayons de sa divinité, et à faire briller l’éclat de sa gloire.
Mêlé, dans cette région de lumière et de paix, avec les esprits bienheureux, il entretient avec eux un commerce tout divin, et se nourrit des grandes et solides espérances de la vie future. Il se regarde même déjà comme possesseur des biens ineffables de la patrie céleste. Enfin, il vit encore sur la terre ; mais il est élevé et transporté au-dessus de la terre par le noble et généreux essor que son âme, forti-fiée de !’Esprit Saint, a pris jusque dans le ciel.
O l’heureux sort! ô le doux et charmant état! S’il est ici quelqu’un qui ait été épris de l’amour des biens spirituels, et qui ait ressenti quelque chose de ces joies pures, il comprendra ce que je dis, et il pardonnera à la violence et aux transports de l’amour dont mon âme fut elle-même éprise et embrasée....
Une autre raison de ma fuite, c’est, Messieurs, car je vous épancherai mon cœur et je vous décou-vrirai ce que j’ai de plus de secret, c’est que j’ai été tout confus, et j’ai rougi moi-même de honte, pour une foule de gens qui, sans mérite, sans talents, déréglés, corrompus, osent, avec des mains toutes souillées et un esprit tout profane, se porter aux augustes et redoutables fonctions du saint ministère.
Ils devroient trembler de mettre les pieds dans le lieu saint; et, indignes d’approcher du sanctuaire, ils y entrent sans pudeur. L’avarice qui les ronge, l’ambition qui les dévore, les engagent à se heurter, à se froisser, pour ainsi dire, les uns sur les autres autour de la Table sacrée. Aveugles sur tout ce que l’autel a de terrible et de saint, destiné à consacrer l’homme à Dieu, ils n’y envisagent que ce qui peut assouvir leur insatiable cupidité.
Le sacerdoce n’est point pour eux un ministère la-borieux, où il faille se sacrifier pour les membres de Jésus-Christ, et dont ils doivent rendre un compte rigoureux. C’est un titre d’honneur, un rang de puissance et d’autorité, où ils prétendent exercer un empire arbitraire, et n’étre comptables de leurs actions à qui que ce soit. Lâches où il s’agit des inté-rêts de Dieu, hardis au contraire à tout faire et à tout souffrir où il y va de ]a gloire humaine et d’un faux honneur.
Enfin , brûlants tous du désir violent de dominer et de s’ériger en maîtres les uns des autres, bientôt le nombre des prélats excédera celui des inférieurs ; bientôt il ne se trouvera plus personne sur qui ils puissent exercer l’empire, parce qu’il ne s’en trouve presque plus un seul qui veuille demeurer au rang de ces humbles disciples de la vérité, que Dieu éclaire et instruit lui-même , selon la promesse qu’il en a faite par son Prophète.
Le désordre que je déplore ici est si grand, si public, si scandaleux, que l’on ne vit jamais rien de tel. On a bien vu quelquefois certains abus se glisser, avoir meme un cours violent, et finir par s’établir; mais ici je ne sache ni mesures, ni bornes au débordement du crime. Il est trop furieux pour que j’ose entreprendre dç l’arrêter. Le détester et en gémir, c’est tout ce que je puis ; et c’est à quoi la piété et la religion m’engagent....
Une dernière raison, qui m’a déterminé plus que tout le reste à prendre la fuite, c’est que je ne croyois point alors, et que je ne crois pas encore maintenant, que ce soit la même chose de conduire des animaux destitués d’intelligence, et de gouver-ner des hommes raisonnables.
Un pasteur qui n’est chargé que d’un troupeau de brebis, n’a pas d’autre soin que de l’engraisser. Il le conduit indifféremment do coté et d’autre, et trouve aisément partout d’assez bons pâturages. Il le rap-pelle et le fait reposer quand il le juge à propos. Il le mène et ramène de nouveau où bon lui semble , toujours docile au moindre signe; au moindre mou-vementdc sa houlette, se laissant même souvent conduire au son harmonieux de sa flûte. Quelquefois il est obligé de soigner celles de ses brebis qui sont ma-lades, ou de veiller à leur défense contre les atta-ques des loups, et des autres bêtes avides de leur sang... Son troupeau n’est fait que pour lui seul... Mais que la conduite d’un pasteur des âmes doit être differente! Il est si difficile de savoir obéir! combien plus de savoir commander? surtout lorsqu’il s’a״it d’exercer sur les âmes l’autorité du sacré ministère : autorité qui n’a rien qui dépende de la volonté et du caprice des hommes ; mais où tout est. établi, tout est fondé sur la loi et l’autorité même de Dieu, et tout est destiné à conduire et à consacrer l’homme à Dieu.
Certainement, cette puissance et cette autorité qui est attachée au sacré ministère est grande et toute divine. Mais plus elle est grande et divine ; plus aussi elle est environnée d’écueils capables de jeter dans la frayeur et la consternation tout homme qui voudra y faire de sérieuses réflexions.
D’abord il faut que celui qui en est dépositaire soit exempt de tous vices. Peu content d’avoir donné des preuves de son intégrité en certaines occasions, il doit encore montrer, en toutes sortes de circon-stances et d’affaires, une probité qui soit à l’épreuve de tout, que rien ne démente, et qui ait toujours été soutenue.
Tel que l’or le plus épuré et le plus fin, il faut, pour ainsi dire, que frappé, tourné et retourné en mille manières différentes, on n’apperçoivc en lui rien de défectueux, rien qui rende un son faux, et qui l’expose à être remis, comme un or de mau-vais alloi, au creuset, ou plutôt à être jeté pour toujours dans un feu bien plus terrible que celui où l’on épure les métaux.
Il doit être persuadé que scs mauvais exemples feroient sur les cœurs de vives impressions, et toutes ineffaçables ; que les fautes qui lui échapperaient auraient des conséquences d’autant plus funestes que son autorité s’étendroit sur un plus grand nombre de personnes. parce quelles seraient comme un mal contagieux qui ne se fixe point en un seul endroit, mais qui se propage, et porte au loin le ravage et la désolation.
En effet, jamais il ne fut si aisé à la laine de perdre à la teinture sa blancheur naturelle, et d’y prendre pour toujours une couleur étrangère, qu’il est aisé à une âme de perdre l’éclat de ses vertus, et de prendre le caractère vicieux et toute la mauvaise trempe de ceux qui ont à la conduire. Jamais maladie pestilentielle ne fut si prompte, si subtile à répandre son poison, que le vice des supérieurs est lui-même prompt et subtil à répandre partout son venin. 11 n’en est pas ainsi de leurs bonnes qualités; rarement peuvent-ils les communiquer à ceux qui leur sont soumis, et c’est en cela que le vice l’emporte mal-heureusement sur la vertu.
J’avoue que je suis dans une affliction extrême , toutes les fois que je considère , d’un côté , le pen-chant qu’ont les hommes à toute sorte de vices, et de l’autre, la répugnance qu’ils ont à se porter à la vertu, dont la possession est néanmoins si désirable. C’est-là, ce me semble, le malheur que le prophète Aggéc déplore, et qu’il nous représente sous cette image : Prêtres, disoit ce Prophète, consultez la loi sur la question que fai à vous faire, et répondez-moi. Si un homme qui porte dans son manteau une chair sanctifiée Γapproche de quelque autre viande , de quelque breuvage , ou de quelque vase, les sanc-tifiera-t-elle ? Nullement, répondent les prêtres. Mais, ajoute le Prophète, si le même homme ayant été souillé pour avoir touché un corps mort, vient a toucher quelqu’une de ces choses, 71’en sera-t-elle pas souillée? Oui, répondent de nouveau les prêtres, elle en sera souillée.
Pouvoit-il, ce saint Prophète, nous représenter sous des traits plus sensibles l’opposition qui se trouve en l’homme pour le bien , et la facilité avec laquelle il se laisse aller au mal? Est-il question de pratiquer la vertu , il ne montre que froideur , qu’insensibilité. S’agit-il de s’abandonner au vice, il y est tout disposé, semblable à un chaume scc et aride, qu’une légère étincelle, portée par un vent impétueux, enflamme et consume en un moment.
On verra bien plutôt une âme se scandaliser des plus légers défauts, et tomber par ]à dans les plus grandes fautes, qu’on ne la verra s’édifier des vertus ]es plus éminentes. C’est ainsi qu’un peu d’absin-the communique sur-le-champ son amertume au miel le plus exquis; et qu’au contraire, une grande quantité de miel excellent ne sauroit lui commun!-quer sa douceur.
Enfin il en est de la pente que nous avons tous au mal, comme d’un fleuve violent, qui fait à toute heure effort pour renverser tout ce qui met obstacle à son passage. Qu’une petite pierre vienne à se déta-cher des fortes digues qu’on lui oppose, c’en est assez pour donner ouverture à son cours impétueux, et causer un débordement que rien ne sauroit plus arrêter.
Commençons donc, avant que d’oser nous charger de la conduite des autres, par examiner si nous sommes éloignés de tout vice, exempts meme des ombres et des apparences du mal. Prenons garde que, peu fidèles à peindre et à exprimer en nous les traits de ces éminentes vertus que nous devons faire briller aux yeux de tous ceux qui nous sont soumis, nous ne venions à les scandaliser par des défauts, qu’ils ne seraient eux-mémes que trop fidèles à peindre et à exprimer dans toutes leurs actions. Ne soyons pas si insensés que d’attirer sur nous le re-proche que Jésus-Christ fait à ceux qui sont accalJés de mille maux, et qui, sans songer à eux, entreprennent témérairement de remédier aux maladies des autres.
Encore n’oserois-jc assurer qu’un homme d’une intégrité la plus parfaite, ou du moins aussi exempte de défauts qu’elle puisse l’être , ait bien tout ce qu’il faut pour remplir dignement les fonctions du sacré ministère.
Les hommes ordinaires se croient déshonorés de rien faire qui fût contre les règles. C’est trop peu pour celui qui est à la tête des autres que de s’en tenir à ne point faire des fautes. Peu satisfait d’avoir évité le mal, il doit encore, selon qu’il est écrit, pratiquer le bien, effacer de son âme toute impies-sion du vice, et y graver les vertus contraires, ex-celler enfin encore plus par son mérite que par sa dignité. Il faut que ses progrès dans la voie de la perfection soient continuels , qu’il ne s’y prescrive ni mesure, ni bornes; qu’il oublie tout le chemin qu’il a déjà fait ; qu’il ne soit attentif qu’à ce qu’il lui reste à remplir de sa carrière, et qu’il avance continuellement de vertus en vertus , moins cou-
tent de ce qu’il a déjà acquis qu’allligé de ce qui lui manque. Il ne doit pas croire que ce soit beau-coup d’exceller par-dessus plusieurs autres. 11 faut qu’il n’envisage que le rang sublime où le divin mi-nistère l’élève, et qu’il gémisse de se trouver , quel-que chose qu’il fasse , si. éloigné de l’éminente sain-teté qu’il exige. Il ne faut pas non plus que, pour juger du prix de ses actions, il se fasse de faux poids et de fausses balances, ni qu’il les compare avec les actions des autres, soit bonnes, soit mauvaises. Il doit y appliquer le poids et la règle de la vérité , et voir si elles sont vraiment dignes de Dieu, dont il est le ministre, seul principe d’où partent toutes choses, et fin dernière à laquelle elles doivent toutes se rapporter.
Car, comme il est différents âges, différents ca-ractères d’esprit, différents traits de visage , diffé-rentes propriétés dans la nature et dans les éléments, différentes grandeurs et beautés dans les êtres ; il est de même différentes vertus attachées à différents états, lesquelles nous devons posséder dans un degré d’autant plus éminent, que les dignités où nous sommes élevés sont plus grandes et plus sublimes. Un homme du commun se rendra criminel s’il se porte à ces actions honteuses que la loi de Dieu dé-fend , sous de rigoureuses peines. Un pasteur le de-viendra s’il n’est pas très vertueux, et s’il ne tend pas de jour en jour à une plus haute perfection, parce qu’il est obligé d’agir par voie de douceur et de charité, et d’attirer, par l’éclat de ses vertus émi-nentes, le reste des hommes à la pratique des vertus communes et ordinaires, sans entreprendre de les forcer et de les violenter. En effet, où règne la vio-lencc, rien de ferme, rien de stable et de perma-lient. Il s’y trouve d’ailleurs je ne sais quoi d’odieux et de tyrannique qui répugne infiniment à la sain-teté de l’auguste ministère. Il en est de ceux qui n’a-gissent que par contrainte comme de ces arbrisseaux que l’on courbe avec efforts. On n’a pas plus tôt cessé de les retenir, qu’ils se hâtent de reprendre leur premier pli. Ceux, au contraire, qui agissent de leur plein gré, et à qui on a persuadé de remplir leurs devoirs, sont toujours fermes et constants dans le bien. Leur attachement dans le bien est d’autant plus solide, qu’il est plus volontaire, et qu’il n’a d’autre principe que l’amour même de la vertu. Aussi voyons-nous que ce qui nous a été le plus ex-pressémentrecommandé par notre divin législateur, c’est de conduire avec douceur son troupeau , et de ne point employer à son égard la violence et la cou-trainte.
C’est quelque chose de bien grand et de bien rare qu’un homme tel que je le suppose ici, qui non-seulement est exempt de tout vice , mais qui a de plus ajouté à la fuite du mal la pratique de toutes les vertus. J’avoue cependant que je ne comprends point comment, avec cela, il aura assez de lumières, assez de force cl de courage pour se charger sans frayeur d’un aussi pesant fardeau que l’est celui de la cou-duite des âmes.
L’homme est un abîme impenetrable. Tout n’est en lui qu’inconstancc et qu’instabilité, que plis et replis secrets, qu’artificcs et déguisements. Enfin, c’est quelque chose de si étrange et de si surpre-nant, que l’on ne vit jamais rien de tel parmi tout le reste des animaux.
Or, le régler et le conduire , c’est certainement l’art des arts et la science des sciences. On sc cou-vaincra de cette vérité, si l’on compare la science de guérir le corps avec celle de traiter les maladies des âmes, et si l’on comprend combien l’une est supé-rieure ?1 l’autre à en juger , soit par la nature du sujet qu’elles ont à traiter, soit par la fin qu’elles doivent se proposer, soit par la qualité des remèdes qu’elles doivent employer.
L’orateur poursuit ce parallèle dans ses différents rapports.
Quelle est ( demande-t-il ) le sujet traité dans les maladies corporelles? Une matière corruptible, ter-restre, qui se détruit et tombe d’ellc-mémc en ruine: de jour en jour un corps formé d’éléments oppo-sés les uns aux autres , que l’art des médecins peut bien maintenir pour un temps dans un certain état de force et de vigueur, malgré la contrariété de ces humeurs qui l’altèrent et le minent peu à peu , mais qui succombera enfin sous !’effort de sa mortalité, réduit tôt ou tard en poussière, soit par la violence des maladies, soit par le cours rapide des années, il n’en est ·pas ainsi du sujet traité dans les maladies spirituelles. C’est une substance immortelle et di-vine, sortie par la création du sein même de Dieu ; laquelle, quoique liée à une matière corruptible, ne laisse pas de conserver toujours l’impression de son origine céleste, et de tendre, par tout le poids de sa destinée, à sa grandeur et à sa noblesse primitives.
Parmi les différences que le saint docteur établit entre le traitement des maladies du corps et celui des maladies spirituelles , il insiste sur celles-ci :
Il est rare que le malade résiste à son médecin, qu’il rejette ses remèdes.....Dans celles-ci, tout le contraire. Notre amour-propre secret, l’orgueil qui nous domine et qui ne veut rien écouter , rien souffrir, rien céder, les fausses lumières d’une raison séduite par la passion , tout concourt à former en nous un obstacle invincible à notre propre gué-rison. Nous sommes les premiers à aigrir nos maux.
On diroit que nous-mêmes conspirons à notre perte. Jamais nous ne montrons plus d’industrie, plus de courage et d’intrépidité, que lorsqu’il s’agit de nous faire de cruelles blessures, et de résister à tout ce qui fait effort pour nous sauver de notre frénésie.... L’art de traiter les maladies corporelles a bien quel-qucfois pour objet les parties internes ; mais il n’agit d’ordinaire que sur celles qui sont extérieures et sensibles. Il n’en est pas de meme dans les fonctions du sacré ministère ; elles ont toutes rapport à l’homme intérieur et caché. On y a continuellement à com-battre contre ce fonds de corruption qui réside dans le cœur humain, et, ce qui est plus difficile encore , contre un ennemi invisible acharné à notre perte, qui nous porte à toute heure des coups violents jus-que dans l’intérieur de lame , et qui, chose étrange! s’armant contre nous de tout nous-même, nous pré-cipite dans le crime et dans la mort. Grand Dieu! quelle foi, quel courage ne faut-il pas pour soutenir une telle guerre ! De quelle force toute divine ne doit-on pas être revêtu ! Et avec quelle vigilance n’est-on pas obligé de correspondre, tant par scs pa-roles que par ses actions, à la grâce et au puissant secours qui ne peuvent nous venir que du ciel !
Il s’agit donc de vaincre cet ennemi cruel, de sur-monter tous les obstacles dont j’ai parlé , et de gué-rir les âmes de tous leurs maux. Il s’agit en même temps de les sanctifier, ces âmes qui sont toutes d’un prix si excellent, en les rappelant à la grandeur de leur destinée. Car il n’en est pas de la fin qu’un pasteur doit se proposer dans son sacré ministère comme de celle qu’un médecin se propose dans l’excr-cice de son art. Quel est le but d’un médecin? C’est de procurer la santé à un corps qui est déjà con-damné à la corruption, et qui en ressent continuel-lement les atteintes; il s’agit, par conséquent, d’une santé, toujours incertaine et fragile ; d’une santé qui, loin d’etre utile à l’homme, lui sera peut-être fu-neste ; car combien n’en voit-on pas qui se perdent étant sains, qui peut-être se sauveroient dans un état d’infirmité ! d’une santé enfin que je mets au rang des choses qui, au fond, sont indifférentes, comme le sont la richesse et la pauvreté , la gloire et l’obscu-rité , la grandeur et l’humiliation , et mille autres semblables, dont on peut bien ou mal user , et qui deviennent avantageuses ou préjudiciables, selon le bon ou le mauvais usage que l’on en fait.
Quel est, au contraire, le but d’un pasteur? C’est de donner aux âmes, qui rampaient comme le ser-pent, le vol et la rapidité de l’aigle ; c’est de les arra-cher au monde, et de les consacrer à Dieu ; c’est de réparer et d’affermir en elles l’image et le carac-tère de la Divinité ; c’est d’y introduire et d’y former Jésus-Chrisi par la vertu du Saint-Esprit ; c’est enfin de transformer l’homme en Dieu, et de lui procurer l’éternelle félicité pour laquelle il a été créé. Tel est le but des fonctions pastorales, et la fin du sacré ministère. C’est la fin même que Dieu a eue de toute éternité en vue, dans tout ce qu’il a opéré de grand et d’ineffable en faveur de l’homme.
Oui, quand ce grand Dieu donnait, au milieu des tempêtes et des éclairs, une loi de crainte qui, comme une rigoureuse maîtresse, retenait les Juifs, encore enfants, dans la servitude; quand il envoyait les prophètes qui dévoient tenir le milieu entre .le-sus-Christ et lui ; quand le Christ, l’auteur et le consommateur d’une loi spirituelle, fut accordé au monde ; que la Divinité s’anéantissoit, en quelque sorte , qu’elle a pris notre chair et notre nature , et que, de ce mélange si nouveau et si incompréhen-sible de l’humanité avec la Divinité, il a résulté l’Homme-Dicu, unique dans sa personne divine, et ne formant des deux natures qu’un seul et meme Christ ; tout cela il ne l’a opéré que pour sanctifier l’homme et le transformer en lui; et c’est là aussi la fin qu’un digne pasteur se propose.
C’est pour la même fin que ce Dieu, dont l’amour est si fécond en prodiges, réunit, par le moyen de l’âme, les deux extrêmes, le Verbe avec la chair. C’est pour cela qu’il a associé à son être divin toutes les parties qui composent l’homme, et qu’il devient, sans cesser d’être Dieu, l’homme tout entier, pour sauver l’homme totalement perdu par le péché d’un seul premier homme. C’est pour cela que, nouvel Adam , inaccessible à la contagion du vice, vain-queur du péché et de la mort, il vient au secours de ce premier homme, l’ancien Adam , tombé dans le crime et dans la mort. C’est pour cela qu’il prend son âme pour remédier au désastre d’une âme re-belle, qu’il s’unit sa chair pour lever l’anathème porté contre une chair criminelle , qu’il s’offre à Dieu pour lui, qu’il se substitue victime en sa place, et qu’il sauve , qu’il répare tout en nous par le sacri-fice et l’immolation de tout ce qu’il a pris de nous.
C’est pour cela que tant de mystères s’opèrent par ce divin restaurateur de notre nature , et que nous voyons cette naissance , celte Vierge , cette ville de Bethléem , cette crèche : symboles visibles et peu considérables en eux-mêmes de tant de choses si grandes et si merveilleuses, mais toutes cachées et invisibles. Naissance qui produit la génération de l’homme nouveau ; A ierge dont l’heureuse fécon-dité oppose le fruit de vie à la mortalité introduite dans le monde par la première des femmes ; Beth-iéem, ville qui est le nouveau jardin d’Eden, où l’homme retrouve l’arbre de vie véritable ; crèche où celui qui fait la félicité des Anges répand des larmes et pousse des cris, et nous fait rentrer, par ses larmes et par ses cris, dans la possession des joies du Paradis.
Vous voyons les Anges le glorifier au plus haut des cieux , comme Dieu éternel, infini, et l’adorer sur la terre comme Dieu fait homme et devenu en-faut ; les pasteurs accourir à son berceau charmés des divins attraits de cet aimable enfant, qui est l’a-gneau sans tache ; les Mages y venir eux-mêmes,
conduits par un astre que sa puissance fait briller dans le ciel au moment qu’il est couche sur la paille, lui offrir de mystérieux présents, et annoncer , par les adorations qu’ils lui rendent, celles que l’univers entier lui rendra bientôt.
Dans la suite, il est baptisé ; le ciel s’entrouvre au-dessus de lui. 11 reçoit de Dieu son père un éclatant témoignage. Il jeune ; il est tenté , et il arrache au tentateur la victoire qu’il avoit remportée sur nous. Il met en fuite les démons ; il guérit les ma-lades ; il ressuscite les morts ; il prêche les peuples ; il élève le premier le grand cri de la prédication évangélique , qui a d’abord de si foibles commence-ments, et qui, peu de temps après, obtient un succès si merveilleux.
A l’arbre du Paradis terrestre, il oppose l’arbre salutaire de la croix ; à la criminelle main qui brava la défense du Seigneur pour cueillir le fruit dé-fendu, ses innocentes mains étendues sur la croix pour satisfaire à la justice du Seigneur. Au bras ven-geur qui chasse et repousse le coupable Adam loin de son Dieu, il oppose ses adorables bras, que l’a-mour lui fait étendre d’un bout du monde à l’autre 4 pour rassembler et réunir tous les hommes dans son cœur. A la dégradation où le péché nous a fait torn-ber, il oppose son élévation sur la croix ; à notre intempérance, le fiel qui l’abreuve ; .à notre faste et à notre orgueil, cette couronne d’épines qui perce et déchire sa tête ; à notre éternelle mort, sa mort sainte et vivifiante.
11 descend ,pour nous rappeler à son admirable lumière, dans nos épaisses et profondes ténèbres. 11 nous tire de la poussière du tombeau, où la juste sentence du Créateur nous avoit réduits, et il veut être placé lui-même dans le tombeau. Il brise enfin les liens de la mort; il ressuscite glorieux et triom-pliant. Nous avons part à son triomphe, et nous res- Rom. vt. suscitons nous-mêmes avec lui. Pourquoi tant de prodiges si grands, si merveilleux? pourquoi tant de traits éclatants d’une si haute sagesse, d’une puis-sance sans bornes , et d’une infinie miséricorde? Tout cela est employé et consacré à la même fin. Tout cela est opéré pour l’accomplissement des des-seins que Dieu a eus de toute éternité sur l’homme chrétien. Ces grands desseins , un pasteur doit lui-même les avoir. Il entre dans la participation des puissances de son Dieu pour conduire , pour élever l’homme au comble de la félicité et de la gloire , et pour le transformer, comme j’ai dit, en Dieu même.
Il a voulu, ce Dieu de bonté, opérer toutes les mer-veilles que je viens de rapporter, pour en former une espece de breuvage divin , surnaturel , propre à épuiser le fonds de corruption qui est en nous, et à rétablir nos âmes dans les droits de l’immortalité bienheureuse. Et c’est nous qui devons , comme ses ministres , ses coopérateurs , l’offrir à tous les hommes , !’employer contre toutes leurs maladies spiri-tuelles, et en user avec tant de prudence et d’habi-leté, qu’il rétablisse l’homme dans l’état de grandeur et de perfection où il étoit avant son péché, et qu’il lui procure la jouissance de cet arbre de vie qui lui étoit destiné, et dont il a été privé pour avoir touché à l’arbre de la science avec trop peu de sagesse et de circonspection.
Comment serons-nous donc en état de procurer aux autres de si grands biens, et de les délivrer de tous leurs maux, nous qui sommes accablés de tant de misères? Ce seroit beaucoup que nous sussions bien connoître nos propres infirmités, et que nous pussions y remédier... Non, il n’est pas possible, à moins d’etre rempli d’une science toute divine , et revêtu d’une force surnaturelle, d’être en état de remédier aux maladies spirituelles des autres; ni même d’apporter quelque adoucissement à ses pro-pres maux : surtout ayant affaire à tant de sortes de malades, et à tant d’esprits, de génies, et de carac-tores différents. Car il ne faut pas croire que l’on rencontre les mêmes sentiments , les mêmes inclina-lions dans les hommes et dans les femmes, dans les jeunes gens et les vieillards, dans les riches et les pauvres, dans ceux qui sont en santé et ceux qui sont malades, dans ceux qui sont ou dans la joie ou dans l’affliction, qui commandent ou obéissent, dans les savants et les ignorants, dans les cœurs courageux ou dans les âmes pusillanimes, dans les tempéra-ments doux et modérés ou dans les caractères violents et emportés, dans ceux qui acquittent fidèlement leurs devoirs ou dans ceux qui les négligent.
Au contraire, quelle prodigieuse diversité!... Il y a dans les inclinations plus de variété encore que dans les traits du visage : il règne parmi tant de caractères différents une contrariété, en quelque sorte aussi grande que celle qui se rencontre dans les éléments dont nos fragiles corps sont composés, que la main seule du Créateur a su unir ensemble et accorder avec un art merveilleux.
On ne prescrit point dans les infirmités corpo-relies le meme régime à toutes sortes de malades. On a soin, au contraire, d’examiner le tempérament de chacun d’eux, et tous les symptômes du mal ; et ce n’est qu’après les plus sérieuses précautions, que l’on applique aux divers maux qui se présentent les remèdes que l’on juge les plus propres et les plus sûrs.
C’est ainsi que l’on doit en user dans les maladies spirituelles. Il faut étudier, connaître, approfondir la nature des maux, l’esprit, le caractère et les dis-positions différentes des malades, et appliquer à tous différents remèdes.
II y a des gens que les simples paroles portent au bien ; il en est d’autres qui ne se soutiennent dans la vertu que parles bons exemples. On en voit de laches qu’il faut prêcher י er qu’on ne sauroil faire rentrer en eux-mêmes par de fortes remontrances ; d’autres qui, étant abandonnes à leur impétuosité na-lurelle, iroient trop loin, et dont il faut modérer le zèle, en sorte qu’ils demeurent toujours dans ]es bornes que la prudence et ]a sagesse prescrivent. On en trouve qu’il est utile de louer, d’autres qu’il est à propos de blâmer; et il faut que cela se fasse tantôt en public, tantôt en particulier, et toujours dans le temps et dans les circonstances convenables.
Il y en a dont il faut relever jusqu’aux défauts les phis légers, parce que ce sont des esprits orgueilleux qu’il est besoin d’humilier. Il s’en trouve dont il est à propos de dissimuler les fautes, afin de ne point les décourager, et pour conserver en eux un reste de pudeur, qui, étant adroitement ménagé, peut beaucoup contribuer à les retirer du vice. Il faut se montrer à l’égard de quelques-uns plein d’indigna-tion et de colère. On doit les mépriser en apparence, paroilre même désespérer de leur état, sans jamais pourtant les abandonner, ni les exposer à tomber dans le désespoir, ni conserver dans le cœur aucun ' sentiment d’aigreur et de mépris pour eux. U y en a qu’il est nécessaire de ménager avec douceur, auprès de qui il faut se rendre humble et petit, et ne point craindre de trop s’abaisser pour les loucher et relever־ leur courage abattu. Enfin, tantôt il faut se roidir contre ceux-ci et ne leur rien céder; tantôt on doit plier devant ceux-là, et savoir se laisser vaincre. Tantôt il est à propos de louer les uns du bon usage qu’ils font de la puissance et des richesses, ou bien de la pauvreté et des misères ; et tantôt il est nécessaire de blâmer les autres du mauvais usage qu’ils font de toutes ces choses.
Car il n’en est pas des remèdes propres à la guéri-son des âmes, comme de la vertu et du vice. L’un et !’Autre est immuable dans sa nature et dans ses effets. La vertu, toujours belle, ne peut jamais être que très salutaire à ceux qui l’embrassent; et le vice, au contraire, toujours monstrueux, ne peut jamais être que funeste à ceux qui s’y livrent : au lieu que ces remèdes varient et changent, pour ainsi dire, de nature, bons ou mauvais, selon les divers carac-tères, et la nature différente des maladies qu’ils at-taquent. De sorte qu’il arrivera souvent, si l’on n’y prend garde, que ce qui aura été salutaire aux uns, par exemple , la douceur ou la sévérité , deviendra pernicieux aux autres... En un mot, il faut tant de prudence et de dextérité pour ménager des génies et des caractères si différents, il y a tant de précautions à prendre, pour demeurer en toutes choses dans de justes bornes, et ne jamais faire incliner de part ou d’autre la balance, qu’un sage conducteur des âmes ne semble marcher qu’entre deux abîmes et sur le penchant de sa ruine... Voilà ce que la grandeur des maux que le péché nous a faits exige de nous ; et ce qui est bien propre à nous faire sentir quel est le poids du divin ministère. Poids vraiment redoutable à un pasteur fidèle , appliqué à connoître parfaite-ment son troupeau, jaloux de le conduire dans les voies de la justice et de !’équité, et selon toutes les règles qui nous ont été prescrites par Jésus-Christ, la vérité même, et le souverain pasteur de nos âmes.
Mais que dirai-je de la prédication des vérités chrétiennes? C’est la première de nos fonctions. Or, tous y aspirent aujourd’hui. Tous se croient en état de l’exercer. Les uns en sentent l’importance, et se flattent aisément d’avoir tous les talents nécessaires pour y réussir. Les autres, n’en ayant point une assez grande idée, ne s’imaginent pas qu’il faille, pour s’en acquitter comme il faut, un mérite fort dis-tingué.
Certes, j’admire la hardiesse et la témérité, pour ne pas dire la folie, et l’aveuglement des uns et des autres. Car je n’ai jamais douté qu’une fonction aussi grande et aussi importante que l’est celle d’instruire les peuples, de leur rompre à tous le pain de la divine parole, et de le leur distribuer avec mesure et discernement, et d’une manière proportionnée ?1 tous leurs divers besoins, n’exigeât des talents rares et supérieurs.
Il s’agit d’éclairer l’esprit, de toucher le cœur de tous ceux qui sont confiés à nos soins, et de les pé-nétrer de toutes ]es grandes vérités que renferme la haute et divine philosophie du christianisme. Il faut leur expliquer , tantôt ce quelle nous découvre delà création des deux mondes, le visible et l’invi-sible, le corporel et le spirituel, ce quelle nous enseigne de l’excellence de nos âmes ; tantôt ce qu’elle nous déclare de cette sage Providence, atten-tiveà tout, qui maintient toutes choses en l’état où elle les a créées, et qui les conduit, les gouverne toutes avec une sagesse infinie, et par des voies qui sont au-dessus de notre intelligence. Tantôt il faut leur développer ce quelle nous apprend de ce pre-!nier état d’innocence où nous avons été formés, de la chute que nous avons faite en Adam, et de la réparation de notre nature, opérée en ]a personne et par les mérites de Jésus-Christ, et tantôt ce qu’elle nous découvre des caractères des deux Testaments, des heures tracées dans l’un, et de la vérité renfermée dans l’autre.
Tantôt on doit leur exposer ce qu’elle nous dé-clare du premier et du second avènement de Jésus-Christ, de son incarnation, de sa vie, de sa doc-trine, de ses souffrances , de sa mort, de sa résurrection, et delà victoire qu’il a remportée sur ses ennemis ; et tantôt leur représenter toutes les autres vérités quelle nous enseigne touchant la résurrection future, la fin et la destruction de cet univers, le jugement, les récompenses et les châ-timents de l’autre vie.
Il est surtout necessaire de leur expliquer ce que la foi nous apprend de la très auguste et très heu-relise Trinité : mystère où ceux qui sont chargés d’instruire les peuples , ont différents écueils à évi-ter : par exemple, de les porter à croire, en parlant contre la pluralité des Dieux, qu’il n’v a en Dieu qu’une seule et meme personne, et que les trois noms augustes, de Père, de Fils et de Saint-Esprit, ne sont que des noms stériles et vides de choses ; ou de leur donner à penser, en parlant de la distinction des personnes, que la Divinité est un composé de trois substances étrangères les unes aux autres, sans liaison de principe, et sans unité de nature et d’es-sence...
Mais ces vérités sont trop grandes et trop subli-mes, pour les traiter ici à la hâte et comme en passant. Il faudrait, pour en parler dignement, un temps plus considérable; et même une pureté et une sainteté de vie que je n’ai pas. Ou plutôt il fau-droit que !’Esprit saint animât ma langue et ma voix, et qu’il nous remplît, vous et moi, de l’onc-tion de sa grâce et de sa divinité. Car c’est par lui seul que nous pouvons découvrir les merveilles cachées en Dieu, et les exposer avec dignité, nous qui sommes chargés de les annoncer; et c’est par lui seul, que vous pouvez vous-mêmes les comprendre , et écouter le Dieu qui vous parle par l’organe de ses ministres : Dieu, dont les perfeelioos sublimes échappent et se dérobent aux yeux de toute créature qui n’est pas pure et saiiite, parce qu’il est pur et saint lui-même par essence, et que rien d’impur, rien de souillé ne peut approcher de lui.
Que si j’ai parlé de quelques-uns de ces augustes mystères, ce n’a été que pour faire sentir la diffi-culté de traiter tant de matières si grandes et si rele-vées, et surtout en présence d’une foule de gens de toute sorte d’état, d’âge et de condition, au goût et au génie desquels il est nécessaire de varier son discours, et dont il faut éclairer l’esprit, toucher le coeur, et remuer les ressorts qui font agir leur âme, avec une habileté et un art que je compare en quelque sorte à la dextérité avec laquelle un excel-lent musicien sait toucher toutes les cordes de son luth, et former, de l’accord de mille sons divers, une parfaite harmonie.
Trois choses doivent concourir à rendre nos dis-cours efficaces et persuasifs. D’abord, de !apart du prédicateur, un esprit éclairé de ]alumière de Dieu, pour se pénétrer lui-même de toutes les vérités qu’il est chargé d’annoncer aux autres; ensuite, le talent de la parole, pour les traiter avec dignité; après cela, de la part de l’auditeur, la docilité jointe à une grande pureté de cœur. Que quelqu’une de ces conditions manque, nos discours sont sans effet ; et c’est ce qui arrive tousles jours.
Tantôt le prédicateur n’a point ce don d’inlclli-״cnce propre à découvrir les vérités qu’il doit eu-soigner; tantôt, s’il est capable de les découvrir, il n’a pas le talent de les annoncer dignement. Son discours, foiblc et languissant, n’a rien de cette force et de celte noble vigueur qui convient à son ministère. Tantôt enfin , si le prédicateur est éclairé, éloquent et solide, l’auditeur n’apporte point à la divine parole cet esprit docile et ce cœur pur qu’elle exige. C’est donc pour cela qu’elle perd parmi nous toute sa force , et tout ce merveilleux ascendant qu’elle devrait avoir.
Ce qu’il y a partout ailleurs de plus avantageux pour acquérir les sciences, c’est l’empressement des disciples à écouter leurs maîtres. Mais ici, où il est question de s’instruire de la religion , c’est cet cm-pressentent même qui est souvent dangereux et funeste. On accourt à nos instructions avec autant de chaleur et d’animosité que si on alloit à une es-pccc de combat. On sait qu’il s’y agit de Dieu, du salut et de tout ce qu’il y a de capita] pour nous. On est frappé de la grandeur et de l’importance des matières, et on se laisse aller à toute l’impétuosité de son zèle, mais d’un zèle mal réglé; et plus ce zèle est ardent, plus la résistance que l’on apporte a tout ce que nous avons de meilleur à dire est opiniâtre...
Que dirai-je de ceux qui, enivrés de l’amour des grandeurs, et de la passion qu’ils ont de dominer, profèrent hautement l’iniquité qu’ils ont conçue, et ouvrent la bouche contre le Ciel ; et qui, devenus d’autres Jannès et Manibrès, s’élèvent insolemment non plus contre Moïse, mais contre la vérité même , à laquelle ils font une guerre implacable? Que dirai-je de tant d’autres qui sont plongés dans une igno-rance profonde, et qui, joignant à l’ignorance cette audace et cette témérité qui en est ordinairement la suite, combattent et foulent aux pieds la saine doctrine, semblables à ces animaux immondes dont il est parlé dans !’Ecriture? Que dirai-je encore de ceux qui, n’ayant aucun système de religion, se mettent à consulter toutes sortes de gens ; et qui, après avoir écouté ce qui se dit de part et d’autre, prétendent faire choix, par leurs propres lumières, et par leur esprit particulier, de ce qu’il y a de plus sûr?Insensés, qui en agissant de la sorte, ne crai-gnent pas de s’en rapporter, sur ce qu’il y a de plus important, à eux-mêmes, c’est-à-dire aux plus mauvais juges qu’il puisse v avoir. Rien ensuite de ferme et de stable en eux ; rien qui les fixe et les arrête. Tantôt une chose leur paroît probable, et tantôt une autre. Fatigués enfin de s’être laissés entraîner à tout vent de doctrine, et d’avoir donné tour à tour dans mille opinions fausses, ils en vieil-nent au point fatal de ne vouloir plus rien écouter, et de s’endurcir à tout. Ils se livrent à toutes leurs préventions , et prétendent que la religion n’a rien de vraiment immuable el de solide. C’est ainsi qu’ils lui attribuent l’instabilité de leur esprit, et de toutes les opinions humaines dont ils sc sont rendus le jouet, tels que des aveugles qui attribueroienl à la lumière mémo les ténèbres où ils sont ensevelis, ou que des sourds qui condanmeroient ]a musique , parce qu’ils sont hors d’état d’y rien comprendre.
Ces sortes de gens sont plus à plaindre et plus in-curables que ceux qui n’ont jamais entendu parler des vérités chrétiennes. Souvent ces vérités tou-chcront ceux-ci, et rarement feront-elles impres-sion sur les autres. Une âme qui n’a été prévenue d’aucun mauvais sentiment, est comme une cire neuve, susceptible de tous les traits que l’on y voudra former. Celle qui a été imbue de faux pré-jugés, est comme une cire usée, où tous les non-veaux caractères que l’on s’efforce d’y imprimer, se mêlent et se confondent avec les anciens que l’on y a déjà gravés. Il est plus aisé de marcher dans un chemin battu que dans une route qui n’a point été frayée; et on laboure plus facilement dans un champ que la charrue a déjà amolli, que dans celui où elle n’a jamais passé. Mais il n’en est pas ainsi de l’esprit; on ne peut aisément le cultiver et le former au bien , qu’autant qu’il n’a point encore été gâté et corrompu par de fausses opinions. Que s’il s’est une fois livré à ses préventions, il ressemble àunemau-vaise terre dont il faut arracher les ronces et les épines, avant que d’entreprendre d’y semer le bon grain.
Tout cela nous fait de nouveau sentir la grandeur des misères de l’homme, l’influence que la malignité du démon a sur lui, et le pouvoir que cet ennemi de son salut a d’imprimer dans son âme des carac-tères de malice et d’opposition à la vérité, qui peu-vent lui être funestes par cent endroit, mais qui tendent surtout à la destruction et à la ruine de tout ce que la divine parole devroit produire de bon et de salutaire....
De quels talents ne doit donc pas être rempli celui qui est établi dans !’Eglise avec un rang de préémi-nencc et d’autorité? Il faut qu’il aitl’artdese faire tout à tous, et de réunir dans sa personne les caractères, ce semble, les plus opposés. Il faut, par exemple, qu’il soit d’un côté ferme et constant, de l’autre plein de douceur et de condescendance ; ferme et constant 1à ne jamais se départir des principes les plus surs, et des règles les plus exactes, et en même temps plein de bonté et de condescendance à supporter les infirmités de tous ceux qui sont confiés à ses soins.
Tantôt il ne doit donner aux uns que du lait, c’est-à-dire ne leur proposer que les premiers élé-ments de la religion ; parce que , étant encore trop foibles, certaines vérités seroient trop fortes pour eux. Incapables d’en porter le poids, il leur arriveroit cc qui arrive à ceux qui, étant d’une, corn-plexion délicate״ prennent des aliments trop soli-des : au lieu d’etre fortifiés par cette nourriture , peu proportionnée à leur état, ils en sont accablés.
Tantôt il doit faire part aux autres de cette sagesse qui se communique aux parfaits. Car de leur donner du lait et des aliments trop légers lorsque leur esprit est éclairé et déjà formé à la piété, et qu’ils n’aspi-rent qu’à cc qu’il y a de grand et de sublime dans la religion , c’est les mécontenter ; et ce serait à juste litre qu’ils se plaindraient d’une conduite qui ne seroit propre qu’à les laisser éternellement dans la bassesse et l’infirmité de l’enfance, et qui n’aurait rien de ce qui élève l’homme chrétien à cet état de grandeur et de perfection où sa destinée l’ap-pelle.
Mais où trouver un homme capable de remplir tant et de si grands devoirs? A Dieu ne plaise que je ressemble à la plupart des autres, et que je sois du nombre de ces âmes vénales qui font un trafic honteux de la parole de Dieu, et qui abusent de leur autorité et de leur puissance pour altérer et cor-rompre la vérité !... Lâches adulateurs, qui ont deux poids et deux mesures, aussi habiles à s’accommoder aux inclinations perverses de tous ceux qui les con-sultent, qu’industrieux à satisfaire eux-mêmes leurs passions déréglées ! Malheureux, qui ne cherchent qu’à s’attirer de vains applaudissements , et qui se font des maux aussi grands et aussi réels; que la gloire à laquelle ils aspirent est frivole ; qui répan-dent le sang innocent des âmes trop simples et trop crédules ; et qui; coupables de ce sang; dont ils ren-dront à Dieu un compte si rigoureux, se creusent, sans y penser, un abîme de malédictions!...
C’étoit une loi sagement établie parmi les Hébreux de ne point confier à toutes sortes de per-sonnes ]a lecture de ce qu’il y a de plus profond et de plus mystérieux dans les livres saints, parce que, tous n’étant pas capables d’approfondir les sens ca-cliés de ces endroits des livres divins, les esprits foi-blés qui ne s’attachoient qu’à la lettre auraient pu y trouver un sujet de scandale. Il y avoit donc certaines parties de !’Ecriture qui étoient mises entre les mains de tout le monde, et c’étoicnt celles dont le sens lit-tétai ne présentait rien qui ne put être utile à tous. Il y en avoit d’autres qui, sous des expressions coin-munes, renfermaient de profonds mystères, dont l’intelligence ne pouvait être que le fruit d’un ira-vail assidu , joint à une grande pureté de cœur. Gel-les-ci n’étoient confiées qu’à ceux qui avoient vingt-cinq ans accomplis. On ne croyoit pas qu’avant cet âge !’homme pût avoir cette noblesse de pensées et de sentiments qui l’élève au-dessus de ce qui est sen-sible et terrestre, et qui le fait passer de la simpli-cité de la lettre à l’intelligence des sens cachés quelle renferme. C’est ainsi que le peuple Juif en usoit autrefois avec sagesse et discernement. Or, comme il y a un temps et une maniéré de s’instruire avant que de passer à l’instruction des autres, nous de-vrions de même avoir, à ce sujet, quelque règle assurée, et opposer à la licence certaines barrières qu’il ne lui fût pas possible de franchir, et qui fussent aussi stables que l’étoient ces bornes fixées autrefois aux tribus qui habitaient cn-deçà et au-delà du Jourdain.
Mais rien n’est réglé parmi nous. Tout y est, au contraire, dans une confusion étrange. Nous ne sa-vous ce que c’est que d’étudier les talents et les diffé-rents caractères des personnes, pour assigner ensuite à chacun le rang et le poste qui lui convient. A peine sommes-nous sortis de l’enfance, que nous osons la plupart, pour ne pas dire tous, nous ériger dans !’Eglise en maîtres et en docteurs.
Oui, dans le temps que nous ne faisons encore que bégayer, que nous n’avons aucune intelligence des livres saints, et que nous sommes incapables d’approfondir le caractère de l’ancienne et de la non-velle alliance, et l’esprit de ceux)qui en ont été les médiateurs et les chefs, nous prétendons, pour avoir fait une étude superficielle de quelque partie de !’Ecriture, être en droit d’aspirer aux premières dignités.
O l’illustre prélat ! Qu’il sera bien capable de gou-verner le troupeau de Jésus-Christ! 11 a déjà su se donner un air de piété et de religion. Il est grand philosophe ; mais malheureusement toute sa philo-sophic se réduit à la ceinture et à l’habillement. Ne diroit-on pas, à voir ce maintien grave, que c'est un autre Samuel consacré à Dieu dès son berceau, et formé à la vertu dès sa plus tendre enfance? Es-prit profond, rare et sublime génie, il ne s’arrête point, dans l’étude des Ecritures, à l’écorce de la lettre ; il y cherche, il y découvre partout des sens mystérieux et cachés. Nïais à quoi se réduisent ses belles découvertes? A des songes, à des visions, à de pures extravagances. Après cela, qu’en pensez-vous? N’est-il pas bien en droit de se donner pour un homme tout céleste ? Peut-on trouver mauvais qu’il s’attribue les. titres fastueux »que s’attribuaient les Scribes et les Pharisiens? Ne doit-il pas être piqué au vif, pour peu que l’on vienne à ne pas lui rendre tout l’honneur qu’il croit mériter? Certainement je plains celui qui aura eu le malheur de blesser tant soit peu son humeur fière et hautaine.....Combien n’en voit-on pas, et ce sont ceux qui affectent un plus grand zèle et une plus grande piété, et qui veulent passer pour des hommes rares qui aient fait de merveilleux progrès dans la vie spirituelle ; corn-bien, dis-je, n’en voit-on pas parmi ces pieux et zélés, qui entrent alors dans une espèce de fureur , qui tonnent, qui éclatent. nous accablent d’outrages et de persécutions ?
Nouveaux préceptes sur la nécessité de s’instruire avant d’instruire les autres, fondés sur ce qui se pratique à l’égard des sciences humaines.
Un des plus grands malheurs que j’aie vu sous le soleil, c’est, dit le Prophète, un homme qui est sage à ses propres yeux. Mais un autre malheur encore plus grand et bien plus déplorable, c’est un aveugle qui s’empresse de conduire les autres, et un aveugle plongé dans de si épaisses ténèbres , qu’il ne s’aper-çoit pas lui-mcme de son aveuglement. Point de plus grand obstacle à la vraie vertu que la présomption et<la vaine Moire. Avoir du mérite et le croire, c’est en perdre la plus grande partie. La bonne opinion qu’on a de soi est donc toujours dangereuse, pour ceux meme qui ont de la vertu. Mais combien est-elle funeste dans ceux qui sont sans mérite et sans talents !.....
Formons-nous sous l’idée et le caractère de saint Paul, l’idée et le caractère d’un pasteur véritable : et jugeons par là de quel poids effrayant est chargé celui qui a la conduite des âmes. Je n’emprunterai, dans la peinture que j’ai à faire , que les expressions de saint Paul.
Et pour trancher d’abord sur une infinité de cho-ses ; je ne vous dirai rien des travaux, des fatigues, et de toutes les vexatious horribles que ce grand Apôtre a eues à essuyer ; tantôt dévoré par la faim , tantôt desséché par la soif ; tantôt dans la nudité, et glacé par la rigueur des hivers, tantôt brûlé des ardeurs excessives de l’été ; et toujours en butte à une foule d’ennemis, tant publics et découverts, que secrets et cachés.
Je ne vous dirai rien de toutes les persécutions dont il s’est vu accablé, des noirs complots formés à toute heure contre sa vie , des prisons, des fers, des accusateurs, des tribunaux , et de mille genres de morts prêtes à fondre sur lui. Je ne dirai rien de tous les indignes traitements qu’il a reçus , tantôt meurtri et accablé d’une grêle de coups de pierres et laissé pour mort, tantôt obligé de sauver sa vie en se faisant descendre le long d’une muraille dans une corbeille, et tantôt battu et déchiré de coups de fouets. Enfin je ne vous dirai rien de toutes les courses qu’il a été obligé de faire, et de tous les dan-gers où il a été exposé : dangers sur la terre, dan-gers sur mer, dangers dans les naufrages, dangers sur les fleuves , dangers de la part des voleurs , dan-gers du côté de ceux de sa nation, dangers delà part des faux frères.
Je ne vous dirai rien de la nécessité où il étoit de vivre du travail de ses mains , de son désintéressement si héroïque, si parfait, du zèle avec lequel il prêchoit partout gratuitement l’Evangile. Je ne vous représenterai point non plus de quelle sorte , placé entre Dieu et les hommes , il étoit en spçctaclé au ciel et a la terre , n’envisageant, dans tous les grands combats qu’il avoit perpétuellement à soutenir , d’un côte, que le salut des aines, et de l’autre, que la gloire de son Dieu, à qui il voulait réconcilier et conquérir un peuple nouveau.
Je ne m’arrêterai, quelque grands et terribles qu’aient été tant de travaux et tant de combats exté-rieurs, qu’à vous représenter les peines et les tribu-lations intérieures de saint Paul.
Mais que vous en dirai-je , de ces peines et de ces tribulations? qui pourrait vous en donner une juste idée? qui tracerait à vos yeux cette activité de zèle qui le rendoil attentif à tout, cette sollicitude où il étoit pour toutes les églises du monde, cette ton-dresse compatissante pour tous les maux des 110m-mes, cette charité ardente qui !’engageait à tout souffrir pour eux , cl à porter sans cesse du secours à tous? Que quelqu’un fût dans !’affliction, Paul étoit lui-même pénétré de douleur. Que quelqu’un eût succombé sous l’effort de la tentation ; Paul , louché de sa chute, et embrasé du zèle de son salut, n’oublioit rien pour le relever.
Quant aux peines qu’il se donnait pour l’instruc-lion de tons les hommes, elles sont inexprimables. Consommé dans l’art de traiter les maladies spiri-tuelles, il savoil s’accommoder au génie et au carac-tère de tous, et appliquer différents remèdes à tous les maux. Tantôt il ne montrait aux uns que douceur et que tendresse, et tantôt il employait, à l’égard des autres , la rigueur et la sévérité. Persuadé qu’il V en avoit qu’une trop molle complaisance n’auroit fait que rendre plus lâches, ou qu’une excessive du-reté auroit pu rebuter, il avoit soin de se propor tionner aux besoins de tous, et sa conduite étoit douce et sévère tout ensemble.
Vous le voyez étendre ses soins à tous , établir des lois pour les maîtres et pour les serviteurs, pour ceux qui commandent et pour ceux qui obéissent , pour les hommes et pour les femmes, pour les pères et pour les enfants, pour les personnes mariées et pour celles qui gardent le célibat. Il prescrit à tous les règles qu’ils ont à observer pour demeurer dans les bornes de la frugalité et de la tempérance, et il met un frein à toutes les passions.
Ses instructions sont proportionnées à la science des plus éclairés, aussi-bien qu’au peu d’intelligence des simples et des ignorants. Tous , soit Juifs, soit Gentils , y trouvent ce qui convient à leur état. Ceux qui suivent les inclinations du monde, il les condamne et les reprend avec sévérité. Ceux qui agissent selon l’esprit et les maximes de l’Evangile, il les loue , il les chérit, il rend à Dieu d’immortelles actions de grâces pour eux ; il les appelle sa joie , sa couronne, et le sujet de sa gloire.
Enfin , chargé des intérêts de tous les hommes, il se rend propres les biens et les maux de tous.
Tantôt il gémit et fond en larmes, et tantôt il est comblé de joie et d’allégresse. Tantôt il ne leur offre que du lait, c’est-à-dire que les éléments de la piété chrétienne, et tantôt il leur développe les plus grands mystères. Tantôt il s’abaisse jusqu’à l’infirmité des plus foibles et des plus petits, et tantôt il s’élève et entraîne après lui ceux qui peuvent le suivre. Tantôt terrible et menaçant, il est prêt à venir la verge à la main, et tantôt il n’a plus que des entrailles de tendresse et de miséricorde. Tantôt il le prend sur un ton de force et de supériorité qui étonne et désarme la fierté des plus superbes, et tantôt il s’humilie et se confond avec les humbles et les plus petits. Tantôt il se met au dernier rang, ets’appelle le moindre des Apôtres, et tantôt il est prêt de don-ner des marques éclatantes de la puissance de Jésus-Christ, qui agit et parle en lui. Tantôt enfin il désire de sortir de ce monde , et il est impatient de voir bientôt les liens qui le retiennent captif rompus et brisés, et tantôt il est résolu de demeurer encore dans cette vie mortelle pour l’intérêt de ceux à qui sa présence est encore nécessaire.
Tout dévoué et tout consacré au bien des chers enfants qu’il a engendrés à Jésus-Christ, il ne sait ce que c’est que de rechercher en rien son propre avantage ; et c’est là un des grands traits qui servent à caractériser un pasteur véritable, que de mépriser en toute occasion ses propres intérêts , et de n’envisager que le bien des autres. Trop élevé pour s’arrêtcr à ce qui est sensible et terrestre, il n’est occupé que de ce qui est invisible. Il se glorifie dans scs infirmités, dans ses tribulations et dans ses souffrances, et les vives impressions de la mort de Jésus-Christ, qu’il ressent en lui. C’est là ce qui fait toute sa joie et le sujet de son triomphe.
Il est aussi éclairé que le fut jamais mortel sur la terre , et il déclare qu’il ne voit encore qu’à travers les ombres et les énigmes. Il a lieu de compter sur la force et sur fonction de celui qui opère tout en lui , et il craint encore la rébellion de la chair, il châtie son corps el le traite en esclave. Qu’un tel exemple devrait bien nous apprendre à ne point pas-ser la vie dans un honteux asservissement aux créa-tures, à ne point tirer vanité d’une science qui enfle, et à ne point flatter une chair criminelle et rebelle à l’esprit !
Mais pourquoi entrer dans un plus long détail ? Le zèle qui le brûle, qui le dévore , ne peut se près-crire aucunes bornes ; il embrasse toute la terre. Paul est sans cesse à veiller, à prier, à combattre pour tous les hommes. Prédicateur des Gentils, avocat et protecteur des Juifs, tous deviennent le commun objet de sa sollicitude et de ses soins infa-tigables; et dans l’ardeur qui l’anime, il ne craint point de se livrer à des transports si grands et si merveilleux, que je n’ose presque en parler.
Il souhaite d’être anathème pour tous ses frères selon la chair, et de les introduire en sa place au-près de Jésus-Christ : quel amour ! quelle grandeur dame ! quelle noblesse de sentiments ! Il est l’imi-tatcur de Jésus-Christ, qui a été fait pour nous malédiction, en prenant nos infirmités, et en sup-portant la mort; ou, pour dire quelque chose de plus modéré , il est le premier, après Jésus-Christ, qui ne refuse pas de souffrir pour les Juifs quelque chose comme un impie, pourvu qu’ils soient sauvés.
Enfin Paul n’étoit plus à lui ; il étoit tout à Jésus-Christ et aux fonctions de son ministère. Le monde lui étoit un objet d’horreur qu’il avoit crucifié en lui; et crucifié à son tour à l’égard du monde, il étoit lui-même un objet d’horreur au monde. Fou-lant aux pieds tout ce qui tombe sous les sens, il avançait d’un pas rapide dans la carrière, sans ja-mais détourner les yeux ni à droite, ni à gauche. Et quoiqu’il eût rempli de la lumière de l’Evangile tousles vastes pays qui s’étendent depuis Jérusalem jusqu’au fond de l’Ulyric ; quoiqu’il eût été enlevé jusqu’au troisième ciel ; quoiqu’il eût été spectateur de la gloire du Paradis, et qu’il eût entendu des paroles ineffables ; tout cela il le comptait pour rien, dans l’ardeur où il étoit de tendre sans cesse à une plus haute perfection, et de signaler son amour par des actions toujours plus grandes et plus hé-roïques.
Voilà quel a été Paul, et quels ont été tous les autres, vrais pasteurs animés de l’esprit de Paul. Mais nous-mêmes, qui sommes-nous?
Doutera-t-on, après tout ce que j’ai dit, que les peines qui se rencontrent dans le sacré ministère ne soient infinies, les travaux immenses, et les difii-cultés presque insurmontables?
S. Grégoire de Nazianze emprunte à !’Ecriture de nouveaux traits pour percer
Ces prélats, jeunes d’âge , plus jeunes encore (l'hicli-nation et de mœurs, pasteurs incapables de consoler le troupeau et de parler au cœur de Jérusalem. Il rappelle et commente avec chaleur les anathèmes, dont les prophètes Osée , Michée , Habacuc , Malachie , Zacharie, Daniel, Ezéchiel, Jérémie, ont frappé les mauvais prêtres.
Je n’insiste pas sur les détails, de peur que ma franchise ne m’expose à trop de haine (1).
(1) Avec saint Grégoire de Nazianze , Massillon conclut que « les pas-» leurs infidèles sont la source funeste de tous les maux de !’Eglise, et qui » ont attiré à cette vigne choisie sa ruine et sa destruction ». ( Can fer. , loin. 1, pag. 11, 12. )
Qui osera donc, au mépris de tant de raisons si fortes, et de tant de motils de crainte et de frayeur, se livrer ici à une précipitation toujours si fatale, qui s’empare du sanctuaire et de la chaire de vé-rilé, sans préparation et sans étude? Qui pourra la préférer à l’utilité et à la sûreté qui ne se trouvent que dans la circonspection cl la retenue?
Quoi ! en sera-t-il du dépositaire et de l’intrépide défenseur de la vérité, connue d’une vile statue de bouc qui se pétrit et se fait à la hâte? Un homme dont le ministère est si grand, et qui, répondant, comme il le doit, à sa vocation, aura rang parmi les anges et les archanges, qui unira sa voix au concert de ces Esprits bienheureux, qui glorifiera avec eux l’éternelle Majesté, un homme qui sera associé au sacerdoce de Jésus-Christ, qui en exercera avec lui les fonctions sublimes, qui fera monter ses sacrifices de l’autel visible de la terre, jusqu’à l’autel invisible du ciel, qui réparera les ruines que le péché a eau-sées au plus bel ouvrage du Créateur, qui retracera dans les âmes la brillante image d’un Dieu que le péché y avoit défigurée, qui bâtira pour l’éternité et qui élèvera dans le Ciel des édifices immortels, et pour dire quelque chose de plus merveilleux, un homme qui sera un Dieu destiné à transformer les hommes en autant de Dieux, un homme de ce ca-ractère se formera-t-il en un jour, et sera-t-il fou-vrage d’une heure et d’un moment?
Je sais quelle est l’ineffable majesté du Dieu dont nous sommes les ministres, et quelle est notre misère extrême. J’aperçois la distance infinie qu’il y a de la dégradation où le péché nous a fait tomber, à l’état de splendeur et de gloire où nous devons élever les âmes. Je sens enfin l’étrange disproportion qui se trouve entre ce que nous sommes, et ce que nous devrions être, pour exercer de si augustes fonctions, et posséder une telle puissance : Le ciel est élevé , et la terre est la bassesse même. Et comment un homme misérable et abattu sous le poids de ses péchés, ar-rivera-t-il à ce haut point de grandeur et de perfec-tion? Comment, engagé qu’il est dans les liens de la mortalité, et tout environné d’épaisses ténèbres, par-viendra-1-il à la contemplation de cette pure cl souveraine intelligence? Comment enfin s’élèvera-ι-il au- dessus de l’instabilité de toutes les choses pré-sentes, et prendra-t-il un tel essor que, mêlé avec les anges, il ne soit plus occupé que de ce qui est immuable?
Ah! que l’on me donne une âme très pure, très sainte, ou qui du moins ait travaillé avec toute sorte d’ardeur et de zèle à se purifier et à se sanctifier : à peine la croirai-je capable, cette âme sublime, de contempler la plus foible image de cette beauté souveraine. Je l’estimerai bien heureuse, si elle peut en saisir ici-bas certains traits, échappés au travers des ombres et des énigmes, comme on aperçoit les rayons du soleil dans un nuage, ou bien réfléchis dans les eaux.
Qui est celui qui a renferme l’immensité des mers dans le creux de sa main? qui, la tenant étendue, a pesé les cicux? qui soutient de trois doigts toute la masse de la terre, et qui met les collines et les mon-tagnes dans sa balance? Quel est le lieu et le centre de son repos? Où trouver rien dans toute la nature ?1 quoi on puisse le comparer?
Quel est celui qui a tire par sa parole l’univers du néant, qui a crée l’homme par sa sagesse, et qui a réuni en lui les deux extrêmes, un corps qui n’est que terre, avec une intelligence toute céleste, le vi-siblc et l’invisible, ce qui périt et n’a que la durée d’un moment, avec ce qui est incorruptible, im-mortel ; et qui, de ces deux extrêmes réunis, en a composé un tout merveilleux, un être qui est eu-core sur ]a terre, et qui pénètre jusque dans les cicux par ]a sublimité de scs pensées, et par la grandeur de ses désirs, qui semble approcher par intervalles de la Divinité, et qui n’a pas plutôt cru y atteindre qu’il s’aperçoit quelle s’est dérobée à scs regards?
J,ai dit, s’écrioit Salomon : Je deviendrai sage : et la sagesse s’est retirée} et a fui loin de moi. Aussi éprouvons-nous que toutes nos connaissances ne sont propres qu’\ multiplier nos peines, et qu'à nous découvrir un fonds inépuisable de choses que nous ignorons, toujours plus affligés des profondes ténèbres qui nous environnent ici-bas, que cou-soles par les foibles lumières que nous pouvons ac-(périr.
Il en est, par rapport à nous, de celte haute et divine sagesse, comme d’une eau vive qui s’offre ?1 un homme brûlé d’une soif ardente, et dont il n’a pas plus tôt approché les lèvres, quelle s’écoule et lui échappe ; ou comme de ces éclairs, qui tout à coup nous frappent, et s’éteignent à l’instant, et qui sem-blent n’avoir brillé un moment à nos yeux, que pour nous laisser l’instant d’après dans une plus grande obscurité.
A peine les Esprits bienheureux, qui ne sont que splendeur et lumière, peuvent-ils soutenir l’aspect de la majesté de ce Dieu, qu’un abîme de perfections dé-robe aux yeux les plus clairvoyants, et dont la lumière est si pure, si inaccessible, qu’il est dit de lui, qu’il a choisi sa demeure dans le sein des ténèbres. Tout entier dans toutes les parties du monde, et franchis-sant par son immensité les bornes de l’univers;
beau, excellent, pariait par essence, et la beauté primitive : beauté qui éclaire tous ]es esprits, et qui échappe à la vivacité des intelligences les plus promptes et les plus sublimes ; qui attire sans cesse après elle ses amants, qui s’enfuit au-dessus d’eux, au moment qu’ils ont cru la posséder; et qui les élève et les transporte eux-mêmes en s’en-fuyant !
Oh! que la destinée où nous devons tous aspi-rer est grande ! Mais que celui qui est chargé d’y conduire les autres et d’être l’introducteur des âmes auprès de leur céleste époux, doit être parfait!...
Quoi ! un homme dont le cœur n’a point été cm-brasé par les paroles pures et enflammées de Dieu , qui n’a point compris, à la faveur de ce leu divin , les vérités renfermées dans les divines écritures, et qui n’a point eu soin de les graver profondément dans son esprit et dans son cœur, en sorte que son esprit et son cœur soient l’esprit et le cœur mémo de Jésus-Christ; un homme qui n’est point entré dans les trésors de lumière et de sagesse cachés en Dieu, et inaccessibles au commun des hommes ; qui ne s’est point appliqué à y contempler, et à y puiser cette abondance de richesses dont il doit faire part aux autres, en communiquant les choses spirituelles à ceux qui sont spirituels ; un homme qui n’a jamais éprouvé les chastes délices que l’on goûte dans le sein de Dieu, qui n’a point été admis dans son tem-pic, qui n’a point été rendu lui-ménie le temple du Dieu vivant, et le sanctuaire spirituel où Jésus-Christ repose ; un homme qui n’a point pénétré le sens des ligures, qui n’a point su passer de la lettre à l’esprit, et s’élever jusqu’à la grâce du libérateur, et s’affranchir par la pureté de sa vie delà servitude de la loi, laquelle on ne peut accomplir véritable-ment que par l’esprit, et par la destruction de tout ce qu’il y a de grossier et de charnel ; un homme qui n’est point parvenu, tant par les bonnes œuvres que par l’étude profonde de la religion, à l’intelli-gence des grands mystères ; qui n’a point compris combien ce Sauveur est admirable dans tous les titres qu’il possède, soit comme Dieu, soit comme homme; un homme enfin, cpii ne s’est point appliqué long-temps dans le silence et l’éloignement du monde , à la contemplation de la sagesse; qui ne s’est point efforcé d’en découvrir les divins secrets, afin de pouvoir en parler dignement au reste des hommes ; un homme, tel que je viens de le représenter, sera-t-il assez hardi que de souffrir qu’on le place à la tête du troupeau de Jésus-Christ? Ah! je frémis à la vue du danger où il s’exposerait; et je suis persuadé qu’il en sera consterné avec moi, s’il fait attention à tout ce que j’ai dit; et si, d’une part, il senties difficultés qu’il y a à surmonter pour réussir dans le sacré ministère; si, de l’autre, il comprend les malheurs extrêmes où se précipitent ceux qui y réussissent mal... C’est aux hommes extraordinaires à se char-ger de ces entreprises hardies. Capables de remplir les postes éminents, on auroit tort de ne pas donner à leur vertu lieu de prendre essor, et d’être utile à plusieurs. Les réduire à des emplois médiocres, c’est agir contre l’intérêt public, et destiner une grande lumière à éclairer une cellule, ou bien revêtir le foible corps d’un petit enfant de l’armure d’un athlète.
Toutefois S. Grégoire de Nazianze s’étoil vu contraint de sortir de sa retraite , et de se charger du sacré minis-1ère. Il emploie le reste de ce discours à justifier soi: obéissance; et démontre, par les plus sages réflexions , sur 1’ljisloire de Jonas, qu’il n’y au roi t pas moins de mal à se soustraire opiniâtrement aux vues de la Provi-dence , quand elle nous appelle aux fonctions du sacer-doce, que de s’y ingérer quand elle ne nous y appelle pas (1).
(1) Il écrivait dans les mêmes termes à saint Basile : « Nous avons été » l’un et l’an Ire faits prêtres malgré nous. Peut-être nous eût-il été plus » avantageux den'ètre point ëlevésau sacerdoce. Voilà tout ceque jepuis en » dire, jusqu’à ce que je connaisse bien quelles ont été les vues de Dieu sur » vous et moi. Puisque la chose est faite, notre devoir est de nous soumettre, " principalement à causedes temps où nous sommes, où les langues des hé-» rétiques nous attaquent de tous côtés, et de ne rien faire qui soit au-des· » sous, ni de l’espérance que l’on a conçue de nous, ni de la vie que nous » avons menée jusqu’à présent. >· {Epist., xi, pag. 75.)