Eloge funèbre de son père saint Grégoire, mort évêque de Nazianze.
Prononcé dans celte ville en 374.
Saint Basile-le־Grand étoit présent à ce discours. Saint Grégoire lui adresse la parole :
Homme de Dieu, serviteur fidèle et dispensateur éclairé des divins mystères !... D’où venez-vous? dites-moi quel motifa guidé vos pas en ce lieu, quel avantage recueillerons-nous de votre présence? Je sais bien que, dans toutes vos démarches, c’est le mouvement de !,Esprit de Dieu qui vous dirige, le zèle de sa gloire qui vous anime, l’intérêt de vos frères qui vous amène au milieu d’eux. Est-ce moi que vous venez visiter? est-ce le pasteur que vous cherchez? est-ce le troupeau que vous avez l’inten-tion d’examiner? Si c’est pour moi, vous me trouvez à peine vivant, et comme frappé de mort dans la plus chère partie de moi-même, accablé par le seul aspect de ce lieu où tout nous rappelle celui que nous avons perdu, ce directeur si sage, qui éclairoit nos pas, en portant le flambeau devant nous, et nous montrant la lumière pour nous conduire dans les sentiers du salut ; un pasteur orné de toutes les vertus et de toute la science du saint ministère , consommé par une expérience de tant d’années, plein de jours et de prudence, dont la vieillesse, pour emprunter les paroles de Salomon, fut une couronne d’honneur. Vous voyez un troupeau, abattu, désolé, plongé dans la plus extrême alilic-lion : plus de pâturages où il puisse chercher le repos ; plus de source salutaire où il aille se désalté-rer : il erre dans des lieux sauvages, à travers les solitudes et les précipices, à la veille de s’y perdre et de s’y anéantir, désespérant de trouver jamais un pasteur qui remplace, par sa sagesse et ses talents, celui dont il est privé; trop heureux d’en pouvoir rencontrer un autre, non pas qui égale le premier , mais qui ne lui soit pas trop inférieur.
Sans doute ces trois motifs concouraient à la fois à la démarche que vous faites. C’est moi7 c’est le troupeau, c’est le pasteur qui vous ont amené ici. Chacun de nous attendons donc , de l’esprit de sa-gesse qui vous anime, le remède approprié au mal qui nous presse. Dites-nous des choses qui fassent éclater encore davantage la haute prudence dont vous clés doué. Comment vous y prendrez-vous? D’abord si vous décernez à celui que nous pleurons l’éloge que sa vertu réclame, ce ne sera pas un sté-rile panégyrique , un simple présent funèbre déposé sur sa tombe ; mais vous ferez de sa vie et de tout le plan de sa conduite, un modèle proposé à l’imitation^.
En second lieu, si vous arrêtez un moment nos pensées sur la vie et sur la mort, sur l’union et ]a separation de Fame et du corps, sur les deux mon-des, c’est-à-dire sur cette scène caduque et péris-sable qui est sous nos yeux, et sur cet autre monde qui ne se découvre encore qu’à l’intelligence : vous nous pénétrerez d’un saint mépris pour ce vain théâtre de mensonge et d’éternelles vicissitudes où nous sommes emportés dans tous les sens, et comme battus par des îlots orageux; pour nous attacher sans réserve à ce monde permanent et divin, où il n’y a plus d’inconstance et de changement, plus de trouble ni de confusion. Présentées par une bouche éloquente comme la vôtre, ces sublimes médita-lions, si propres non-seulement à calmer les cha-grins de la séparation, mais à faire concevoir une sainte joie, élèveront nos âmes, couvriront nos maux présents des espérances de l’avenir. Elles nous ani-nieront par la confiance, que nous aussi, dans notre course rapide, nous allons nous réunir à un bon maître; que l’habitation dans la patrie vaut mieux , bien mieux que le passage dans la terre d’exil ; que la mort qui nous introduit dans une vie nouvelle, est le port tranquille où le navigateur trouve le repos à la suite des tempêtes; et que, de même en-core que des voyageurs arrivés les premiers au terme d’une longue ronte, sont dans une situation meil-leurc que ceux qu’ils ont laissés derrière eux, engagés dans les embarras du voyage : ainsi , pour la carrière de la vie, ceux qui sont déjà en possession de la céleste demeure, sont bien plus heureux que ceux qui ont encore à en parcourir les sentiers la-borieux et semés d’écueils.
Tels sont les motifs de consolation que vous nous offrirez. Mais ce troupeau affligé, comment adou-cirez-vous sa peine? Commencez par lui promettre que vous meme, vous, dont il n’est personne qui n’aspire à l’honneur de se reposer sous vos ailes ; vous, de qui nous sommes plus empressés d’entendre la voix, qu’on ne l’est dans les ardeurs d’une soif dévorante, de rencontrer une onde pure, vous voudrez bien le présider et le diriger. Assurez-nous encore que ce bon pasteur, qui a donné sa vie pour son troupeau, ne l’a pas délaissé; mais qu’il est toujours présent au milieu de nous, qu’il nous con-duit dans les saints pâturages, qu’il y marche à notre tête, qu’il connoît ses brebis et qu’il en est connu ; que s’il ne se laisse point voir d’une manière sensible, il est du moins avec nous d’une manière spirituelle ; qu’il combat pour son troupeau contre les loups, et qu’il ne permettra pas que l’étranger s’insinue furtivement dans la bergerie, comme les voleurs, pour détourner les âmes de la saine doctrine dont il les a nourris. Je ne doute pas que ce ne doive être là le fruit de son intercession auprès de Dieu, plus cflicace encore que sa doctrine même; aujourd’hui, que libre des entraves du corps, affranchi du limon impur qui enveloppe nos intelligences, il est uni plus étroitement à Dieu, il converse sans voile avec !’Esprit créateur, sans nuage, et qu’associé, à la na-turc des anges, il jouit, si l’on peut parler ainsi sans témérité, du glorieux privilège de leur indépen-dance.
Avec l’éloquence naturelle, et la force deconccp-tion qui vous caractérise, vous réussirez mieux par vous-même, que je ne pourrois le faire avec toutes mes instructions, à nous développer ces augustes vérités. Cependant, comme il seroit possible que Je défaut de connaissance des détails ne vous permît point d’embrasser l’ensemble des vertusde Grégoire, je vais présenter une légère esquisse des principaux mérites qui m’ont le plus frappé dans sa personne.
Celte simple ébauche mise sous les yeux d’un pein-tre tel que vous, vous fournira le dessin d’un éloge plus complet, et digne des regards de tous les Ages.
Le saint évêque, dont nous lisons l’éloge, n’étoit point né chrétien. Son panégyriste nous apprend qu’il avoit été d’abord engagé dans la secte des Jfypsistaires (1), composé monstrueux de paganisme et de judaïsme , qui taisait profession de ne reconnoitre qu’un seul Dieu tout-puissant, de rejeter les idoles et les sacrifices , en ren-dant un culte spécial au feu et aux flambeaux , observant le sabbat, et méprisant la circoncision. Mais
(1) Ces îlypsistaires , dont aucun autre des anciens ne parle, et dont les modernes, pour la plupart, ne nous apprennent que peu de choses , semblent, dit Tillemonl, avoir beaucoup de rapport avec les Messaliens, que décrit saint Epiphane , et avec les Célicolcs d’Afrique, marqués dans saint Augustin. ( iïlém., tom. ix, pag. 3 r ז . )
A peine ses yeux curent-ils rencontré ]a lumière de la vérité, qu’il s’y attacha avec une ardeur telle , que je ne sais, (dit saint Grégoire), ce que je dois le plus admirer, ou de la grâce puissante qui l’ap-pela, ou de sa docilité à suivre le mouvement de la grâce. Pour elle, il ne craignit pas d’encourir et la disgrâce d’une mère, et la perte de sa fortune, lé-moi gnant plus d’ardeur à soutenir le poids del’igno-minie, que d’autres ?1 poursuivre les premiers lion-neurs. Ce glorieux avantage lui est Commun avec un grand nombre d’autres. Il faut que tout le monde vienne à son tour se prendre aux filets des saints pêcheurs, et s’enfermer dans la vaste étendue de la divine barque de l’Evangile, les uns plus tôt, les autres plus tard. Mais voici des circonstances qui lui sont particulières, et que je ne dois pas omettre : c’est qu’avant de s’être rangé de notre bord, il étoit à nous. La régularité de ses mœurs l’incorporoit à la famille chrétienne. Comme il en est beaucoup parmi nous qui ne sont pas avec nous7 parce que la dépravation de leurs mœurs les retranche de notre communion ; ainsi, il en est beaucoup au-dehors qui nous appartiennent, parce qu’ils ont prévenu la foi parles mœurs ; le nom de chrétien leur manque, mais ils ont les œuvres. De ce nombre étoit mon père, rameau étranger, niais qu’une vertu naturelle ramenoit vers nous.
L’oraleur s’est introduit sans effort dans son sujet. Les vertus de son héros se rangent d’elles-mêmes sous sa plume; sa tempérance, son désintéressement, sa prudence. La foi en fut la récompense; son épouse, l’instrument de sa conversion. C’étoit l’illustre Nonne, que !’Eglise a mise au nombre des saintes. L’éloge de celle-ci étoit in-séparable de celui de son époux : saint Grégoire le fait avec la double effusion de l’admiration et de la tendresse filiale.
On auroitété chercher aux extrémités du monde, et parmi les classes diverses de la société humaine, il eût été impossible d’y rencontrer deux êtres mieux faits l’un pour l’autre; tout ce qu’il y a de plus excellent dans les deux sexes se trouvant réuni dans ce seul couple, aussi bien assorti parles vertus que par les rapports extérieurs. Bien que supérieurs à tous les autres, ils ne s’effaçoient point réciproque-ment; tant, le mérite individuel établissoit entre eux un parfait équilibre.
Par une disposition toute contraire à la conduite d’Eve à l’égard de notre premier père, celle-ci fut pour son époux un moyen de salut. Soumise en tout le reste à son mari, comme le veut l’union conjugale, sur ce point seul elle ne craignait point de prendre !’autorité du commandement. Et si c’est là pour elle un assez beau titre de gloire; que ne doit-on pas penser de la docilité de son mari à s’y soumettre ?
L’éloquent évêque s’arrête sur chacune des plus éiui-nentes vertus de Nonne, qu’il rélève par l’art des con-trastes.
Sa piété, la véritable noblesse, qui nous fait con-naître et notre point de départ et le terme de notre course; sa charité envers les pauvres, en tête des-quels il faut placer ses proches tombés dans l’in-digence. Ne leur donner que le rigoureux néces-saire, c’est les ramener au sentiment de leur misère, bien plus qu’en soulager le fardeau.....Parmi les femmes, les unes excellent à augmenter leurs reve-nus, d’autres font leur capital de la piété; très peu réussissent à concilier ces deuxintéréts. Nonne sut les faire marcher de front ; occupée du soin de ses affaires domestiques, comme si elle eût été indifférente aux exercices de la piété ; appliquée à toutes les pratiques de religion, comme si elle eût été étrangère à tout détail domestique ; ne se faisant jamais de l’un un obstacle qui l’empêchât de vaquer à l’autre ; au con-traire, aidant et fortifiant tous ses devoirs par leur influence réciproque : il n’y avoit ni temps, ni lieu de prière qui échappât à sa piété ; c’étoit là sa pre-inicre occupation. Sa prière étoit animée delà vive confiance d’etre à l’instant même exaucée.
Après un détail circonstancié de la vie édiüante de celte sainte femme :
J’omets ( dit l’orateur ) une foule de particularités qui n’ont eu pour témoin que Dieu, et quelques per-sonnes de son intérieur, qui étaient dans le secret de ses bonnes œuvres. Pour ce qui m’est personnel, à peine mérite-t-il d’être rappelé, puisque j’ai si mal rempli son espérance. Je n’étois pas encore né, que déjà, sans rien appréhender de l’avenir, elle m’avoit voué au Seigneur, et du moment où je vis le jour, elle me consacra à son service. Grâces à la bonté di-vine, ses vœux ni la victime ne furent pas entière-ment rejetés. Ainsi les vertus dont son âme avoit reçu l’heureux germe, se manifestaient par des dé-veloppements progressifs. Semblable à l’astre du jour qui commence par jeter à son lever une lumière douce, pour lancer à son midi ses rayons avec plus de force et d’abondance; ainsi cette vertu chrétienne, d’abord cachée aux regards, finit par éclater de tout son lustre.
Elle avoit sous les yeux, dans sa propre maison, un puissant motif pour exercer sa piété. Unie à un époux d’un culte différent du sien, elle souffrait im-patiemment, elle , sur tout le reste si courageuse et si résignée ! de n’êtreà Dieu qu’à moitié, et de !!’être pas unie par l’esprit à celui avee cpii elle ne faisoit qu’un seul corps. Jour et nuit suppliante et proster-née aux pieds de Dieu י elle le conjurait avec lar-mes de lui accorder le salut de son époux. Elle le sollicitoit lui-méme par tous les moyens que son in-génieuse charité pou voit fournir, et surtout par la plus puissante de toutes les exhortations , l’exemple de ses mœurs et le zèle ardent de sa piété. Il étoit im~ possible que l’eau, tombant goutte à goutte, ne finît par creuser la pierre; et qu’avec le temps, des efforts aussi bien soutenus ne remportassent la victoire.
Grégoire, converti , fut bientôt admis au baptême. La cérémonie en fut accompagnée de circonstances surnatu-relies. Avant de les raconter , notre saint évêque use de cette précaution :
Je ne parle que pour les âmes pieuses qui m’ente! 1-dent; ce qui sort de l’ordre commun ne trouve point de créance chez les profanes... Comme Grégoire sor-toit de l’eau, il parut environné d’une lumière éclatante, témoignage des vives dispositions avec les-quelles il avoit reçu le don de la foi. L’évêque qui faisait la cérémonie, frappe du prodige, ne put se retenir, et s’écria que c’ctoit là le successeur que le Ciel lui destinoit.
L’orateur rapproche ce fait d’autres miracles semblables rapportés dans les livres saints.
La suite ne démentit point ces heureux commencements. Admis au sacerdoce et à l'épiscopat, il se pénétra bientôt des fonctions augustes du saint ministère, par la méditation des livres saints, par des éludes profondes, qui en peu de temps l’égalèrent aux plus sa vans tliéolo-giens. Mais son zèle ne se borna point à la science.Sa vie fut véritablement celle d’un saint ; et les traits qu’en rap-porte son éloquent panégyriste y laissent reconnoitre un évêque digne des temps apostoliques.
La situation où Grégoire trouva son Eglise de Na-zianze, le plaçoit au milieu d’une forêt inculte, aban-donnée, hérissée d’épines, où tout étoit à réformer, tout à créer. Il vint à bout d’en faire une nouvelle J é-rusalem , une seconde arche portée sur les îlots, l’i-mage de Bethléem devenue la capitale du monde pour avoir été le berceau de Jésus-Christ, créateur et vainqueur du monde. Au dehors, l’hérésie et le schisme menaçaient l’imité catholique; l’autorité de ses vertus et la pureté de sa croyance ramenèrent à nous ceux qui s’en étoient séparés, et rétablirent la paix dans !’Eglise. Le moyen, au reste, de par-courir en détail tant d’éminentes qualités, ou de discerner ce qu’il y auroit à omettre, dans l’im-puissance de tout dire? Ce que l’on sc rappelle sem-ble effacer toujours ce que l’on vient de raconter. Ainsi je me sens plus embarrassé de ce que je dois taire, que les autres panégyristes ne le sont de ce qu’ils doivent exprimer; et l’abondance même de la matière devient une cause de stérilité.
L’orateur n’en poursuit pas moins le tableau de son administration tant publique que domestique. A l’occa-sion de sa charité :
Qui a témoigné jamais plus de compassion envers les pauvres ; cette partie du genre humain si mépri-séeet si peu faite pour l’être? Qui jamais les assista avec une libéralité plus généreuse ? Ne se croyant que l’économe d’un bien qui n’étoit pas à lui, les soula-géant dans leurs besoins de toutson pouvoir, prenant non sur son superflu, mais jusque sur son nécessaire; plus satisfait de donner que les autres d’amasser ; ré-pandant ses aumônes sans nulle distinction, sans humeur et sans reproches, ce qui vaut mieux sou-vent que l’aumône elle-même ; aimant mieux éten-dre ses bienfaits sur l’indigent qui ne les mérite pas, que de risquer, par une réserve soupçonneuse, d’en frustrer ceux qui les méritent. Ce qui rehausse encore le prix de sa libéralité, c’est le mépris qu’il faisoit de l’honneur qui pouvait lui en revenir... Trop souvent l’ostentation est le secret ressort de la bienfaisance : on veut des témoins, et quand on n’en a pas, la bienfaisance tarit.
La brillante et féconde imagination du saint docteur, lui fournit sans cesse de nouvelles couleurs pour peindre les vertus diverses de son héros. Parle-1-il de son humilité :
Elle n’avoit rien de contraint, rien de superficicl... Ce qui fait !’humilité, cc 11’est pas le cos-tunic , niais le cœur cc n’est pas de marcher tête inclinée ou baissée ?1 terre, de traîner sa voix avec lenteur, de laisser croître sa barbe, ou flotter ses cheveux négligemment;.... dehors hypocrites qui ne trompent pas long-temps , parce que rien de fac-ticc n’est durable... Simple dans ses habits égale-ment éloignes de la recherche et de la négligence... sobre dans ses repas, sans affecter jamais de le pa-roître.... Celle de scs vertus qui le caractérisent le plus particulièrement, et à laquelle l’opinion publique a rendu un éclatant hommage, ce fut son courage à pardonner les injures,.... Grégoire ne mettoit pas un instant entre l’outrage et le pardon; et sa promptitude à oublier, prévenait jusqu’au sentiment pénible de l’offense.... Susceptible peut-être des saillies de la vivacité dans les intérêts de la religion où le zèle s'abandonnait ; mais dans ces cas mêmes, en défiance contre son propre cœur, il se préparait de loin à l’attaque , et se mettoit en mesure contre les emportements delà sensibilité....
Il étoit impossible de rencontrer un homme plus indulgent et plus doux, qui méritât mieux Γ11011-neur d’offrir à Jésus-Christ les oblations saintes.... Ceux mêmes, contre qui il étoit obligé de sévir, ne pouvaient lui refuser leur amour et leur admira-tion , parce que sa clémence prévalait sur le châti-ment. La sévérité de l’homme juste vaut mieux que l’indulgence du méchant. C’est que l’utile rigueur du premier est tempérée par la douceur, mais la perversité de l’autre rend jusqu’à sa bonté suspecte.... Il n’est rien communément de plus salutaire que la facilité à pardonner ; elle force celui qui s’est permis l’offense, à rougir de sa con-duite; elle le ramène de la crainte à l’amour et à ]a bienveillance, de tous les moyens le plus sûr et le plus efficace.... Cependant ce caractère de sim-plicité, porté si loin , ne nuisoit point à sa pénétra-tion , non plus qu’à son activité dans le maniement des affaires. Ces qualités en apparence incompati-blés , la simplicité tenant de près à la douceur qui peut dégénérer en mollesse , l’activité touchant ?1 la brusquerie qui repousse l’humanité, Grégoire sa voit les réunir par un merveilleux accord : ardent, cm-pressé, mais sans passion, et fléchissant avec habileté au besoin , comme l’auroit fait un homme étranger aux affaires ; ce qu’il faisoit bien voir, tant dans la liberté de ses avis , que dans l’administration des emplois publics qui lui ont été confiés. Il joignait la prudence du serpent dans le discernement du mal, à la simplicité de la colombe dans l’action du bien. Sa prudence n’étoit point artifice ; sa sim-pli cité, incapacité : mais ces deux vertus n’en for-!noient qu’une seule, portée au plus haut point de perfection.
Le Ciel honora sa piété par des signes extraordinaires. Il étoit malade, et tout son corps étoit en proie à la souffrance. Ne nous étonnons pas de voir les saints eux-mêmes affligés, soit que Dieu veuille achever de les purifier, on que ce soit une épreuve pour leur vertu, ou une instruction pour les foi-blés, qui apprennent de leur exemple à endurer les maux avec courage , et à ne pas se laisser accabler sous le poids de l’affliction. Il étoit donc malade , et c’étoit le jour même de Pâques , à ce saint jour, le roi des jours ג durant la commémoration de cette éclatante nuit qui dissipa les ténèbres du péché,,... que la maladie étoit dans toute sa force. Une fièvre brûlante dévorait scs entrailles ; la faiblesse allait jusqu’à !’anéantissement ; l’estomac se refusait à tout aliment ; le sommeil avoit fini; pas un mou-vement qui ne lût un supplice; le pouls s’arrêtait par intervalles. Tout l’intérieur de la bouche , le palais lui-même, jusqu’aux sommités de la langue, paroissoient dévorés d’ulcères qui ne permettaient pas à une goutte d’eau de s’introduire impuné-ment. L’art des médecins, les vœux de l’amitié, les prières que sa famille adressait au Ciel, tout étoit inutile ; pas le plus léger soulagement, plus d’espérance : le malade étoit à ce période extrême où quelques soupirs rares, entrecoupés, et le défaut de connaissance annoncent la prochaine dissolution. Nous nous étions rendus à l’église pour y offrir le saint sacrifice et implorer le Seigneur. Dans l'impuissance de tout autre remède, nous avions eu recours au grand médecin ; nous invoquions l’efii-cacité de celte nuit si sainte, notre dernière et unique ressource. Le dirai-je? éloit-ce pour célébrer la fete , ou pour nous livrer à notre douleur ? pour nous abandonner à la joie de cette grande solennité, ou pour honorer par des hommages funèbres un homme que nous ne comptions plus au. nombre des vivants ? Que de larmes couloient des yeux d’un peuple entier ! quels profonds gémissements ! quels sanglots échappés de tous les cœurs, seconfondoient avec le chant des psaumes ! On rcdcinandoit au temple son pontife ; aux mystères sacrés leur ministre à Dieu un évêque si digne de ses autels... Qu’arriva-t-il donc? quel miracle avons-nous dû à cette nuit sacrée, et au Dieu sauveur de ce malade à l’agonie ? Le récit que j’entreprends me pénè-tre d’un secret frémissement... Les mystères saints alloient commencer ; les ministres, dans un profond recueillement, et le peuple rangé dans un bel ordre, se tenaient dans un silence religieux, quand celui qui fait sortir les morts du tombeau , rappela notre évoque du sein des ombres de la mort. D’abord il se meut, bien qu’avec peine; bientôt il se relève avec force ; bientôt, d’une voix encore tremblante et confuse , il appelle un de ses domestiques, lui demande ses habits qu’il se fait apporter sans délai, el son bras pour le soutenir. Celui-ci étonné, interdit, obéit à l’ordre de son maître. Grégoire, comme autrefois Moïse sur la montagne, appuyé sur ce bras , unit ses prières à celles de son peuple , présent à l’autel, quoique loin de l’autel, offrant le sacrifice, bien que sans victime.... Dès le lende-main de Pâques, il se rendit à !’Eglise,.... où il offrit le saint sacrifice en action de grace du bien-fait qu’il avoit obtenu. Je compare ce miracle à celui d’Ezéchias, etc.
A la suite de ce fait, saint Grégoire raconte d’antres prodiges qu’il assure avoir été opérés par les prières de son père et de sainte Nonne.
Revenant à son sujet ;
Peut-être s’étonnera-t-on que je me sois arrêté si long-temps sur ces détails , comme s’ils faisaient seuls la matière de son éloge ; et que j’aie différé de rendre compte de cette effroyable tempête dont on l’a vu soutenir le choc avec tant de courage ... Notre siècle a vu le premier , et, je l’espère , le dernier exemple d’un tel scandale : un empereur apostat, renonçant à la raison , autant qu’à son Dieu. Comme si l’empire des Perses subjugué n’eût pas ouvert un assez vaste théâtre à son ambition , il se laissa per-suader par les démons , qu’il y auroit pour lui plus d e gloire en core à soumc t tre l’emp:re de Jésus-Chrisl. Tousles ressorts de l’impiété furent mis eu œuvre; séductions, menaces, artifices, violences, rien ne fut épargne. Ses desseins ne pouvoient rester cachés au point qu’on n’aperçut clairement la persécu-lion à travers les déguisements dont il !’envelop-poit. Pourtant ce n’étoit point encore une conju-ration déclarée. Julien s’embarrassoit peu de quelle manière il viendroit à bout de nous surprendre , par subtilité ou à force ouverte.
Personne qui l’ait combattu mieux que mon père, soit par un mépris plus prononcé, soit par une ré-sistance plus courageuse. Le mépris, dont il eut plus d’une fois occasion de donner le témoignage par sa conduite avec les satellites et leur chef envoyés par l’empereur pour se saisir de nos églises,avec ordre de s’en emparer par force, si on leur en refusoit l’entrée. Cc capitaine , fier de la faiblesse qu’il avoit trouvée ailleurs , s’étoit rendu ici, ordonnant d’un ton absolu qu’on lui livrât l’église. Mais bien loin de réussir dans son projet , il allait courir le risque de la vie , si de plus sages conseils ne !’avoient dé-terminé à la retraite.... Sa courageuse résistance; en voici un trait. Le siège de Césarée étoit vacant ; les habitants de celte ville étoient divisés sur le choix d’un nouvel archevêque. La chaleur des partis allait jusqu’à menacer d’une sédition qu’il eiit été difficile de prévenir ou de calmer ; car outre l’effervescence naturelle qu’un semblable intérêt pouvoit inspirer à une ville aussi religieuse , l’éclat de cette église et ]’importance de son siege (1) étaient un motif de plus pour enflammer la dissension: tel étoit l’état des choses. Quelques évêques se trouvaient réunis pour nommer ]’archevêque. Les partis divers propo-soient chacun leur sujet , comme il ne manque guère d’arriver dans ces conjonctures , les uns se-Ion leurs préventions, les autres avec des motifs pins épurés ; lorsqu’à, la fin, le peuple se réunissant par un commun accord , tous les suffrages tombe-rent sur un homme du premier ordre , d’une vie irréprochable (2) , mais pas encore baptisé : il se nommoit Eusèbe. On se saisit de lui malgré toutes ses résistances, et avec le secours des gens de guerre qui se trouvaient alors à Césarée, 011 le traîna sur le siège épiscopal. Là on le présenta aux évêques pour qu’ils voulussent bien lai conférer le baptême et l’ordination , accompagnant cette demande d’in-jonctions qui laissaient désirer sans doute plus de gravité et de modestie , mais témoignaient toujours le zèle et la piété.....Les évêques, cédant à la contrainte, baptisèrent l’élu, le proclamèrent évêque, le placèrent sur le trône, lui imposèrent les mains, par condescendance plutôt que par une affection réelle, comme la suite l’a bien fait voir. Apres qu’ils se furent retirés, se voyant en pleine liberté, ils tiennent conseil entre eux. (Fut-ccpar un mouvement du Saint-Esprit? je l’ignore) toujours est-il qu’ils dé-libèrent, et prononcent que tout ce qu’ils avoient fait étoit nul,־ que la promotion étoit illégitime, sous le prétexte qu’il y avoit eu violence de la part de l’évéquc , bien qu’il eût été lui-même victime de la violence, et qu’il s’étoit tenu des propos échappés eu effet avec plus de vivacité que de réserve.
(1) Le même saint Grégoire l’appelle ailleurs la mère de toutes les Eglises (£pist. xxn, pag. 785 ). On lui a même décerné le titre de pa-triarchat. (Voy. Marea , Thomassin, Tillemout. )
(2) Ce fut le prédécesseur immédiat de saint Basile, à qui notre saint évêque de Nazianze adressa plusieurs lettres, pour le féliciter et le consoler de l’bonorable exil qu’il ent à souffrir pour la eause de la foi.
Quelle fut , dans ces circonstances, la conduite de notre grand évêque?
Grégoire, qui jugeoit sainement des choses, ne se laissa point entraîner parce torrent, et n’approuva nullement la résolution des évêques... Puisqu’il avoit été lait à tous une même violence, tous dévoient être également accusés, ou également ahsouts d’y avoir cédé... Bien plus, s’il y avoit des coupables, n’étoit-ce pas plutôt les évêques, dont le devoir leur commandait de s’exposer à tous les périls de la rési-stance ; au lieu de céder, comme ils avoient fait, aux emportements de la multitude, surtout dans un temps où il fallait songer à éteindre les querelles passées, plutôt que d’en exciter de nouvelles. L’af-faire n’eut pas de suite. L’empereur, plein de ses pro-jets, furieux contre les chrétiens, fut informé de celte élection. Il ne l’apprit qu’avec colère ; son mécontentement éclata, et s’en prit à tout le inonde. C’étoit !’archevêque qui se voyait menacé, c’étoit Césaréc entière qui trembloil pour elle-même. Le temple de la Fortune venoit d’être renversé dans un temps où la fortune lui sourioit : Julien ne l’avoit pas oublié; et ce souvenir aigrissoit la peine que lui causait une élection qu’il supposait être un attentat contre le droit et l’intérêt public. Le gouverneur de la province, ennemi personnel de !’archevêque (1), secondait les vues de l’empereur. Il écrivit forte-ment à ceux qui l’avaient nommé, de se porter pour ses accusateurs, et ses lettres respiraient la menace. Mon père, à qui une de ces lettres fut adressée, sans se laisser émouvoir, sans balancer , répondit ( Ecou-tez, Messieurs, avec quelle liberté et dans quel esprit il répondit) : « Illustre gouverneur, nous n’ayons » d’autre maître, d’autre juge de nos actions que le » Dieu à qui l’on fait maintenant la guerre. C’est à lui » à examiner l’élection que nous avons faite légitime-» ment, conformément à notre discipline et à sa vo-» lonté. Il dépend devons, si vous le voulez, de nous » poursuivre ; il ne dépend pas de vous de nous faire » condamner ce que nous avons fait dans les règles, à » moins que vous ne prétendiez nous prescrire des » lois dans une matière qui ne regarde que nous et» notre religion.» Cette ge'néreuscréponse excita l’ad-miration du gouverneur lui-même, comme nous l’a-vous appris de ceux qui ctoient dans sa confidence , bien qu’il eût paru d’abord s’en irriter. Elle arrêta les projets hostiles de l’empereur, sauva Césarée du péril qui lamcnaçoit, et nous-mêmes du compromis auquel nous nous étions exposés.
(1) A cause des différends qu’ils avoient eus ensemble dans l’adminis-Ration des affaires civiles. (Tillem., Mém., tom. ix, pag. 66.)
Après la mort de cet archevêque, la même ville &e trouva encore agitée pour une cause semblable. Il falloit lui donner un successeur.
Nulle équivoque sur la supériorité du mérite, comme parmi les astres on n’a pas besoin de nommer le soleil .Tous le connaissaient, et bien plus particuliè-rcmcnt encore la partie la plus distinguée et la plus saine, tant du peuple que du clergé, à qui seul, ou du moins de préférence à tout autre, devroit appartenir le droit des élections ( nos églises s’en trouveraient beaucoup mieux), plutôt que de l’abandonner à quel-ques privilégiés, ou bien à une multitude ignorante, emportée , et par une conséquence inévitable, à ce qu’il y a de plus vénal, de plus méprisable dans cette même multitude... S’il en eut été ainsi, qui eut pu vous oublier, vous, ôhomme incomparable! que les mains de Dieu ont perfectionné, vous qui n’êtes point asservi sous le joug du mariage, qui ne possédez rien en propre, et ne connaissez point les faiblesses de la chair et des sens ; vous le plus savant, le plus éloquant, le pins sage des hommes ; mon ami, le com-pagnon de mes études, de ma vie entière, la moitié de moi-meme! Que ne m’est-il permis de publier ail-leurs qu’en votre présence tous mes sentiments! Mais j’aurois à craindre le reproche de flatterie, si je ne mettais ici quelque réserve à votre éloge. Pour reve-nir donc à mon sujet, le Saint-Esprit connaissait bien celui dont il avoit lait choix ; mais l’envie s’y opposoit ; de la part de qui? Je m’abstiendrai de les nommer, je laisse ce soin aux langues satyriques , qui se font un jeu de nous décrier... Grégoire avoit pénétré les vues de !’Esprit Saint ; il exhortait tout le monde à se dépouiller des considérations basses et charnelles, à laisser là les combats que produisent les factions et les préjugés, à n’écouter que la voix de Dieu? à ne se proposer pour objet que l’avantage de !’Eglise et l’utilité commune. Il écrivait (1), il reprenait, rapprochait les partis, s’adressait aux ordres divers du sacerdoce, prenait Dieu à témoin , donnait son suffrage, imposoit les mains, tout ab-sent qu’il était, usait du droit que son âge lui avoit acquis, d’ordonner en maître de choses qui ne dé-pendaient pas de lui. Mais il fallait que l’élection fut canonique; et l’un des évéques qui devait donner sa voix étoit absent. Grégoire , tout accablé qu’il était sous le poids des ans et de la maladie , s’arrache de son lit pour se rendre à la ville avec l’ardeur d’un jeune homme , ou plutôt il y lait porter son corps expirant et à peine animé d’un faible souffle, per-suadé que s’il avoit quelque accident à courir, sa vie ne pouvoit être terminée avec plus de gloire que par un semblable dévouement. Ici encore, le Ciel fit un miracle qu’il est impossible de contester. Rajeuni par la fatigue meme, rendu à sa première vigueur/il poursuit l’affaire, se prépare au combat, place l’é-véque sur le trône épiscopal, et se fait ramener sur un chariot, qu’auparavant on eût pris pour son tom-beau, mais changé dans une arche sacrée.
(1) Ces lettres nous out clé conservées par son fils , qui, peut-être, les avoit dictées lui-même. Voy. la Lettre xx״, dans les OF.uvres du saiul doc-leur, 10m. 1, pag. 78Ô, 786.
Cette victoire lui suscita des inimitiés qui ménagèrent à sa douceur et à son extrême patience autant de non-veaux triomphes. Il ne survécut guère que de quatre ans à la promotion de saint Bazile.
Il avoit passé de beaucoup les bornes que David donne à la durée de la vie humaine , ayant vécu près de cent ans, dont quarante-cinq dans l’épiscopat ; enfin , il a terminé sa carrière dans une honorable vieillesse. Comment? En priant, et dans la posture d’un homme qui prie, laissant plusieurs témoignages de ses vertus sans le mélange d’aucun vice. De là cette vénération si tendre, si générale, qui s’est attachée à sa mémoire (1). C’est ainsi que Grégoire a vécu, ainsi qu’il est mort.
(1) Il est honoré comme saint dans l’Eglise grecque, qui en célèbre la fête le 1er janvier.
Jaloux de laisser après lui un monument de sa géné-reuse munificence, le saint évêque de Nazianze avoit fait ériger un temple à la gloiredcDieu, et pour l’usage des fidèles : d’après la description historique, que son fils en a faite, c’étoit un vaste édifice octogone, bâti près-que tout entier à scs frais , recevant le jour par le haut, soutenu par des colonnes et pilastres qui s’élevoient jus-qu’aux lambris ornés de riches peintures ; le marbre y étoit prodigué , et la magnificence des détails soutenoit dignement l’étendue des dimensions.
Un autre temple, dont l’érection, après Dieu, fut son ouvrage, bien plus durable que le marbre des édifices sa-crés , bien mieux fait pour assurer à jamais sa mémoire, c’étoit ce même fils qu’il avoit orné de tant de vertus , ce même Grégoire qu’il s’étoit associé déjà à l’administra-tion de son Église dont il portait tout le poids , et qui , dans ce moment, rendoitun si magnifique hommage à la cendre de son père. Tantdc circonstances qui leur avoient été communes, en particulier cette église élevée par les mains de son père, et dont lui-même allait continuer de prendre soin (2), Γ obligeaient nécessairement à parler de soi. Il le fait avec autant de modestie que de dignité.
(2) A titre d’administrateur, non comme titulaire. ( Voy. Tillemout, 3Iêm., tom. ix , pag. 3g8. )
Ce templeavoit besoin d’un prêtre : Grégoire a eu soin de l’en fournir, et de sa propre maison. Est-il digne ou non de la majesté du lieu? Ce n’est pas à moi à le dire. Il fallait des victimes ; elles n’ont pas manqué, c’est-à-dire les épreuves de son fds, ses propres souffrances endurées avec tant de résigna-tion, holocauste spirituel non moins agréable aux yeux du Seigneur que les victimes légales. J’entends votre voix, ô mon père!.. Vous m’ordonnez de mettre lin à ce discours (1)... Toutefois avant de le termi-ner, permettez que j’y ajoute ce peu de paroles : Faites-nous connoître quelle gloire, quelle lumière vous environnent. Protégez et votre épouse, qui ne doit pas être long-temps séparée de vous , et vos en-fants condamnés à vous survivre, et moi pour quel-que temps encore en butte aux misères de cette vie. Et, avant le jour qui doit nous réunir aux mémos ta-bernacles, recevez-nous à vos côtés sous la pierre du tombeau réservé par vos soins à votre famille... Pardonnez à la faiblesse de cet éloge que l’on peut accuser ou d’omission ou d’insuffisance. Ne cessez pas de gouverner et ce troupeau et ces évoques qui aimoient à vous appeler leur père, moi surtout que votre paternelle autorité, et l’impulsion du Saint-Esprit ont engagé dans ce redoutable ministère : je n’aurai plus à me plaindre de la violence qui m’a été faite.
(1) Le texte ajoute : « Comme il vous est arrivé plus d’une fois, inter-rompant mes discours, pour prévenir la fatigue d’nue trop longue assis-tance. »
Mais, que pensez-vous de ce que vous venez d’en-tendre, ô vous juge de nies discours et de mes ac-tions !.. Si celui-ci vous semble au-dessous du sujet et de votre attente ; il est aise d’y suppléer. Nous allen-dons ce service d’une bouche d’où la parole coule, semblable à une rosée vivifiante. Votre consécrateur et votre père, il a droit à· la reconnaissance de celui qu’il a fait pontife, de celui qu’il adopta pour fils. Quelle merveille que l’homme qui a mis sur vos lèvres les foudres de cette éloquence, dont retentit l’univers, soit célébré par cette même éloquence ?
11 ne me reste plus qu’à porter mes accents funè-bres à l’oreille de cette vertueuse Sara, dont les jours ont égalé déjà la durée des jours de son illustre époux. Non, ô ma mère ! la condition de Dieu et des hommes n’est pas la meme ; ou, pour parler au-trement, ce qui est au-dessus de nous et ce qui rampe sur la terre est d’une espèce bien différente. Sa nature et tout ce qui en constitue l’essence, est durable , immortel. Notre nature à nous, qu’est-elle? Fragile, périssable, sujette à de continuels changements. La vie et la mort, qui pourtant sem-blent être si opposées entre elles, communiquent l’une à l’autre et se succèdent alternativement. En effet, la vie après avoir pris sa source au sein de la corruption qui nous donna le jour, s’échappant à travers la corruption , c’est-à-dire la dissolution suc-cessivc de tout ce qui nous environne, se termine enfin par la corruption qui nous attend au terme de notre carrière. Au contraire, ]a mort, qui, au premier bienfait de nous affranchir des maux pre'-sents, joint celui de nous introduire dans la vie cé-leste, je ne sais si l’on doit lui donner le nom de mort ; ce n’est pas la chose, c’est le mot seul qui la rend formidable. Où donc est la raison de tant re-douter ce qui n’a rien en soi de redoutable, et de s’attacher, comme devant y trouver le bonheur, à ce qu’il faudrait bien plutôt repousser avec effroi ? La véritable vie, c’est de s’occuper de la vie éternelle. La vraie mort, c’est le péché, puisqu’il donne la mort à l’âme. Tout le reste auquel on s’abandonne avec si peu de retenue, fantômes imposteurs, songes enfantés durant les ténèbres, illusions vaines qui dérobent aux choses leur aspect réel. Pénétrons-nous bien de ces pensées, ô ma mère! et la vie ne sera plus pour nous un bien si désirable, ni la mort un mal si fort à craindre. Est-ce donc un si grand mal que d’etre mis en possession de la véritable vie; que de n’avoir plus à redouter les inconstances, les révolutions, les dégoûts, et cc honteux tribut que nous devons à la mort? que d’échanger tant de mi-sères contre des biens assurés et impérissables; et d’etre transportés au sein de la cour céleste, astres lumineux, éclatants d’une gloire qui ne le cède qu’à celle de Dieu même? Mais, allez-vous me dire, les amertumes, les déchirements de la séparation ! —
N’avez-vous pasTespérauce d’etre réunis? — Mais jus-que-là, rester veuve?—Ne l’cst-il pas, lui?Où est la charité, de vouloir pour soi ce qui est plus commode, et de rejeter le joug sur autrui? Après tout, à l’âge où vous êtes parvenue, de quoi auriez-vous à vous plaindre dont vous ne deviez être bientôt débarrassée? Il n’est pas loin ce moment marqué par les decrets du Ciel. N’aggravons point par de timides considé-rations un fardeau facile à porter. Nous sommes privés d’un trésor inappréciable; mais nous en avions joui. Perdre, c’est le sort commun ; posséder, c’est un avantage bien rare. Bien loin donc de nous abat-tre, livrons nos cœurs à la consolation. Il est juste que la partie la meilleure l’emporte. Vous avez perdu des fds dans la force de l’àge, pleins de vie; et vous l’avez supporté avec autant de courage que de sagesse. Au-jourd’iiui que vous avez vu succomber un corps écrasé sous le poids des ans, et qui se survivait à lui-mémc, bien que la vigueur de son âme ait main-tenu chacun de scs sens dans toute son intégrité, montrez-vous aussi ferme. Vous n’avez plus per-sonne qui prenne soin de vous ! N’avez-vous pas toujours votre Isaac qu’il vous a laissé pour vous te-nir lieu de tout le reste? Hélas! quelques foi-blés services domestiques, voilà tout ce que vous puissiez attendre de mon zèle. Je vous en demande, moi, de bien plus importants : votre maternelle bé-nédietion, l’assistance de vos prières pour la future émancipation. De semblables avis vous feroient-ils de la peine? Je ne vous en blâme pas. Ce sont les memes que vous étiez la première à donner à tous ceux qui, durant le cours d’une si longue vie que vous avez déjà parcourue , aimoient tant à se régler sur vos conseils. Ce n’est donc pas à vous qu’ils s’a-dressent, à vous, la plus sage des femmes; je les présente à tous les cœurs affligés. Mortels, n’oublions pas que ceux que nous avons à pleurer furent mortels.
Éloge funèbre de saint Basile-le-Grand, archevêque de Césarée.
Prononcé à Césarée , vers 381.
U devoit donc lui-même, lui, qui tant de fois m’a fourni le sujet de ces discours, auxquels il se plai-soit non moins que tout autre à ses propres compo-sitions ; il devoit donc, le grand Basile, être à son tour l’objet d’un discours bien digne, par l’impor-tance de sa matière, d’exciter l’émulation de quicon-que s’applique à l’éloquence (1)'. Oui, certes, tout homme jaloux d’essayer ses talents dans la parole, et qui, voulant après cela se juger d’après les règles de l’art, s’attacheroit à un sujet, de préférence à tout autre, comme les peintres qui choisissent parmi les plus excellentes productions, les originaux qu’ils se proposent de copier, n’a pas besoin de chercher ail-leurs que dans celui-ci le chef-d’œuvre de toutes les perfections... Telle est l’idée que je m’en suis faite, et que personne ne contredira..... Eh ! que puis-je faire de plus agréable, soit pour mon cœur, soit pour tous ceux qui honorent la vertu, soit pour !’éloquence elle-même, que d’entreprendre l’éloge de ce grand homme, .!’acquitte une dette sacrée : c’est un tribut auquel a droit le mérite et l’élo-quence. Outre l’intérêt du plaisir que Γ011 est sur de donner, l’éloge de la vertu est un puissant attrait pour y porter. Les louanges données aux belles ac-lions en relèvent le prix, en augmentent encore l’éclat. Quant au succès de l’exécution, quel qt ’il puisse être, il n’en est pas moins assuré ; car si le panégyrique ne reste pas trop au-dessous du sujet? le mérite en revient au sujet lui-même qui l’a in-spiré : s’il est trop inférieur , ce qui ne manquera pas d’arriver dans cette circonstance, sa faiblesse même tournera à l’avantage du héros, puisqu’il manifestera combien il est au-dessus de tous les efforts de l’éloquence. Tels sont les motifs qui ont déterminé l’entreprise où je me suis engagé. Si j’ai attendu si tard, ne paroissant qu’à la suite de tant d’autres orateurs qui, soit en public, soit en particulier, ont déjà satisfait à ce devoir; que l’on n’en soit point surpris.....Saisi du meme effroi que les fidèles s’approchant des saints mystères, je crai״ ״nois de toucher à l’e'lone de cet homme sacré avant d’avoir purifié ma voix et mon cœur. Je me serais bien gardé de chercher une excuse dans mes infirmités , en pensant à la vertu héroïque qui, durant son séjour sur la terre, supérieure à toutes les foiblesses de la nature, nous donnait le témoi- ־ ״nage que les facultés de l’âme ne dépendaient point des liens du corps. C’est assez parler de moi : je n’ai pas besoin d’en dire davantage pour tous ceux qui qui me connaissent. Venons donc à son éloge, que je m’empresse de mettre sous les auspices du Dieu de Basile (1). Puisse ce discours ne pas dégrader par une excessive médiocrité la gloire de ce grand homme, et ne point paraître au-dessous de ceux des orateurs qui nous ont précédés, quoique tous les pa-négyristes restent aussi loin de lui que le sont du firmament et du soleil ceux qui les contemplent!..
(1) Bossuet semble avoir voulu rendre l’esprit de ce mouvement dans le début de son Oraison funèbre de la duchesse d’Orléans ; « J’étois donc destiné, etc. «
(1) Comme il est dit : Le Dieu d’Abraliam , d’Isaac et de Jacob.
S’il pouvoit être sensible à la gloire d’une noble extraction, et à ces pompeuses futilités dont s’enor-gueillisscnt les hommes pleins des pensées terrestres; j’aurois à produire une longue suite d’illustres an-cêtres, et de noms escortés de mémorables souve-nirs, lesquels ne le cèdcroient pas a ce qu’il y a de plus grand dans les autres histoires, et ne nous réduiroient pas , comme elles, à fouiller dans des gé-iiéalogies mensongères, puisque nous avons ici sous les yeux des milliers de témoignages. Du côté pa-tcrncl, le Pont nous fourniroit un grand nombre de laits éclatants, comparables à tout cc qui se lit de plus merveilleux dans les historiens et dans les poètes. Du côté maternel, nousen trouverions égale-ment dans la Gappadoce, ma respectable patrie.... Pas une famille de cette province, qui compte un plus grand nombre de personnages honorés par les charges militaires, parles gouvernements, parla fa-veur et les dignités de la cour, par les richesses, etc.
Mais une autre sorte de noblesse bien plus réelle; c’étoit la piété qui s’est conservée héréditairement dans sa maison, et quia faille lustre principal du saint évoque, ainsi que je vais le raconter. Une per-sécution s’étoit élevée, la plus furieuse, la plus formidable qui fut jamais. Vous la connoissez tous. Elle eut pour auteur Maximin, qui, réunissant dans celle-là tons les caractères de celles qui avoient eu lieu antérieurement, les fit paraître, grâce à sa cruauté, légères et toutes pacifiques; tyran de qui l’audace ne connut point de bornes, et dont l’ambi-tion aspiroit à la prééminence de l’impiété. Le christianisme eut ses athlètes. Le plus grand nom-bre a vaincu, combattant, les uns jusqu’à la mort, d’autres jusqu’à l’instant qui précède la mort, con-servés pour survivre à leur victoire et ne point périr dans l’arène, destines à servir d’exemples à leurs frères, martyrs vivants, soutiens animés et muets prédicateurs de la foi. De ce nombre furent les aïeux paternels de Basile. Ce fut durant cette tempête, que leur piété, signalée par tous les sacrifices, reçut la couronne de gloire. Bien résolus, et disposés a souffrir, sans regret, toutes les épreuves auxquelles Jésus-Christ à attaché les récompenses promises aux imitateurs de ses propres souffrances, ils ne deman-doient que l’occasion d’un combat légitime. Telle est la loi du martyre, de ne point s’exposer de soi-même à la persécution, et cela pour ménager et les tyrans et la foiblesse des athlètes, mais aussi de ne point éviter le combat quand il se présente : l’un, seroit témérité, emportement; l’autre lâcheté, pré-varication. Fidèles au commandement du législa-leur, que firent-ils donc? ou plutôt, quelle direction leur donna la divine providence qui régloit tous leurs conseils? Elle les amena dans une de ces vastes et épaisses forêts qui couvrent les montagnes duPont, n'ayant avec eux que quelques personnes associées à leur fuite ou nécessaires à leur service. Quelle force de courage, pour supporter les rigueurs d’un exil d’au moins sept ans, les privations de toute espèce, auxquelles leur aisance passée les avoit si peu accou-tumés ! Nul abri contre l’excès du froid, de la chaleur, de la pluie; l’isolement, l’abandon uni-versel au milieu d’aussi affreux déserts! Combien une pareille situation ne devoit-cllc pas être insuppor-table à des hommes qui, jusque-là, ne marchaient qu’environnés d’hommages et d’esclaves! Mais nous avons à raconter quelque chose de plus grand et de plus merveilleux que tout cela.
Dieu n’abandonna pas dans leur solitude ces illustres exilés.
Le Dieu des miracles, celui de qui les mains libéra-les nourrissaient dans le désert son peuple etranger et fugitif, faisant tomber du ciel le pain et des essaims d’oiseaux, lui fournissant non - seulement le néces-saire, mais les aliments les plus délicats ; le meme Dieu qui fendait les eaux de la mer, suspendait le cours du soleil, faisait remonter le Jourdain en ar-rière , pourvut de lui-même à la subsistance de ses serviteurs, par une suite de miracles : prélude des biens éternels qu’ils espéraient, et des non-veaux combats qu’ils auraient à subir.
Celui que nous louons n’a pas besoin de rien em-prunier à un mérite étranger... Que les autres se fassent un titre de gloire de tenir de leurs ancêtres un nom illustre : il est sans doute bien plus honorable d’ajouter par soi-même à la gloire de scs ancêtres. Ceux dont notre saintreçut le jour n’étoient pasmoins unis par la vertu quepar le nœud du mariage... Son père, de même nom que lui, avoit une réputation de mérite qui l’élevait au-dessus de tous ses contemporains : son fils seul empêcha qu’il ne fût le premier des hommes. Sa mère Emmélie, si digne de ce nom, qui marque l’harmonie et l’accord de toutes les perfections (1), avoit parmi son sexe la meme supériorité que son époux dans le sien. De tels parents méritoient bien d’avoir un fils qui leur resemblât...
(1) Allusion ai: mot ״rec
Des scs premières années, le jeune Basile fut dirigé dans la vertu par son père, dont les habiles leçons développèrent et secondèrent les heureux germes de son intelligence et de sa piété......Faisant marcher de front les sciences humaines et le service de Dieu, il l’amenoit par les premières in-structions de la jeunesse à la future perfection.
Un peu auparavant, l’orateur avoit relevé magnifique-ment la nécessité de la science dans ces termes :
Tous les bons esprits s’accordent à dire que la science tient le premier rang parmi les biens accor-dés à la condition humaine. Je ne parle pas seule-ment de la science propre à notre ministère, sublime comme lui, laquelle, dédaignant les vains ornements du langage, n’a pour but que le salut des âmes, pour objet que la noble étude des choses qui éclairent la raison et l’intelligence ; je parle même de celte science étrangère qu’une prévention, trop commune parmi nous, rejette comme dangereuse, n’y voyant que les écueils dont elle est semée , et la regardant comme propre à détourner de la religion. C’est l’usage que l’on fait des choses qui en détermine Futilité ou le danger. Bien loin d’etre nuisibles en soi, les études profanes nous aident à pénétrer plus avant dans la connaissance du divin auteur de la na-ture; elles abaissent, selon l’expression de !’Apôtre, notre entendement sous le joug de Jésus-Christ, nous apprennent à démasquer l’erreur. Gardons-nous donc de déprimer la science, parce qu’il est des hommes qui la négligent ; esprits faux et téméraires qui voudroient que tout le monde leur ressemblât, pour se faire de l’ignorance générale une excuse de leur ignorance propre» et une sorte de rempart contre les reproches qu’ils méritent... Basile trouvoit au sein de sa famille un modèle qu’il lui suffisait de suivre pour devenir parfait... Après s’être fait à cette école un riche fonds de connaissances, il se rendit à Césarée ( 1 ), pour s’y former aux études que l’on y professe. Cette ville où j’ai eu moi-même l’a-vantage de prendre les leçons des plus excellents maîtres , pourrait être appelée la métropole des sciences, comme elle l’étoit déjà par la primauté du rang quelle occupoit parmi les villes de la province. Lui enlever cet honneur, ce seroit la dépouiller de son pins beau titre de gloire. Les autres cités nous vantent ce qu’elles ont de curieux en fait d’antique ou de moderne, d’après les récits des histoires qui les racontent ou les monuments qui les embellissent. Ce qui caractérise celle-ci, ce qui lui assure un lustre immortel, c’est la gloire des lettres. (Revenant à Ba-sile. ) Laissons, et à scs maîtres et à tous ceux qui ont su profiter de ses propres instructions, le soin de raconter les succès qu’il y obtint. Combien il pa-roissoit grand aux yeux de ses maîtres et de ses con-disciples, égalant les premiers, surpassant tous les autres ! Quelle réputation ne se fit-il pas en si peu de temps, dans toutes les classes de la société ! Au-des-sus de son âge, par ses connoissances ; au-dessus de ses connoissances meme par La tenue et la régularité de sa conduite; orateur parmi les orateurs, avant même de s’être exercé dans les combats de la tri-hune; philosophe parmi les philosophes, avant d’a-voir embrassé cette science ; et ce qui l’emporte encore, prêtre parmi les Chrétiens, avant d’avoir été admis au sacerdoce, tant sa supériorité en tout genre étoit reconnue. Mais l’étude de la science n’é-toit que l’accessoire. Tout l’avantage qu’il y cherchait étoit de s’en faire un instrument applicable à la phi-losophie chrétienne, parce qu’elle est d’une absolue nécessité pour bien expliquer sa pensée : l’esprit qui ne sait point rendre ce qu’il conçoit, ressemble à un corps engourdi qui ne peut marcher. Sa principale et sa plus chère étude étoit de s’instruire de la véritable philosophie, de s’isoler de la contagion du monde, pour travailler à s’unir plus étroitement à Dieu, à gagner les biens célestes, qui ne passent point, par ces biens de la terre condamnes à périr.
(1) Voyez Hermant, Vie, tom. 1, pag. 102.
Après quelque séjour à Césarée, il voulut connoître Bïzance ( Constantinople), capitale de tout !’Orient, où se réunissaient les orateurs et les philosophes les plus distingués. La pénétration et la capacité de son esprit l'eurent bientôt pénétré de tout ce qu’ils avoient de plus solide.
De là, il passa à Athènes, le centre, le domicile des beaux-arts, dirigé par la divine providence, et par une noble avidité d’apprendre, qui s’accroît par ses découvertes. Athènes, trésor, pour moi le pins précieux, source féconde de tant de biens! ce fut là que je commençai, non pas à connoître ce grand homme, mais à le cultiver. Je n’y cherchois que la doctrine : j’y rencontrai le bonheur...
Nous nous trouvions à Athènes : c’étoit Dieu et l’a-mour des sciences qui nous y avoient réunis, comme deux ruisseaux qui, sortis de la même source, après s’être partagés et répandus sur divers terrains, se retrouvent au même réservoir. J’y élois depuis un peu plus de temps : Basile ne tarda pas à s’y rendre. Sa renommée l’avoit devancé ; et on 1’attendoit avec impatience; c’étoit à qui s’empareroit de lui. On me pardonnera une courte digression qui ne sera pas sans intérêt : ceux qui sont instruits de l’anecdote aimeront à sc la rappeler, les autres rapprendront avec plaisir. Il y a dans Athènes un engouement pour les sophistes qui va jusqu’au délire. La plupart de ceux qui fréquentent leurs écoles, je ne dis pas seulement les jeunes gens de la plus obscure condi-tion , mais ceux memes des premières maisons, en sont atteints ; tous se confondent dans une meme multitude, sans règle et sans frein. Vous diriez ces jeux bruyants du cirque , où les spectateurs qui s’y rassemblent se passionnent pour les courses de cbe-vaux. Vous les voyez s’agiter, faire voler la poussière, remuer les mains pour suivre de leur place les mouvements des guides, frapper l’air en lançant des cris, promener et plonger leurs doigts comme s’ils piquoient les flancs des coursiers, bien qu’ils en restent éloignés ; démonter l’un , puis l’autre ; clian-géra discrétion et les écuyers, et les bornes, et les haltes, et les maîtres de la lice : et qui est-ce qui fait tout cela? une lie misérable d’oisifs, qui n’ont pas de quoi vivre pour un jour. Voilà l’image des élu-dianls d’Athènes ; voilà comme ils sc comportent à l’égard de leurs maîtres, et de ceux qu’ils croient en être les rivaux. Empressés, quand ils ont adopté une école, de grossir le nombre de ses élèves, et d’ac-croître le revenu du professeur par les manœuvres les plus contraires à la raison et à toute décence : on se saisit de toutes les avenues, des ports, des cam-pagnes, des solitudes, de toutes les parties de la contrée, delà province meme, des habitants, qui ont tous leurs factions et leurs cabales. Sitôt qu’un jeune homme met le pied dans l’Attiquc, le voilà , bon grc, malgré, à la discrétion de ceux qui ont pu s’emparer de sa personne. La scène devient moitié sérieuse, moitié plaisante. On commence par le mener chez l’un de ceux qui en ont fait leur proie , chez quelqu’un de ses amis, de scs parents, de scs compatriotes, ou bien dans la maison du sophiste dont ils sont les pourvoyeurs, et qui compte ces ma-néces au nombre de scs rétributions. Ensuite, c’est à qui lancera des brocards au nouveau venu , dans le dessein, apparemment, de rabattre ses prétentions s’il en avoit, ou de lui faire sentir sa dépendance. Dans cette attaque, chacun déploie avec plus ou moins de succès les ressources de son esprit, et de son caractère, dans la mesure de l’éducation qu’il a reçue. Ceux qui ignorent un semblable usage, s’en effraient et s’en offensent; ceux qui en sont prévenus s’en amusent; car il y a dans ce préambule plus de menaces que de mal. Après cela, on le conduit avec, pompe au bain par la place publique. La troupe qui compose l’escorte, marche en avant deux à deux, ; à distances égales. Près d’arriver au bain, tout d’un coup , comme si elle étoit transportée d’une fureur subite, elle pousse à la fois un grand cri ; à ce signal, qui se fait entendre des plus éloignés, tout le inonde s’arrête. Comme si le bain refusait de s’ouvrir, on frappe violemment aux portes pour intimider le novice. Enfin, après qu’on lui a permis l’entrée du hain, on le met en liberté. Sorti du bain, le voilà initié, et qui prend son rang parmi ses camarades...
Je n’avois pas été seul à me pénétrer pour Basile d’une vénération tendre , connaissant la gravité de ses mœurs, l’égalité de son caractère, la sagesse de ses discours. J’avois insinué le même sentiment à ceux qui le connaissaient moins. Sa réputation lui avoit gagné déjà tous les suffrages. De tous les étran-gers venus étudier à Athènes, il fut, je crois, le seul dispensé de cette bruyante épreuve ; distinction à laquelle pas un novice n’eût osé aspirer.
Ce fut là la première occasion qui lia ensemble ces deux grands saints. Leur union s’accrut encore par nue dispute où saint Grégoire soutint saint Basile contre quelques Arméniens ses anciens amis , mais qui étant jaloux de sa gloire, lui suscitaient des querelles où la vivacité de son esprit et la droiture de son jugement lui assuroient des triomphes qu’on ne lui pardonnait pas. Mais le séjour d’Athènes lui ayant fait apercevoir de plus près les mœurs de ses habitants et la futilité des sciences que l’on y cullivoil, lui inspira bientôt pour celte ville une sorte de dégoût qui alloit jusqu’à ]’abattement. Il en trouva le remède dans le commerce intime avec son il-lustre ami qui s’est plu à le décrire dans ces termes :
Lorsque insensiblement de mutuelles confidences nous eurent lait connoître que notre vœu commun étoit d’embrasser la vraie philosophie; alors chacun de nous devint tout pour l’autre. Meme toit, même table, un seul cœur, une même pensée ; chaque jour nouveaux soins pour enflammer et fortifier notre amitié mutuelle. L’amour sensuel, cpii ne s’attache qu’à des jouissances fugitives, s’évapore bientôt comme elles avec la rapidité des fleurs du printemps; la flamme s’éteint quand la matière est consumée : ainsi les désirs meurent, quand ce qui les a fait naître ne subsiste plus. Mais l’amitié chaste, et que Dieu approuve, est bien autrement durable, parce que son objet ne change point; et plus ce meme objet s’embellit à ses yeux, plus la chaîne qui unit ces âmes ainsi rapprochées par les memes affections devient étroite et invincible. Tel est le privilège de l’amitié dont Dieu est le principe... Hélas ! comment en parler encore, sans répandre des larmes? Nous avions tous deux une égale prétention à la science, la chose du monde qui excite les plus violentes ja-lousies parmi les hommes; et nul sentiment de jalousie : l’émulation seule fécondoit notre ardeur. Nous disputions, non pas à qui remporterait la palme, mais à qui la céderait ; parce que la gloire de l’un faisoit la gloire de l’autre. Ilsembloit qu’une seule âme nous animât en deux corps. Notre corn-mime occupation étoit de cultiver la vertu, de rendre notre vie digne des espérances éternelles, de nous retirer de cette terre avant que d’en sortir. C’étoit là le but auquel se rapportaient toutes nos actions, dirigées tant par la loi de Dieu, que par ]’émulation d’un mutuel exemple; et trouvant, si je puis m’exprimer ainsi sans une sorte d’orgueil, trouvant, dis-je, dans l’imitation fidèle que nous nous rendions l’un à l’autre, la règle de nos devoirs et la mesure du bien et du mal. Nulle fréquentation avec ceux de nos condisciples dont la conduite ou le langage fussent déréglés, ou l’esprit querel-leur, mais avec ceux qui se distinguaient par leur régularité, et de qui la société pouvait nous être profitable. Trop d’expériences apprennent que l’ha-bitude du mal se prend plus vite que celle du bien , comme il est plus facile de perdre la santé que de la réparer.... Nous ne commissions que deux chemins; l’un, celui de l’église, pour y entendre les interprètes delà loi divine, l’autre purement accessoire, qui nous conduisait vers nos professeurs. Les fêtes, les spectacles, les assemblées, les banquets, nous les abandonnions à ceux qui en sont épris. Quelle es-time, demanderai-je, peut-on faire de ce. qui ne contribue point à régler notre vie, et à nous rendre meilleurs?... Notre plus grande affaire, notre plus glorieuse prérogative, étoit d’être appelés chrétiens, et de l’être...
Athènes est une ville semée d’écueils, pour les âmes. C’est là ]’opinion que s’en font à juste titre tous les cœurs religieux. Il s’y rencontre plus de moyens de séduction et de crime que dans aucune antre contrée delà Grèce, et il est difficile de n’êtrc pas entraîné dans le piège par les louanges que l’on entend sans cesse prodiguer à ces dangereuses idoles. Quant à nous, elles ne nous causèrent aucun préjudice, grâce à la fermeté des principes dont nos cœurs étoient armés. Bien plus ( ce que l’on aura peine à croire ), elles nous servirent à nous confir-mer dans la foi, parla connaissance que nous eûmes de leurs artifices et de leurs impostures, qui ne nous inspirèrent que du mépris pour les démons, dans le lieu de la terre où les démons soient le plus honorés. On nous parle d’un fleuve qui coule à travers les eaux de la mer sans être altéré par son mélange , d’un animal vivant dans le feu sans en cire consumé; c’étoit là l’image de notre séjour dans Athènes. Estimés de nos maîtres et de nos condisciples, nous étions célèbres dans toute l’Attique, même par-delà la Grèce; nous en avons une foule de témoins.... Mais je me surprends engagé dans mes propres louanges, moi qui n’ai souffert jamais qu’un autre me louât. Au reste, s’étonnera-t-on que je recueille aujourd’hui encore quelque fruit d’une si précieuse amitié, et que celui qui, vivant, fit toute ma vertu, fasse encore ma gloire après sa mort?
Revenons à mon sujet. Salomon donne la prudence en partage à la vieillesse. Quel vieillard se montra jamais plus prudent que Basile le fut avant l’âge ? Citeriez-vous dans le siècle présent, ou dans les siècles passés, un nom plus respecté des vieillards et des jeunes gens? Qui moins que lui avoit besoin de l’éclat de la science pour relever la politesse des mœurs? qui néanmoins allia plus de science à la régularité de sa conduite? Nommez une science, où il n’ait excellé comme s’il eut fait de celle-là son unique élude : plus profond dans l’universalité de ses connoissances qu’aucun autre dans le détail, non moins consommé dans chaque partie que s’il ne se fut jamais occupé d’autre chose. Aussi joignoit-il l’étude à la vivacité de l’esprit : concours nécessaire pour arriver à la perfection dans les arts et les sciences. Sa pénétration naturelle eût pu le dispenser du tra-vail, comme le travail eût pu suppléer en lui à la promptitude de la conception : mais ici l’un et l’autre se trouvaient assortis au point qu’il serait difficile de décider en quoi il étoit le plus étonnant. Qui pour-roit-on lui comparer , soit pour son éloquence animée et pleine de feu, quoique sa vie fût si éloignée de celle de nos rhéteurs de profession ; soit pour la grammaire, sciences! importante pour bien appren-dre la langue, l’histoire, la mesure et l’harmonie du langage, les règles delà poésie ; soit pour la philosophie, étude sublime, qui ouvre à la morale ou à la dialectique ces hautes spéculations où le cœur se forme autant que l’esprit s’exerce? Il s’y étoit rendu tellement supérieur, qu’il en auroit moins coûté, pour sortir d’un labyrinthe, que pour échapper?! la subtilité de son argumentation. 11 s’étoit contenté d’apprendre de l’astronomie, de la géométrie, des mathématiques, ce qu’il en fallait pour n’étre pas em-barrassé par ceux qui font profession de les approfon-dir. Le reste, il le méprisait comme inutile à la piété. Quant à l’étude de la médecine, produit de la philo-Sophie, du travail et de l’expérience, sa mauvaise santé la lui avoit rendue nécessaire. De là s’élevant, à la théorie, il s’étoit attaché, non pas à ce qu’elle a de sensible et de terrestre, mais d’instructif et de philosophique. Toutes ces connaissances ont sans doute leur mérite ; mais qu’est-ce en comparaison de la sainteté cl e ses mœurs ?....
Après nous être enrichis de ce qu’il y a d’utile dans les sciences humaines, il étoit temps de retourne^ dans notre patrie pour y embrasser un genre de vie plus parfait, tel que nous l’avions composé déjà dans nos espérances et dans nos résolutions. Le jour du départ étoit arrivé; nous étions à ce moment qui précède la séparation, où les amis se parlent pour la dernière fois, se reconduisent, se rappellent, soupirent, s’embrassent et pleurent. Est-il au monde rien d’amer et de douloureux comme les adieux d’a-mis, qui , élevés ensemble dans Athènes, vont quitter Athènes et s’éloigner les uns des autres? Nous eûmes un spectacle vraiment déchirant et impossible à oublier. Nous nous vîmes environnés de nos condisciples, parmi lesquels étoient plusieurs de nos maîtres, protestant qu’ils ne nous laisseroient point partir, mêlant la prière au commandement, nous donnant toutes les marques de la plus vive dou-leur. Ici, je me permettrai d’accuser à la fois et moi-même et mon illustre ami. Après qu’il eut fait valoir les motifs qui le pressaient de s’éloigner; son ascen-danl remportant sur toutes les résistances, il finit par obtenir sa liberté. Moi, cédant aux instances , je consentis à rester, sans défense contre la voix de Ba-sile, qui a pu se résoudre à se séparer de moi qui ne pouvais me détacher de lui, et à me livrer aux mains qui m’entraînoient. Je n’aurois pas cru la chose possible avant quelle arrivât. Nous ressent-blions à un cadavre coupé par moitié; tels encore deux taureaux nourris ensemble, ensemble courbés sous le joug, quand on vient à les séparer, poussent de lugubres mugissements.
3e ne supportai pas long - temps une aussi dure privation... Brisant enfin mes liens, je volai près de Basile. Par un conseil de bienfaisance envers tout le genre humain, la Providence avoit éprouvé déjà ce grand homme dans une suite d’emplois divers, où sa gloire s’augmentait chaque jour ; quand elle l’ap-pela à la prêtrise. C’étoit un flambeau place dans FEglise de Ccsarée, pour répandre de là ses rayons sur toutes les Eglises. Tel fut le plan de conduite
que cette divine providence tint à son égard. Elle ne l’admit pas immédiatement à ce haut degré; elle n’en fit pas un évêque au sortir du baptême, comme il est trop souvent arrivé quand on n’a d’autre vocation que l’intérêt : elle lui ménagea les interstices néces-saircs pour n’y arriver que progressivement. Je ne saurois approuver le désordre et la précipitation que nous avons vu marquer certaines promotions. A Dieu ne plaise que j’étende ce reproche à toutes il y au-roit de l’injustice à le faire. Mais, n’est-ce pas aussi une excellente méthode que celle qui a lieu dans la marine et dans les camps? Pour arriver un jour à être pilote, il faut avoir d’abord manié la rame, s’être tenu ?1 la proue , avoir exécuté les diverses ma-!!œuvres ; et ce n’est qu’après avoir appris long-temps à lutter contre les vagues et les vents, que l’on y parvient. De même, on commence par être simple soldat, puis centurion, pour finir par être capitaine. Gradation sage et de la plus grande utilité pour entretenir la subordination. Plût au Ciel que ce bel ordre s’observât parmi nous ! Aujourd’hui, hélas ! nous sommes à la veille de voir l’ordre le plus vénérable dans le christianisme en devenir le plus avili. Ce n’est plus le mérite, c’est l’intrigue et la fourbe qui font les prêtres ; l’épiscopat est la proie des plus puissants, non la récompense des plus dignes. Samuel est compté au nombre des prophètes, mais il lisoit, lui, dans l’avenir. Saül, déshonoré par ses crimes, fut prophète aussi. Roboam étoit fils de roi, roi lui-même. Jéroboam régna de même, mais en lâche et en apostat. Voyez les médecins, les pein-très : en obtient-on le nom avant d’avoir fait une étude profonde de son art, et fait ses preuves par des succès ?Et parmi nous, on se trouve évêque sans noviciat, sans préliminaires ; sur le trône pontifical, au sortir de l’école, comme les géants que la Fable fait sortir de la terre tout formés ! Un moment en a fait des saints : les voilà consommés en sagesse et en doctrine , à notre commandement; sans avoir rien appris, sans apporter au sacerdoce d’autre disposi-tion que de l’avoir demandé ! Et cependant, 011 voit assis aux derniers rangs, on voit végéter et mourir Pag. 336. dans l’obscurité, tel autre qui méritoit d’être appelé au premier ordre, parce qu’il s’est occupé à fond et constamment de la méditation des saints oracles, qu’il a livré à la chair de glorieux et opiniâtres combats pour l’assujettir à l’esprit ; tandis que l’or-gueilleux parvenu, écrasant la vertu timide du poids de son insolence, contemple fièrement le trône où il est allé s’asseoir, et fixe un regard superbe sur cet homme modeste et maître de lui-même, qu’il voit ramper à ses pieds dans la poussière, s’imagi-nant que tous les talents lui sont venus avec sa no-mination. Prétention coupable ! délire d’esprit au-quel j’opposerai l’exemple du grand saint Basile.
Comme il étoit la règle vivante de toutes les autres vertus; ainsi fut-il encore le modèle de la disci-pline qu’il faut garder pour entrer dans les dignités de !’Eglise. Ce n’est qu’aprcs avoir rempli !’office de lecteur, lisant et expliquant au peuple ]a sainte Ecriture, emploi qu’il ne regardait pas comme au-dessous de lui, qu’il a proclamé les louanges du Seigneur dans la chaire du prêtre, et ensuite dans celle de l’évêque, sans l’avoir envahie par violence, ni surprise par brigue. Il ne courut point après l’honneur : ce fut l’honneur qui vint le chercher. Il reçut le sacerdoce, non comme une faveur de la main des hommes, mais comme un don de la grâce divine. Arrêtons-nous un moment sur quelques-uns des faits qui précédèrent son épiscopat.
Il y avoit eu quelques divisions entre notre saint, et celui qui le précéda immédiatement dans le siège de Césarée. Quels en furent les motifs ou les circon-stances? il vaut mieux les taire. Toujours est-il qu’il V en avoit; et qu’elles venaient delà part de son évê-que, homme d’ailleurs d’un certain courage et d’une' grande piété, dont il donna d’assez mémorables té-moignages lors de la violente persécution qui éclata contre lui (1). !Mais il fit sentir à Basile qu’il étoit homme. Les hommes les plus excellents ne sont pas exempts de faiblesses ; il n’y a cpic Dieu dont la sainteté soit entièrement inaltérable. La plus saine partie du clergé se souleva contre l’évêque ;... ce-toient surtout nos Nazaréens (les moines), séparés du monde pour se consacrer à Dieu. Indignés du mauvais traitement qu’avait à essuyer un prêtre, le premier de son ordre, ils se crurent obligés d’en faire leur cause personnelle, et risquèrent la plus dangereuse de toutes les extrémités, celle de faire schisme et de déchirer le corps sacré de !’Eglise. Il entraînaient avec eux une grande partie tant du simple peuple que des plus qualifiés de la ville. Ils faisaient valoir trois raisons assez spécieuses : la haute considération dont Basile jouissait, et qui étoit telle qu’il n’eût tenu qu’à lui de faire triompher le parti ; la prévention où l’on étoit généralement contre la personne même de son persécuteur, dont on n’avoit pas oublié combien peu l’élection avoit été canoni-que ; enfin l’influence de quelques évoques d’Occi-dent, alors à Césarée (1), auxquels les orthodoxes étoient extrêmement attachés.
(1) L’évêque dont parie saint Grégoire, est eelui dont il raconte l’élec-tion, dans sa précédente Oraisun funèbre. On a pu remarquer avec quelle sage réserve les faits s’y trouvent rapportés. Le même saint docteur , tou-jours exact, ne manque pas ici encore de relever le mérite réel d'Eusèbe ; bien qu'il semble, éclipsé par sa conduite envers saint Basile , et surtout par la charitable réticence de son panégyriste. Cette discrétion à l’égard d’nn homme qui !’avoit blessé dans la partie la plus chère de lui-même , dans son ami, devoit être la règle du jugement à porter sur Eusébe. S’il n’est pas permis de l’absoudre , il ne l’est pas davantage de le condamner arbitrairement. Que penser donc de cette étrange accusation, intentée contre sa mémoire, par un écrivain moderne qui en parle dans ces termes : « Cet évêque courtisan, qui, le premier, donna le triste exemple d’intro-» duire la politique dans la religion , et de cacher sous l’esprit de l’Évan-» gile, un esprit d’ambition et d’intrigue. » Ces traits conviennent à Eusèbe de JNicomédic , à Paid de Samozate, qui vivoit un siècle auparavant ; ils ne peuvent sans injustice, s’appliquer à cet Eusèbe de Césaréc. Cet évêque courtisan ! Il l’étoitsi peu, qu’il s’exposa au ressentiment de deux empe-renrs, par son zèle pour la foi catholique ; comme saint Grégoire lui en rend le glorieux témoignage , tant dans !’Éloge funèbre de son père, que dam ses lettre;. ( Tby. ep. 169 et 170,1010. 1, pag. 876 etsuiv.)
(1) SaintEusèbede Verceil et autres.
Quelle conduite tint le grand, le fidèle disciple du maître pacifique? Ne pouvant résister ni à la persé-cution de ses ennemis, ni au zèle de ses amis, il prit le parti, après en avoir conféré tant avec moi qu’avec d’autres personnes éclairées, de se retirer dans le Pont, où je l’accompagnai, pour y gouverner les monastères qu’il y avoit établis. Là, sur les traces d’Elie et de Jean-Baptiste, il embrassa la sublime philosophie de la solitude....
Sa retraite avoit été bien honorable pour lui. Son retour devoit l’être encore bien davantage. Tout à coup s’éleva une tempête effroyable, désastreuse, qui accabla toutes les églises sur lesquelles l’orage tomba ; et combien peu échappèrent à un empereur dominé par la double passion de l’avarice et de la haine pour la foi de Jésus-Christ (2)! Tyran à la suite d’un tyran , successeur d’un apostat ; et, sans pour-tant l’être lui-même, non moins formidable aux chrétiens ; j’entends par là les fidèles adorateurs de l’auguste et très sainte Trinité, en quoi consiste la vraie foi, l’unique espérance du salut. Car ce n’est pas nous qui, la balance à la main , soumettons la divine Essence à nos calculs ; nous n’altérons point l’unité de son être par la diversité de substances ; nous n’opposons point erreur à erreur ; et pour échapper à l’impiété de Sabellius, qui confond les personnes dans la Trinité, nous ne nous jetons pas dans l’im-piété plus monstrueuse encore d’Arius, qui l’anéan-tit par l’inégalité des personnes. Nous croyons, nous, qu’il y a dans le Père une gloire qui lui est propre (celle d’être sans principe) ; dans le Fils, une gloire égale à celle de son père (celle de fils uni-que de son père) ; dans le Saint-Esprit, une gloire égale à celle du Père et du Fils (de qui il procède) : nulle infériorité de l’un à l’autre ; sans quoi, plus de Trinité. Propriétés personnelles à chacune (1); mais unité absolue, comme ne faisant qu’un seul et même Dieu.
(2) L’empereur Valens.
(1) Unus Deus retinendus est, et très hypostases, sire très persona! con-fitcndœ, et quidem unaquœqtte cum sud proprietate. ( S. Gregor, or. xi״ ) Proprietas Patris est quod ingenïtus, Fil'd quad genittis, Spiritus sanctî quod a pâtre et fi Ho procédât.
Le prince, très peu au fait de nos mystères, dont la sublime élévation dépassait de si loin sa foible vue, et s’abandonnant à des guides infidèles, les voulut expliquer au préjudice de !’Essence divine elle-même. Il osa prétendre abaisser la souveraine puissance à une dépendance honteuse, et reléguer parmi les créatures, celui dont la nature incréée, éternelle, a devancé tous les temps. Plein de ces pensées, il commence contre nous son attaque, que j’appellerai une incursion barbare, dont les ravages ne furent point signalés, il est vrai, parla ruine des murailles des villes et des maisons, sus-ceptibles d’etre promptement réparées, mais par celle des âmes. Il avoit sous ses ordres une armée digne d’un tel chef, des évéques sans religion, des gouverneurs de provinces sans humanité, qui se-coudoient servilement les projets de sa haine contre nous. Déjà maîtres de quelques Eglises, attaquant les autres , espérant bien les faire succomber toutes par la violence et par la terreur; ils vinrent à Césa-rée , dans le dessein d’en ajouter !’Eglise au nombre de leurs conquêtes. Leur espérance se fondait parti-culièrement sur les divisions qui !’agitaient, sur le peu de capacité du pasteur, et les maladies qui affli-geoientle troupeau. Une lutte imposante allait donc s’engager. Du côté des fidèles, du courage, de l’ardeur; mais point de chef, point de défenseur ca-pablc de soutenir le combat par l’autorité de la parole et de l’action.
Qu’attendez-vous, chrétiens, du généreux athlète de Jésus-Christ ? Il ne fallut pas de longs discours pour l’engager à venir à notre secours. C’étoit moi qui élois chargé de lui porter l’expression du vœu général ; commission honorable qui me confioit aussi-bien qu’à lui le dépôt des intérêts de la foi. Sitôt qu’il m’aperçut, sa haute sagesse lui fit comprendre en un moment que, s’il étoit quelquefois permis de se montrer sensible à l’injure, en se sacrifiant soi-même à la paix et à la tranquillité ; il y avoit aussi des circonstances, celles de la nécessité et du com-mun péril, où il fallait s’élever au-dessus de son ressentiment. Sans balancer donc, Basile quitte le Pont pour me suivre. L’image de la vérité qu’on opprime, enflamme son cœur d’un saint zèle ; il est le premier à nous offrir son assistance, et à se dé-vouer tout entier au service de !’Eglise. Et ne croyez pas que ce fut ici l’effet d’un enthousiasme peu ré-fléchi : non. Sa conduite fut tout ce quelle devait être : son zèle éclata; mais non aux dépens de la sagesse ; cl la sagesse ne l’empêcha point de braver les dangers. Ne croyez pas qu’il ait conservé dans son cœur aucune animosité contre son évêque; au contraire. Se réconcilier, délibérer avec lui, con-certer ensemble le plan de défense et d’attaque, fut un seul et même acte. Il anéantit les disputes qui divisoient les catholiques, écarte les inimitiés et les pierres de scandale, tout ce qui avoit donné à l’hérésie la confiance de nous attaquer. Il s’unit aux forts, il soutient les foibles, il repousse les ad-versaires; pour les uns, mur impénétrable, rempart invincible pour les autres, marteau qui brise les plus durs rochers, ou comme parle !’Ecriture, Exod.xx6 .״. feu allumé dans leé épines, dévorant comme la paille ces blasphémateurs de ]a divinité de Jésus-Christ. Que si le Barnabé qui dit et qui écrit ces choses, a eu quelque part aux combats de Paul, c’est à Paul qu’il en est redevable, puisque c’est lui qui l’a choisi, et l’a associé à ce combat.
L’ennemi se vit donc contraint de sc retirer sans avoir fait rien de ce qu’il prétendait. Vaincu, honteux de sa défaite, il apprit enfin, par expé-ri en ce, que nos Cappadocéens n’étoient pas gens à mépriser; et que, s’il triomphait ailleurs, il échoue-roit toujours ici contre la fermeté des principes et l’attachement profond de nos compatriotes pour la sainte Trinité, source de leur union, de qui ils re-çoiveut les plus puissants secours, en récompense de ceux qu’ils lui prêtent.
La principale attention de Basile fut de rendre à son évêque l’honneur dû à sa prééminence ; d’é-teindre ses soupçons, de persuadera tous, que les germes de division qui avoient existé, avoient été le fruit de l’instigation du malin Esprit, jaloux de la bonne intelligence qui règne entre les serviteurs de Dieu... Sans cesse à ses côtés, il lui donnoit et en recevait les instructions necessaires, indiquait les moyens, subvenait ?1 tout; conseiller sage, assistant officieux, interprète des divins oracles, empresse de le prévenir sur ce qu’il y avoit à faire, soulageant le poids de sa vieillesse, le soutenant dans ]a foi, lui prodiguant tousles services, tant au-dedans qu’au-dehors; en un mot, lui témoignant autant d’aiTcction qu’on lui en avoit soupçonné peu jusque-là. Aussi, c’étoit lui proprement qui gouvernait cette église, quoique dans un rang inférieur. En échange de son dévouement, l’évêque lui communiquait son auto-rité : concert admirable qui fortifiait encore le lien du pouvoir. Le peuple étoit dirigé par son évêque ; l’évêque l’étoil par le prêtre, semblable en cela à ces conducteurs de lions qui subjuguent la force par l’habileté. Eusèbe nouvellement élevé sur le siège de Césarée et respirant encore un peu l’air du monde, n’étant pas encore assez formé dans les choses spiri-tuclles, avoit besoin, au milieu d’une si effroyable tempête, d’une main intelligente et sûre qui diri-geât et soutînt sa marche. Il s’y prêtait sans nulle répugnance; et tout en recevant une impulsion étrangère, il croyait la donner lui-même.
Cette vive et si. utile sollicitude pour tous les intérêts de !’Eglise, se manifesta surtout par la cou-rageuse liberté avec laquelle notre saint parloit aux magistrats et aux personnes les plus puissantes de !avilie, par sa manière d’accorder les différends, sans être suspect à aucune des parties, qui recon-noissoient dans son jugement le caractère sacré d’une loi ; par les secours qu’il donnait aux pauvres, principalement dans leurs besoins spirituels, mais sans négliger les nécessités corporelles ( la charité que l’on exerce sur les corps passe souvent jusqu’à l’ame, qu’elle gagne parla confiance ).
On n’a pas oublié, ni son amour pour l’hospita-lité, ni le soin qu’il prenait des vierges, ni ses in-stitutions pour la vie religieuse, mises par écrit ou établies de vive voix, ses formules de prières , la décoration des églises, enfin tout ce qu’un homme de Dieu, et vraiment attaché à Dieu, est capable d’exécuter pour l’utilité publique. Mais sans entrer dans le détail, arrêtons-nous à un seul fait des plus mémorables et qui eut pour témoin la ville entière. La Cappadoce étoit en proie à une famine cruelle ; de mémoire d’homme, il n’y avoit eu jamais rien de semblable. Césarée étoit dans la désolation : nul secours, nul remède à attendre contre les progrès du mal. Son éloignement de la mer lui enlcvoit l’espérance d’en recevoir de l’étranger. Le fléau s’aggravoit encore parle barbare égoïsme, etl’insa-tiable cupidité des spéculateurs qui se trouvaient approvisionnés. Attentifs à épier les temps difficiles, trafiquant delà disette, ils font leur moisson de la misère publique ; sourds à la voix du Père commun de tous les hommes, qui a dit, que ceux quisoula-gent les pauvres prêlent au Seigneur à usure. Et encore : Celui qui cache son blé, devient Γexécration du peuple ; également insensibles et aux récompenses que !’Ecriture promet aux âmes charitables et com-pâtissantes, et aux châtimens dont elle menace les cœurs durs et sans humanité. N’attendez pas de ces usuriers avides et cruels, ni pitié pour leurs frères, ils n’eu ont pas, ni reconnoissance pour les bienfaits de Dieu, à qui ils doivent l’abondance dont ils jouissent au sein de l’indigence générale. Basile ne pouvoitpas faire pleuvoir du pain, comme autrefois la manne dans le désert, ni changer des vaisseaux vides dans des sources d’huiles, ni multiplicities pains pour rassasier un peuple affamé. Peut-être de semblables prodiges étoient-ils nécessaires au temps oii Moïse, Elie et Jésus-Christ vivaient sur la terre: il en làlloit pour les temps où l’on ne croyait pas : aujourd’hui la foi peut s’en passer. Mais ce qui y ressemble par les résultats, c’est ce qu’une foi égale inspira à Basile, et lui fit exécuter. Ayant obtenu, par ses prières et ses exhortations que l’opulence ouvrît ses greniers, il procura aux pauvres des aliments, les nourrit durant la famine et, comme dit !’Ecriture, rassasia de biens ceux qui en manquoient. La manière dont il s’y prit n’est pas moins admirable : il rassembla dans un même lieu tous ceux que la famine avoit frappés, et parmi lesquels plusieurs étoient près d’expirer, hommes, femmes, enfants , vieillards : il leur distribua de quoi apaiser leur faim (1), les servant de scs propres mains, à l’exemple de Jésus-Christ qui s’abaissoit jusqu’à laver les pieds à ses apôtres. D’après ce divin modèle, on levoyoit, un linge devant lui, aidé de quelques domestiques ou de ses confrères, porter à chacun de ces pauvres tous les genres de services, réparant leurs corps par la nourriture, consolant leurs âmes par l’honneur qu’il leur rendait, adoucissant par ce double minis-tère le sentiment de leur misère. C’étoit un second Joseph, et bien phis magnifique que le premier, puisqu’il n’achetoit pas la servitude de l’Egypte par ses bienfaits, mais qu’il exerçoitune libéralité toute gratuite, sans autre intérêt que d’obtenir miser!-corde pour miséricorde, et d’échanger quelques biens terrestres pour les richesses du ciel. A l’an-mône corporelle, il ajoutait l’aumône spirituelle ; bienfait sans doute plus précieux et plus relevé ; la parole sainte étant le pain des anges, dont les âmes qui ont faim de Dieu, sont nourries et rassasiées.....
(1) Littéralement : ״ Il leur faisait apporter de grandes marmites toutes pleines de potages et d’herbes cuilesavec du sel.»
Le pieux Eusèbe mourut. Il alla prendre possession d’un meilleur siège ; et ce fut Basile qui reçut ses der-niers soupirs. Basile avoit été choisi par la Providence pour lui succéder.
Cette élection (dit son panégyriste) ne réussit point sans combat, et sans de fortes oppositions de lapait de l’envie; mais la victoire devait rester à !’Esprit Saint, qui suscita, pour lui imposer les mains, des hommes d’une éminente sainteté. Pleins de zèle pour la gloire du Seigneur , ils arrivèrent des con-trées éloignées. De ce nombre, lut mon père que je compare à un patriarche ; nouvel Abraham , il se rendit lui-meme à Césarée, sans être arreté ni par le poids des années, ni par une maladie grave qui nous faisait craindre pour sa vie. Il sc fit porter sur un chariot, comme un mort dans une bière; ce voyage le rajeunit et lui rendit ses forces. On eût dit que fonction auguste qu’il conférait et la sainteté de l’homme sur la tête de qui il imposait les mains, lui imprimaient à lui-même le caractère sacré d’une vie nouvelle.
Elevé à l’épiscopat, Basile 11e trompa point les espérances que l’on avoit conçues de lui. Autant il avoit surpassé les autres, autant 011 le vit se surpas-ser lui-même. Telle étoit la haute idée qu’il s’étoit faite de son ministère : un simple particulier peut bien faire consister la vertu à s’abstenir du vice, à donner quelques marques de piété ; mais l’homme constitué en dignité, mais l’évêque surtout est tenu de l’emporter sur tous les autres , de faire chaque jour de nouveaux progrès; il est au-dessous de sa dignité, quand son mérite n’est pas au-dessus du commun.
L’évangéliste observe du Sauveur, dans l’histoire · de sa vie, qu’il croissait en sagesse et en grâce comme en âge : non pas que sa sainteté fût susceptible de progression ; elle étoit des le commencement tout ce quelle est par essence ; seulement elle sc manifestait avec l’accroissement des années. De même pour lia-sile : Sa vertu !!’augmentait pas avec le temps ; elle se développait, elle éelatoit à mesure que son éléva-tion lui fournissait un théâtre plus étendu.
Suivent les détails de son administration épiscopale , les efforts qu’il fit auprès de Grégoire son ami, pour l’attirer à Césarée , sa conduite envers les évêques d’a-bord prévenus contre lui.
Pour les ramener ; Basile ne descendit point à une flatterie basse et servile; il conserva sa dignité et l’honneur de sa prééminence, parce qu’il ne fallait pas seulement pourvoir aux besoins du moment, mais assurer pour l’avenir !’indépendance de son autorité. Il savoit que la foiblessse dans le gouverne-ment en relâche les ressorts et nuit à son action , que d’autre part la raideur indispose et révolte. A une égale distance de ces deux excès ; il balançait l’austérité par la politesse, la douceur par la fer-mêlé, sobre dans scs paroles , toujours à l’œuvre, et ne ménageant point sa personne ; il obtenait l’obéis-sauce, non par des manœuvres artificieuses, mais par la persuasion, non par la puissance du comma!!-dement, mais par l’oubli de sa puissance et sa faci-lité à pardonner. Néanmoins ce qui contribua le plus à ce triomphe, ce fut l’opinion générale où l’on étoit de cette éclatante supériorité de lumières et de vertu qui repoussoit toute comparaison, et lais-soit croire que l’unique moyen de se sauver étoit d’etre uni avec lui et de se soumettre à lui ; qu’au contraire on ne pouvoit s’en détacher sans courir les plus grands risques ; qu’en un mot s’éloigner de lui, c’étoit s’éloigner de Dieu meme.
Ainsi tous ceux qui s’étoient séparés de lui, subjugués, comme par l’éclat du tonnerre, et vaincus par leur volonté propre, se hâtoient de se prévenir les uns les autres pour venir reconnoitre leur erreur et s’en repentir, lui témoigner une affection non moins vive que les préventions auxquelles ils étaient livrés d’abord; et s’exciter d’autant plus à la vertu: genre de réparation le moins équivoque de tous. Il ne resta donc plus dans le schisme qu’un fort petit nombre de personnes dont le mal étoit incurable, et qui se punissaient elles-mêmes de leur endurcisse -ment, comme le fer se consume peu à peu par sa propre rouille.
Mais c’étoit trop peu pour un cœur embrasé comme le sien du feu de la charité, de pacifier toute une province. 11 conçut un dessein encore bien plus grand et bien plus magnifique. Les autres n’envisa-gcnt que ce qui est à leurs pieds : qu’ils n’aient rien à craindre pour ce qui leur est personnel; cela leur suffit, !^’importent les dangers de leur sécurité, ils ne voient rien au-delà; n’attendez d’eux rien de grand, rien d’élevé, ni dans la pensée, ni dans l’exécution. Pour Basile, bien que ]a modération fit son caractère principal, il ne donne point de bornes à son zèle : scs vastes regards s’étendent au loin, embrassent toutes les contrées de l’univers où la doctrine de Jésus-Christ a pénétré. 11 a vu l’héritage qu’un Dieu s’est acquis par scs lois et par ses souffrances, son peuple saint, son royal sacerdoce frappé de mille maux, déchiré par les sectes et les partis divers : sa vigne, que scs mains avoient transplantée de l’Egypte, en l’arrachant aux ténèbres de l’igno-rance et de la superstition, dont les rameaux vigou-reux s’éloient étendus sur toute la terre, et s’élevaient par-dessus les cèdres des montagnes ; il la voit ravagée par un sanglier furieux, en proie aux insultes du démon : il gémit à cette vue. Mais comprenant bien que ce n’étoit pas pour lui assez de déplorer en secret d’aussi grandes calamités, de lever les mains vers le Ciel pour lui en demander le remède, s’il demeurait dans l’oisiveté et le repos ; il se crut obligé d’apporter sa part de dévouement à un ou-vrage si digne d’un serviteur de Dieu, et d’em-ployer tout ce qu’il avoit de moyens à la guérison d’une aussi dangereuse maladie. La santé bonne ou mauvaise d’un individu, est sans conséquence pour la communauté ; mais l’état de la coinmu-nauté indue sur celui de chaque individu. Ce cœur, où se ramassaient tous les besoins et tous les interets publics, éprouvait la vérité de ce mot de Salomon : que la tristesse est un ver qui ronge jusqu’aux os; que l’égoïsme s’abandonne à la joie, à la dissipation , mais que la sensibilité s’attriste et se chagrine aisément, qu’elle se nourrit des affections pénibles qui la consument. Aussi la profonde dou-leur que lui causoient les maux de !’Eglise étoit-clle une blessure vive qui pénétroit son âme , la déchi-roit, la réduisoit a un abattement semblable à celui de Jonas et de David, qui éloignoit de ses yeux le sommeil, dévoroit le peu de forces physiques qui lui restoient. Il s’adressait à Dieu et aux hommes pour éteindre cet embrasement universel, et dissi-per les ténèbres qui couvroient toute la terre. A cet effet, le moyen le plus eflicace qu’il employa, ce fut de rédiger par écrit les études profondes qu’il avoit faites, les passages les plus dillicilcs et les plus su-blimes de !’Ecriture, pour en faire un corps de doe-trine propre à combattre les téméraires assertions des hérétiques. Ceux qui osaient l’attaquer de vive voix, son éloquence les terrassait par les memes armes ; et ceux qui ne pouvaient pas l’entendre, il les atteignait par des réfutations consignées dans des écrits où la vérité, comme autrefois sur le mont Sinaï, rendait ses oracles, pour l’instruction, non plus seulement de la foible nation des Juifs, à qui elle apprenait l’ordre des abstinences ou des ex-piations légales, mais de l’universalité du genre humain qu’elle dirigeait dans la science du salut. Unissant l’action à renseignement, toujours incom-plets quand ils sont séparés, il allait lui-même trou-ver les uns, envoyait chez les autres, les appelait près de lui, les pressoit tantôt par des avis, tantôt par des remontrances, par des exhortations, par des menaces; toujours au poste du combat pour la dé-fense des peuples et des nations entières, des villes et des particuliers : proportionnant les remèdes à chacun des maux. C’étoit un nouveau Bésélécl, qui employait à la construction et à l’ornement de !’Arche sainte, tous les matériaux qui se trouvaient sous sa main.
Un seul fait nous dispensera de tous les autres. Opiniâtre dans sa haine contre Jésus-Christ, l’cm-perçut persécutait la foi catholique avec un nouvel acharnement et un plus grand appareil ; comme s’attendant à une résistance plus vigoureuse, il rc-vint à Césarée, tel que cc dangereux esprit dont parle l’Evangile, lecjuel, chassé d’un corps, après avoir erré long-temps, y revient, escorté d’un plus grand nombre de malins esprits. Le tyran imita cette infernale politique. Il voulait réparer la honte de sa première défaite, et enchérir sur ses premières ma-nœuvres. Sa vanité lui persuadait qu’après avoir soumis un grand nombre de nations, s’étre fait une éclatante renommée, courbé tout le reste sous le joug de l’arianisme ; s’il venoit à échouer contre un seul homme et une seule ville י il courrait risque d’être l’objet du mépris, non-seulement des fauteurs de ses dogmes impies, mais du genre humain tout entier.
L’histoire nous parle d’un roi de Perse qui vint attaquer la Grèce avec une multitude innombrable qu’il traînait après lui. Enivré d’orgueil et de ven-geance, non content de s’emporter dans les plus terribles menaces contre les peuples à qui il venait donner des fers, il imagina de se rendre plus formi-dable en forçant jusqu’aux éléments eux-mêmes. Ses travaux hardis changèrent la face de la terre et de la mer. Ses flottes parurent sur une terre ferme ; ses armées passèrent a pied la mer de !’Hellespont. Par ses ordres י des îles furent coupées, la mer battue· de verges (1); et mille autres traits de folie qui pouvoient faire peur à des lâches, mais qui !!’inspiraient aux hommes raisonnables que pitié et mépris. Valens n’avoit pas besoin de déployer contre nous un semblable appareil de guerre ; mais ses paroles et scs actions étoient marquées à un caractère encore bien plus criminel et pins formidable. Son audace s’attaquait au Ciel, et scs blasphèmes, diri-gés contre la personne même de Dieu, retenti-rent par toute la terre.... 11 commença par exiler , par condamner au bannissement, par confisquer lesbiens -, empruntant, selon les circonstances , Far-tiiice ou la persécution. Les ministres fidèles se voyaient arraches de leurs églises ; on les remplaçait par des intrus qui avaient embrassé la doctrine détestable de leur maître, exigeoient des signatures impies , faisaient circuler les plus atroces libelles. Des prêtres (au nombre de quatre-vingts) furent dévorés par les flammes au milieu des eaux (1). Ces barbares exécuteurs des volontés du prince, ils 11’alloient pas éprouver leur courage contre les Per-ses, ni dompter les Scythes, ni purger l’empire des nations barbares ; leurs exploits étoient de faire la guerre aux cglis/es, de profaner les autels par des danses sacrilèges, de mêleront sacrifice non san-giant le sang des hommes égorgés par leurs mains, d’outrager la pudeur en se portant contre les vier-ges aux plus coupables excès.... Après avoir désolé les autres églises, Valens vint fondre sur la nôtre, dans l’espérance d’y éteindre le feu sacré de la vc-ri té qui brûlait encore au milieu de tant de ruines; mais il ne tarda pas à reconnoitre combien il s’étoit trompé...Λ quel évêque il s’étoit attaqué !... 011 cm-ploya tour à tour les promesses et les menaces. Tantôt côtoient des magistrats que le prince lui députoit pour le gagner; tantôt des officiers de ]’armée; d’autres fois les homines les plus infâmes par leur profession, dont ils venaient étaler sous ses yeux les homicides instruments. Qui n’a entendu parler de ce gouverneur de la province (1), dont la férocité naturelle s’enflammoit du fanatisme de l’erreur (il avoit reçu le baptême de la main des Ariens ) ; et dont le servile dévouement à l’empereur lui valut la longue possession de son office? Cet homme, dont les emportements approchaient de la fureur du ]ion , et que l’on n’abordoit pas sans frayeur, mande à son palais Basile, qui entre, non pas comme s’il eut été cité en iugement, mais comme s’il fût venu à un festin... Quelle raison avez-vous, lui dit-il en l’ap· pelant par son nom, et sans daigner le qualifier du titre d’évêque, quelle est votre prétention de vous opposer à notre puissant empereur, cl d’oser tout seul lui résister avec tant d’opiniâtreté et d’insolence?
(1) Tout cela est conforme au récit d’Hérodote, liv. vu , et de Thucy-dide lui-même, liv. iv. Xcrcès, disent-ils, fit percer l’isthme du mont Athos , qui joignoit ce promontoire aux côtes de la Macédoine ; et creuser dans cet endroit, qui avoit environ douze stades , c’est-à-dire à peu près une demi-lieue de largeur , un canal de communication assez spacieux pour que deux vaisseaux pussent y passer de front. Irrité contre l’Hclles-pont qui avoit dissipé ses vaisseaux par une tempête , il fit jeter nne paire de chaînes dans la mer, lui fit donner trois cents coups de fouet; on ajoute qu’il fit marquer les eaux d’un fer ardent.
(1) Cette barbare exécution est racontée par Socrate, Sozomène, Théo-doret, et tous les historiens qui les ont suivis.
(1)11 se nommoit Modeste. Voyez Tilleniont, loin, ix , pag. i׳»/! , el l’abbé de Billy, tom. n, pag. 78c.
-— D’où vient me parlez-vous de la sorte? car je ne vois pas sur quoi vous pouvez fonder un semblable reproche. — C’est que vous ne voulez pas embrasser la religion de l’empereur, après que tous les autres ont été obligés de s’y soumettre. — Non ·, mon empereur ne peut vouloir que j’adore une créature, moi, l’ouvrage de Dieu, appelé à faire un jour partie de sa divine substance. — Mais nous, pourquoi donc nous prenez-vous? Est-ce que vous nous comptez pour rien? Croyez-vous qu’il n’y ait pas pour vous meme de l’honneur à gagner à vous ranger de notre parti, en pensant comme nous? — Vous êtes gouverneur, j’en conviens, et au premier rang; mais vous n’êtes pas au-dessus de Dieu. J’avoue qu’il m’est honorable de vous être égal, et comment ne serions-nous pas égaux, puisque nous sommes vous et moi, créatures du même Dieu ? Mais je trouve le même honneur à être égal au dernier de ceux qui vous sont soumis ; car ce n’est pas la dignité des personnes, c’est leur foi qui honore le christia-nisme.
Ces paroles transportèrent le préfet d’une non-velle fureur; il se lève de son siège, et d’un ton plus véhément : Quoi donc! ne craignez-vous pas ma puissance?—Eh pourquoi? Que peut-il m’ar-river? quel mal nie ferez-vous ? — J’ai mille moyens de vous nuire ; un seul me suiliroit. — Quels sont ces moyens? De grâce, apprenez-le-moi. — La confiscation, l’exil, les tortures, la mort. — Ima-ginez-en d’autres : car rien de tout cela ne peut m’atteindre. —Comment l’entendez-vous? —Qui n’a rien, n’a rien à perdre, que peut-être ces mi-sérablcs vêtements délabrés, qui me couvrent, et quelques livres? voilà toute nia richesse. Quant à exil, je n’en connais pas; je ne suis attaché à aucun lieu ; celui que j’habite n’est point à moi ; ma patrie sera partout où l’on me jettera; ou plutôt, je sais que toute la terre appartient à Dieu, et que partout j’y suis étranger et voyageur. Les tortures ! mais quelle prise auroient-ellcs sur un homme qui n’a plus de corps, qui pourrait à peine recevoir un premier coup, et ce coup est le seul qui soit en votre pouvoir? La mort, ne peut-être pour moi qu’un bienfait. J’en irai plus tôt me réunir au Dieu pour qui je vis, pour qui j’agis, pour qui je suis plus qu’à demi éteint, et vers qui je soupire depuis long-temps.
Le préfet, étourdi de ces paroles : Jamais, pour-suit-il en se nommant lui-même, personne ne m'a parlé un tel langage, ni avec une telle liberté. — C’est peut-être, répondit Basile, que vous n’avez jamais rencontré d’évêque. Il n’en est pas un qui n’en dit autant, s’il avoit la même cause à défendre. Sur tout le reste, faciles, pleins de condescendance, humbles jusqu’à rabaissement par soumission pour notre loi ; on ne nous voit point affecter aucune in-dépendance à l’égard des maîtres de la terre , pas même à l’égard du dernier des hommes. Mais du moment où il s’agit de Dieu et de ses intérêts, nous n’envisageons plus que lui seul, et nous méprisons lout le reste. Le feu, le glaive, les bètcs féroces, les ongles de fer, nous causent plus de plaisir que de terreur. Après cela, accablez-nous d’outrages, menacez, faites tout ce qu’il vous plaira, usez de votre puissance : rapportez à l’empereur tout ce que je dis, vous n’y gagnerez rien, et vous n’obtiendrez pas de nous, de souscrire à l’impiété, quand vous auriez encore de plus cruelles menaces à nous faire (1).
(1) Ruffin qui nous a conservé le récit de cette célèbre entrevue dans les mêmes termes à peu prés que saint Grégoire de Nazianze ( liv. 11, c. 9. ) , ajoute ces paroles mémorables : Le préfet lui ayant donné jusqu’au lende-main pour délibérer sur ce qu’il avoit à faire ; Basile répliqua : « Je serai » demain ce que je suis à présent, et je souhaite que de votre côté , vous » soyez aussi le meme à mon égard ». Théodore! et saint Grégoire de Nysse nous parlent aussi d’une autre entrevue avec l’empereur lui-même, ou le saint évêque parla, disent-ils, d’une manière divine , au point que Valens, touché de ces excellents discours, commença à s’adoucir envers les catho-liques.
Le préfet voyant la fermeté inébranlable de Basile, le fit retirer, et le congédia, non plus avec menaces, mais avec respect et quelque sorte de soumission. Peu après, il alla trouver l’empereur pour lui rendre compte de sa commission; et, en l’abordant : Prince, lui dit-il, nous sommes vaincus. L’évéquc de cette ville a trop de caractère pour céder à des menaces ; il est trop ferme dans ses principes pour se laisser ébranler par nos raisonnements, ou séduire par des caresses. Il faut s’adresser à quelque autre moins in-trépide. L’empereur se sentit frappé d’admiration (la vertu a un ascendant secret qui force à l’admirer, ceux memes qui ne l’aiment pas); il défendit qu’on fît au saint évêque aucune violence. Mais le fer a beau être amolli par le feu ; il ne change point pour cela de nature. Bien que pénétré d’estime pour Basile, il ne voulut point embrasser sa communion, ni sc détacher des Ariens ;seulement, il se crut obligé de faire oublier son emportement, et il en saisit l’occasion que je vais dire.
Il se rendit à l’église, accompagné de toute sa cour, durant la solennité de l’épiphanie, mêlé parmi les laïques qui s’y trouvaient réunis en grand nom-bre. A peine il y étoit entré, qu’entendant le chant des psaumes qui retentissait à son oreille avec l’é-clat du tonnerre, voyant l’afïlucnce du peuple, le bel ordre, et le recueillement plus angélique qu’humain qui régnait tant dans le sanctuaire qu’aux environs, Basile debout devant son peuple, dans la même posture où !’Ecriture représente Samuel, le corps, les yeux, l’esprit aussi immobile que s’il n’y eût eu rien d’extraordinaire, et attachés, pour ainsi dire, à Dieu et à l’autel ; autour de lui, sur tous les visages, l’empreinte du respect et de la terreur re-ligieuse; frappé de ce spectacle qui pour la pre-mière fois venoit s’offrir à ses regards, il en fut ébloui au point que, n’étant plus maître de lui-meme, ses yeux se troublèrent, et une sorte de ver-tige se répandit dans toute sa personne. 011 ne s’en aperçut pas d’abord sensiblement, mais quand il vint offrir à la sainte Table les dons qu’il avoit pré-parés lui-même, personne ne s’étant présenté, se-Ion l’usage, parce qu’on ne savoit pas si l’évêque les accepterait : mais bientôt il n’y eut plus d’équivo-que ; car il fut saisi d’un tremblement tel que, si quelqu’un des ministres de l’autel ne lui eût prêté la main pour le soutenir, il se serait malheureuse-ment laissé tomber par terre.
Cependant les nouvelles dispositions de Valons à l’é-gard de saint Basile, ne furent pas de longue durée. Toujours pressé par les Ariens , il reprit son ancienne animosité , et ordonna l’exil du saint archevêque.
Les méchants triomphaient ; l’arrêt de bannisse-ment avoit été signifié ; tout étoit prêt pour le départ ; les gens de bien étoient consternés ; h chariot, qui devait transporter l’intrépide confcs seur, 1’attendoit; rien n’avoit été ménagé pou: donner tout l’éclat possible à sa disgrâce. Dieu cassa l’édit de bannissement. Le même Dieu, qui avoit frappé autrefois les premier-nés de l’Egypte pou( venger son peuple, réduisit à l’extrémité le fils de l’empereur, et frappa le père dans le fils (1). De toutes parts on sollicite des remèdes. On appelle les médecins les plus expérimentés...Tousles efforts de l’art sont impuissants... L’empereur se souvient de Basile : une sorte de confusion l’empêchant de faire venir en son propre nom l’homme qu’il venoit de traiter avec tant d’injustice, il en donne la corn-mission à quelques-uns de ses officiers qu’il hono-roit d’une confiance plus intime. Basile ne balance pas. Bien loin d’insulter au malheur, comme il semblait nature], il vole auprès du prince. A peine il étoit arrivé, que le mal se calma ; et Valens com-mençoit à se livrer aux plus douces espérances. ]Mais en même temps qu’il faisait venir Basile, il se laissait aller aux perfides menées des hérétiques. Mé-lange profane, sans qui peut-être l’enfant eût été rendu à la santé. Ce fut là du moins l’opinion géné-raie des personnes témoins de l’événement.
(1) Agé de six ans, il se nommait Galale. (Voy. Tillem. Hâm., tom. n pag. 665. )
Peu après le gouverneur de la province (1) éprouva lui-même l’effet des prières de saint Basile. Atteint d’une maladie crave, il se mit humblement entre les mains du saint homme. Le malheur amène à de sérieuses réflexions ; il instruit ; et la souffrance est en général préférable à la prospérité. Déchiré, abattu par la douleur, il pria avec instance Basile de venir le voir. Je vous devois, s’écrioit-il, une satis-faction : en voici une. Sauvez-moi. 11 lut exaucé. C’étoit lui-même qui publiait en être redevable ?1 Basile ; qui l’apprenoil à tout le monde : et il ne taris-soit pas sur l’éloge de ses vertus.....
(1)C’éloit le même Modeste oue nous avons vu plus haut traiter saint Basile avec tant de hauteur.
Le même esprit malin qui suscita autrefois l’impie Adad contre Israël, souleva encore contre Basile le gouverneur de la province du Pont (1). Il prit le pré-texte de quelque mécontentement à l’occasion d’une dame ; le motif réel fut l’intérêt qui le lioit à la cause de l’impiété, et sa haine contre la foi catholique. Je n’entrerai point dans le détail de sa persécution contre Basile, ou plutôt contre Dieu meme, qui en étoit le véritable objet. Je m’arrêterai à un seul fait, où toute la honte de la défaite resta au persécuteur, et l’honneur de la victoire à notre ״onéreux athlète... Une dame de la première distinction, veuve de-puis peu de temps , étoit violemment sollicitée par l’assesseur d’un magistrat, pour sc remarier. Ne sa-chant comment échapper à scs poursuites, elle prit une résolution aussi hardie que sage et prudente. Elle se réfugia dans l’église, et se mit sous la protection de Dieu. Que pouvait faire dans celle circonstance, je ne dis pas seulement le grand Basile qui marquait aux autres les règles de la discipline, mais tout prêtre, quel qu’il fût?Pouvoit-il se dispenser d’en prendre la défense, de protéger sonasyle, de lui donner tous les secours qui dépendaient de lui, d’etre le coopéra-leur de la bonté de Dieu, et de maintenir la loi qui veut qu’on respecte les autres? N’éloit-il pas tenu de tout faire, de tout souffrir plutôt que de permettre que la personne de cette vertueuse femme, et la table sainte, et la foi quelle invoquait, reçussent la moindre atteinte? — Non, répondait ce juge étrange. Il faut que tout cède à mes caprices ; il faut que les chrétiens violent leurs propres lois. — Il réclamait cette dame ; Basile la refusoit. Ce magistrat, trans-porté de fureur, envoie dans la maison du saint des officiers chargés d’y faire une recherche aussi inju-rieuse qu’inutile. Quoi ! jusque dans la chambre d’un évéque dont l’âme céleste ne fut troublée jamais par le souffle des passions, que les anges environ-noient, et sur qui pas une femme n’osa seulement arrêter ses regards! Non content de ce premier outrage, il le cite devant lui, oubliant tous les égards que commandent la bienséance et l’humanité; il le traite en criminel condamné aux derniers supplices. Basile comparaît : le juge se tient assis, enflé d’or-gueil, bouillant de colère : Basile étoit debout , comme Jésus devant Pilate. Dieu cependant retenoit ses foudres suspendues. Le glaive de la ven-geancc différait de porter ses coups : l’arc menaçant se contenait encore pour ménager le temps du re-pentir. Telle est la conduite ordinaire de la Provi-donee. Le persécuteur et l’athlète sont aux prises.
(2) On croit que e’éloil Eusèbc , oncle maternel de l’impératrice.
Le juge commande qu’on ôte le manteau du saint évêque, et qu’on mette en pièces sa personne. Ba-sile offre de se dépouiller, si l’on veut, de sa tunique. L’autre le menace de le faire battre; Basile présente son corps décharné. Il parle de le faire déchirer avec des ongles de fer ; Basile répond : Ce sera peut-être un remède pour les maladies de foie qui me font beaucoup souffrir, comme vous pouvez voir (1).
(1) Saint Grégoire de Nysse rapporte la même réponse, avec quelque différence. « Le juge l’ayant menacé, dit-il, de lui arracher le foie des en-trailles ; Basile répliqua en souriant : « Vous me rendrez un grand service; » car le foie m’incommode fort, et en me l’arrachant comme vous me le » dites , vous me débarrasserez d’une partie bien douloureuse. » (Tillem. Mem., tom. ix, pag. 168. )
Durant ce dialogue, le bruit du danger que cou-roit Basile s’étoit répandu dans la ville. Chacun se croit intéressé personnellement dans l’injure faite à son évêque. L’indignation s’empare de tous les cœurs. Vous diriez un essaim d’abeilles que la fumée chasse pêle-mêle. Tout est en mouvement : on se rassemble enfouie, de tout état, de tout âge; on s’excite, on s’enflamme à l’envi l’un de l’autre , particulièrement les armuriers et les employés dans les mannufac-turcs impériales, classe chez qui l’abus de la liberté exalte facilement les têtes , et assure des bras dispo-sés aux émeutes populaires. Chacun se fait des armes ou des instruments de son métier, ou du premier objet qui se rencontre sous sa main : on court, on sc précipite à la fois avec des flambeaux, des pierres, des bâtons. Ce n’est qu’un cri : une meme pensée, une égale ardeur dirigent cette marche tumultueuse.
La colère leur tient lieu de soldats et de capitaine : les femmes ellcs-mcmcs ne restent point oisives ; la passion qui les transporte en fait autant d’héroïnes. Tous croient faire une œuvre de piété de châtier le coupable, de le mettre en pièces ; tous briguent et se disputent l’honneur de lui porter les premiers coups. Cependant que faisait cet homme, aupara-vaut si fier et si arrogant? Il descend à la prière; il demande grâce , il implore la pitié ; il s’abaisse jusqu’au dernier degré de l’humiliation ; jusqu’à ce que Basile, martyr glorieux sans avoir répandu de sang, et vainqueur sans avoir été blessé , s’étant montré au peuple, arrêta par sa présence la fureur de cette multitude irritée, et sauva la vie à son persé-cutcur devenu son suppliant. Ce fut là l’œuvre de Dieu qui résiste aux superbes et donne sa grace aux humbles , du même Dieu qui autrefois fendit les eaux de la mer, arrêta le cours des fleuves, soumet-toit les élémens, déployait l’appareil de sa toute-puissance en triomphant de tous les obstacles, pour affranchir son peuple de la captivité. Telle fut l’issue de la guerre que Basile eut à soutenir au dehors, et d’où, avec la grâce de Dieu, il sortit glorieux et cou-ronné, comme il méritoit de l’être.
Bientôt commença une autre guerre domestique, celle qui hit suscitée par les évêques et leurs adhé-rents; guerre honteuse autant que funeste à ceux qui s’y étoient engagés. Leur animosité contre Ba-sile avoit trois motifs : la différence dans la foi ( la plupart d’entre eux ne faisant profession de la véri-table, qu’autant que leurs peuples les y obligeaient) ; le ressentiment toujours actif de l’opposition qu’ils avoient mise à son élection ; enfin le dépit secret de se voir éclipsés par sa réputation. Survint un diffé-rend qui !!anima toutes les querelles. La Cappadocc fut partagée en deux provinces, chacune avec sa métropole : il fallut démembrer l’une pour former l’autre. Ce fut là l’étincelle du schisme. L'un pré-tendait que les provinces se trouvant divisées, les diocèses dévoient l’être aussi ; et, en conséquence, s’adjugeait les paroisses qui venaient d’etre déta-chécs de leur ancienne province. Basile n’étoit pas de ce sentiment ; il voulait que l’on s’en tînt aux usages en vigueur, et à la division réglée par les Pères.
Cette rivalité fut l’occasion et la source d’une foule de maux. Anthymc, nommé à la nouvelle métropole, attirait à son parti les évêques par des manœuvres artificieuses. Il envahissait les revenus, séduisait les prêtres, ou les chassait et les remplaçait par des créatures à lui. La confusion la plus déplo-rable régnait dans les églises déchirées par les caba-les et les factions. On se laisse prendre aisément à l’attrait de la nouveauté; on se fait d’une impunité passagère un prétexte pour manquer au devoir; et il est plus facile de renverser Tordre établi, que de rétablir l’ordre quand il est une fois renversé.....
Notre saint et magnanime serviteur de Dieu n’étoit pas homme à suivre ic parti de l’erreur : il ne dissi-inula point le mal, et ne méconnut point la proion-deur de la plaie.
Mais il sut tirer un bien du mal , en prenant de là occasion de faire de nouveaux évêques , et d’en mettre un dans chaque ville ; ce qui devint très avantageux pour !’instruction et le soin des âmes. De ce nombre fut Sazime , qu’il confia à son ami saint Grégoire de Na-zianze, malgré toutes ses répugnances pour accepter ce ^iége....
11 est des hommes qui s’attachent à une vertu particulière ; d’autres font marcher de front quelques vertus diverses : personne, au moins que je con-naisse, ne les a toutes réunies avec une égale per-fcction. Nous plaçons au premier rang celui qui en embrasse le plus, ou qui excelle dans la pratique de l’une d’entre elles. Basile seul les accordoit toutes avec une supériorité qui ferait croire que la nature l’avoit fait pour montrer dans sa personne jusqu’où elle peut aller, comme je le ferai voir par le détail de sa vie. Faites-vous l’éloge de la pauvreté, de la simplicité dans les mœurs, du détachement universel de tout le superflu : Basile n’eut en propre que son eorps et les vêtements dont on ne peut se ])as-ser. Toutes ses richesses étoient de ne rien avoir, ou plutôt de n’avoir rien cpic la croix qu’il portoit toujours, et qu’il préleroità tout l’or du monde..... On admire la continence et la frugalité, il est beau de ne point se laisser dompter par la volupté et par la sensualité, deux maîtresses impérieuses et insolentes..... Basile vivait comme s’il n’avoit point eu de corps..... Dédaignant les mets qui ne sont faits que pour flatter le goût, il ne man-geoit précisément que ce qui étoit nécessaire pour s’empêcher de mourir... A l’exemple de Jésus-Christ, qui a embrassé la pauvreté pour nous asso-cicr à toutes les richesses de sa divinité ; il faisait consister son opulence à se passer de tout.Une simple tunique, un seul manteau ; pour lit, la terre dure; un peu de pain mêlé de sel pour tout aliment; et pour boisson l’eau des fontaines, le breuvage que tous peuvent se donner , sans l’aller chercher bien loin.
On vante la chasteté du corps et la virginité qui élève l’homme à la dignité des Esprits célestes; je n’ose dire à celle de Jésus-Christ lui-même, qui, en se faisant chair pour nous, a voulu naître d’une vierge, pour nous recommander la virginité et nous faire participer sur la terre aux privilèges du ciel. Qui a jamais eu pour la virginité une plus haute estime que Basile ? Qui jamais a plus mortifié la chair, non-seulement dans sa personne, mais parses institutions (1) ? Ces monastères peuplés de vierges, qui les a fondés? De qui ces règlements, qui met-tent les sens sous le joug, tiennent tous les membres dans la dépendance, assurent la véritable chasteté, remplacent les vaines beautés de la terre par la contemplation des beautés célestes, absorbent, anéantissent l’homme tout entier, quelles élèvent au-dessus de la matière, pour l’unir plus intime-ment à Dieu, seul époux des âmes pures ; afin qu’au moment où il viendra à paraître, il les trouve prêtes à le recevoir, tenant dans les mains leurs lampes allumées.
(1) Ou règles de conduite pour la vie religieuse. Nous les avons encore. On les joint à ses Morales.
La vie solitaire et la vie commune, si opposées l’une à l’autre, ont chacune leurs avantages et leurs inconvénients. La première, plus tranquille, plus composée , conduit plus directement à Dieu : mais elle a ses écueils. Attaquée par l’orgueil et la pré-somption, elle n’a pas l’appui des épreuves et des comparaisons. L’autre plus agissante, d’une utilité plus répandue, n’est pas à l’abri de l’agitation. Basile trouva le secret de les unir, de les confondre, en distribuant ses monastères dans le voisinage des communautés, afin que la vie contemplative n’éloignât pas toute communication, ci que la vie active ne préjudiciât point à ]a contemplation. De meme que le ciel et ]a terre se prêtent mutuellement leurs richesses ; ainsi voulut-il que ces deux professions s’aidassent réciproquement, pour la plus grande gloire de Dieu.
On loue la charité et le zèle à secourir, à soulager les pauvres et les malades : portez vos pas hors de ces murailles; arrêtez vos regards sur cette ville nouvelle, monument de sa piété, trésor commun des riches, où l’opulence, animée par la sainte ému-lalion de ses discours, s’empresse de venir déposer, non-seulement ce qu’elle a de trop, mais ce quelle a pris sur ses besoins, pour le mettre en sûreté contre ]a rouille et les attaques des voleurs, contre les in-suites de l’envie et du temps (1). Là, les infirmités sont endurées avec résignation; là, on hénit les souffrances ; là, on fait un appel à la miséricorde et à l’humanité. Qu’cst-cc auprès de cet édifice que la fameuse Thèhes et les pyramides de l’Egypte, qu’est-ce que les murailles de Bahylone, le tom-beau de Mausole, et ces colosses d’airain, et ces temples où l’art avoit épuisé sa magnificence, mais qu’il n’a pu sauver de la destruction? qu’est-ce, en un mot, que toutes ces merveilles fastueuses dont nous parlent les historiens , et dont il n’est revenu à ceux qui les fondèrent, d’autre profit qu’un peu de stérile renommée... Nous n’avons plus sous les yeux de ces spectacles déplorables que nous offraient des hommes, ou plutôt de ces cadavres encore vi-vants, mutilés, se survivant à eux-mêmes, qu’il lalloit chasser des villes, des maisons, des places publiques., reléguer loin des eaux et du commerce de leurs amis les plus chers, reconnaître par leur nom plutôt que par les traits de leur visage : si 011 vient à les exposer quelquefois en public, c’est pour appeler sur eux moins la pitié que l’horreur ·, vous les entendez chercher à exciter la compassion par des chants lugubres, quand il peut leur rester encore l’usage de la voix... Ce fut Basile, surtout, qui nous apprit à ne point mépriser des hommes, hommes nous-mêmes,־ à ne point outrager dans leur personne Jésus-Christ souffrant; à mettre à profit pour nous-mêmes les calamités étrangères, à exercer envers Dieu ]a miséricorde, pour qu’il nous la rende.
(1) Ereclion d’un magnifique hôpital dans un des faubourgs de Césarée. , On l’appela Basiliade , du nom de son fondateur.
Il ne croyait point, lui, déroger à la noblesse de son extraction, en s’approchant de ces malheureux pour les visiter, pour baiser leurs plaies, et les em-brasser comme étant ses frères ; ce qu’il faisait non sans doute par ostentation, il en étoit si loin ! mais pour encourager les autres par son exemple, et prêcher la charité, non-seulement par scs exhorta-tions, mais par son silence. La ville de Césarée, la province entière ne furent pas les seules en posses-sion d’un aussi utile établissement; tous les évêques s’empressèrent d’imiter son humanité et sa libéralité envois les pauvres.
Pourtant saint Basile n’a point échappé à la ca-lomnie. Il s’est rencontré des hommes assez injustes pour l’accuser de faste et d’orgueil. Quelle apparence qu’un évoque, qui portoit l’humilité jusqu’à baiser des lépreux, ait pu se permettre de manquer à des hommes valides? qu’un homme anéanti par lapé-nitence, se soit laissé enfler par l’orgueil?...
Ce n’est pas à tort que l’on a dit que quelque vice avoisinoit toujours une vertu, et qu’il n’y avoit rien de plus facile, à moins d’une profonde expérience, que de se méprendre sur la nature de l’un cl de l’autre. Qui fut jamais plus zélé soit à faire honorer la vertu, soit à réprimer le vice? Qui jamais sut mieux encourager l’exercice des bonnes œuvres, par le charme de la persuasion, ou ramener à l’ordre par l’autorité de scs corrections ceux qui s’en écartoient?Un simple sourire, obtenu de lui, étoit une approbation, comme son silence , une censure qui portoit au fond de la conscience la lumière et le châtiment. Basile n’étoit ni emporté dans sa joie, ni affecté dans sa politesse : 011 ne le voyoit point empressé, complaisant, capter les suffrages d’une multitude ignorante, obéira ses caprices. Bien loin de l’en blâmer, tout esprit raisonnable lui en fera un titre d’éloge.....Encore, avec cette gravité de mœurs, il étoit difficile d’avoir plus de charme dans le commerce de la société. Personne n’en peut parler plus sûrement que moi, qui Pavois si bien étudié. On ne racontait pas avec plus d’agrément; on ne plaisantait pas avec plus de délicatesse; on ne rc-prenoit pas avec plus de douceur, !lien de dur dans sa sévérité, rien de foible dans son indulgence; mais toujours ce sage tempérament et ce juste milieu que Salomon recommande. Mais qu’est-ce encore que ces qualités, si vous les comparez à ces pro-diges d’éloquence et d’érudition par lesquels il sem-ble avoir rapproché les parties les plus éloignées de . l’univers? Nous ne sommes encore qu’au pied de la montagne, à une grande distance du sommet. Nous sommes encore à traverser le détroit, quand nous sommes appelés sur la vaste étendue de !’Océan. S’il y eut jamais, si même il peut jamais y avoir de trompette dont les sons éclatants pénètrent jusqu’à la plus sublime région de l’air, si la voix de Dieu retentit jusqu’aux extrémités de la terre , ou si l’on a vu de violentes secousses et des tremblements ex-traordinaires ébranler le monde ; ces images pour-ront vous fournir quelque idée de cette éloquence et de ce génie, aussi fort au-dessus de celui des autres hommes, que ceux-ci l’emportent sur les ani-maux par !’excellence de leur nature. Qui jamais apporta de plus sérieuses préparations, pour sç rendre le digne organe des oracles de !’Esprit Saint ? quel homme a etc pins éclairé des rayons de la science? a pénétré plus avant dans la profondeur des divins mystères? a porté une lumière plus vive sur les choses de la religion? Qui jamais sut donner à sa pensée une expression plus claire, comme à son expression un sens plus profond?... Il avoit puisé dans la méditation les connoissanccs nécessaires pour enseigner à toutes sortes de personnes à régler sain-tement leurs mœurs, à parler dignement de nos augustes vérités, à détacher leurs esprits des choses périssables pour les élever vers les choses éternelles. David loue la beauté du soleil, qu’il compare à celle d’un jeune époux ; sa grandeur, à celle d’un géant; la rapidité de sa course, comme parcourant tous les jours la terre d’une extrémité à l’autre; sa vertu merveilleuse, qui ne diminue point par ses influences continuelles et universelles. La beauté de Basile a été sa vertu; sa grandeur, la manière sublime dont il a parlé de Dieu ; sa course a été son avancement continuel vers Dieu ; son activité, cette application infatigable à donner et à répandre partout ses in-structions : en sorte que je ne crains pas de lui appliquer ce mot de !’Ecriture : Que le son de sa voix a retenti par toute la terre, et s’est fait entendre jus-qu’aux extrémités de l’univers. Ses doctes écrits font aujourd’hui les délices de toutes les assemblées, du barreau, des églises, des monastères, de ceux qui ont renoncé au tumulte des affaires, et de ceux qui sont encore dans ],embarras du siècle ; de ceux qui se livrent à des études profanes, comme de ceux qui ont embrassé notre discipline. Tous ceux ׳ qui ont écrit après lui empruntent de ses livres ]a matière de leurs ouvrages. On ne parle plus des anciens qui se sont appliqués à l’interprétation de l'Ecriture ; c?est Basile que l’on cite. C’est être sa-vant que de le bien posséder ; éloquent, que de le répéter. Il peut seul tenir lieu de tous les autres livres. Lorsque j’ai dans ]es mains ou sur les lèvres son Hexaémeron (]’œuvre des six jours), trans-porté avec lui sur le trône du Créateur, je comprends toute l’économie de son ouvrage; j’apprends à ad-mirer le sublime auteur de toutes choses, plus que je n’avois fait en les contemplant (1). Lorsque je lis les réfutations diverses qu’il a publiées, je crois voir le feu qui consuma Sodome, réduire encore en cendres les langues sacrilèges des impurs habitants de cette ville, ou la vengeance tomber sur cette tour de Babel, dont le Ciel arrêta l’orgueilleuse construction (1). Ce qu’il a écrit sur le Satnl-Es-prit : j’y trouve le Dieu que j’adore, et je proche la vérité avec une ferme assurance, dirigé que je suis par le flambeau que me présente cc grand théologien (2) ; les explications qu’il a composées pour des intelligences moins relevées, les parta-géant dans les trois sens (littéral, moral et allégo-rique ) : Je ne m’arrête pas à l’écorce extérieure de la lettre, je vais plus avant; j’entre de proton-deur en profondeur ; d’un abîme , j’invoque un autre abîme, et je passe d’une lumière à une autre, jusqu’à ce que je sois enfin parvenu au sommet de la vérité (3) ; ses éloges des martyrs : plein de me'־ pris pour ma chair, je me sens transporté dans la compagnie de ces généreux confesseurs, et prêt à m’associer à leurs combats (4) ; les harangues qu’il a prononcées sur la règle et la conduite des mœurs(1) : mon cœur, ma chair elle-mcme purifiés se trans-forment en un temple consacré par la présence du Très-Haut, en un instrument dont !’Esprit Saint Pag. 364· anime les cordes pour chanter sa gloire et sa puis-sance. Ces pieux écrits m’apprennent à me corriger de mes défauts, à orner mon cœur des vertus chré-tiennes, à devenir tout différent de moi-meme par un changement tout divin.
(1) Ce jugement est confirmé par les éloges qu’en ont fait saint Gré-goire de Nysse , saint Jérôme , l’historien Socrate , et l’antiquité toute entière. L’ouvrage de saint Basile sur la création a servi de modèle à saint Ambroise, aux abbés Duguet et d’Asfeld , pour celui qu’ils ont publié sur le même sujet. Il paroît que saint Augustin le conuoissoît, puisqu’il em-prinite de ce livre son application des paroles de la Genèse, L’Esprit de Dieu étoitporté par les eaux (édit. Bened., t. nr, p. 129).
(1) « En effet (dit un auteur contemporain) Arius a été écrasé comme par la foudre, sous les coups de ee saint docteur; Eunome en a été terrassé ; Sabellius, confondu par lui et réduit an silence ; Macédonins, réduit en poudre; Apollinaire,voué à une infamie éternelle. Pour tout dire, en un mot, il n’y a point eu avant lui, il ne s’élèvera point par la suite d’héré-sics qui ne soient battues en ruines par ses ouvrages tbéologiques........» (Saint Amphiloque d’Ieône. Orat. 11, pag. 18 et 19.)
(2) C’est de ce Traité que saint Grégoire de Nazianze a dit que saint Ba-sile avoit puisé à la source même du Saint-Esprit ee qu’il dit de la divine Essence. (Orat. xx , de laudib. sancti Hasiliî, pag. 363.)
(3) Voy. Tillem. Ném., tom. ix, pag. 288. Ce sont les homélies sur l’Evangile, et les ascétiques.
(4) Ou vante surtout cc'u: des quarante martyrs.
(1)11 s’en faut bien qu’elles nous soient toutes parvenues. Ce qui nous en reste fait regretter encore davantage ce que nous n’avons plus. On peut en voir le catalogue dans saint Jérôme, dans Bellarmin , Tillcmont et les autres.
Delà saint Grégoire de Nazianze venge saint Basile contre les interprétations des hérétiques, qui abusoient de sa condescendance pour insulter à sa foi. Il le com-pare avec chacun des plus célèbres patriarches de l’ancien et du nouveau Testament. Le parallèle qu’il en établit Pag. 366. avec saint Jean-Baptiste , pourrait sembler trop hardi.
Le panégyriste va au devant de l’objection :
Je ne prétends pas assimiler Basile à celui qui n’a point eu d’égal parmi les enfants des hommes, moins encore l’élever au-dessus du saint précurseur : ce que je veux dire, c’est qu’il l’avoit pris pour mo-dèle, et qu’il en a retracé dans sa personne les principaux traits. Ce n’est pas un mérite médiocre d’imiter, même de loin, la plus sublime perfection. Or, ne retrouvons-nous pas dans Basile la vive empreinte de cet ange du désert? ]’un fut le précurseur de Jésus-Christ; celui-ci en futle héraut. Les peuples même les plus éloignés accouraient aussi vers lui pour l’entendre.... Sa réputation étoit si bien établie, elle étoit répandue si loin, que plusieurs s’étu-dioient à lui ressembler même dans les plus petites choses, meme jusque dans scs défauts apparents, comme dans la pâleur de son visage, la façon de sa barbe, sa démarche, sa lenteur à parler, son air pensif et recueilli, qui dégénérait en une tristesse sombre et morne dans ses maladroits copistes. On affectait de porter les mêmes habits que lui, d’avoir un petit lit bas comme le sien, de se régler sur lui pour la table. Mais ces pratiques étoient naturelles dans saint Basile, qui les observait tout simplement et sans méthode ; au lieu que celte infinité de Basilcs, qui renaissaient en apparence, n’étoient que des statues cachées dans l’ombre; car, ce serait trop dire, que de les appeler des échos qui répètent les paroles : au moins les échos qui redisent les derniers mots, les répètent-ils exactement ; au lieu que ces faux imitateurs s'éloignaient d’autant plus de leur mo-dèle, qu’ils s’efforçoient d’en approcher d’avantage. On se faisait un titre d’honneur et une distinction particulière d’avoir eu quelque relation avec lui, de lui avoir rendu quelque service, de citer de lui quelque parole, ou quelque action sérieuse ou agréa-blc, ce qui m’est souvent arrivé à moi-même. Et, de fait, ce qu’il y avoit de pins négligé clans ce grand homme, valoit mieux que tout ce que les autres peuvent faire avec le plus d’étude et de travail.
Basile touclioit au terme de sa course; une seule pensée 1’occupoit, c’étoit celle de son affranchisse-ment et du jour heureux où il iroit recevoir la cou-ronne promise à la foi. Déjà il avoit entendu la voix de Dieu lui dire : Quittez cette terre, et montez, non sur le haut de la montagne, mais près de moi. A ce moment nous fûmes témoins d’un nouveau prodige égal à tous ceux qu’il avoit faits jusque-là. Car il étoit - presque sans vie et sans mouvement, quand il rc-prit tout à coup de nouvelles forces pour dire àl’E-״lise le dernier adieu, et mourir avant à la bouche les paroles de la religion. Il prêta encore ses mains et ses prières pour la consécration de ses plus fidèles disciples, afin que l’autel ne fût pas privé de ceux qui avoient été les aides et les coopérateurs de son sacerdoce.
Ce qui me reste à dire, je ne me sens pas la force de ^exprimer, et pourtant il faut bien achever : ce serait à un autre à vous le raconter; tous mes efforts échouent contre ma douleur, et le sentiment pro-fond d’une perte que l’univers tout entier partage. Il étoit étendu sur le. lit de mort; les cœurs célestes s’ap-prêtoient à recevoir cette âme dont tous les regards se dirigeoient depuis si long-temps vers eux : la ville entière s’étoit rendue près de lui, accablée du chagrin dele perdre, gémissant de cette cruelle sépa-ration comme d’une tyrannie, et prête à faire vio-lencc à son aine pour la retenir, si elle avoit pu l’être. L’affliction ressemblait au délire; personne qui n’eut voulu racheter sa vie au prix de la sienne propre , il fallut coder (il fallait que la mort le frappai, pour faire reconnoitre que Basile n’avoit été qu’un homme ). Après avoir donné à ceux qui l’en-tonnaient, diverses instructions de piété, le saint acheva sa vie par ces paroles : Je remets, Sei-gneur, mon esprit entre vos mains, et rendit son âme avec joie au milieu des anges qui la portèrent dans le ciel.
Césarée vit alors le spectacle le plus extraordi-naire : le saint corps porté par ]es mains des saints allait au lieu de la dernière demeure ; on s’empres-soit autour de lui, ]es uns pour saisir le bord de ses habits, les autres pour passer sous son ombre, d’autres pour toucher seulement le cercueil sacré, ceux-ci avides d’approcher de ceux qui le portaient, ceux-là de jouir de sa simple vue, chacun croyant recevoir quelque bénédiction de ces devoirs de piété. Les places publiques, les galeries, les maisons étaient autant d’amphithéâtres regorgeant d’une foule allant, venant, accompagnant la pompe funèbre, se près-santde tous les côtés; jamais 011 n’avoit vu une si nombreuse affluence. Les sanglots étouffaient le chant des psaumes, et les éclats de la douleur ne permettoicnt aucun ordre. Les païens memes et les Juifs se disputoient avec les catholiques à qui donnerait plus de marques de son affection pour le saint. Cet empressement ne fut pas sans danger, il en coûta la vie à plusieurs personnes qui, dans le tumid te qu’oc-casiona un concours aussi prodigieux, y restèrent étouffées. Loin de les plaindre, 011 envioit leur sort qui leur donnait un tel compagnon de voyage, et les faisoit regarder comme autant de victimes funèbres heureuses de mourir avec Basile. Ce ne fut qu’avec beaucoup de difficultés que l’on parvint à sauver la vénérable dépouille des pieuses violences qui se ]a disputoient entre elles, avant d’arriver au tombeau de ses pères, où elle finit par être déposée , et où le prince des prêtres fut réuni aux prêtres, le prédicateur immortel aux orateurs sacrés, et le confesseur aux saints martyrs. Il est maintenant dans le ciel ; là sans doute il offre pour nous des sacrifices , il prie pour son peuple; car en s’éloignant de nous, il ne nous a pas abandonnés. Mais Grégoire son ami, mais moi,que cette cruelle séparation condamne à survivre à la plus douce partie de moi-même, traînant désor-mais une vie triste et languissante, que vais-je deve-nir, privé de ses salutaires leçons? Mais non, il ne m’a pas délaissé ; durant les songes de la nuit, sa voix m’avertit encore et me reprend , sitôt que je m’écarte du devoir.
Mais sera-ce assez de mêler nos !)leurs à son élo״e ?
Plutôt, en traçant le tableau de sa vie, que l’image de scs vertus, offerte par nies foibles mains, devienne, et pour chacun de nous et pour tous les fidèles ré-pandus dans !’Eglise chrétienne, le portrait et la loi vivante de nos mœurs! Vous qu’il a formés à la doc-trine sainte! le fruit que vous devez recueillir de ce discours, c’est de prendre Basile pour votre modèle, d’agir comme s’il étoit sans cesse en votre présence et vous en la sienne. Venez, ô vous tous, compagnons de Basile, ministres des autels, peuple confié ?1 nos soins, citoyens, étrangers ! approchez tous , faisons ensemble son éloge ; que chacun raconte quelqu’une de ses vertus : célébrez tous, les grands, un législateur ; les magistrats, l’oracle de la cité ; le peuple, son guide; les savants, leur maître ; les vierges, leur introducteur à la cour du céleste époux ; les épouses, la règle de leur conduite ; les solitaires, les mains qui les détachoient de la terre pour les porter au ciel ; les religieux, un juge. Dites, vous-mêmes, comment il fut le conducteur des simples , le docteur des esprits curieux; comment il répri-moit les saillies de la joie, consolait les affligés, soutenait la vieillesse , instruisait les jeunes gens, soulageait l’indigence, et faisoit des riches les écono-mes des pauvres. Je vois, et les veuves, et les orphe-lins, et les pauvres, et les voyageurs, et les frères, et les malades, s’empresser de louer celui qui fut leur patron, leur père, leur ami ; leur ménagea ou des asiles ou des remèdes ; tous, en un mot, celui qui savoit se faire tout à tous י afin de les gagner tous à Jésus-Christ. Recevez, o Basile ! cet hommage d’une voix qui vous fut chère, d’un homme que les années et les honneurs rapprochaient de vous. Si peut-être ce discours n’est pas indigne de vous, cela même est votre ouvrage : je ne l’avois entrepris que grâce à votre secours. Si je suis resté trop au-dessous et de mon sujet et de vos espérances; pouvois-je faire mieux, foihle orateur, accablé sous le poids de l’âiie, des maladies et de mes re״rets? !Mais le Sei-gneur nous sait gré de faire ce que nous pouvons. Pour vous, âme sainte et bienheureuse ! du haut du ' ciel, où vous êtes, abaissez sur nous vos regards ; aidez-nous par vos prières à triompher de la chair dont l’aiguillon nous a été donné pour servir d’exer-cice à la vertu ; dirigez chacun de nos pas vers le terme où doivent tendre nos souhaits les plus ar-dents. Rccevez-nous, au sortir de cette vie, à vos côtés, dans les tabernacles éternels, afin que, réunis à vous, contemplant désormais, sans voile, sans nuage, l’adorable Trinité, dont nous n’apercevons ici-bas que l’ombre obscure ; heureux à jamais, il ne nous reste plus de vœux à former, plus de ces combats que nous avons ou livrés ou soutenus. J’ai prononcé votre éloge funèbre. Qui, après que je ne serai plus, qui entreprendra le mien, si je puis toute-fois mériter d’en obtenir un en Jésus-Christ, notre Seigneur, à qui la gloire appartient, dans les siècles des siècles? Amen.
Discours à la louange de saint Athanase, patriarche d’Alexandrie.
Prononcé le jour de sa fête.
Ce discours est moins un éloge funèbre qu’un pané-gyrique. La douleur n’y éclate point en regrets. Il ne fut point prononcé , comme les précédents, aux obsèques du saint personnage. S. Grégoire le composa (1) à Con-stantinople , sur la demande de Théodose. S. Athanase étoit mort sous l’empire de Valens.
(1) Voyez Tillemont. Mêm. ccclés., tom. rx, pag. 45g.
L’éloge d’Athanase sera le panégyrique de la vertu -, l’un se confond avec l’autre. Ce grand homme réunissait toutes les vertus; disons mieux, il les réu-nit encore ; car, même après la mort, on est tou-jours vivant devant Dieu, quand on a vécu selon Dieu. C’est pour cela que Dieu s’appelle lui-même le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le Dieu des vivants et non le Dieu des morts. L’éloge de la vertu remontera naturellement à son principe su-blime, à Dieu, de qui les lumières qu’il daigne nous communiquer, nous élèvent, ou plutôt nous ramè-nent à lui comme à leur centre... Dieu est, à l’égard des choses intellectuelles, ce que le soleil est par !־apport aux objets sensibles ; il répand sa lumière sur le monde soumis à nos regards : Dieu éclaire le monde qui échappe à nos sens. Le soleil, par l’action qu’il exerce sur nos regards, nous met à portée d’apercevoir ses rayons : Dieu, en imprimant à nos âmes un rayon de sa divine essence , nous fait par-ticiper à elle-même ; et de même enfin que le soleil, qui dispose et les yeux à voir et les objets à être vus, est la plus belle de toutes les choses sensi-blés, ainsi Dieu qui donne aux substances intellec-tuelles la faculté d’atteindre, par la pensée, les choses les plus éloignées de la portée des sens, est le premier de tous les êtres spirituels, le terme de tous les efforts de l’intelligence : il n’est pas possible d’aller au-delà (1). La philosophie la plus élevée dans ses spéculations, !’imagination la plus ardente dans ses recherches, ne conçoit, et ne concevra jamais rien de plus sublime.....
(1) Magnifique développement de ces pensées par Bossuet, Serm. delà Toussaint, !om. 1, pag. 144.
Nous comptons dans ce siècle, et parmi ceux même qui l’ont précédé, bien peu d’hommes qui se soient appliqués à ces hautes méditations......Bien qu’ils soient les ouvrages de Dieu, ils n’en sont pas les serviteurs, puisqu’ils ne marchent pas dans les voies de Dieu. Nous comptons parmi ses serviteurs fidèles les Prophètes, les Evangélistes, les Docteurs, tous les Saints j ?1 leur tctc, l’incomparable Jean-Baptiste, flambeau qui précéda la lumière, voix qui se lit en-tendre avant le Verbe, intermédiaire entre l’ancien et le nouveau Testament, comme précurseur du Messie ; illustrés soit par l’éclat de la parole ou de la doctrine , soit par le don des miracles ou par les pal-mes du martyre. S’il est parmi ces grands noms quel-ques-uns qui s’élèvent au-dessus de celui dont nous parlons, il en est aussi, je le dirai avec confiance, qui ne viennent qu’après lui : il a atteint l’éloquence et l’érudition des plus éloquents et des plus habiles ; il a imité l’activité des uns, la douceur des autres , leur zèle dans les combats. Empruntant partout cc qu’il y avoit de plus excellent, il le transformoit dans sa propre substance, semblable à un habile peintre qui, pour réussir à faire un portrait achevé, rassemble dans une seule beauté les traits épars sur des sujets divers, et de leur réunion corn-pose un tout parfait... Heureux d'avoir si bien imité ceux qui 1’avoient précédé ; plus heureux en-core de pouvoir servir de modèle à ceux qui vien-dront après lui !
Les bornes d’un simple discours ne permettent pas de parcourir toutes les actions qui remplissent une si belle vie ; le détail en appartient à l’histoire plu-tôt qu’au panégyrique. Je voulais, pour l’instruction delà postérité, écrire sa vie, comme lui - même, en décrivant celle de saint Antoine, a tracé les règles de la'vie monastique; niais ici, pour satis-faire à notre commun empressement, et payer à cette fête le tribut qu’elle réclame, je me conlen-terai de choisir dans la foule des grandes actions que présente son histoire, quelques traits des plus con-nus et des plus éclatants, tels qu’ils viendront s’offrir à ma mémoire, au risque d’en omettre plu-sieurs qui ne le sont pas moins.
La première éducation du jeune Athanasc fut dirigée vers la culture de son cœur et de son esprit. Les sciences profanes ne l’arrêtèrent que peu de temps : il lui suffisoit d’en apprendre ce qu’il en fàl-loit connoître pour ne pas tout-à-fait ignorer des choses qu’il savoit apprécier à leur juste valeur. Cette âme portée naturellement aux. grandes et généreuses élévations, ne pouvoit se rabaisser à d’aussi futiles études, à l’exemple de ces athlètes sans expérience qui dissipent leurs forces en frappant l’air plutôt que leur ennemi, et se dérobent à eux-mêmes l’es-pérance de la victoire. Les livres de l’ancien et du nouveau Testament firent sa lecture habituelle : il les possédoit tous avec plus de précision que les autres n’en savent un seul en particulier. Il y puisoit avec les richesses de la contemplation, les trésors d’une vie sainte et éclatante, unissant la pratique à la méditation, faisant concourir l’innocence de ses mœurs avec la règle de ses études, et ses études à leur tour imprimant une sorte de sceau à l’innocence de ses mœurs. La sagesse commence et se nourrit par la crainte du Seigneur. Mais la crainte fait des esclaves ; et quand la sagesse s’élève au-des-sus de la crainte, pour nous porter jusqu’à l’amour, plus rien de servile : et c’est là ce qui fait les amis, les enfants de Dieu.
Tels furent les exercices de son enfance ; et telle devrait être l’e'ducation de tous ceux qui sont appe-le's à gouverner les peuples et !’Eglise de Jésus-Christ. La divine providence qui prend de loin les mesures de ses grands ouvrages, après l’avoir initié à la cléricature, le fit passer pai' les degrés divers qui précèdent le ministère auguste qui nous rap-proche de la divinité par de plus intimes communications, avant de l’élever sur le siège d’Alexandrie.
Lui donner la conduite de ce diocèse, c’étoit le placer en quelque sorte à la tête du monde tout entier. Di-rai-jc qu’elle voulut récompenser sa vertu, où plutôt faire du saint évêque une source de grâce et de vie pour !’Eglise? Dans le besoin où elle étoit que les eaux de la vérité vinssent la ranimer dans ses lan-gueurs, comme un autre Ismael dans son désert, prête à se consumer et à s’éteindre, dévorée quelle étoit par la sécheresse, et menaçant d’engloutir avec elle l’espérance de Jacob; destinée , ce semble, à la même désolation que les villes de Sodomc et de Go-morrlie, si connues par les excès de leur impiété , plus connues encore par les vengeances du Ciel qui les a ensevelies sous des torrents de feu et de soufre; dans l’abattement où nous étions, il nous falloit un signe de salut ; il nous fallait une pierre angulaire, îi laquelle vinssent se rattacher toutes les parties de l’édifice désunies et tombant en ruines, un van mys-térieux qui séparât l’erreur de la vérité ; un glaive assez fort pour trancher jusques à la racine du mal. Athanase nous fut donné comme le digne athlète que le Fils de Dieu associoit à ses combats, comme la bouche par laquelle le divin Esprit énonce ses ora-clés. Appellé donc par les suffrages de tout le peuple, Athanase ne dut point son élévation à ces manœu-vres si ordinaires de nos jours, où nous voyons les élections souillées par le meurtre et le brigandage. La sienne tout apostolique, dirigée par !’Esprit Saint, le porta sur le trône de saint Marc, à qui il succédait par sa piété non moins que par sa di-gnité... Il fut l’héritier de sa foi aussi-bien que de sa chaire.... Ce n’est pas le nom qui établit la succès-sion, c’est la doctrine. Porter dans une Eglise une autre foi que celle de ses saints prédécesseurs, ce n’est pas soutenir !’héritage, c’est s’en détacher et s’en déclarer l’ennemi; à moins que l’on ne prétende leur succéder aux memes titres que la maladie suc-cède à la santé, la nuit au jour, la tempête au calme, et que la démence vient après le bon sens.
Le même esprit qui avoit fait son élection, présida à tout son gouvernement. Monté sur le trône épiscopal, on ne le vit point, à l’exemple de ces insolents parvenus mis en possession d’un commandement ou d’une succession à quoi ils n’auroicnt pas eu lieu de prétendre, se faire de l’éclat de la dignité un titre d’orgueil. Commerce adultère, profanation , sacri-lége qui les rend indignes d’un aussi auguste minis-tère! Sans avoir rien fait pour mériter l’honneur du sacerdoce, sans travaux, ni épreuves préliminaires, tout à la fois maîtres de nom, disciples de fait, ils hasardent de purifier les autres avant de s’être puri-fiés eux-mêmes ; hier mondains, aujourd’hui évê-ques ; hier étrangers au sanctuaire, aujourd’hui pontifes et ministres des choses saintes; vieillis dans le crime, novices en religion ; tenant leur mission de la faveur et du caprice des hommes, non de l’Es-prit Saint : on les voit, après que leur violence s’est exercée sur tout le reste, enchaîner hientôt jusqu’à la religion elle-même. N’attendez pas que leurs mœurs prêtent quelque lustre à leur dignité : c’est leur dignité qui couvre le scandale de leurs mœurs. Le sacrifice auguste offert par leurs mains le sera plutôt pour leurs propres ignorances que pour celles du peuple. Toujours placés entre les deux excès de l’indulgence ou de la fermeté, ils fermeront les yeux sur les fautes qni se commettent, intéressés qu’ils sont à ce qu’on leur fasse grâce à eux-mêmes ; en sorte quc? loin de réprimer le vice , ils sen rendent les propagateurs; ou bien ils outrent la sévérité, afin de masquer leur conduite personnelle sous l’appa-rente rigueur de leur gouvernement.
Egalement loin de ces deux excès, Athanase, en s’élevant au-dessus des autres hommes par son carac-tère, s’en rapprochait par son cœur. Sa vertu étoit portée à une hauteur qu’il étoit difficile d’atteindre. Son affabilité le rendoit accessible à tout le monde. Plein de bonté, maître de lui-même, facile à s’at-tendrir, insinuant dans son langage, encore plus attachant par l’aménité de scs mœurs ; à la grace extérieure sous laquelle on peint les anges unissant leurs vertus. Ses remontrances mêlées de douceur, et ses éloges assaisonnées de leçons ne dépassèrent ja-mais cette juste mesure qui conserve à la correction ]’affection d’un père, et à la louange la gravité du magistrat. Nulle mollesse dans sa complaisance ; rien d’altier, rien de fâcheux dans sa sévérité. Dans Tune c’étoient sensibilité, charité ; dans l’autre prudence: d’où il résultait un caractère de sagesse parfaite ; tout dans sa personne étant si bien réglé, que sa vie, sans le secours des paroles, étoit une prédication entraînante, et que ses paroles, toujours animées par l’éloquence, le dispensaient d’avoir recours au châ-liment, et moins encore au phis redoutable de tous, le retranchement de la communion.
A quoi bon, au reste, m’arrêter sur les détails, quand saint Paul a prévenu toutes nos descriptions, dans le portrait qu’il a trace d’un évoque?.. Lisez son cpîtrc à Timothée : vous retrouvez dans notre saint Patriarche toutes les qualités que l’apôtre veut à l’homme qui est préposé à la conduite de !’Eglise. Unissez-vous donc à moi, ô vous tous ici présents, pour achever ensemble cet éloge. La richesse du sujet m’embarrasse dans la foule des souvenirs qui se présentent à ma pensée ; je ne sais ce que je dois re-marquer, ce que je dois omettre. Dans un corps où tout est également parfait, on a peine à faire un choix. Chaque objet en particulier vous attire et semble réclamer l’hommage de la préférence ; j’en appelle à votre témoignage et à votre admiration pour ce grand homme : partagez entre vous ses ver-tus, et qu’il s’établisse un noble défi à qui parmi vous célébrera plus dignement celles qui étoient le plus distinguées dans sa personne ; vous, dis-je, hommes et femmes, jeunes gens des deux sexes, vous qui louchez au terme de la carrière, et vous qui la commencez , prêtres et laïques , solitaires et religieux, et vous qui, répandus dans le monde, vous livrez à une vie plus active, et vous que l’amour d’une plus haute perfection, attache à la vic con« templative! Que celui-ci nous raconte scs jeûnes continuels, ses prières assidues, cet oubli absolu d’un corps qui semblait affranchi de tous les besoins, dt dégagé de la matière; celui-là, son infatigable persévérance à soutenir les veilles et la psalmodie ; un autre, le soin qu’il prenait des pauvres, soit pour les assister, soit pour les défendre; un autre, sa fermeté à combattre l’orgueil des prétentions, scs paternelles condescendances envers les humbles. Que les vierges louent en lui ]e modèle de la chas-teté ; les épouses, le directeur sage des consciences ; les solitaires, l’apôtre qui enflammoit leur dévotion ; ceux qui vivent dans le commerce du monde, un législateur ; les cœurs simples, un guide éclairé ; les contemplatifs, un vrai théologien ; les heureux du siècle , un frein qui lès retenait dans la modéra-tion ; les affligés, un consolateur; les vieillards, leur appui; les jeunes gens, un conducteur ; les pauvres, un trésor ouvert à leurs besoins ; les riches, un sage dispensateur de leurs biens;... tous, enfin, un non-veau Paul, se faisant tout à tous, pour accroître le domaine de Jésus-Christ.....
Encore ne sont־cc là que les moindres de ses vertus, comparées à celles qu’il a fait éclater dans un ordre supérieur...
11 fut un temps où notre Eglise florissoit; c’étoit celui où la majesté de nos mystères n’éloit pas pro-fanée par la pompe vaine d’une éloquence artifi-cieuse , que je comparerais à ces jeux misérables de bateleurs, lesquels trompent les yeux par la subti-lité de leurs doigts, ‘et s’attirent des spectateurs par la souplesse et la ' licence de leurs mouvements‘: ainsi, une curiosité inconnue à nos Pères, a intro-doit dans ]a théologie des méthodes nouvelles qui sont venues remplacer la simplicité du discours et cette candeur dans l’enseignement qui se confon-doient avec la pieté. La démangeaison de disputer a amené un pyrrhonisme funeste qui s’est répandu dans nos églises, comme une maladie contagieuse; et tels que les Athéniens, dont parle le livre des Actes, nous ne sommes plus occupés que du soin d’entendre ou de dire des choses nouvelles. Oh ! quel autre Jérémie donnera des larmes à notre con-fusion et à notre aveuglement? Lui seul seroit ca-pablc d’égaler les lamentations aux calamités.
Le fatal auteur de cette révolution a été cet homme dont le nom seul en étoit le malheureux présage; Arius, dont les blasphèmes insolents lui ont attiré un si terrible et si juste châtiment. Traître comme Judas., il devoit périr comme lui ; emporté, moins par la violence de la maladie , que par la vengeance du Ciel. Le théâtre de sa mort étoit digne de son im-piété (1). Arius trouva des complices qui, à l’exemple de leur maître, réduisant la Divinité au Père seul, en dépouillèrent le Fils et le Saint-Esprit, ne leur conservant dans la Trinité qu’un titre pure-ment honoraire , ou plutôt une simple association. Ce 11’étoit point là la doctrine que prolessoit noire grand évoque , véritablement homme de Dieu, la trompette éclatante de la vérité. Convaincu, par l’é-videncc de la foi, que confondre les trois personnes divines dans une seule et meme substance , c’étoit impiété, c’étoit, avec Sabellius, anéantir dans Dieu la fécondité de son Essence; que d’autre part, diflé-rencicr , quant à la nature, les trois personnes di-vines, c’étoit tomber dans l’erreur monstrueuse qui a imaginé le partage de la divinité ; Athanase s’en tenoit à ce principe , de conserver l’unité dans l’Essence divine, et la trinité des personnes, dans.leurs attributs distinctifs. Telle fut la sage doctrine qu’il défendit d’abord avec éclat au concile de Nicée, cette illustre assemblée où le Saint - Esprit avoit réuni l’élite de toute !’Eglise, s’opposant autant qu’il put à l’hérésie naissante. Alors il n’étoit pas encore évêque; ce qui n’empêcha pas qu’il ne fût un des plus remarquables de ceux qui s’étoient rendus au concile. Dans ce lemps-là, le mérite n’atliroit pas moins les regards que la dignité ; depuis, la flamme ayant été attisée par les passions les plus coupables, au point de devenir un violent incendie, qui a dé-voré une grande partie du monde, et amené les tragiques catastrophes si connues dans tout l'univers ; ce fut principalement contre lui que se dirigèrent les attaques de l'ennemi. Athanase s'étoit fait voir l'un des plus généreux athlètes de la saine doctrine. Il est d'usage que les coups se portent avec le plus de fureur contre celui qui oppose la plus forte résistance. Quelle adresse , quelle profonde science dans le génie de l'impiété pour inventer, et quelle andace pour consommer les plus criminelles manoeuvres ! Comment épargneroit-elle les hommes , quand elle ne respecte pas même la divinité ? Rappelons un seul trait , mais le plus violent de tous ; il fit partie d'un complot auquel mon nom ne fut pas étranger. Plût au ciel que cette contrée qui m'est si chère , cette Cappadoce où moi aussi j'ai pris naissance , fût pure de tout soupçon ! Au reste , c'est moins ma patrie qu'il faut accuser, que ceux qui l'adoptèrent librement . Cette patrie elle s'est toujours signalée par sa piété , mais quelques-uns de ses citoyens furent indignes , de l'avoir pour mère. Il n'est pas rare de voir l'épine naître au sein d'une vigne ; Judas étoit au nombre des disciples , et Judas fut un traître. On a même particulièrement accusé un homme de même nom que moi ( 1 ) , qui se trouvoit alors à Alexandrie , où l'avoit amené l'amour des lettres et le désir de s'instruire à son école ; un homme que le saint archevêque avoit accueilli avec la plus touchante bonté , qu'il y traitoit comme un fils , à qui il donnoit la plus entière confiance , jusqu'à le charger des affaires les plus importantes. C'est là l'homme que l'on prétend avoir conspiré contre son père et son protecteur. La conjuration fut sans doute ourdie par d'autres acteurs ; toujours seroit- ce la main d'Absalom qui en auroit conduit la trame. Ceux de 11 Reg. xv. 12. vous qui ont entendu parler de cette main que la calomnie répandoit avoir été coupée , du meurtre prétendu d'Arsenne qui se portoit bien ( 1 ) , de tant d'exils si peu mérites (1), m’entendent assez pour me dispenser de réveiller ces odieux souvenirs. Il vaut mieux; pour peu qu’tl reste de doute et d’incertitude; pencher vers ]a douceur et l’humanité; et faire grâce, meme à des coupables, plutôt que de risquer de condamner des innocents (2). Il n’en coût(! pas beaucoup au méchant pour condamner l’homme vertueux ; mais l’homme vertueux ne se détermine pas sans peine à con-damner même le méchant ; et moins on se sent porté à mal faire, moins on se hasarde à soupçonner les autres. Ce qui, du reste, n’est pas un vain bruit, mais un fait réel qui ne repose pas sur des conjco turcs vagues, mais sur les témoignages les plus décisifs, c’est ce que j’ai à vous raconter.
(1) Voie"! dans quels ternies Socrate rapporte la mort deect hérésiarque. Il étoit arrivé à Constantinople soutenu d’un parti puissant, et se livroil à la joie que lui donnait l’espérance d’être le lendemain reçu comme en triomphe dans la grande église de cette ville. Le saint archevêque de Con-slanlinople, saint Alexandre , supplia le Seigneur avec larmes de. ne pas permettre un tel scandale. Cependant Arius, accompagné des siens, étoit près de la place de Constantin; tout à coup il se sentit pressé de quelque nécessité naturelle, qui lui fil demander un lieu secret. On lui en indiqua un derrière la place; il y entra, et quelques temps après on l’y trouva mort, ayant perdu une grande quantité de sang. ( Soer., lih. r, cap. xvni. )
( 1 ) Saint Athanase s'étoit rendu à Rome pour s'y défendre contre les calomnies de ses persécuteurs. Ils profitèrent de son absence pour nommer à sa place un évêque d'Alexandrie. Leur choix tomba sur un nomméGrégoire de Cappadoce , comme notre saint panégyriste. Saint Grégoire de Nazianze remarque qu'il avoit surpris la confiance de saint Athanase. Il ignoroit encore cette étrange promotion , qui donnoit contre toutes les formes un successeur à un évêque vivant , lorsqu'il se résolut de revenir à Alexandrie ; il ne fut pas long-temps sans apprendre ce qui s'étoit passé. L'intrus prit possession de son siége, accompagné, non d'évêques et de prêtres , mais de soldats armés qui s'emparèrent de l'église avec violence, outrageant les femmes et les vierges, brûlant les saintes reliques et les livres des saintes écritures, foulant sous les pieds les sacrés mystères, pillant les richesses du sanctuaire que l'usurpateur leur avoit abandonnées. Ces excès curent lieu durant la célébration des fêtes de Pâques de l'année 341. (Voy. le récit qu'en fait saint Athanase lui-même dans le ve vol. de cette Biblioth. , pag. 89 et suiv. )
(1) Les ariens ne pouvant, dit saint Cyrille d'Alexandrie , souffrir la force avec laquelle saint Athanase les combattoit, et ne se contentant plus des mensonges ordinaires, par lesquels ils s'étoient efforcés de le décrier, eurent recours à une invention toute nouvelle, que leur fournit l'esprit de calomnie. Ils imaginèrent de faire passer pour mort un évêque d'Hypsèle, de leur parti , nommé Arsenne, accusant saint Athanase de l'avoir tué. Pour accréditer l'imposture, ils montroient une main, qu'ils disoient êtrecelle de cet Arsenne, qui, durant ce temps-là, se tenoit bien caché. L'imposture se répandit bientôt et parvint jusqu'à l'empereur Constantin, qui ordonna d'en informer. Le prétendu mort fut retrouvé vivant avec ses deux mains ; et la honte de cette fable retomba sur ses coupables artisans . On peut voir tous les détails de cette histoire et ses suites dans Socrate , Théodoret , saint Athanase , etc.
(1) S. Athanase parlant lui-même de l’exil qu’il eut à subir durant l’u-surpation de son siège , dit que les travaux de la fuite sont plus difficiles à endurer que les rigueurs de la mort (Defugasua, pag. 712 ). Les com-bats qu’il eut à soutenir pour la cause de la foi catholique sont innom-trahies, et Ruffin lui applique avec justesse ec mot du livre des Actes sur l’apôtre saint Paul : Je lui montrerai combien de choses il faut qu’il en-dure pour mon nom. Constantin lui-même n’avoit pas été plus juste envers lui que ne le furent ses successeurs.
(2) L’histoire a traité ce Grégoire avec moins de ménagement. Arien dans le cœur, il en avoit imposé à saint Athanase , trop grand pour soup-conner l’hypocrisie. Sa prise de possession dans !’Eglise d’Alexandrie , fut celle d’un Barbare entrant dans une ville emportée d’assaut. Il ne tint pas à lui que son bienfaiteur et son évêque ne fût massacré à la suite des prêtres et des vierges, qu’il avoit fait impitoyablement déchirer.
Un monstre sorti de la Cappadoce ( il naquit aux extrémités de la province), méprisable par la bassesse de son extraction,et bien plus encore par sa perversité d’âme, moitié libre, sorte d’être amphybie, comme on en voit dans la nature, parasite sans pudeur, et qui se serait vendu pour un plat de légumes, rapportant à son ventre et tout son langage et toutes ses actions, se trouva pour notre malheur pourvu d’un emploi dans l’administration civile. C’étoit l’inten-dance de la viande de porc, dont 011 nourrit les soldats à l’armée. 11 s’en acquitta avec infidélité, détour-liant les deniers au profit de sa gourmandise. Enfin , réduit à ne posséder plus que son corps, forcé de x quitter le pays, il fut errant de contrée en contrée , jusqu’à ce qu’il vînt tomber à Alexandrie pour y être une nouvelle plaie d’Egypte, et le fléau public de !’Eglise. Si ce fut là le ternie de ses courses, ce fut aussi le théâtre de ses brigandages et de ses for-faits. Du reste, c’étoit un homme de néant; nulle teinture des lettres, nulle politesse dans l’abord, ni dans le langage ; pas même le masque de religion : un composé de tout ce qu’il y a de plus propre à eau-ser le trouble et le désordre. Personne qui ait pu ignorer ni oublier sa conduite à l’égard de notre saint archevêque. Plus d’une fois, on a vu les justes abandonnés au pouvoir des méchants ; ce sont des épreuves que la Providence réserve à la vertu ; té-moin Job, que tout son mérite ne mit point à couvert des insultes du démon. Frappé dans ses biens, danssa nombreuse famille, dans sa propre chair, sans avoir le temps de pleurer ses malheurs tant ils se précipi-toient avec violence, sans rencontrer de consolateurs au sein de ses disgrâces;... pourquoi, lui demandent le Seigneur, ai-je permis que tu fusses ainsi affligé? n’est-ce point pour faire mieux éclater ta justice ?... Etonnez-vous encore qu’un homme tel que Georges ait prospéré (1), quand Athanase vous semble mal-heureux. Ah ! il y auroit bien plus à s’étonner que l’homme juste eût pu échapper aux outrages et aux calomnies. Obligé de fuir, il sut mettre son exil à profit. Il alla se retirer dans les divines écoles et les saints monastères de l’Egypte, où, loin du commerce du monde, tout entier à la solitude, on oublie son corps pour ne s’occuper cpie de Dieu. Là , les uns vivent à part, sans aucune communication avec les hommes, ne conversant qu’avec eux-mémes et avec la Divinité', n’ayant d’autre univers que l’e'tendue de leur solitude. Les autres, réunis par la charité dans une vie commune, tout à ]a fois solitaires et rapprochés , morts au reste des hommes et à toutes les choses de la terre , sevrés de ce vain tourbillon de la société qui nous emporte et qui passe avec ces brusques et nombreuses vicissitudes dont nous som-mes si facilement les dupes, se tiennent lieu les uns pour les autres du monde entier, et s’animent à la vertu par leurs mutuels exemples.
(1) Socrate, Sozomène, saint Épiphane parlent de ce Georges,comme saint Grégoire de Nazianze. Il unissoit la plus crapuleuse bassesse à la plus bru-taie férocité ; il trouva dans le duc Sébastien un ministre aussi complaisant de ses fureurs , que Grégoire en avoit eu dans Philagre , préfet d’Égypte. La plume se refuse à retracer les horreurs qui furent commises à Alexan-drie par lui ou pour lui. Sa prospérité ne dura pas loug- temps. La mort vio-lente de Grégoire qui l’avoit précédé dans l’usurpation du siège d’Athanase, lui devoit avoir appris que Dieu ne laisse pas sans vengeance le crime de l’intrusion : il eu fut une preuve nouvelle. Détesté par les païens eux-mêmes, il fut victime d’une sédition qu’il avoit attisée par ses brigandages et par la menace récente de se porter à de nouveaux excès. Julien , tout en blâmant l’irrégularité de l’exécution , convient qu’elle étoit méritée. ( Epist. ad dlexandr. dans T'ie de Jovien , par La Blelterie , p. 443.}
Ce fut à la compagnie de ces saints hommes qu’Athanase alla se réunir , alliant la vie solitaire à la société religieuse, montrant que la retraite etl’é-piscopat n’étoient point incompatibles, accordant le repos de la solitude et le travail de son ministère avec une telle harmonie que tout le monde resta persuadé que la vie solitaire consistait dans le calme et dans l’uniformité des actions plutôt que dans la séparation extérieure.....Cette manière d’agir faisoit que les plus parfaits d’entre les solitaires lais-sant entre eux et Athanase du côté du conseil et de l’expérience , une distance plus grande encore que celle qui les séparait des autres religieux, et ne lui pouvant être d’un grand secours pour son adminis-tration diocésaine, recevoient de lui de Lien plus précieux avantages pour acquérir la dernière per-fection de leur état. Aussi tous avaient pour lui un respect qui leur faisoit regarder ses avis comme au-tant d’oracles : tout ce qu’il !!’approuvait point leur paroissoit condamnable par cela seul ; scs sentiments étaient pour eux les tables de Moyse, et leur véné-ration ressemblait au culte que l’on rend aux saints.
La persécution alla le chercher jusque dans sa retraite. Les solitaires ne se permirent point de par-1er à aucun de ces inquisiteurs ; ils se contentèrent de présenter leurs tètes au glaive des bourreaux, persuadés que s’exposer pour Athanase, c’étoit s’ex-poser pour Jésus-Christ, et qu’il y auroit dans une telle mort plus d’héroïsme et de gloire, que dans les jeûnes, les macérations, et toutes les autres austé-ri tés dont ils faisoient leurs continuelles délices.
Georges, ne trouvant nulle part d’opposition, porte ses incursions et ses ravages d’un bout à l’autre de l’Egypte, étend ses impiétés sur toute la Syrie qu’il désole, fait sa proie de tout !’Orient, entraînant tout ce qu’il rencontre de foibles et de pusillanimes, comme un torrent emporte ce qui ne sait point résis-ter à sa fougue impétueuse ; il s’empare de l’esprit de l’empereur, abusant de sa simplicité, pour ne pas dire, de sa légéreté, par ménagement pour une sorte de zèle qu’il témoignait, mais zèle bien éloigué d’etre selon la science. A force d’or, il parvient à gagner ceux des officiers du prince qui préfé-roient l’argent à Jésus-Christ. C’ctoientles biens des pauvres détournés à ces criminels usages qui lui fournissoient ses trésors ainsi prodigués : à qui? A des eunuques, aux plus méprisables de tous les hommes, de qui, si le sexe est équivoque, l’impiété ne !’étoit pas, mais tout puissants auprès de nos empereurs qui en font les gardiens de leurs femmes, et par une inconcevable faiblesse , leur abandonnent des offices faits seulement pour des hommes.
Tels furent les exploits de ce ministre de Satan , secondé dans scs infernales manœuvres par l’élo-qucncc d’un homme, d’un évêque, alors renommé par son talent pour la parole, si toutefois on peut accorder ce talent à la démangeaison de disputer. J’affecterai de ne point le nommer (1); non pas qu’il fût déclaré pour l’hérésie, mais il ne tenoit pas à la vérité. Les rôles ainsi distribués, c’étoit Georges qui étoit chargé de l’exécution ; c’étoit avec l’or du sanctuaire qu’il payait la sacrilège au-dace de sa troupe. Elle réussit à rassembler d’abord à Séleucic (1), dans l’église de l’illustre vierge sainte Thècle, puis dans cette ville, un concile comparable à cette tour de Babel, célèbre par la con-fusion des langues, ou à ce tribunal impie où le Sauveur fut condamné par Caïphc, si pourtant il y a rien à quoi l’on doive comparer un tel conciliabule, où il n’y eut que désordre et destruction. L’antique et sainte doctrine, tutélaire de la Trinité, y fut anéantie par la proscription du mot consubstan-tiel, et par les subtilités d’une prétendue profes-sion de foi, qui ouvrait les portes à l’impiété. Avec l’air de respecter !’Écriture-Sainte, et en s’envelop-pant d’expressions consacrées, on accréditait l’aria-nisme, que !’Ecriture n’approuve nulle part. Ces expressions, c’étoient, semblable selon les Écri-tares ג termes vagues qui imposaient aux simples, susceptibles des interprétations les plus contradic-toircs , comme ces statues dont les yeux se dirigent indifféremment vers tous ceux qui les regardent....
(1) Le silence de saint Grégoire sur ee dangereux assesseur de Georges׳ a embarrassé les critiques, qui n’ont pas voulu faire la même grâce à sa nié-moire. Baronius croit que e’est Aeaee, successeur d’Eusëbe de Césarée au siège de eette grande ville , son diseiple, et l’héritier de sa doctrine comme de ses livres. D’autres veulent y reconnoitre Eusèbe de Césarée lui-méine, ou Théodore d’Héraelée, ce qui n’est pas vraisemblable, tous deux étaut morts avant l’intrusion de Georges. M. de Tillemont semble pencher pour le sophiste Astérius, à qui en effet les termes de saint Grégoire peu-vent s’appliquer tout aussi-bien qu’à Acaeejetil combat dans cette supposi-tion l’avis des Bénédictins, éditeurs de saint Athanase. (Voy. ses Mém., t.vi, pag. 3u5.)
(1) Les actes nous en ont été conservés par saint Hilaire de Poitiers , et par saint Athanase lui-même, dans son livre ou Épitredes Synodes-,\\ entend ceux de Rimini et de Séleucie. On peut aussi en consulter l’histoire détail-lée dans Tillemont. (Me'm. tom. vi, art. lxxvi. et suiv., et dans le volume précédent de cette Bibliothèque , pag. 449 et S,I*V· )
Us n’étoient habiles que pour le mal; pour le bien, ils en e'toient incapables. De là, ces artificieuses formules par lesquelles ils semblaient condamner les hérétiques, et les exclure de !’Eglise, mais en effet, pour mieux servir le poison de leur doctrine, à qui ils ne reprochoient que quelque exagération dans les termes, quand c’étoit le fond meme qui en étoit impie. De là, ces profanes jugements portés sur les choses saintes ; ce mélange nouveau et si abusif du sacré et du mondain ; ces discussions mises sous les yeux de la multitude ; ces enquêtes du passé, pro-posées dans des intentions coupables; ces scandaleux trafics, et ces arrêts portés à beaux deniers comp-tants. Delà, ces iniques destitutions, ces intrusions criantes (1). Que l’on souscrivît à ]a doctrine de l’impiété, c’en étoitassez ;l’encre et les calomniateurs ne manquaient pas.
(1) Voyez au \01111nc précédent l’article saint Athanasc, pag. 192, 206,214·
Ces manoeuvres ont séduit un assez grand nombre d’entre nous, hommes d’ailleurs d’un courage éprouvé, restés catholiques dans le cœur, mais qui se sont rendus complices de l’erreur, en y souscri-vaut, et qui se sont mis du bord des méchants, non peut-être brûlés par la flamme, mais enveloppés par la fumée de l’hérésie. Combien de larmes m’a fait répandre à moi-même l’aspect des triomphes de l’iniquité, et de la persécution suscitée par les dé-fenscurs du Verbe eux-mêmes contre la foi ortho-doxe ! Car, il n’est pas possible d’en douter, un funeste égarement s’est emparé des pasteurs : leurs mains, comme parle !’Ecriture, ont dépouillé ma vigne; elles ont déshonoré cette Eglise de Dieu , fécondée par les sueurs cl par le sang de tant de confesseurs soit avant, soit après Jésus-Christ, cettejEglise qui a tant coûté à Dieu lui-même. Car , à l’exception d’un très petit nombre qui échappèrent, soit parce que leur obscurisé personnelle fit qu’on ne pensa point à eux, soit parce que leur vertu les fit trioin-plier de tous les pièges, et que Dieu les conserva afin qu’il restât encore quelque semence et quel-que racine pour faire refleurir Israël, et lui don-!1er une nouvelle vie par les influences du Saint-Esprit; tous les autres cédèrent au temps, avec cette différence que les uns le firent plus tôt, les autres plus tard, et que les uns entrèrent les premiers, comme chefs et conducteurs, dans le chemin de l’iniquité , et que les autres les y suivi-rent, ou abattus par la crainte, ou asservis par l’in-térêt, ou séduits par les caresses, ou surpris par l’ignorance. Ces derniers, quoique moins coupables, pouvoient pas néanmoins se dire innocents...On pardonne l’erreur à des hommes du peuple sans curiosité pour ces sortes de matières ; mais les maî-très et les conducteurs des peuples, qui doivent en redresser l’ignorance, le moyen de rejeter leur faute sur un aussi pitoyable prétexte? La jurispru-dence romaine n’admet pas de semblable défense, meme dans les dernières classes de la société, et il n’y a nulle part de loi qui protège le crime commis par ignorance. Quelle inconséquence ne seroit-ce■ donc pas que des évéques, des hommes faits pour être docteurs, ignorassent les principes du salut, même en leur supposant les mœurs les plus simples et l’es-prit le plus borné? Et quand on se montrerait encore plus indulgent envers ceux qui , par surprise , ont souscrit aux dogmes de l’impiété ; que conclure des autres qui, affectant la gloire de l’esprit et de la science, se sont laissés entraîner par quelque autre des motifs que nous avons dit, et qui, après s’étre montrés long-temps parmi les défenseurs de la vé-ri té, se sont laissés abattre à l’app roche du dan-ger?...
Cet ébranlement, l’un des plus furieux qui se soient jamais fait sentir, entraîna la plus grande partie du peuple, toujours disposé à suivre l’impul-sion de ses chefs, comme les oiseaux qui s’envolent et fuient au signal qui leur est donné par le premier delà bande qui s’est mise en fuite, et vous échappent sans qu’on puisse les arrêter. Quelle force nous don-noit la présence d’Atlianase, ce ferme appui de l’Eglise ! Mais aussi, combien son absence 110ns a été funeste, depuis qu’il s’est vu contraint de céder à la conjuration des méchants ! L’ennemi qui veut faire tomber en sou pouvoir une forte citadelle, vient-il enfin ?1 reconnoitre que l’accès en est diiïi-cilc, et l’attaque périlleuse, il a recours à l’artifice : il cherche ?1 suborner le commandant par des pré-sents ou par des manoeuvres adroites, et finit, sans beaucoup de risques, par s’en rendre maître......
Tels les ennemis de la vérité , n’espérant pas d’en triompher autrement , ont dirigé leurs attaques contre celui qui faisoit la force et l’ornement de notre Eglise; et maîtres du champ de bataille, ont ouvert une large carrière aux dogmes et aux oeuvres de l’impiété.
Ce fut alors que l’empereur , après avoir substi-tué dans !’Eglise d’Alexandrie un faux pasteur ( Georges ), au pasteur véritable , termina sa vie qu’il avoit commencée sous de meilleurs auspices, cherchant à l’expier par une pénitence tardive. L’âme prête à paraître aux pieds du tribunal redou-table apprend à juger bien plus sainement de ses actions. 011 raconte qu’à ses derniers moments il s’accusa de trois choses qui avoient déshonoré son règne : la première, d’avoir causé la mort à des princes de son sang ; la seconde, d’avoir nommé à l’empire Julie» !’Apostat ; ]a troisième, de s’être attaché à de nouveaux dogmes en matières de foi. Ce furent là, dit-on , ses dernières paroles (1). Après sa mort, la doctrine orthodoxe reprit le dessus. Les peuples qui avoient gémi dans l’oppression , respirèrent ; la liberté leur lut rendue ; et le zèle enflamma les ressentiments. Le caractère des Alexandrins est na-tureHement vindicatif. Ils ne portoient qu’avec im-patience le joug sous lequel Georges les tenoitasser-vis. On imagina de le punir de ses crimes par un genre de mort inoui, et qui joignit l’infamie à la ri-gueur du supplice. Vous en connoissez tous les détails (1). A dieu ne plaise que j’approuve une aussi barbare exécution, et les atroces raffinements qui l’accompagnèrent : (on auroit dû considérer non pas ce qu’il méritoit, mais ce que nous devions faire). Dans ce nouvel ordre de choses, notre glorieux athlète nous fut rendu. Il revint de l’honorable voyage (pour ne plus parler d’exil) où Γavoit engagé la défense de la Trinité, qui l’y avoit escorté. Son retour fut un jour de fête non-seulement pour les citoyens d’Alexandrie, mais pour toute l’Egypte. La province semblait s’être réunie toute entière pour aller au-devant de lui. On s’étoit saisi de toutes les hauteurs pour le voir de plus loin. C’étoit à qui se rassasierait du plaisir de l’entendre, de le contem-pler. N’eût-on pu que marcher sur son ombre , comme on faisait pour les apôtres, c’en étoit assez pour se croire avoir reçu quelque émanation de sa sainteté. Jamais entrée de gouverneur de provinces où d’évêque, pas même celle de parents les plus distingués, ne fut marquée par un concours ni plus nombreux ni plus éclatant.... Je me permettrai de rappeler à cc sujet une anecdote, qui, peut-être paraîtra superflue, mais qui répandra toujours quelque intérêt sur mon discours. Postérieurement au retour d’Athanase dans Alexandrie, on y reçut dans un pompeux appareil son premier magistrat, nommé pour la seconde fois à cette importante place, l’illustre Philagre, à qui notre province de Cappacloce s’honore d’avoir donné la naissance (1). Sa réception fut magnifique..... Un homme du peuple surpris de l’affluence qui s’étoit portée sur scs pas, et présentait l’image d’une mer sans homes, s’adressa à un de scs amis qu’il rencontra pour lui dire : Vous est-il arrivé jamais de voir un aussi pro-digieux concours, et tant d’hommes rassemblés pour honorer un seul homme? — Non , répond l’autre , pas meme aux entrées de !’Empereur, croyant sans doute indiquer par-là le dernier terme de la magnificence.—Que parlez-vous de l’empereur? lui repartit l’autre en souriant ; dites plutôt la réception que nous avons faite à notre archevêque......
(1) Cependant saint Athanase affirme que Constance , en mourant, fut bien loin de rétracter ses erreurs, puisqu’il voulut recevoir le baptême de la main de l’évêque Arien Euzoïus, persévérant ainsi dans l’impiété, dont il avoit été le protecteur. ( De Synod, p. 907. )
(.1) Il faut bien le rappeler, puisque l’histoire en a conservé le souvenir. On commença , dit Ammicn Marcellin , par le jeter au fond d’un cachot! où il eut beaucoup à souffrir. Le lendemain on le tira de la prison ; on le traîna par les pieds écartelés avee des crocs ; on marchoit sur son corps , et on le battoit à grands coups de bâton. Puis on l’attacha snr un chameau que l’on promena dans tous les quartiers de la ville. Ce supplice dura tout le jour. Sur le soir, on alluma un grand feu où il fut jeté avec le chameau même qui lui avoit servi de monture ; et les cendres furent jetées au vent. Socrate, Sozomène, saint Épiphane, la chronique d’Alexandrie rapportent ce fait, et ne different que par quelques légères circonstances. Ces excès furent l’ouvrage des païens seuls que Georges avoit irrités par ses vexations et ses menaces contre leur temple. La preuve, c’est qu’en jetant ses cen-dres au vent, ou dans la mer, ils allaient criant qu’ils le faisaient de peu 1· que les chrétiens n’en fissent des reliques, comme à uu martyr. Ce n ctoit assurément pas rendre justice ni à Georges , ni aux chrétiens. Ceux-ci, loin d’etre disposés à honorer sa mémoire, n’avoient pas seulement songé à le défendre des païens, et croyaient avoir donné une grande marque de mo-dérai ion, en ne sc joignant pas à scs bourreaux. C’est la réflexion de l’abbé deLa Bletterie ( Fie de Julien, p. 278.), qui paroit l’avoir empruntée à saint !*.piphane.
(1) Célèbre dans l’histoire de saint Athanase. ( Tillem., tom. vm, pag. 664. ) Ce Philagre de Cappadoce étoit liéavee Césaire, frère du saint évêque de Nazianze. Il est différent de celui à qui notre saint adressa deux lettres, insérées dans le premier volume de ses œuvres , pag. 802 et 803.
Tout dans Athanase s’accordoit avec une mer-veilleuse harmonie ; conformité parfaite entre sa doctrine et sa vie, entre sa conduite publique et sa conduite privée, entre son retour et ce qui le suivit. Rendu au gouvernement de son Eglise, bien loin de se laisser emporter à aucun mouvement de co-1ère....., il crut devoir agir avec plus de modération que jamais....., et il se conduisit en effet de telle sorte, que ceux mêmes, qui 1’avoient offensé ne pouvoient pas dire que son retour leur eût été dés-agréable.
A l’exemple du divin législateur, il purgea le temple de ces négociants infâmes qui font un corn-niercc impie de Jésus-Christ ; mais au lieu de fouets, il n’employa que les paroles et les moyens de persua-sion. 11 réconcilia tous ceux qui étoient divisés, soit entre eux, soit avec lui-méme, sans avoir besoin pour cela d’intermédiaire. Tous ceux qui avaient à se plaindre de la tyrannie, il les réhabilita dans leurs droits, sans considérer s’ils avaient été pour ou contre lui. La vérité abattue se releva. La Trinité sainte ]\1atth.v. 15. d’une seule divinité fut remise sur le chandelier, dégagée des ombres qui en avaient offusqué la lu-mière, et rendue à toute la liberté de l’enseigne-ment catholique. Redevenu comme le législateur du monde entier, et le modérateur de tous les esprits, écrivant aux uns, conférant avec les autres de vive voix, soit qu’il les eût appelés, soit qu’ils fussent venus le consulter d’eux-memes ; fondant sur leur volonté propre l’empire de la loi ; persuadé que c’étoit là le meilleur secret pour les gagner à la vertu. S’il avoit eu la force du diamant pour résister à la persécution, il avoit aussi l’attrait de l’aimant pour rapprocher les substances les plus dures, c’est-à-dire pour unir les esprits les plus opposés.
Le démon pouvoit-il voir sans jalousie ces heu-veux changements, !’Eglise recouvrant son.ancienne gloire, et sa première santé, ses plaies se cicatriser, et son corps reprendre une nouvelle vie? Non , sans doute. Athanase en est Je soutien : c’est sur sa per-sonne que se dirigent les coups de l’ennemi. Il sus-cite contre lui un empereur lié avec lui d’intérêts dans sa ligue d’impiété et de révolte, disciple bien digne d’avoir le démon pour maître ; le premier des empereurs chrétiens, qui sesoitdéclaré contre Jésus-Christ, et dont la fureur , long-temps concentrée , n’attendoit que l’occasion pour éclater avec emporte-ment. Infidèle envers le prince à qui il devoit l’em-pire, il agit avec encore moins de réserve avec le Dieu à qui il devoit la vie. Julien imagina un nou-veau genre de persécution, la plus odieuse qu’on eilt vue jusque-là. Unissant à la tyrannie les moyens de séduction, enviant à nos martyrs l’honneur de leurs combats, il décréditoit les louanges données à leur courage. Fécond en sophismes, il employoit l’artifice du langage pour en venir à ses fins. Ce n’eût pas été pour sa détestable ambition un assez beau triomphe de vaincre tout le peuple chrétien, s’il ne triomphait d’Athanase, et s’il ne parvenait à étouffer dans sa personne la prédication de la doc-trine évangélique. Ce qu’il enlevoit aux chrétiens, il le voyoit avec étonnement remplacé, tant par la prudence du saint archevêque, que par les con-quêtes qu’il faisoit sur le paganisme. Irrité de voir ses artificieuses manœuvres en défaut, Julien laissa tomber le masque. Fatigué de la contrainte ou le mettoit son personnage d’emprunt, il s’abandonne à sa perversité naturelle ; et, sans plus garder de me-sure, il ordonne qu’Athanase soit chassé de la ville (1). 11 falloit à notre généreux athlète cette troisième épreuve, pour que rien ne manquât à la gloire de son triomphe. Il s’étoit écoulé peu de temps depuis ce nouvel exil ; quand la main vengeresse du Tout-Puissant conduisit dans la Perse ce prince impie cl sacrilège. Là fut jugée la cause entre Dieu et son ennemi ; et de tous ces magnifiques.apprêts qui dévoient se terminer par la gloire d’un triomphe, il ne resta qu'un cadavre sur lequel la pitié elle-meme n’abaissa point ses regards ; un cadavre qui n’obtint pas même l’honneur de la sépulture, re-poussé, dit-on, du sein de la terre, qui s’emut vio-!eminent, comme effrayée à l’aspect de tant de crimes, prélude sans doute du supplice qui l’at-tendoit. Julien fut remplacé par un prince dont l’extérieur n’avoit rien que de modeste ; dont le gouvernement doux ne pesa point sur Israël, et dont la piété fut égale à sa démence. Jovicn, pour mieux assurer l’autorité de son commandement et de ses lois, commença, comme il le devoit, par rappeler de leur exil tous les évêques, et, à leur tête, celui dont le mérite lui donnait une si éclatante supério-cité, et lui avoit seul attiré cette persécution. Il demanda qu’il fût rédigé pour lui une instruction précise sur la doctrine de la Foi, alors embarrassée par tant d’opinions et de sectes qui la déchiraient, afin de pouvoir réunir toute la terre dans une même profession, par l’assistance du Saint-Esprit, ou du moins de s’éclairer lui-même, pour sa propre con-duite, voulant l’appuyer de son autorité, comme en recevoir l’appui ; sentiments nobles et vraiment di-gnes d’aussi grands intérêts ! Ce fut pour Athanase l’occasion de signaler la pureté et l’inaltérable con-stance de sa foi. Trois partis divisoient notre Eglise chrétienne. Les uns varioient sur la divinité du Fils ; d’autres, en plus grand nombre, erroient sur le Saint-Esprit. C’étoit être pieux que d’être moins impie ; très peu qui n eussent pas été atteints par la contagion. Athanase, presque seul, se déclara pour la vérité, sans ménagement, sans équivoque. Il confessa par écrit l’unité de !’Essence divine avec la trinité des personnes; et fit, par inspiration di-vine, pour établir la divinité du Saint-Epril, ce que les Pères avoient fait pour la divinité' du Fils. Tel fut le royal présent qu’il offrit à l’empereur (1).
(1) L’édïl du bannissement de saint Athanase est rapporté dans la vingt-sixième lettre de Julien. Les principaux habitants d’Alexandrie écrivirent à l’empereur pour réclamer leur évêque. Nous avons encore sa réponse ; elle fait la cinquante et unième de ses lettres. Julien leur reproche amèrement l’amour qu’ils portaient à Jésus-Christ et à leur Athanase. Il répète qu’il a donné l’ordre à l’archevêque de sortir, non-seulement de la ville, mais de la province. Dans une autre de ses lettres, la sixième à Ecdice, gouverneur de l’Égypte, il assure que rien ne lui sera plus agréable que d’apprendre que ses ordres {:ont obéis ; et que le détestable .Athanase, l'ennemi de ses dieux, a été chassé de toute l’Égypte ; il menace d’une amende énorme ( cent li-vrcs d’or ) ceux de ses officiers qui ne prêteront pas la main à cette exé-eution.
(1) L’écrit dont il est ici parlé n’est point, comme le prétend l’abbé de Billy , le fameux Symbole attribué à saint Athanase. Vossius, Quesnel, Tillemont ont très bien prouvé qu’il n’est pas de ce Père ; ce qui ne l’em-pêche pas d’être très ancien. La pièce adressée par le saint archevêque est un écrit en forme de lettre , contenant le symbole de Nicée, et qui se lit dans Théodore(, et dans le recueil des Œuvres de saint Athanase. tom. 1, pag. 245. Nous en avons donné un extrait dans le volume cinquième de ectte Bibliothèque, pag. 234. Ou peut voirie jugement qu’en porte Bossuet dans son premier avertissement aux protestants, loin, iv. édit, in-40, pag. 116.
A la suite de tant de travaux, il ne rallentit rien du zèle qui ]’avoit engagé dans ces mêmes travaux. Bien plus, il le conjmv.mquoit/i tout ce qui l’envi-ronnoit ; excitant les uns par des louanges, les au-très par des remontrances ménagées avec douceur, ranimant la tiédeur,.modérant l’impétuosité, préve-nam les chutes, ou relevant ceux qui étoient tombés; simple dans ses mœurs, fécond dans ses ressources pour bien gouverner, circonspect dans ses paroles et plus encore dans ses actions ; s’abais-sant avec les esprits bornés, jamais au-dessous des plus relevés ; charitable envers les étrangers : son génie bienfaisant alloit au-devant des maux pour les détourner; j’ajoute qu’il avoit un talent particulier pour entretenir,la paix dans ]es unions conjugales, la ferveur dans l’âme des vierges, l’espérance dans ceux qui étoient prêts à quitter la vie. 011! quelle riche moisson une si haute vertu présente à son éloge ; et de combien de titres divers je pourrais décorer le nom d’Athanase ! Apres avoir vécu de la sorte, réglant les autres, et se réglant si bien lui-même, que sa vie étoit le modèle des évêques, et ses sentiments , les oracles de la foi orthodoxe ; quelle fut enfin 1? récompense de ses travaux? Athanase mourut dans une heureuse vieillesse, et alla se réunir à ses pères, les Patriarches, les Prophètes, les Apôtres, et les saints Confesseurs qui avoient combattu comme lui pour la vérité. Traçons en peu de mots son épitaphe : Son départ de ce monde fut accompagné d’un cortège plus magni-fique que jamais aucune de ses entrées ; sa pompe funèbre fut le deuil universel et le souvenir profond qu’il laissa dans tous les esprits. Pontife respectable et cher, vous qui, entre autres qualités éminentes, connaissiez si bien quand il faut parler ou se taire ! permettez que j’arrête ici ce discours... Du haut du Ciel, jetez sur nous un regard favorable. Continuez de gouverner ce peuple : attaché inviolablement à la très sainte Trinité, qu’il mérite de la contempler dans les personnes adorables du Père, du Fils et du Saint-Esprit ! Et moi, si la paix nous doit être ren-due, daignez me protéger durant ma vie, m’assister dans la conduite de mon troupeau ! Que si le feu de la guerre doit embraser encore !’Eglise, appelez-moi près de vous; donnez-moi, s’il n’y a point trop de hardiesse dans un tel souhait, donnez-moi place à vos cotes, dans la sainte compagnie où vous êtes, au sein de notre Seigneur Jésus-Christ, à qui soient à jamais la gloire, l’honneur et l’empire dans les siècles des siècles. Amen.
FIN DU TOME SIXIÈME.