EN SUISSE, EN BRANDEBOURG, EN WURTEMBERG
ET DANS LE PALATINAT.
(De 1687 à 1688.)
SOURCES ET AUTORITÉS . En général les ouvrages qui traitent des colonies vaudoises en Allemagne ( voir les sources du chap . VIII de cette troisième partie) ; en particulier DIETERICI ( Die Waldenser und ihre Verhæltnisse zu dem brandenburgisch-preussischen Staate) Berlin , 1831 , de XX et 415 p., ouvr. spécial pour une partie de ce chap : (arrivée des Vaudois à Stendal) , ainsi que le t . VI, des Mémoires pour servir à l'hist. des réfugiés français en Brandebourg, par ERMAN et RECLAM (ouvr. allemand, Berlin 1786. Sept vol. in- 80) ; et les Memorie di me Bartolomeo Salvajot, dont l'auteur fut au nombre des exilés qui prirent part à cette exploration de deux ans, faite par les Vaudois sur les bords de l'Elbe . - HAHN : Geschichte der Ketzer im Mittelalter , t . II . Hist . des Vaudois : notes intéressantes . MAYERHOFF , Examen de l'origine des Vaudois , dans l'église du Mecklenbourg --- , Berlin 1834, opusc . - Détails de l'introduction d'ARNAUD , la glorieuse rentrée ( réimprimée à Neuchâtel en 1845) ; et d'ACLAND The glorious recovery etc... ( London 1827, in- 80 avec gravures) . - Enfin , documents extraits des Archives de Genève , de Berne, de Zurich , de Darmstadt et de Stuttgart ainsi que divers mémoires recueillis sur les lieux.
Les Vaudois avaient été complètement expulsés de leurs vallées natales.
Les limites de cet ouvrage ne nous permettent pas de suivre dans tous leurs détails les longues et nombreuses négociations qui eurent lieu à cette époque entre les divers Etats de l’Europe, pour obtenir en faveur des proscrits soit des secours, soit un asile.
Le grand électeur de Brandebourg accorda l’un et l’autre.
Ce digne vieillard (1) avait toutes les qualités qui font les grands hommes : magnanime, persévérant, courageux, simple et bon, il fut le vrai fondateur de la puissance du Brandebourg, qui devait s’accroître avec tant de rapidité à l’ombre tutélaire de son grand souvenir. Il se tint lieu à lui seul de ministre et de général, et parvint à rendre florissant un Etat qu’il avait trouvé enseveli sous les ruines (2). Ses vertus le rendirent l’arbitre de ses égaux ; les talents de son fils changèrent en couronne royale l’écharpe de l’électeur.
(1) L’électeur Fréderic-Guillaume II, surnommé le Grand, aïeul du Grand Frédéric, était alors âgé de 67 ans; il mourut l’année saivante, 22 avril 1688.
(2) Mémoires de Brandgbourg. Art de vérifier les dates, etc.
Mais la grandeur du fils (1) et les vertus du père firent plus que fonder un Etat: ils créèrent un peuple.
(1) Frédéric III, d’abord électeur, puis roi (couronné le 18 janvier 1701) n'avait pas la vraie grandeur d'un homme d'Etat, comme son père ; il donna beaucoup d'éclat à sa cour, vécut dans le faste, embellit Berlin, mais appauvrit son peuple. ( Tiré de l'Art de vérifier les dates.)
Déjà depuis 1685 vingt mille Français, proscrits de leur patrie par la révocation de l’édit de Nantes, s’étaient rendus, sur l’appel de Fréderic-Guillaume, dans les terres du Brandebourg, dépeuplées par des guerres antérieures, et vivifièrent bientôt ces provinces languissantes et appauvries.
Les nombreux sacrifices que l’illustre électeur s’était imposes pour favoriser leur établissement furent amplement compensés au bout de quelques années par l’essor que les lettres, le commerce et l’industrie prirent dans ce pays.
Il n’en fut pas de même à l’égard des Vaudois. Tous les frais d’établissement ayant été faits, tontes les difficultés levées, et avant même que ces nouveaux colons eussent pu recueillir les premières moissons qu’ils avaient semées, on apprit que les vallées vaudoises venaient de se rouvrir à leurs enfants proscrits.
C’est alors que l’électeur fit preuve d’une rare gé-nérosité. Loin de vouloir retenir forcément les Vaudois, ou de leur réclamer la restitution des avances qu’il avait faites pour eux, il s’imposa encore des sacrifices personnels pour faciliter à ces colons improductifs, à ces pauvres émigrés des Vallées, les moyens d’abandonner ses terres à peine défrichées, et de pouvoir retourner de si loin dans la patrie qu’avaient reconquise leurs frères audacieux.
Ils étaient arrivés en Brandebourg au nombre de sept cents personnes, divisées en trois petites caravanes.
La première, dont Salvajot faisait partie, après avoir séjourné à Genève quatorze jours, en repartit le 24 de mars 1687, et se rendit le même jour à Nyon. C’est là que trois ans plus tard les Vaudois devaient se réunir en secret, pour commencer cette merveilleuse expédition de la conquête des vallées natales.
Le jour suivant, raconte cet exilé dans ses mémoires, nous allâmes à Morges, où l’on nous retint deux jours. Le 27 de mars nous couchâmes à Lausanne, le 28 à Moudon, et le 29 à Payerne. C’était un samedi; nous y séjournâmes le lendemain, et là nous pûmes assister à la distribution de la sainte cène; ce qui fut une grande consolation pour nos âmes. Le lundi nous allâmes à Morat, où l’on eut la courtoisie de nous loger tous dans des auberges.
Du 1er au 5 d’avril, ils se rendirent à Alberfeld, et ne voyagèrent pas le lendemain, qui était encore un dimanche ; mais le mercredi suivant ils arrivèrent à Saint-Gall (1).
(1) Voici, pour plus d'exactitude , les noms et les dates précises de ces différentes étapes . -31 mars, Morat. 1 et 2 avril à Arberg. 3, Wanighe. -4. Brugli. -5 et 6 à Alberfeld . 7, Wintherthour. - 8 , Reichbach. -9, Saint-Gall .
« Les habitants de cette ville, ajoute l’exilé, nous ont toujours très généreusement nourris, vêtus et chaussés; ils eurent grand soin de nos malades, et nous gratifièrent chacun de trois écus à notre départ (2). » Mais les Vaudois ne partirent pas tous; comme il s’agissait d’aller en Brandebourg, plusieurs d’entre eux refusèrent d'entreprendre un aussi long voyage, préférant rester en Suisse, pour être à portée de rentrer dans leur patrie si l’occasion s’en présentait.
(2) I signori Singalesi hanno sempre noi nutritti , vestiti , calzatti ; e " hanno datti ogni cosa agli ammalatti, per la buona assistenza... E quando " partiremmo... hanno datti a noi per limosina la somma di tre scudi caduno. » L'auteur de ces lignes ignorait que des collectes venues d'Angleterre, de Hollande et de Hesse , avaient permis à la Suisse de subvenir plus abondamment aux besoins des Vaudois.
Des deux cents personnes arrivées à Saint-Gall avec Salvajot, il n’y en eut donc qu’une cinquantaine qui consentirent à cette nouvelle émigration.
Embarquées sur le lac de Constance, le 2 août 1688, elles arrivèrent à Bâle neuf jours après (1), et se joignirent à d’autres Vaudois qui se trouvaient déjà réunis dans cette ville avec l’intention de se rendre dans l’électorat de Brandebourg.
(1) Voici l'ordre de leurs étapes. — De Saint-Gall au lac de Constance , le 2 août 1688. Traversée du lac et arrivée à Stein le 3. - Été à Schaffouse du 4 au 9 , et entrés à Bâle le 11 .
Mais le nombre total de ces divers émigrants n’était que de trois cent soixante-cinq.
Il semblerait néanmoins que ces pauvres émigrés eussent dû montrer plus d’empressement à profiter des bonnes dispositions de l'électeur à leur égard ; car plusieurs de leurs compatriotes étaient déjà établis dans ses Etats, et eux-mêmes avaient pris les devants auprès de lui pour s’assurer un asile en cas de proscription.
Dès l’année 1685, les Vaudois du Pragela atteints par la révocation de l’édit de Nantes, avaient envoyé en Allemagne trois députés dans ce but (1). En janvier 1686, ils étaient déjà près de six cents réfugiés en Suisse, et un nombre à peu près égal devait prochainement arriver encore. Leurs mandataires, munis de pleins pouvoirs pour traiter de leur établissement, et d'un certificat des magistrats de Zurich, se présentèrent à M. Mendelshobe, chargé d'affaires du Brandebourg dans le Falatinat. Voici de quelle manière ce diplomate transmit à Berlin leur demande (2). « Ces braves gens désireraient surtout qu’on leur donnât un district où ils pussent demeurer réunis; qu’ils fussent sous la dépendance immédiate du souverain, et point comme en France sous celle des nobles. Il y a peu d’artisans et d’industriels parmi eux; ainsi il ne leur faudrait que des terres à cultiver et surtout des pâturages. Ile aimeraient particulièrement un territoire propre à la culture du mûrier, parce qu’ils se sont depuis longtemps appliqués à élever des vers à soie et pourraient par ce moyen pourvoir plus aisément à leur subsistance. S. A. Electorale peut être assurée de trouver en eux des sujets soumis et d’une fidélité inébranlable. Ce sont des gens simples et laborieux ; mais ils ont des manières à eux, et leurs habitudes ont beaucoup de ressemblance avec les mœurs suisses; par cette raison ils ne voudraient pas être mêlés avec les autres Français réfugiés, dont l’humeur vive et éveillée ne s’accorderait peut-être pas avec leur tranquillité et leur genre de vie tout patriarcal (1). »
(1) Le pasteur Jaques Papon, et deux laïques : Jaques Pastre et Jean Pastrecourt, négociants de la contrée.
(2) Du 15 au 25 janvier 1686. (Archives de Berlin.)
(1) Erman et Reclam, t. VI Ces auteurs ont attribué aux Vaudois des vallées piémontaises, expulsés sur la fin de 1686, les démarches qui se rapportent ici aux Vaudois de Pragela et des autres vallées possédées par la France : lesquels en 1685 étaient déjà réfugiés en Suisse au nombre de 600 personnes, tandis que ceux des ▼allées piemontaises n’en sortirent qu’un an après. Moser et Dieterici sont tombés dans la même erreur.
L’électeur répondit immédiatement qu’ils seraient les bienvenus dans ses Etats (2).
(2) Rescrit du 31 janvier 1686. (Archives de Berlin.)
Ils s’y rendirent pendant que les autres vallées vaudoises étaient au fort de la lutte qui devait les dépeupler à leur tour.
Les cantons protestants de la Suisse adressèrent bientôt à Fréderic-Guillaume une nouvelle demande (3) de colonisation en faveur des nouveaux réfugiés ; et l’électeur se montra disposé à recevoir encore une colonie de trois à quatre cents personnes, probes et laborieuses, à condition que l’on se chargerait du soin de les faire arriver jusqu'à ses frontières et de pourvoir à leur subsistance jusqu’à leur établissement (1). Les collectes abondantes que la Suisse recevait alors de l’étranger (2) pour le soulagement des persécutés, lui permirent de prendre pour eux cet engagement; elle envoya un ambassadeur (3) à Berlin, afin de terminer l’affaire; mais les négociations se prolongeaient, et pendant ce temps, les Vaudois se fortifiaient dans l’idée de rentrer bientôt au sein de leur patrie.
(3) 18 septembre 1686. L’électeur répondit le 29 octobre 1686.
(1) La patente qui autorise cet établissement est du 12 mars 1687.
(2) David Holzhalb de Zurich.
(3) La Suisse elle-même avait déjà fourni plus de quatre mille écus aux Vaudois. Ayant fait un appel de secours aux autres Etats protestants, nu ne s’y refusa. La Hollande fournit dix-sept mille écus. La ville libre de Brème répondit noblement le 9 juillet 1687, « qu'elle connaissait ses devoirs : que ce n’était point assez de contempler et de déplorer le malheur de nos frères opprimés, mais qu’il fallait le soulager; qu’en conséquence une collecte générale serait organisée dans ses murs le 14 juillet 1687. · Cette collecte produisit 407 écus.
Au commencement de 1688 (4), les cantons suisses écrivirent à l'électeur (5) : " Nos projets ont été ralentis par la difficulté d’obtenir des passeports du duc de Savoie, et par la répugnance de plus en plus prononcée que tes Vaudois éprouvent à s’éloigner de leur pays (6). Cependant, nous espérons pouvoir vaincre ces difficultés, et embarquer prochainement sur le Rhin un certain nombre de familles vaudoises, pour les faire conduire à Francfort-sur-Mein et à Gernesheim, dans l’électorat de Mayence, » Ils prièrent en même temps Fréderic-Guillaume d’envoyer des commissaires à leur rencontre. Ce prince envoya M. de Bondely, l’un de ses conseillers privés, qui écrivait de Zurich : « Au lieu de quinze cents Vaudois, nous n’en aurons que sept à huit cents ; les autres sont des libertins (patriotes jaloux de leur liberté) qui se laissent aveugler par un amour incroyable pour leur patrie, et qui veulent à tout prix y retourner (1). »
(4) Le 9 de janvier.
(5) Le 21 février 1688.
(6) Le résidant électoral à Francfort ( Rémigius Mérian) écrivait : « Ces pauvres gens sont bien indécis; tantôt ils veulent partir, puis ils voudraient rester; en attendant le temps s'écoule etc... »
(1) Lettres du 11et du 15 mai 1688.
L’électeur n’en fut pas moins disposé à recevoir généreusement ceux qui lui arrivaient; mais cet excellent prince ne put jouir du fruit de ses bienfaits et mourut peu de jours après le départ de son envoyé.
Son successeur (2) poursuivit l’œuvre commencée.
(2) Se sont succédé : Fréderic-Guillaume, surnomme le Grand, mort électeur de Brandebourg en 1688. Frédéric III, électeur, puis roi de Prusse, mort eu 1713. Fréderic-Guillaume II, second roi de Prusse, mort en 1740, et Frédéric II, dit le grand Frédéric, troisième roi de Prusse, mort en 1786. Celte chronologie est nécessaire pour comprendre comment Frédéric III a pu régner avant Frédéric II. «Je suis décidé, écrivait Frédéric III à Bondely, à poursuivre l'ouvrage commencé par mon vénérable père. (Dépêche du 12 juin 1688.)
Frédéric III expédia les armes, l’argent et les passeports nécessaires au transport des Vaudois, qui partirent de Bâle le 1er d’août 1688, selon l’ancien calendrier, et le 11, selon le nouveau (1).
(1) Ces diversités de date ont fait croire quelquefois des diversités d'événements ou de pièces, qu’il est nécessaire d’éclaircir.
Ils furent embarqués sur huit bateaux marchands, contenant chacun une cinquantaine de passagers. M. de Bondely avait pris les devants pour exhiber les sauf-conduits aux gouverneurs de province et commandants de forteresses, que les proscrits devaient trouver sur leur passage (2) ; mais le commandant de la garnison française de Brissac, «animé probablement par un zèle aveugle de religion, disent les mémoires sur l’introduction des réfugiés en Brandebourg, fit tirer une trentaine de coups de canon sur les bateaux, lorsqu’ils furent à une demi-lieue de la ville. Cette dernière circonstance prouve qu’il n’avait pas eu l’intention de faire acte d’hostilité sérieuse. Aucun boulet n’atteignit les bateaux, mais la frayeur qu’en éprouvèrent les infortunés Vaudois fut si grande, que plusieurs femmes enceintes furent prises des douleurs de l’enfantement et accouchèrent dans les bateaux. M. Charles, depuis pasteur à Berlin, baptisa leurs enfants près de la ville. On ne manqua pas de faire au commandant de Brissac les reproches qu’il méritait pour sa cruauté; et il s’excusa assez mal, en disant qu’il n’avait eu pour but que d’essayer ses canons. »
(2) L’électeur avait écrit lui-même dans ce but au landgrave de Hesse et à l’électeur de Pfalz.
A Strasbourg, les Vaudois reçurent une autre alerte. Le lieutenant du roi ayant été averti de leur arrivée, les prit pour des Français du Dauphiné, qui avaient pris la fuite contrairement aux ordonnances sévères de Louis XIV, et il voulait les faire arrêter. Les passagers avaient déjà été obligés de débarquer sur la terre de France, et l'électeur de brandebourg était peu écouté dans les réclamations de son délégué, lorsque le commandant de place à qui l’on avait recouru, vint prendre connaissance de l’affaire, et ne craignit pas de se compromettre en disant aux Vaudois : « Allez, pauvres gens! retournez dans vos bateaux , et que Dieu vous conduise! »
Bien plus: ayant remarqué parmi eux beaucoup de malades et de personnes affaiblies, il leur envoya des couvertures de laine, qui furent distribuées aux plus souffrants.
De pareils traits d’humanité, au milieu des cruelles rigueurs dont l'Eglise réformée était alors victime, sont doux à recueillir comme des fleurs écloses sur des ruines. En traduire le souvenir, c’est en conserver le parfum.
Du 7 au 17 d’août, les Vaudois débarquèrent à Gernesheim, dans l’électorat dé Mayence. On y loua des chariots pour les conduire à Francfort, où les attendaient les commissaires brandebourgeois chargés de les recevoir. L'hospitalière population des bords du Mein fit elle-même aux exilés l’accueil le plus touchant. Ils avaient été logés pour quelques jours dans le village de Bockenheim, situé à une demi-lieue de Francfort. Les magistrats de cette ville leur envoyèrent des provisions de pain, de vin et dé viande. Là princesse de Tarente (1), qui avait quitté la France pour demeurer fidèle au culte réformé, résidait alors à Francfort. Elle y joignit des secours en linge et en comestibles ; puis elle fit inviter les Vaudois à se rendre dans un vaste jardin où une nombreuse assemblée s’était réunie; son chapelain, M. Roy, prononça un discours si pathétique au sujet des proscrits, qu’une collecte faite pour eux produisit immédiatement la somme de cinquante écus ; les Eglises réformées allemande et française du lieu y en ajoutèrent le double : de sorte que, grâce à ce secours, les Vaudois pouvaient espérer d’atteindre à leur destination avec quelques économies pour leur aider à s’établir.
(1) Fille du comte de Hesse-Cassel, Guillaume IV, née le 12 février 1636, mariée en 1648 à Charlet de la Trémouille, prince de Tarente. (La sœur de son grand-père avait épousé le prince de Condé.) Le prince de Tarente mourut en 1672; sa veuve Emilie se relira alors à Francfort, où elle mourut eu 1693.
Ils cheminèrent sur des chariots jusqu’aux frontières de la Hesse (1), où les attendait un commissaire du landgrave, qui les pourvut du nécessaire pour continuer leur route.
(2) En traversant l’électorat de Mayence, ils furent arrêtés à Vœlpel, dont l’échevin ne voulait.pas laisser passer leurs voitures, sous prétexte que les voituriers étaient de Francfort et n’avaient point de passeport. Il fallut que le commissaire Maillette rétrogradât pour en aller chercher.
Ils passèrent de là à Marbourg, à Cassel, à Sondershausen, puis à Alberstadt où ils se reposèrent un jour ; après quoi ils repartirent, traversèrent Vauzleben et Mardebourg, et arrivèrent le 31 d’août 1688 à Stendal.
C’était une ville presque entièrement dépeuplée. Un terrible incendie l’avait ravagée en 1687; les désastres de la guerre s’y étaient promenés à diverses reprises; déjà incendiée en 1680, elle n’avait pu se relever de ces sinistres arrivés coup sur coup. Ces calamités successives en avaient éloigné les habitants riches, en aigrissant les pauvres et rendant plus misérable toute la population (1).
(1) Elle n’était alors que de seize cents âmes. (Dieterici § VII, G.) En 1819, Stendal comptait 906 maisons et 5,252 habitants.
On fit entrer les Vaudois dans un vaste château abandonné, où on leur distribua du pain et de la bière. Quelques-uns d’entre eux furent ensuite logés chez divers particuliers, les autres laissés dans ce grand édifice où ils continuèrent de recevoir la même nourriture. « Mais, raconte l’un d’eux, les brasseurs faisaient pour nous une bière si mauvaise, que plusieurs ne pouvaient la supporter (2). »
(2) Ces détails sont encore tirés des Mémoires de Salvajot.
Puis l’hiver s’approchait; les exilés n’avaient point encore de demeures fixes ; l'établissement de la colonie rencontrait mille difficultés, surtout parmi les habitants du pays. Les autorités locales s’opposaient à ce que les nouveaux venus prissent du bois de construction dans les forêts publiques. C'est alors que les Vaudois envoyèrent une députation à Berlin (3) pour supplier l’électeur de venir à leur secours, et de ne pas limiter l’étendue de leur établissement au territoire de Stendal.
(3) Les députés étaient Jacquet Balle, pasteur ; Paul Blachon, Jean Turin, Daniel Pasquet, Jean Tron et Jean Rambaud. Leurs pouvoirs sont datés du 4 septembre 1688, et dressés en acté public par Daniel Forneron, notaire piémontais, en présence de vingt-neuf témoins au nombre desquels figure Barthélemy Salvajot.
Leur requête demandait en substance (1) :
(1) Cette pièce n’ayant jamais été publiée, je crois devoir en donner une analyse complète.
I. Pleine et entière liberté de conscience; des temples avec des cloches; un collège et des écoles; l’entretien par l’Etat des pasteurs et des instituteurs.
II. Autorisation d’avoir leurs conseils et leurs magistrats élus par le suffrage universel parmi les membres de la colonie.
III. Concession de terrains propres à la culture de la vigne; avance de troupeaux et d'instruments aratoires.
IV. Des habitations, avec jardins, exemptes d’impositions pour quelques années, cédées en toute propriété, et séparées des habitations allemandes.
V. Des lits, des couvertures, des vêtements et des poêles : pour ce que, est-il dit, les pauvres suppliants, venant d'un pays méridional, sont plus sensibles au froid et à l'inquiétude de l’air.
VI. « Qu’il plaise encore à Votre Altesse Electorale de nous faire donner quelques aliments, autres que le pain et la bière, qui sont notre seule nourriture; ou quelque argent, à proportion des familles, et semblablement quelques ustensiles, dont nous manquons absolument.—« Ils demandent aussi que des médicaments et les soins d’un médecin soient accordés aux malades.
VII. Qu'il soit permis aux Vaudois d'exercer librement toute sorte d’états, sans être obligés de payer aucune autorisation.
VIII. Demande du droit de pêche et de chasse.
IX. Qu’il plaise à Son Altesse Electorale de fonder quelques bourses pour l’éducation des jeunes Vaudois qui se destineraient au saint ministère.
X. Qu’elle veuille bien solliciter la rentrée des collectes faites en Hollande, pour qu’ils puissent s’en servir dans leur premier établissement.
XI. Que l'Electeur daigne employer sa puissante médiation pour obtenir du duc de Savoie la mise en liberté de tous les pasteurs détenus, et la restitution de tous les enfants enlevés.
Cette supplique resta quelque temps sans réponse ; après quoi l’électeur envoya des commissaires sur les lieux pour faire droit aux plus pressantes réclamations.
Ils dirent aux Vaudois qu’une subvention de six batz (1) par jour serait accordée à chacun d’eux. « Mais, observe Salvajot, il se passa deux semaines pendant lesquelles nous ne reçûmes plus de bière et point encore d’argent. Les six batz ne nous arrivèrent qu’au commencement de décembre ; avec cela on pouvait vivre; et ceux qui mangeaient peu, épargnaient même quelque chose. »
(1) A peu près 19 sous. Le batz vaut 16 centimes. Les grandes personnes seulement devaient recevoir 6 batz ; les enfants ne devaient en recevoir que 2. Cette petite subvention leur fut continuée jusqu'au mois d'août de 1689.
Une seconde division d’émigrants vaudois était arrivée à Stendal le 5 septembre, sous la conduite de MM. de Gremma et Charles Ancillon (2). Elle était en beaucoup plus mauvais état que la première, n’ayant pas reçu les mêmes secours sur la route, soit que la charité se fût refroidie, soit que les moyens eussent manqué.
(2) La première avait été conduite par MM. Maillette de Buy et Jacob Sandoz.
Les Vaudois se trouvaient alors à Stendal au nombre de treize cents personnes (3). Les commissaires envoyés (4) par l’électeur pour les établir sur le pied des colonies françaises, Représentèrent qu’il était impossible de placer à Stendal seulement un aussi grand nombre de colons.
(3) Savoir : 52 venus de Saint- Gall ; 313 réunis à Bâle à cette première troupe. 335 arrivés le 5 septembre 1688 ; et 600 sortis de Pragela en 1685, restes en Suisse en 1686, et venus en Brandebourg en 1687.
(4) C'étaient MM. Mérian et Willmann. -
L’électeur consentit à ce qu'on en envoyât aussi à Bourg (1), à Spandau et à Magdebourg (2). Il en resta quatre cent six à Stendal, où on leur donna l’église de Sainte-Catherine pour y célébrer leur culte, alternativement avec les allemands. Ils eurent pour pasteur M. Pierre Bayle, pour gouverneur Jacob Sandon, et pour juge de paix Blanchon, tous exilée comme eux (3)·. Tous ces officiers civils et ecclésiastiques furent salariés par l’Etat, qui pourvut aussi à l’entretien de leurs maîtres d’école. L’électeur enfin fit construire des maisons pour les nouveaux colons, et leur accorda les avances nécessaires pour se procurer des instruments de labour.
(1) L'orthographe de ce mot ne devrait être que Burg.
(2) On en introduisit aussi à Templin et à Angermünde. Le nombre des colons s'étant souvent modifié dans les premiers temps , je donnerai plus loin des chiffres précis.
(3) A Bourg, ils eurent pour pasteurs MM. Dumas et Javel, et pour directeur, Moïse Cornuël. Pierre Bayle, fils , fut pasteur à Spandau .
Il ouvrit en même temps les rangs de son armée aux jeunes Vaudois capables de porter les armes, et une petite légion vaudoise y fut bientôt admise (4).
(4) Elle était composée de 150 hommes.
Elle se distingua au siège de Bonn en 1689 (1).
(1) Au mois de septembre; elle en revint au nombre de 143 hommes.
Le mouvement de la colonie tendait à se régulariser. On n’avait d'abord envoyé à Bourg que deux cent cinq Vaudois; le commissaire Willmann proposa d’augmenter ce nombre et en ayant obtenu l’autorisation, il se rendit dans la ville, pour faire préparer le logement des nouveaux venus (2).
(2) Ils furent au nombre de 303, savoir : 80 familles, donnant 232 personnes; 49 ouvriers célibataires et 22 vieillards.
« Je pense, écrivait-il à Berlin, qu’ils trouveront ici plus de ressources qu’à Stendal : les marchés y sont mieux fournis; les terrains permettent la culture de la vigne, un plus grand nombre d’industries y fleurissent. Les Vaudois pourront travailler dans les manufactures de draps et de poterie. "
Ils trouvèrent en outre le moyen d’utiliser leur activité dans une filature de soie, établie à Spandau (3). Il n’était resté à Stendal que cinquante-deux familles. De tous ces divers groupes de colons, ceux qui s’occupèrent du moulinage de la soie paraissaient avoir été les plus favorisés (1). A Stendal, où les exilés n’avaient d’abri que dans un vieux château et dans les logements bourgeois, leur sort devint de plus en plus pénible. On se les envoyait de l’un à l’autre comme des personnages embarrassants. Souvent ils étaient tenus en dehors de la salle de famille qui seule était chauffée; et lorsqu’il fut question de leur construire des maisons, l’échevin de la ville s’opposa à ce qu’on prît les boisages nécessaires dans les forêts communales, comme l’électeur l’avait espéré. Après d’assez longues négociations, l’électeur ordonna que ces boisages fussent livrés d’office. Le commissaire Willman mit en réquisition les habitants de la campagne pour transporter ces bois; mais la noblesse et la bourgeoisie s’y refusèrent : alors on fut oblige de les flotter sur l’Elbe, jusques à la distance la plus rapprochée de Stendal, et là de les aller prendre avec des charrettes.
(3) D'après un rapport des commissaires daté du 28 janvier 1689, les Vaudois étaient répartis ainsi : à Bourg, 303; à Spandau (ou Spandou) 155; à Stendal, 136. Il faut y ajouter une centaine de personnes établies à Magdebourg, et les 150 hommes qui avaient pris l'uniforme prussien.
(1) La grande manufacture de filage et d’ouvraison pour Ica soies, qui fit la fortune de Spandau, avait été établie dans cette ville, vers 1570, par le comte Leynau. Ses héritiers l'avaient abandonnée à Fréderic-Guillaume en 1687. On y donnait aux ouvriers huit gros sous par semaine (mais ils étaient logés et nourris). Les Vaudois y furent installés le 27 octobre 1688, et l’électeur leur fit distribuer, dans cette circonstance, une gratification de 200 ecus. A Burg, il dépensa en 1689, pour le salaire régulier des onvriers vaudois. 2170 ecus.
A Bourg, ce fut bien pis: les habitants refusèrent de loger aucun des étrangers. Il y avait dans cette ville une rue dont les maisons tombaient presque toutes en ruine; l’électeur offrit, sur l’avis de ses commissaires, d’acheter cette rue, et de la faire rebâtir, pour y loger les Vaudois. C’eût été une mesure de tout point favorable à la ville; mais les propriétaires de ces échoppes dégradées opposèrent mille difficultés; et lorsqu’elles eurent été levées, les mêmes oppositions qu’à Stendal surgirent an sujet des bois de construction.
Enfin les Vaudois qui étaient restés dans l’électorat de Kurpfalz et en Wurtemberg, dans l’espérance de pouvoir s’y adonner à la culture de la vigne, avaient été obligés d’en repartir devant de semblables obstacles. Ils rentrèrent en Suisse, et la Suisse, ne pouvant les loger, écrivit à l’électeur de vouloir bien les recevoir encore sur ses terres (1). L’électeur répondit (2) que ses Etats étaient déjà encombrés de réfugiés de toute espèce, la plupart sans ressources; mais que néanmoins il ferait son possible pour recevoir ces malheureux proscrits.
(1) Dépêche du 22 octobre 1688.
(2) Le 11 novembre 1688.
Il priait seulement les cantons évangéliques de les garder encore pendant quelques temps pour qu’il pût leur préparer un asile.
L’hospitalité suisse consentit à s’étendre sur eux jusques au printemps de 1689. C'est alors que s’exécuta l’expédition héroïque par laquelle ils purent reconquérir leurs vallées.
Un petit nombre d’entre eux s’était arrêté dans le Palalinat où l’électeur Philippe-Guillaume de Neubourg leur avait offert un asile, qu’ils durent abandonner en 1689 lors de l’invasion de ces terres par les troupes dévastatrices de Louvois. D’autres se retirèrent dans les Grisons et quelques-uns dans le pays de Hesse-Darmstadt, où leurs destinées furent également agitées.
En Wurtemberg enfin ils se virent cruellement repoussés par ceux-là mêmes qui auraient dû être les premiers à les accueillir. Les ministres de l'Evangile appartenant à la confession d’Augsbourg traitèrent d’hétérodoxes les Vaudois qui depuis la réformation avaient suivi les doctrines rigides du calvinisme; et au lieu d’exercer la charité, ils se livrèrent à des discussions théologiques.
Dès le 25 d’avril 1687, les protecteurs des Vaudois en Suisse avaient demandé pour eux un asile au duc Wurtemberg (1). Celui-ci nomma une commission pour examiner cette demande (2) ; mais la commission fort entreprise sur une foule de questions qui nous paraissent aujourd’hui d’une gravité puérile, n’osa prendre sur elle de rien décider , sinon qu’on prendrait l’avis des facultés de théologie.
(1) Frédéric-Charles. Il n’était pas régnant mais administrateur, étant l’oncle et le tuteur du duc Eberhard-Louis, qui reçut les Vaudois en 1699. — Les conditions auxquelles leur admission était proposée en 1687, sont indiquées par Moser, § 29.
(2) La commission se réunit le 4 mai 1687. Moser a publié le procès-verbal de cette séance. § 30.
Deux jours après eut lieu une nouvelle réunion composée non plus de docteurs, mais de laïques, et ils n’hésitèrent pas à dire qu’on devait recevoir les Vaudois.
L’envoyé suisse partit de Stuttgart, porteur de cette bonne nouvelle; mais pendant son absence un théologien de Tubingue, nommé Osiander, écrivit au duc une lettre pleine d’intolérance contre les Vaudois (3), qu’il appelle des crypto-calvinistes, résolvant négativement les questions an et quomodo, soulevées au sujet de leur admission.
(3) Cette lettre est datée du 3 de juin 1687.
On dirait que dans cette circonstance le langage de la théologie a été aussi barbare que ses sentiments ; et l’on est d’autant plus surpris de trouver de pareilles expressions dans la bouche d'Osiander, que sa famille appartenait à la race Israélite si longtemps opprimée, et que son père, quoique luthérien, n’était cependant qu’un juif qui s’était rallié à la religion de l’Etat.
Le duc de Wurtemberg ne voulut pas se décider sans consulter la faculté de droit de Tubingue. Elle conclut comme les laïques à l’admission des Vaudois, en a joutant, pour satisfaire les théologiens, qu’il serait convenable de demander à ces réfugiés eux-mêmes l’exposé de leurs doctrines.
Sur ces entrefaites, le délégué suisse, Wertmuller, écrivait(1) qu’une centaine de Vaudois étaient prêts à partir, et désiraient arriver en Wurtemberg avant les prochaines récoltes, afin de pouvoir utiliser leurs bras comme moissonneurs.
(1) Le 24 mai.
On répondit (2) qu’ils pourraient venir, et on leur assigna pour résidence le baillage de Kircheim sous Teck. On proposa même d’acheter pour eux le vieux château de Salzbourg; mais ce projet n’eut pas de suite (3).
(2) Le 10 de juin. La réponse est signée par M. de Rüle.
(3) A cause du prix élevé qu’on en demandait. A ce château étaient attenantes des terres très vastes et très mal cultivées. On en offrait 6,000 florins.
Au commencement de juillet 1687, une cinquantaine d’exilés piémontais se mirent en marche pour le Wurtemberg, apportant avec eux des livres religieux, où se trouvait exposée la doctrine de leur Eglise.
On demanda aux baillis des divers villages (1) situés dans la contrée où devaient se rendre les immigrants, des rapports circonstanciés sur les moyens de les recevoir. Le résultat de ces rapports était que les Vaudois pourraient aisément se procurer des terres incultes à bas prix et même gratis, mais qu’il était nécessaire qu’ils eussent les moyens de bâtir des maisons.
(1) Kircheim, Urach, Gugliugen, Maulbronn, Derdingen, Brackenheim. Bœblingen, Pfaffenhofen, Gingdelfingen etc.
Comme ces moyens manquaient aux exilés, le duc proposa de les recevoir dans son domaine privé de Freudenthal, mais ce projet resta sans exécution.
Le principe de leur admission fut toutefois reconnu par le décret du 29 août 1687 (2), qui devint la hase de leur constitution ultérieure (3). Un décret rendu le 31 saisit le synode de Wurtemberg de la question relative aux doctrines vaudoises (1). Il fut d’avis de les admettre, sous quelques réserves tendant à restreindre leur influence religieuse ; et conseilla provisoirement de consulter la faculté de théologie de Tubingue. L’avis de cette Faculté était connu d’avance; aussi intolérante, à cette époque, que le catholicisme avait pu l’être dans ses beaux jours, elle avait de moins que lui l’avantage de la logique : car l’intolérance du saint-siège s’appuie sur la négation de la liberté individuelle, tandis que l’intolérance du protestantisme présentait cette monstrueuse anomalie qu’elle partait du libre examen.
(2) M0ser, § 36.
(3) En 1700.
(1) La longue et fastidieuse délibération de ce synode est dans M0ser, § 38.
On s’abstint donc de consulter cette faculté, qui, à l’instar de tout corps intéressé au maintien d’une croyance légale, était devenue un foyer de résistance au progrès même du christianisme.
Le conseil supérieur, réuni au consistoire, suppléa par des conclusions motivées, à l’absence de cette délibération, et se prononça pour l'admission immédiate des proscrits (2). Mais on voulait que la Suisse garantît aux nouveaux venus les moyens de se loger et de se pourvoir du nécessaire dans le territoire où ils seraient admis, sous des réserves qu’on connaîtra bientôt.
(2) Moser a donné le très long exposé des motifs sur lesquels s’appuie cette décision, § 39.
La Suisse répondit (1) qu’elle ne pouvait prendre de pareils engagements, d’autant plus qu’on ignorait encore le produit des collectes annoncées de l’étranger.
(1) Le 22 novembre 1687. Cette réponse est faite par M. Wertmüller.
Les Vaudois, de leur côté, refusaient d’accepter les conditions qui leur étaient faites, et qu’on trouve exposées dans le manuscrit original de la Rentrée, par Arnaud, mais sur une page biffée de deux traits de plume et supprimée à l’impression (2). Voici cette page inédite. « Dieu, qui savait à quoi il les réservait, « permit que le clergé de Vitemberg (3), qui est tout « luthérien,..... se servît d’un artifice qui éluda la « bonne volonté du prince à leur égard. Ils (4) lui « insinuèrent qu’ils étaient ravis de pouvoir recueillir « chez eux les débris de cette pauvre nation; et pour « témoigner tant plus le soin qu’ils en voulaient « prendre, ils ajoutèrent que chaque pasteur d’entre a eux, à proportion de l’étendue de sa paroisse, en a prendrait un certain nombre, et cela dans tout le « duché.....Les Vaudois, dont le but était de faire « toujours corps, n’eurent pas de peine à comprendre « que c’était là un refus honnête; et M. le duc administrateur, qui n’avait qu’une autorité de régence, « sujette à être un jour liquidée, ne voulut pas faire « de violence à ces ecclésiastiques. Ainsi les Vaudois, a ne sachant bonnement où aller, et voyant leurs « mesures rompues de ce côté-là, supplièrent MM. de « Zurich et de Chaffouse de leur permettre d’hiverner en leur pays. »
(2) L'original est actuellement à Berlin. C'est dans le presbytère de Gros-Villar, colonie vaudoise dont le fils d'Arnaud fut pasteur jusqu'en 1750, à peu de distance de Schœnberg, où était mort son père, que ce manuscrit a été retrouvé en 1782, et remis entre mes mains en 1833.
(3) Conforme à l'orthographe du manuscrit.
(4) Les membres du clergé.
Cela leur fut accordé. Mais après l’expédition avortée dont nous parlerons plus tard, et qui eut lieu en juin 1688, les cantons suisses eux-mêmes, par des raisons politiques, sentirent le besoin d’éloigner ces malheureux réfugiés du pays, qu’ils pouvaient compromettre par leur présence; et c’est alors qu’une partie d’entre eux consentit à se retirer en Brandebourg.
On insista d’autant plus alors pour leur faire prendre cette détermination, que, dès le commencement de l’année, des plaintes s’étaient déjà élevées au sujet des charges onéreuses que cette multitude sans ressources faisait peser sur l’Etat (1).
(1) Aussi longtemps que là Suisse en fut chargée elle ne Souffrit pas qu’ils manquassent de rien. «A Aruberg, dit un voyageur, ils sont 250. On « leur donne de fort bon paie de munition. On prend du via dans les caves « de la maison de ville, on le leur porte à seaux. Chacun en a un demi-pot ; « et avec cela du potage avec bœuf ou mouton, dans un petit plat, à chacun demi-livre, et demi· livre de fromage: voilà pour leur journée. » Relation de royale. Archives de Turin.
Bientôt on alla jusqu’à faire entendre aux Vaudois qu’on en serait réduit à les éloigner par la force (2), s’ils persistaient à repousser toutes les offres d’établissement qui leur étaient faites en d’autres pays.
(2) J'hésitais à admettre la mention de cette rigueur sur l'autorité de Moser; mais dans le manuscrit original d’Arnaud se trouve cette phrase qui a été supprimée à l'impression : « Ils firent dire à ceux qui étaient dans leur canton, d’en sortir dans un terme fixé, sans quoi ils leur feraient donner dessus. » Les mots que je souligne sont ratures dans le manuscrit. (P. 17.)
Sur ces observations, quelques-uns des proscrits consentirent encore à tenter un nouvel essai d’établissement en Wurtemberg, où ils étaient moins éloignés de leur patrie que sur les bords de la Sprée. M. Wertmuller se chargea de leur en obtenir l’autorisation(3).
(3) En mars 1688. Voir les détails dans Moser.
Au mois de mai, les Vaudois envoyèrent des délégués (1) chargés de parcourir les bailliages de Maulbronn et de Freudenthal, qui leur étaient assignés. Puis ils arrivèrent au nombre d’une centaine. Peu de temps après, la Hollande envoya le produit des collectes faites pour eux (2). Quelques petites troupes d’exilés arrivèrent encore : alors commencèrent les difficultés. Plusieurs bailliages refusèrent absolument de les recevoir sur leur territoire.
(1) Ils étaient trois : le pasteur Audibert Daud d’Olympies (c’est le nom que lui donne Moser) et deux laïques.
(2) En juillet 1688.
— Pourquoi accueillerions-nous ces misérables?— Ils seront à charge à la commune. — Ils encombreront les hospices et les fondations pieuses. — Ils feront renchérir les vivres en les achetant en masse sur les marchés. — Ce ne sera qu'une multitude de maraudeurs !
Tels étaient les motifs de répulsion que l’on faisait valoir.
Cependant le baillif de Maulbronn, qui avait réparti dans différents villages les soixante-dix-huit Vaudois qu’il avait été chargé de caser, disait dans son rapport : " Ce sont des gens laborieux et modestes, assidus au travail et qui font tous leurs efforts pour gagner honorablement leur vie. Personne ne s’est plaint d’eux. Ils reçoivent, par l’intermédiaire du pasteur d’Olympies(1), quatre kreutzer et demi par jour pour chaque homme dépassant l’âge de quinze ans; trois kreutzer si c’est une femme, et deux kreutzer pour les enfants (2). » Cet argent était payé de dix en dix jours, et pris sur les collectes de Hollande.
(1) Arnaud l’appelle M. Daude, pasteur réfugié du Languedoc, plus connu sous le nom d’Olympe (première édit. p. 31.)
(2) Moser § 44.— Le kreutzer vaut environ quatre centimes.
Au mois de septembre 1688, le bailliage de Stuttgard, qui s’était montré le plus hostile à l’introduction des Vaudois, jeta de nouveau les hauts cris sur ce que ces soi-disant Français lui étaient à charge depuis huit semaines, et déclara vouloir absolument en être débarrassé avant l’hiver.
Ces plaintes furent communiquées au pasteur, qui demanda un délai de deux semaines pour conclure un traité définitif de colonisation, ou pour renoncer à cet établissement et se porter ailleurs. Ce délai s’étant écoulé sans qu'aucun changement eût été apporté à la position des Vaudois, ils reçurent l’ordre de quitter le pays dans l’espace de huit jours (3).
(3) Cet ordre fut adressé le 28 septembre 1688, au baillif de Stuttgard. qui le signifia aux réfugiés.
On a besoin, pour s’expliquer la dureté de cette mesure, de se rappeler que les Vaudois étaient confondus, en Allemagne, avec les autres Victimes de la révocation de Nantes, et considérés dès lors comme Français. Or la diète de Ratisbonne venait de déclarer ennemis de l’Empire la France et le cardinal de Furstemberg, qui disputaient l’archevêché de Cologne au prince de Bavière, appuyé par l’empereur.
La France répondit à cette provocation par une déclaration de guerre, à la suite de laquelle eut lieu la sauvage dévastation du Palatinat par Louvois (1).
(1) En février et mars 1689.
Le duché de Wurtemberg craignait d’attirer sur lui la colère de ce puissant ravageur, en donnant un asile à ceux qu’il avait proscrits.
De là ce nouvel exil des Vaudois. Ils revinrent en Suisse, cette terre inépuisable en généreuse hospitalité; ils y rentrèrent plus misérables qu’auparavant, mais plus résolus que jamais à tout braver pour reconquérir leurs vallées natales, loin desquelles il n’y avait plus ici-bas de patrie pour eux.
En permettant qu’ils fussent ainsi chassés du Wurtemberg, où plus tard ils trouveront un asile durable,
la Providence préparait, dans ses mystérieux desseins, l’héroïque expédition à laquelle ils allaient prendre part pour rentrer victorieux dans les Alpes vaudoises.
Voyons maintenant ce qui s’était passé dans ces montagnes depuis leur départ, et dans quel état se trouvait cette terre des martyrs, qui allait être le prix des héros.
EN L’ABSENCE DE LEURS HABITANTS ET PREMIÈRES TENTATIVES DES VAUDOIS EXILÉS POUR RENTRER AU SEIN DE LEUR PATRIE.
(De 1686 à 1689.)
SOURCES ET AUTORITÉS. - - Les premières pages d'ARNAUD : La glorieuse rentrée , et surtout les Archives de la cour des comptes, à Turin, qui contiennent la matière de plusieurs volumes sur ce sujet ; ainsi que les Archives d'État, dites Archives de cour, qui renferment une trentaine de pièces . Quelque chose a aussi été trouvé dans les Archives des Vallées , entre autres, dans celles de Luzerne et du Villar.
Les pièces qui existent sur le sujet de ce chapitre, particulièrement sur l’état des vallées vaudoises en l’absence de leurs habitants exilés (1), permettraient à elles seules d’écrire un volume considérable; les proportions générales de ce travail exigent au contraire que ce sujet n’occupe ici que peu de place. Des notions précises et rapides, avec l’indication de quelques faits saillants, doivent suffire à le traiter.
(1) La plupart de ces pièces se trouvent à Turin , dans les ARCHIVES DE LA COUR DES COMPTES : ORDINI, no 103, fol . 33, et 104, fol . 6. Mazzo, no 568. Inventarii, du no 566 au no 573 inclusivement . Puis les Registri di sotto missioni passate da diverse communita particolari delle valli di Luserna. Ordini, no 97, fol . 91 , et no 105 , fol. 3. Contrats de vente et inventaires , no 559. 10 Reg. nos 560, 561 , 562. Stati di particolari compratori, etc... no 564. Autres documents : nos 567, 563 etc. Aux ARCHIVES D'ETAT , dites ARCHIVES DE COUR , se trouvent entre autres : Memorie concernenti li religionarii resi, e beni loro. 1 Parere degli delegati sovra gl'occorenti delle Valli. Ordine delli delegati da S. A. R. per la consegna de beni, redditi , vestiarii , etc., delli religionarii , devoluti a S. A. R. per la rebellione d'essi. Mémoire intitulé : Stato presente delle Valli. Autre Progrello per l'alienatione de beni che sono nelle valli di Luserna. Statistique : etc.
Les Vaudois gémissaient encore dans les prisons du duc de Savoie, lorsque déjà on appelait de nouveaux habitants au sein de leurs vallées. On avait d’abord proposé d’établir sur ces terres abandonnées des Irlandais proscrits, qui menaient une vie errante dans les parages du Montferrat; mais deux motifs prévalurent contre cet avis : 1° les habitudes peu laborieuses de ces insulaires, sous l’incurie desquels ces contrées, si florissantes naguère, seraient bientôt devenues incultes et stériles; 2° le plus grand avantage qu’il y avait à vendre ces terres, plutôt qu’à les donner.
Il fut donc résolu qu’on les mettrait aux enchères et qu’on affermerait celles qui ne seraient point vendues.
Les plus riches domaines furent réunis au domaine privé de Victor-Amédée, et quelques autres donnés à ses officiers, ou à des fondations pieuses. On permit aux Vaudois catholisés de rester quelques mois encore dans leurs terres, afin d’en disposer à leur gré, après quoi ils seraient transférés dans la province de Verceil (1).
(1) Cela ressort d’un ordre du 15 juin 1689, qui enjoignait à tous les Vaudois catholisés de s'éloigner des Vallée» à la distance de dix milles, sous peine de cinq ans de galères. (Archives de la cour des comptes no 185. Reg. tontr. Gen. fol. 64, recto.) Cet ordre était motivé sur la rentrée des Vaudois exilée qui partirent de Suisse deux mois après. Cette date prouve aussi que le dessein de ces derniers était connu d’avance ou du moins présumé. D’autres pièces concourent encore à établir ce fait. — Voir, par exemple, les registres du conseil d’Etat de Genève, séances du 10 et du 28 mai 1689.
Ce temps se prolongea, pour la plupart d’entre eux, jusques à près d’une année ; et lorsqu’on eut reconnu la difficulté de repeupler le territoire vaudois, on y laissa subsister les quelques familles qui s’y trouvaient encore.
Mais leurs compatriotes fidèles étaient martyrs dans les prisons, et ils avaient à peine passé le seuil de leurs vallées que déjà l’on faisait publier dans tous les Etats de Savoie la proclamation suivante (2).
(2) Elle est datée du 1er juillet 1686.
« A chacun soit manifeste que, par la notoire rébellion (1) des religionnaires des Vallées (2), tous les biens qu’ils y possédaient sont de plein droit dévolus au domaine royal. En conséquence ceux qui voudraient en acquérir sont prévenus que lesdits biens, avec les fruits pendants aux arbres, et les récoltes avenantes dans les champs, seront mis en vente du 15 au 24 du mois courant, à Luserne, devant le procureur de Son Altesse Royale (3) qui recevra toutes les propositions d'achat, par masses ou parties brisées, collectivement ou individuellement, aux fins de repeupler an plus tût lesdites vallées, et le tout au plus grand avantage de Son Altesse Royale. "
(1) Par la notoria ribellione. La pièce est imprimée.
(2) Suivent leurs noms.
(3) Signor Conte, auditore e patrimoniale generale Fecia di Cossato.
Au bas de cette affiche, qu’on répandit au loin, et qui fut placardée à tous les piliers publics des villes du Piémont, on avait joint le tableau des biens qui se trouvaient en vente dans les différentes communes vaudoises, — si toutefois on peut conserver le nom de commune à une vaste solitude où n’apparaissent plus que de rares demeures habitées par des catholiques, inaperçus naguère au milieu des Vaudois plus nombreux, et qui maintenant formaient à eux seuls toute la population.
Aussi les conseils municipaux durent-ils se reconstituer partout. Dans plus d’une commune, la totalité des familles restantes put à peine fournir les éléments d’un conseil.
Celle de Saint-Jean, faute de pouvoir se constituer une organisation indépendante, fut englobée dans la commune de Luserne, et cessa d’exister jusqu’au retour des Vaudois.
Les catholiques du pays furent les premiers à se porter acquéreurs des terres confisquées ; mais comme ils n’auraient pu suppléer par eux-mêmes à la population disparue, on imposa aux adjudicataires la condition d’introduire un certain nombre de familles étrangères et cultivatrices, dans les biens qui leur seraient cédés, faute de quoi la vente serait nulle.
Alors se présentèrent des spéculateurs de toute profession, cherchant à exploiter dans des vues de gain cette immense expropriation de tout un peuple. Quelques-uns étaient riches par eux-mêmes, d’autres agissant au nom de sociétés anonymes, durent à l’association les moyens de se porter enchérisseurs, fis étaient la plupart de Suze, de Chambéry et de Saluces, et ce furent eux qui obtinrent les lots les plus considérables. Tous les biens d’Angrogne, par exemple, furent vendus en un seul bloc. Ceux de Bobi furent adjugés à des enchérisseurs de Suze pour la somme totale de 44,000 livres. Ceux du Villar tombèrent entre les mains de dix particuliers de Saluces.
Mais en général on favorisa dans cette vente les Savoyards qui, étant habitués aux montagnes, et sortant d'un pays très peuplé, offraient des garanties plus solides à l’espoir d’une prompte et favorable colonisation.
Mais cet espoir fut loin de se réaliser, car les acquéreurs ne purent parvenir à introduire dans leurs nouveaux domaines un nombre suffisant de fermiers. De nombreuses injonctions leur furent inutilement adressées à cet effet ; la plupart des familles cultivatrices qui devaient y venir, n’étaient pas arrivées , et lorsque les Vaudois exilé? rentrèrent dans leur patrie, elle portait encore, par son délaissement, le deuil des enfants qu’elle avait perdus.
Malgré la sécheresse qui s’attache ordinairement à la statistique, je crois devoir, pour abréger, donner ici le tableau général de la population des Vallées avant et après l'expulsion de leurs habitants, avec l'indication des terres vendues ou à occuper, et du nombre de familles étrangères que devaient y introduire les acquéreurs. Ce tableau est le résumé d’un grand nombre de documents extraits des archives de la cour des comptes et du sénat de Turin, ainsi que de la bibliothèque royale, et des archives d’Etat de la même ville (1).
(1) Les éléments du tableau suivant sont extraits d'un grand nombre de documents divers, dont quelques- uns ne renferment que des indications approximatives. Les chiffres de la première et de la troisième accolade, sont extraits de deux pièces des Archives d'Etat à Turin dont l'une est intitulée : Stato presente delle valli , che d'ordine di V. A. R. si trasmette hogi sei settembre 1686. L'autre pièce, annexée à la première, a pour titre : Ristretto delle famiglie religionarie , ch' erano nelle valli ; di quelle da introdursi ; delle gia venute ; delle mancanti , e delle catholizate. J'ai lieu de croire ces chiffres exacts et officiels . La dernière colonne de ce tableau , intitulée : Etendue, en journaux, des terres vendues ou occuper, présente des renseignements venus de la même source; c'est-à- dire d'une pièce appartenant aux Archives d'État du Piémont, sous ce titre : Stato delle valli e beni compressi nella riduttione , secondo le notitie che sin al presente si non potute havere. Cette pièce n'est pas datée, et se trouve inscrite sur le nº de série 607. Les deux précédentes portent les nos 267 et 268. Les chiffres seuls qui figurent dans l'accolade intermédiaire sont la plupart approximatifs, mais basés sur des renseignements précis et des règles de proportion portées au dix -millième .
Les vallées vaudoises n’étaient donc point encore repeuplées et présentaient partout le plus triste aspect : des terres incultes, des hameaux ravagés, des cabanes ouvertes et à moitié écroulées, des pans de mur encore noircis par l'incendie ; des cloisons rurales tombantes ou renversées; les arbres fruitiers déracinés en certains endroits; les vignes, qui n’avaient pas été taillées, traînant leurs sarments sur la terre; les mûriers, qu’on n’avait pas effeuillés, épaississant leurs rameaux de toute la force qu’on leur avait laissée ; les limites des propriétés s’effaçant sous les ronces, ou sous la main des nouveaux acquéreurs; ces derniers enfin, passant en étrangers dans ces contrées inconnues, où ni les promesses (1), ni les menaces (2) ne pouvaient vaincre la négligence de leurs soins (3) : tout révélait les violences passées, l'injustice présente, l’incertitude de l’avenir.
(1) Exemptions de charges promises aux nouveaux propriétaires et aux communes dépeuplées. Edit du 26 janvier 1688. ( Turin. Archives de la cour des comptes. )
(2) Ingiunzione... agli acquisitori de beni delle valli... all'adempimento de loro contralli. ( Mème source, Ordini no 91, fol . 91 et no 105, fol. 3.)
(3) Vedendo noi quanto sii grande la transunagine e negligenza….. de novi acquisitori de beni di queste valli etc... Ordre de l'intendant Frichignono, daté de Luserne, 1er mars 1688. ( Même source, no 574.)
D’un autre côté, les proscrits du Piémont n’avaient pu s’établir nulle part, d’une manière permanente et assurée. Repoussés du Palatinat par la guerre, et du Wurtemberg par le désir politique de maintenir la paix, errants sur les bords du Rhin ou dans les montagnes de la Suisse; leurs regrets, leur misère, le sentiment des charges qu’ils apportaient à des frères étrangers, et enfin l'instabilité mémo de leurs destinées, tout tendait à donner plus de consistance et d’ensemble au patriotique projet que plusieurs d’entre eux avaient conçu de rentrer à tout prix au sein de leur patrie. Aux yeux de Janavel, cette héroïque tentative était plus qu’une satisfaction du patriotisme, elle était un devoir de conscience, et ses exhortations n’eurent pas de peine à rendre les Vaudois unanimes sur ce point.
Déjà un certain nombre des plus impatients et des plus déterminés d’entre eux, au nombre d’environ trois cents s’étaient réunis aux environs de Lausanne et avaient tenté de s’embarquer à Ouchi pour passer en Savoie; mais les autorités bernoises dont la juridiction s’étendait alors sur le pays de Vaud, s’opposèrent à ce dessein, et prévinrent sans doute la destruction inévitable dont ces malheureux eussent été victimes sur les terres du duc de Savoie, s’ils s’y étaient engagés aussi légèrement.
« Cette première tentative, dit Arnauld (1), eut fieu à l'adventure, sans chef, presque sans armes, et surtout sans la participation de ceux qui prenaient soin de leur conduite ; de sorte qu’ayant été faite simultanément et sans avoir pris les mesurés Nécessaires pour une pareille entreprise, il ne faut pas s’étonner si leur dessein échoua.»
(1) Pages 6 et 7. Première édition.
Les cantons helvétiques s'étaient d'ailleurs engagés envers le duc de Savoie à prévenir, de la part des Vaudois, toute tentative contraire à la tranquillité, de ses Etats .
Ayant compris leur position, les exilés rentrèrent dans leurs demeures, sans renoncer pourtant au projet de repatriation, qui seul donnait désormais un but à leur existence terrestre.
Afin de pouvoir l’exécuter avec plus d’assurance et de maturité, ils envoyèrent en éclaireurs, mais en secret, de prudents émissaires chargés d’aller sonder les dispositions de leurs anciens compatriotes, reconnaître l'état des lieux, et étudier les chemins détournés par lesquels on pourrait arriver aux Vallées ; car ils attachaient beaucoup d’importance à éviter les centres de population, où des forces trop considérables eussent pu leur être opposées.
Les hommes dévoués qui acceptèrent cette mission dangereuse, étaient au nombre de trois : l’un de Pragela, l’autre de la vallée de Saint-Martin et le troisième du Queyras.
« Ces trois voyageurs, dit Arnaud, furent assez heureux en allant ; mais il n’en fut pas de même au retour; car, ne pouvant suivre les grandes routes et cheminant à travers les montagnes, il y en eut deux qui furent pris pour des voleurs, dans une vallée étroite et sauvage de la Tarentaise (1). Interrogés sur ce qu’ils ne tenaient pas les routes ordinaires, ils répondirent que, faisant le commerce des dentelles et sachant qu’il s’en fabriquait dans le pays, ils allaient d’un lieu à l’autre pour en acheter. Quoique cette réponse parût assez plausible, on leur présenta diverses pièces de dentelles, pour voir s’ils se connaissaient en cette sorte de marchandise dont ils disaient faire trafic. Cette épreuve pensa les perdre; car l’envoyé de Pragela ayant offert six écus d’une pièce qui n’en valait pas trois, le châtelain et les habitants les dépouillèrent comme des espions et les firent emprisonner. Au bout de huit jours on les interrogea; et celui d’entre eux qui était du Queyras, ayant fait autrefois le métier de marchand forain dans le midi de la France, donna tant de détails sur les localités où l’avait amené son commerce, qu’on crut à sa déclaration ; et pour expliquer la méprise dont ils étaient victimes, il ajouta que son compagnon, mal entendu aux dentelles, n’était que son domestique et non son associé. Il y avait dans le pays un homme de Lunel : on le fit venir ; il reconnut l’exactitude des détails topographiques donnés par le prisonnier, et les deux voyageurs furent enfin relâchés ; mais dans un complet dénûment, car on refusa de leur rendre l’argent qui leur avait été pris : de sorte qu’ils partirent volés, après avoir été arrêtés comme voleurs.
(1) C’était dans le village de Tignes, au pied du Mont-Iseran, où sont les sources de l'Isère.
Ils trouvèrent cependant les moyens d’arriver à Genève. Là un conseil secret se tint chez Janavel, qui paraît avoir été l’âme de toutes les combinaisons tentées parles Vaudois pour rentrer dans leur pays natal. Il fut même expulsé de Genève à cause de cela (1).
(1) Voir les Registres du conseil d'Etat de Genève : séances des 31 mai, 11 et 28 juin, 11 juillet 1687 etc.
Henri Arnaud le secondait de la manière la plus active.
Janavel dirigeait, Arnaud faisait exécuter (1), les Vaudois obéirent, Dieu les bénit, et leur patrie fut reconquise.
(1) Nous aurons lieu plus tard de faire quelques réserves sur la part trop exclusive qu'on a faite à l'activité et au génie de cet homme célèbre , dans la rentrée des Vaudois ; mais à l'égard des démarches par lesquelles cette expédition fut préparée, on ne peut s'abstenir de le placer au premier rang. Il est dit dans les registres du conseil d'Etat de Genève, séance du 9 juin 1688 : « Le sieur Arnaud sera mandé pour donner des explications sur ce fait. » (L'armement des Vaudois.)
Mais la persévérance devait couronner le courage, car ils ne réussirent pas mieux dans leur seconde tentative qu’ils n’avaient réussi dans la première.
Le conseil tenu chez Janavel décida que les partisans de cette nouvelle expédition se réuniraient de leurs différentes retraites sur le seuil de la Suisse, aux portes du Valais. Ils devaient ensuite se mettre en route ; effleurer la Savoie par le territoire de Saint-Maurice, passer à Martigny, suivre la vallée du grand Saint-Bernard jusqu’à Orsières, remonter le val Ferret, traverser le col Letreyre, descendre à Courmayeur, passer de là au petit Saint-Bernard, tourner ainsi le Mont-Blanc, et venir retomber en Savoie, entre le col Bon-Homme et le mont Iseran, du côté de Scez, sur la route qu’avaient reconnue leurs premiers éclaireurs.
Ce projet hardi les conduisait de cime en cime par les montagnes les plus inaccessibles de l’Europe, les mettait à l’abri des atteintes de leurs ennemis, sous l’égide des orages et des glaciers jusqu’au sein de leurs belles vallées.
Leur ardeur était grande. Janavel leur donna ses instructions.
« Voyant, dit-il, que moyennant la grâce de Dieu, « vous êtes remplis de zèle et de courage pour rallumer le flambeau de l’Evangile, dans le lieu de votre « naissance où l'Eglise du Seigneur n’a jamais été « réduite en une si grande extrémité que maintenant, « je vous prie de prendre en bonne part ce qui suit, « vu que le tout vient d'un de vos serviteurs qui vous « est et vous sera fidèle jusqu’au dernier soupir (1).»
(1) Archives de cour. Tarin. Au bas de cette pièce, ou lit ces mots : Donné en Suisse ce mois de juin 1688.
Suivaient les conseils de tactique et d’expérience militaire, qui seront reproduits plus loin, et qui furent appliqués plus tard; car en 1688, le secret ne fut pas assez bien gardé par les quelque trois mille personnes (2) qui devaient y prendre part, pour qu’elles fussent protégées par l’inattention de leurs ennemis.
(2) Il est dit que les expéditionnaires étaient au nombre de trois mille, dans une lettre écrite de Samoën, le 12 juillet 1688, à huit heures du soir (Turin, Archives de cour) ; on ne les porte qu'à deux mille dans le manuscrit de la biblioth. du roi , intitulé : S'en suit la fidèle rélation du présomptif et violent passage prétendu et tenté par les réfugiés et déchassés Lusernois, meslés de Français, par le bas Valley, principalement aux endroits de Saint-Maurice et gouvernement de Monthey. Ces mots mêlés de Français ( car la révocation de l'Edit de Nantes en avait exilé beaucoup) permettent de comprendre comment il pouvait se faire que les Vaudois fussent plus nombreux pour rentrer dans leur patrie qu'ils ne l'avaient été pour en sortir. Cependant il doit y avoir exagération dans ce chiffre , car Arnaud ne donne que celui de six à sept cents hommes.
Ce qui transpira de ce projet suffit pour exciter la surveillance du gouvernement suisse, et mettre sur leurs gardes les postes militaires de la Savoie. Aussi, lorsque les Vaudois commencèrent d’être réunis à Bex, au nombre de six à sept cents hommes (1), l’alarme fut promptement donnée dans le Valais et la Savoie, où les autorités catholiques firent prendre les armes et allumer des signaux, afin de disputer aux exilés le passage de Saint-Maurice, dont le pont fut immédiatement gardé et défendu.
(1) C’était le 23 juin 1688.
Cette entreprise se trouvant éventée dès son début ne put être poursuivie. « Le bailli d’Aigle, dit Arnaud, s’étant rendu à Bex, qui est de son ressort, fit assembler les Vaudois dans le temple, où il leur tint un discours fort touchant pour les exhorter à la patience, et leur faire comprendre qu’il y aurait de la témérité à persister dans leur dessein. Pauvres Vaudois, ajouta-t-il les larmes aux yeux, le Seigneur se souviendra de vos détresses, car il ne peut qu’approuver le zèle que vous témoignez pour rétablir sa sainte religion dans le sanctuaire de vos aïeux, où elle n’a jamais été éteinte, et il vous ramènera infailliblement un jour dans votre patrie.»
Après cela, Arnaud monta en chaire et prit pour texte ces paroles de l’Evangile : Ne crains point, petit troupeau (1); « oui, ne crains point, dit-il à l'Israël des Alpes, car Dieu a son temps pour abattre et pour relever; il veut que nous tardions encore: souffrons avec patience, et à son heure il nous relèvera ! »
(1) Luc xii, 32.
Puis le digne bailli (il se nommait Frédéric Thurmann) ramena lui-même la troupe des Vaudois dans l’intérieur du canton , leur fit distribuer des vivres et des logements à Aigle, se chargea lui-même de leurs officiers, et en outre leur prêta deux cents écus, pour aider à ceux d’entre eux qui étaient venus de l’extrémité opposée de la Suisse, les moyens de retourner dans leur asile.
Pourrait-on croire que cette généreuse bienfaisance devint un grief contre Thurmann, et qu’il fut obligé d’écrire à Berne pour s’en justifier devant ses supérieurs (1)?
(1) Sa lettre est datée du 9 juillet. (Archives de Berne.)
Cette tentative eut un grand retentissement en Savoie et en Suisse (2); Victor-Amédée renouvela la défense faite aux Vaudois de rentrer dans leur pays sons peine de la vie (3), et enjoignit à tous ceux qui pouvaient s’y trouver encore à quelque titre que ce fût (4), de se faire inscrire chez les magistrats du lieu de leur résidence dans l’espace de dix jours, sous peine de fustigation publique (5).
(2) Les Archives de Turin contiennent sur ce sujet un grand nombre de lettres écrites de Thonon, d'Evian et des Allinges ; du Chablais, de Sion, de Saint-Gingolf et de Saint-Maurice; du gouvernement sarde au gouvernement suisse , et vice versa ; puis enfin des rapports de divers agents , auxquels j'emprunterai plus loin quelques détails.
(3) Cet édit est du 12 juillet 1688 ; il fut entériné au sénat le 14 et imprimé le 16.
(4) Comme domestiques, propriétaires ou métayers, mais catholisés.
(5) Cet édit se trouve aux Archives de la cour des comptes, à Turin: Ordini : 1686-1688, no 104, fol . 46 et no 105, fol . 37. Il est aussi aux Archives d'Etat.
Le gouvernement helvétique fut invité d’une manière menaçante par les chargés d’affaires de France et du Piémont à veiller plus rigoureusement que par le passé sur les tentatives de ces audacieux bannis ; mais il sut allier les nécessités politiques de cette surveillance, avec tous les égards que la charité chrétienne devait inspirer pour le malheur.
Il sembla même que cette héroïque obstination à vouloir rentrer dans une patrie entourée de tant de dangers, ne fit qu’augmenter pour eux l’intérêt qu’on leur portait déjà; aussi la troupe expéditionnaire, quoique obligée de se disperser dans les divers cantons de la Suisse, put recueillir sur son passage plus de preuves de sympathie que de marques de défiance (1). Ce n’est pas néanmoins qu’on n’eût éprouvé au premier abord une sorte d’indignation contre ces compromettants réfugiés, qui ne pouvaient subir un inactif exil ; et une assemblée tenue à Arau par les délégués de divers cantons, leur déclara nettement qu’ils devaient se retirer de la Suisse (2). C’est alors qu’une partie d’entre eux se décida à passer en Brandebourg, et alla former la colonie de Stendal, dont nous avons parlé.
(1 ) On voit par une lettre des Vaudois aux magistrats de Berne , datée du 16 juillet , qu'ils reçurent dans cette ville de nombreux bienfaits. « Quoique nous n'ayons pas des expressions assez fortes pour vous témoigner « notre reconnaissance » disent-ils nous serions indignes de ces bienfaits « si, avant de nous éloigner de vos Etats, nous ne vous en rendions nos très « humbles remerciements. » A Vevey au contraire , où l'on se trouvait encore sous l'impression fâcheuse de ce qu'il y avait de compromettant dans leur tentative avortée, on les reçut fort mal, même avec dureté . (Voir Arnaud, première édition, p. 13.)
(2) Peu de jours auparavant, on cherchait Au contraire à les y retenir. Le gouvernement de Berne leur avait offert de coloniser la petite ile de Saint-Pierre qui se trouve sur le lac de Bienne ou Bieler, et que Rousseau a illustrée de son souvenir.
Ceux-ci, considérés comme les plus raisonnables, furent l’objet de mille prévenances, tandis qu’on se plaignit hautement de l’obstination et de l’entêtement de ceux qui persistaient dans leur dessein de repatriation.
« Alors, dit Arnaud, on ne garda plus de mesure avec eux , jusque-là qu’il se faisait peu de prédications où l’on ne tombât sur leur chapitre, et qu’ils ne fussent traités fort rudement. »
Mais ils comprenaient que la politique avait plus de part à ces rigueurs que les sentiments personnels du corps helvétique, qui leur servait de sauvegarde.
Victor-Amédée II avait envoyé en Suisse différents émissaires, chargés de lui adresser des rapports circonstanciés sur les dispositions des Vaudois.
Le premier, nommé Bouloz, arriva à Aigle lorsque les expéditionnaires déroutés s’y trouvaient encore. Il se fit passer pour un réfugié français, et leur témoigna le désir de se joindre à eux. Les Vaudois l’embrassèrent, le retinrent, lui racontèrent les guerres de 1686 , lui firent la description de leur pays , « où il y avait, disaient-ils, quatorze temples, et autant de ministres, dont M. Arnoz était le plus éclairé (1). »
(1) Ce sont les termes et l’orthographe delà pièce qui est déposée aux Archives de Turin, sous ce titre : Abrégé de la relation du voyage de Jf. l'avocat Bouloz dans le pays de Vaud, par ordre de M. le commandant du Chablais.
Il est aisé de comprendre qu’il s’agit ici du pasteur Arnaud, chef de l’expédition. Un autre agent dit dans son rapport que les Vaudois, irrités de n’avoir pu réussir sous la direction de ce chef, « l’avaient mis à mort en lui coupant les doigts, les pieds, et puis après la tête (2). » Je ne relève ce détail, aussi faux qu’atroce, que pour montrer la légèreté avec laquelle on accueillait les bruits les plus radicules sur le compté des Vaudois, et le peu de créance que méritent de pareils renseignements.
(2) Pièce intitulée tout simplement : Rélation de voyage, et commençant ainsi: «Je suis parti le 1er août 1688... » ( Turin . Archives d'Etat.)
Il n’en est pas de même lorsque le rapporteur ne raconte que ce qui lui est personnel.
« En partant de Morat, dit le même émissaire, nous « vîmes deux capitaines lusernois d’assez bonne mine, «avec justaucorps gris, chapeau bordé, sabre et « baïonnette. On voit très peu de femmes et point « d’enfants parmi eux. Les uns sont à Arnberg, les « autres à Arau, à Serli, à Bienne et à Nidau. Leurs « Excellences de Fribourg ont écrit aux baillis du « canton d’arrêter tous ceux qu'ils trouveraient.
« A Lucerne (1), j’en vis quelques-uns qui partaient pour le Palatinat; car ils ne veulent pas aller en Brandebourg, qui est trop éloigné. J’en demandai la raison, en présentant à l’un d’eux du tabac en poussière. — Nous serons ici l’avant-garde de la Suisse, me dit-il, car nous ne périrons jamais que dans notre pays.
(1) A partir de cet alinéa, la citation n'est plus composée que de simples extraits empruntés aux parties les plus intéressantes de cette pièce.
« Puis, comme ils se plaignaient de ce que S. A. R. n’avait pas encore mis en liberté leurs ministres et rendu leurs enfants, j’en témoignai du déplaisir en disant que le duc de Savoie était un méchant prince. — Non, me répondit-il : le duc est un bon prince ; mais il est mal conseillé, c’est là ce qui lui fait du tort. »
Cet émissaire s’était présenté aux Vaudois comme un habitant du pays de Vaud; et il ajoute qu’ils lui ont paru déterminés à rentrer tôt ou tard dans leur patrie; « car, disent-ils, ils aimeraient mieux être mis « en quatre quartiers dans leur pays que de bien vivre « ailleurs. »
N’est-il pas remarquable de voir un amour si vif pour la patrie s’allier à tant de loyauté pour leur persécuteur? Un pareil peuple était digne de l’intérêt qu’il inspirait même à ses ennemis.
Les puissances protectrices de l'Eglise vaudoise, la Hollande en particulier, tenaient, comme lui, à ce que l’antique flambeau de sa foi fût relevé dans les Vallées.
Arnaud (1) se rendit auprès du prince d’Orange (2), « qui sut fort bien lui reprocher, dit-il, ses impatiences, et d'avoir jusque-là mal pris son temps (3), l’engageant à ne pas perdre courage, et lui facilitant les moyens d’accomplir son dessein (4).
(1) Il était accompagné d'un capitaine vaudois de Saint-Jean, nommé Baptiste Besson.
(2) Guillaume-Henri de Naseau, prince d’Orange, file posthume de Guillaume IX, qui avait épousé la fille de Charles 1er, roi d’Angleterre, fut, en vertu de sa descendance maternelle, appelé au trône de la Grande-Bretagne le 12 février 1689, sous le nom de Guillaume III, à l'âge de 39 ans. Lorsque les chefs vaudois se rendirent auprès de lui, il était Stathouder de Hollande, depuis 1672.
(3) Celte phrase soulignée est encore extraite du manuscrit de la Rentrée d’où elle a été retranchée par une rature.
(4) Il lui fournit des secours en argent, et des lettres d’introduction pour divers officiers qui prirent part à l’expédition.
Des particuliers même s’y intéressèrent de la manière la plus active (1).
(1) Arnaud (page 54 de la préface) mentionne en particulier M Clignet, grand maître des postes à Leyde, qui l’aunée suivante prêta 100,000 florins à l'empereur d'Allemagne pour soutenir la guerre contre la France. « Sans les secours qu'il nous donna, dit Arnaud, la rentrée des Vaudois dans leur patrie eût été impossible. (Fol. 27, verso.)
Un des émissaires du duc de Savoie, envoyés en Suisse pour rendre compte de l'état des Vaudois , dit qu'ils ont acheté beaucoup d'armes à Berne , et que le baillif de Nidenz ( Nidau , probablement) a arrêté un tonneau , où l'on a trouvé dedans 39,000 écus blancs de France. (Turin, Archives de cour, Relation de voyage. Série , no 298.) Un autre émissaire envoyé en 1689 , après l'émotion causée par l'échauffourée de Bourgeois, dit : « Je rencontra depuis Lausanne quantité de ces Lusernois , par débris, les uns ayant en- « core leur fusil, mais rarement ; presque tous avaient leur sabre ou baïonnette et quelques-uns le ruban couleur d'orange à leur chapeau . » ( Même source, no 258. ) Ces derniers mots prouvent qu'ils s'étaient mis pour ainsi dire sous la protection spéciale du prince d'Orange, alors Guillaume III.
Janavel pressentait une rupture prochaine entre le Piémont et la France. L’hostilité de Guillaume III à Louis XIV était connue; la guerre entre la France et l’Allemagne venait de se déclarer ; on n’ignorait pas que la prétendue alliance du monarque français et du duc de Savoie n’était pour ce dernier qu’un vasselage qui lui pesait. Les Vaudois jugèrent avec raison que c’était le moment d'agir; Janavel leur renouvela ses instructions, et ils partirent.
Avant de raconter cette héroïque expédition et pour ne pas en interrompre le récit, je dois ajouter que celui qui devait la diriger militairement, le capitaine Bourgeois, natif de Neuchâtel, n’ayant pu se trouver au rendez-vous, réunit d’autres retardaires, auxquels se joignit une foule de réfugiés français, qui tous ensemble se mirent à la suite de la première expédition, mais firent fausse route en Savoie, se livrèrent au pillage, se débandèrent, revinrent à Genève , ou on leur ferma les portes de la ville, et qu’enfin le chef discrédité de cette échauffourée expia sur l'échafaud les revers presque ridicules de sa malheureuse ambition (1).
(1) Il existe sur cette affaire un très grand nombre de pièces. Je ne puis les citer qu'en indiquant leur source . Archives du conseil d'Etat de Genève. Procès-verbaux : séances des 2 et 3, 6 et 7, 10 et 11 , 16 et 17, 18 et 28 septembre 1689. Archives de Berne, onglet D. Archives d'Etat à Turin : liasses, Valdesi et Religionarii . Archives particulières.. M. LOMBARD- ODIER à Genève ; MONASTIER, à Lausanne, etc. Voir aussi le Mercure historique , t. VII, p. 1047 et suivantes.
Quant à la première troupe dont les hauts faits extraordinaires vont élever l'histoire à la hauteur de l'épopée, elle eut bien des difficultés à vaincre pour rendre admirable ce qui semblait une folie. Sa foi dut triompher avant ses armes; et la protection de Dieu, dont la main relève ou abaisse à son gré , après les avoir grandis dans les épreuves, les rétablit enfin dans les modestes héritages de leurs pères. Mais avant de nous engager dans cet héroïque récit, faisons connaître les instructions de Janavel (1).
(1) Cette pièce se trouve aux Archives d'Etat, à Turin , sous l'inscription dorsale suivante : Instruttione data alli ribelli delle valli di Luserna, che vi sono ritornati nel anno 1689 , della maniera che devono resilarsi nelle marchie e combatti . - Je ne puis la citer toute entière, car elle occupe dixhuit pages in-40.- On lit à la fin de la douzième page : « L'auteur de cet écrit, qui est le capitaine Janavel, ne dit rien qu'il ne l'ait expérimenté par lui-même. » Des fragments plus étendus en ont été donnés dans l'Echo des Vallées, IIe année, nos 4 , 5 et 6.
« Très chers frères en Jésus-Christ. Le Seigneur « ne permettant pas, à cause de mon infirmité, que je « vous puisse suivre, à mon grand regret, j’ai cru ne « devoir rien négliger pour le bien de ma pauvre patrie; c’est pourquoi j’ai fait mettre mes sentiments « par écrit (2), touchant la conduite que vous devez « tenir, tant dans les chemins que dans les attaques « et combats : si le Seigneur vous fait la grâce de « vous porter dans vos montagnes, comme telle est « mon espérance.
« Je prie Dieu, de tout mon cœur, qu’il fasse réussir « tout à sa gloire et pour le rétablissement de son « Eglise.
(2) Il est évident que cette pièce est de la main d’un secrétaire, car l’écriture en est ferme et courante ; tandis que l’écriture de Janavel (dont on peut juger par onze lignes tracées de sa main au bas de la lettre qu’il fit adresser aux Vaudois en 1685) est haute comme celle d’un enfant, lente, incertaine, tremblante et difficile.
« Si notre Eglise a été réduite en aussi grande extrémité , c’est nos péchés qui en sont la cause. Il « faut donc s’humilier tous les jours de plus en plus «devant Dieu... et quand il vous arrivera quelques « inconvénients, prenez patience, redoublez de courage, de telle manière qu’il n’y ait rien de plus « ferme que votre foi. »
Tel est le début de cette proclamation militaire qui semble un discours religieux; tel est le langage de ce vieux guerrier, dont l’intrépidité n’avait pas d’égale; tels sont les sentiments de foi, d’humilité et de prière, sous l’influence desquels s’ouvre la plus aventureuse carrière, d’héroïsme et de périls, que jamais le courage patriotique ait parcourue.
Aussi les prévisions humaines regardaient-elles comme chimérique toute espérance de succès.
« Quelle apparence, disaient les journaux du temps (1), que les Vaudois puissent rentrer dans leur pays sans qu’on s’oppose à leur passage, sans qu’ils soient écrasés? Comment pourront-ils lutter contre les forces de la France et du Piémont qui les pressent des deux côtés? Non : il est impossible qu’ils y retournent, sans périr, quelques précautions qu’ils prennent, et la cour de Savoie peut être en repos de ce côté-là. »
(1) Mercure historique, t. VII, p. 789, 806, 807. — Gazette de Leyde, etc.
Ils y rentrèrent cependant, et voici les précautions que leur indiquait Janavel.
« Dès que vous serez sur les terres de l’ennemi, saisissez-vous de deux ou trois hommes de l’endroit, où que vous les trouviez. »
C’était pour leur servir d’otages, et leur ouvrir l’accès des lieux subséquents. « Vous les traiterez, dit-il, « avec tous les égards possibles. »
Il recommande ensuite aux Vaudois de s’abstenir de tout désordre, de payer ce qu’ils réclameront, de faire la prière matin et soir (1).
(1) J'omets, faute d’espace, des détails très étendus sur la formation des compagnies, l’ordre à suivre durant la marche, les disposition à prendre dans les haltes et campements, la manière de faire ou de repousser une attaque avec avantage, etc.
« Lorsque vous serez arrivés dans les Vallées.... Si « vous n’êtes que six ou sept cents hommes, il faut a attaquer à la fois la vallée de Luserne et celle de « Saint-Martin.... Vous tiendrez toujours des sentinelles sur le haut des montagnes, afin de n’être pas « surpris du côté de Pragela et de maintenir les passages libres d’une vallée à l’autre. »
Il recommande, entre autres, de garder avec soin le col Julian; puis, d’avoir dans chaque vallée un poste fixé d’avance, « un lieu de retraite assurée, qui sera « dit-il, dans la vallée de Luserne, Balmadant, l'Aiguille et la combe de Giansarand, où a été la plus ancienne retraite de nos pères ; dans celle de Saint-Martin, la Balciglia (1). »
(1) On écrit aujourd'hui Balsille , on écrivait autrefois Balseigla , et dans les ordres du jour de l'armée française , qui vint y attaquer les Vaudois , ce poste est nommé le fort des trois dents , ou le rocher des trois becs.
« N’épargnez pas, dit-il, vos peines et vos labeurs « pour fortifier cette position, qui sera votre forteresse « la plus solide. Ne la quittez qu’à la dernière extrémité... On ne manquera pas de vous dire que vous « n’y pourrez tenir toujours; et que plutôt de n’en « venir à bout, toute la France et l’Italie se tourneront là contre.·.. Mais, fût-ce le monde entier, et « vous seuls contre tous, ne craignez que le Tout-Puissant, qui est votre sauvegarde. »
Les peines les plus rigoureuses, ajoute-t-il, seront appliquées à quiconque abandonnera son poste. — Ayez des éclaireurs en campagne pour vous tenir au courant des marches de vos adversaires. — Sur le champ de bataille, ne faites quartier à personne; car comment retiendriez-vous des prisonniers? Vous ne pouvez employer vos hommes à les garder, ni vos vivres à les nourrir ; et en vous quittant ,־ ils feraient connaître votre position à l’ennemi. Mais en toute rencontre, reprend-il avec insistance, donnez-vous soin par-dessus toute chose « d’épargner le sang innocent ou inutile, afin de n’avoir pas à en répondre « devant Dieu; et surtout ne vous laissez jamais saisir par la peur ou par la colère; car si vous vous « confiez en l'Eternel, soyez assurés qu’il ne vous oubliera jamais et que son épée sera autour de vous « comme une muraille de feu contre vos ennemis (1).»
(1) Ces expressions sont tirées textuellement du manuscrit de Janavel, mais empruntées à des passages plus étendus.
L’énergique modération de ce langage, où semblent respirer le calme auguste des patriarches et l’entraînante assurance des prophètes, était bien fait pour soutenir les Vaudois dans les élans de leur patriotisme.
A cette mâle simplicité du montagnard se joint un caractère de grandeur et d’abnégation touchante, qui manque à de plus illustres renommées.
Il est bien rare aussi qu’un peuple jeté dans toutes les vicissitudes d’une destinée exceptionnelle, surtout à la suite des grandes crises religieuses ou sous l’aiguillon irritant de quelque guerre injuste, ne s’abandonne pas à l’exaltation ou à la cruauté.
Les camisards ont eu leurs extatiques, les anabaptistes leurs prophètes visionnaires, tous les partis leurs représailles, lorsqu’ils étaient vainqueurs. Chez les Vaudois, rien de pareil : la vivacité de la foi s’allie aux vues les plus justes; une sorte de témérité calme les dirige; et s’il était un reproche à leur adresser, ce serait pour blâmer, au point de vue humain, l’excès de leur loyauté, car presque toutes leurs fautes sont venues d’avoir cru trop aisément à la parole de leurs ennemis.
Mais si ce respect de la vérité a pu leur nuire dans le monde, il les honore dans l’histoire.
Les événements que nous allons raconter sont une des phases les plus brillantes de la leur. Raisonnables dans la passion, ils ont accompli les plus grandes choses, sans que jamais l’enthousiasme leur fit oublier la prudence, ni le malheur la fermeté.
Dans cette route difficile, où ils ont marché à travers tant d’orages, d’un pas toujours calme et soutenu, la foi, le courage et la modération ont marché avec eux.
Ce caractère leur mérite une place à part, et Ton peut dire que c’est Janavel qui la leur a faite.
L’austère empreinte de l’exil ennoblit encore le front de ce noble vieillard, qui, semblable à Moïse, a poussé les tribus de son peuple jusqu’aux limites de la terre promise, de la terre de ses aïeux, et n’a pu y entier lui-même.
Voyons maintenant comment ses compatriotes y sont parvenus.
SOUS LA CONDUITE d’aRNAUD*
ET PAR LES DIRECTIONS DE JANAVEL.
(D’août à septembre 1689.)
SOURCES ET AUTORITÉS. - - Presque exclusivement La glorieuse Rentrée d'ARNAUD, et les variantes du manuscrit original de cet ouvrage, déposé à la bibl. roy. de Berlin . Puis aussi Rélation en abrégé de ce qui s'est passé de plus remarquable dans le retour des Vaudois au Piémont , depuis le 16 août 1689, jusqu'au 15 juillet 1690 ; ce qui a été fidèlement rapporté par des personnes qui ont été eux- mêmes dans diverses actions, qui sont ici rapportées, de nouveau. A la Haye chez Ollivier Le Franc. 1690. ( Il paraît par ce titre, que cet opuscule en était déjà à sa seconde édition . ) — Nouvelle rélation en abrégé ou histoire de ce qui s'est passé de plus remarquable aux vallées de Piémont, depuis le 15 juillet 1690 jusqu'au mois de février 1691 . Imprimé à la suite de l'opuscule précédent. — Rélation véritable de ce qui s'est passé entre l'armée française et les Piémontais et Vaudois , dans les vallées de Luserne, depuis le 15 août jusqu'au 22 du même mois 1690. La Haye, petit in 40 de 8 p. (Tous ces opuscules prouvent l'intérêt que l'on prenait au loin à l'expédition extraordinaire des Vaudois.) Voir aussi les journaux du temps : Gazette de Leyde, de France et d'Angleterre ; Mercure historique etc.
* J’ai conservé dans le titre de ce. chapitre le nom d'Arnaud qui se rattache d'une manière trop particulière à la rentrée des Vaudois , pour que je n'aie pas cru devoir respecter à cet égard une réputation établie. Mais l'histoire est obligée de réduire la part qu'il a prise à cette expédition , dont le plan fut dû à Janavel, la direction active au général Turrel , (du moins jusques dans les Vallées) et la relation écrite au jeune Reynaudin. Arnaud qui a été l'éditeur de cette relation l'a un peu modifiée.
C’est dans la nuit du 16 au 17 d’août 1689 que les Vaudois s’embarquèrent sur le lac de Genève, pour passer de Suisse en Savoie, et se rendre de là au sein de leurs Vallées.
Il est, près de la ville de Nyon, une forêt de chênes, nommée le bois de Prangins, qui recouvre de ses futaies quelques collines, ombrage quelques bas-fonds, et descend par une pente subite sur les flots du Léman.
C’est là que les Vaudois, fidèles au rendez-vous patriotique, avaient pour but, non point de s’attendre, mais bien de se rencontrer ; car la forêt devait paraitre libre (1), et non point occupée comme un quartier général, pour être prête à recevoir les conjurés de tous les environs entre neuf et dix heures du soir. Un grand nombre de Vaudois étaient donc déjà disposés à partir et cachés dans les alentours, sans qu’on eût aperçu personne dans le bois de Prangins, où ils évitaient de se montrer, pour ne pas attirer l’attention sur ce lieu important.
(1) On se doutait du projet des Vaudois. Des patrouilles fédérales parcoururent à diverses reprises la forêt de Prangins; une descente sur les lieux se fit le 13 d’août dans le but d’y arrêter les Vaudois qui y seraient surpris; on n'y trouva personne.
(Rapport du bailli de Nyon sur le départ des Vaudois, Archives de Berne, Onglet D.) Dans un autre rapport, il est dit que la forêt était vide le 16, au coucher du soleil, mais qu’au bout de trois ou quatre heures, elle fut remplie de Piémontais. (Même source.)
Depuis deux mois cependant les réfugiés faisaient leurs apprêts de départ. Répartis sur les points les plus éloignés de la Suisse, et jusque sur les limites de la Bavière, du Wurtemberg et du Palatinat, ils étaient prévenus qu’une nouvelle tentative de repatriation devait partir des rives du Léman.
Ils se disposèrent donc d’avance à pouvoir s’y trouver. Les domestiques, les gens à gages, les artisans, se dégageaient sans bruit de leur service ; les ouvriers se procuraient des armes; chacun pourvoyait de son mieux aux soins de sa pauvre famille, qu’il allait laisser dans l’exil pour lui reconquérir une patrie (1). Mais les dangers étaient immenses; chacun pouvait périr; le silence nécessaire à cette grande entreprise cacha partout de pénibles adieux.
(1) Ces traits rapides sont le résumé d’une multitude de détails, renfermes dans les lettres particulières et les rapports contemporains, trop nombreux pour être tous citée ici.
Plus de huit jours avant le terme fixé, les Vaudois s’étaient mis en marche. Il leur fallait user de mille précautions, afin de pouvoir traverser les Etats confédérés sans exciter la défiance.
Marchant la nuit, dormant le jour, cherchant l'ombre des bois et des sentiers détournés, ils évitaient avec soin de paraître en groupes nombreux. Ils se rencontraient s ■ms se parler ; un regard significatif leur suffisait pour se comprendre. Ils ignoraient d’ailleurs le plan de l'expédition; aucun ordre ne leur avait été donné, rien de précis n’était connu; une seule idée les guidait : rentrer dans la patrie.
Cependant leur disparition successive des lieux où on les avait cantonnés éveille l’attention. Les rapports se croisent et se multiplient.
Le vendredi, 15 d’août, était un jour de jeûne pour la Suisse entière. Dans l’après-midi, au moment où l’on se rendait au sermon, le bailli de Morges est averti que 400 Vaudois ont été vus cachés dans les broussailles sous le pont d’Allamand (1).
(1) Tous ces détails et les suivants sont extraits du Rapport du bailli de Nyon, et d'un autre rapport intitulé : Information véritable de ce qui est arrivé dans le baillage de Nyon pour le trajet des Piémontais, de la conduite qu'ils ont tenue, etc... ( Archives de Berne. ) Ce rapport commence ainsi : « Le « 9 de juillet 1689, LL. EE. de Berne m'ont donné advis que les Piedmontais, suivent leur opiniâtre dessein de rentrer dans leur patrie etc... " D'autres lettres qui remontent jusqu'au 10 de mai attestent le mouvement que se donnaient déjà les Vaudois et l'attention qu'ils avaient excitée . (Voir les Archives du conseil d'Etat de Genève , aux séances du 10 et du 28 mai 1689.)
Il fait prévenir les milices environnantes; le lendemain il arrête 100 de ces fugitifs; mais 83 parviennent à s’échapper.
D’autres sont signalés à Rolle, à Ursine, à Peroi.
Le même jour, des bateliers d'Ouchy se présentent devant le bailli de Lausanne (1). — Des Lusernois, disent-ils, nous ont demandé de les transporter en Savoie sur nos bateaux, mais nous n’avons pas voulu le faire sans vous en prévenir. — Vous avez très bien fait, car je ne puis vous y autoriser. Mais ces gens-là sont-ils nombreux? — Près de 180.— Où vous attendent-ils? — Ils sont cachés dans deux granges près de Vidy.
(1) Ce bailli se nommait Sturler. Son rapport est daté du 16 d'août 1689. (Archives de Berne.)
Le magistrat fait partir un major pour engager les Vaudois à se retirer. Cet envoyé s’empare de trois bateaux qu’ils avaient déjà réunis, et dans l’un desquels se trouvaient cinquante fusils.
« Le lendemain, dit le bailli dans son rapport, j’appris que, vers minuit, 500 hommes, marchant très vite et en silence, avaient passé à Romanel, se dirigeant vers le lac... »
Ces 500 hommes, réunis aux 180 qui se trouvaient à Vidy, s’embarquèrent à Saint-Sulpice pour se rendre à Nyon ; mais 450 seulement purent s’embarquer, et 230 restèrent, faute des trois bateaux que le bailli de Lausanne leur avait fait enlever (1).
(1) Même pièce, avec confrontation des autres rapports. (Même source.)
« Aujourd’hui, continue-t-il, sous la date du 16, mon collègue de Morges vient de m’envoyer son fils, pour me dire qu’on a découvert d’autres Vaudois dans les environs d’Aubonne ; que le bailli de Nyon a déjà mis son monde sous les armes, et qu’il faut empêcher ces malheureux de passer en Savoie, où ils trouveraient une perte assurée (2).
(2) Encore extrait de la dépêche du bailli de Lausanne. Voir aussi le rapport du bailli de Nyon et une dépèche du châtelain de Rolle, datée du 16 août 1669. (Même source).
Dans le canton d’Uri, 122 Piémontais, venant des Grisons, avaient déjà été arrêtés (3). D’entre ceux qui parvinrent au rendez-vous commun, 200 encore ne purent traverser le lac, parce que, sur quatorze bateaux qui avaient passé leurs frères, trois seulement consentirent à renouveler ce voyage (1).
(3) Arnaud, p. 37, BEATTIE vallées vaudoises pill. p. 121.
(1) Arnaud, p. 141. Dans le manuscrit original, il est dit en outre, qu’on ne jugea pas à propos d’attendre un troisième voyage, parce que l’aube du jour commençait à paraître.
Les milices fédérales du canton avaient été convoquées pour le 14, afin de mettre obstacle au projet des Vaudois; mais la veille se célébrait une solennité religieuse (2) toujours observée en Suisse avec un grand recueillement. On renvoya toutes les mesures militaires au 16 et au 17. Alors il fut trop tard. Dans la nuit intermédiaire, au lever des premières étoiles, la forêt de Prangins, silencieuse encore au coucher du soleil, fut tout à coup peuplée de mille à douze cents personnes, descendant des hauteurs, montant des ravins, surgissant des taillis, et comme à un signal muet, se concentrant avec un ensemble admirable sur les plages désertes du Léman.
(2) Feuille du jour de l’an, offerte à la Suisse romande, par la réunion lausannoise de l’union fédérale, no III, p. 5. A cette feuille est jointe une lithographie, remarquable comme composition, qui représente le départ des Vaudois au moment où, réunis sur le rivage, ils écoutent La prière de leur pasteur.
Une quinzaine de bateaux avaient été réunis. Le pasteur Arnaud (3) prononça une fervente prière, pour implorer sur les proscrits la protection divine. « Le jeune seigneur de Prangins, qui se trouvait là par curiosité, comme bien d’autres, après avoir entendu à genoux la prière du pasteur, monta aussitôt après à cheval et courut toute la nuit pour aller à Genève, donner avis au résident français de l’entreprise des Vaudois. » Par suite de cet avis, on expédia à Lyon l’ordre de faire marcher de la cavalerie vers la Savoie, pour y détruire cette troupe audacieuse. Mais les Vaudois eurent soin de se tenir à l’abri de ses atteintes; remontant les rivières à leur source, pour éviter les villes populeuses, suivant la crête des montagnes de glaciers en glaciers, de précipice en précipice, ils surent se dérober, dans ces profondeurs ou sur ces hautes cimes, aux forces combinées de la France et du Piémont, qui cherchèrent vainement à leur couper le passage.
(3) Arnaud, p. 40, 41.
« L’échevin Devigne (ajoute une dépêche datée du jour même) est arrivé dans la forêt de Prangins au moment où 300 Vaudois avaient déjà traversé le lac. Il en restait encore environ 700. Il leur fit des exhortations et des menaces pour les retenir; mais ils lui répondirent par de bonnes raisons, par des prières, et aussi en laissant entrevoir le dessein de résister (1) : de sorte que, dans cette position, n’étant pas assez fort contre eux, il les laissa faire, et les vit partir sur treize bateaux (2). "
(1) C’est ici une première preuve de la fermeté calme dont les Vaudois firent usage dans cette expédition.
(2) Lettre du châtelain de Rolles au bailli de Nyon, 16 août. (Archives de Berne.)
Tous les expéditionnaires eurent traversé le lac vers deux heures du matin (3). Le ciel était voilé ; il tombait une pluie fine. Au milieu de la traversée un coup de vent sépara les bateaux, et ceux qui s’écartèrent furent dédommagés de ce contre-temps par la rencontre qu’ils firent d’une petite barque venue de Genève, avec dix-huit de leurs frères qui se rendaient aussi à l’appel de la repatriation.
(3) Ce détail et les suivants sont extraits du manuscrit original de la Rentrée des Vaudois, dont plusieurs passages ont été retranchés à l'impression.
A mesure que les premiers débarqués mettaient le pied sur les terres de Savoie, Arnaud plaçait des sentinelles dans toutes les directions; et, à l’exception des factionnaires, les Vaudois, en attendant d’être tous réunis, se groupèrent sous un arbre au bord du lac, faisant des vœux pour la prompte arrivée de leurs frères qui étaient encore sur l’autre rive (4).
(4) MRC. orig. de la Rentrer, p. 42. Bibl. roy. de Berlin.
Un des bateaux dispersés par l’orage s’écarta néanmoins tellement, qu’il ne prit terre qu’au point du jour. Les hommes qu’il portait rejoignirent la troupe, déjà en marche et militairement organisée.
Janavel avait dit : « Premièrement il faut, tous tant « que vous êtes, mettre les genoux en terre, lever les « yeux et les mains au ciel, le cœur et l’âme au Seigneur, par d’ardentes prières, afin qu’il vous donne « son Saint-Esprit.....et vous fasse nommer les plus « capables d’entre vous pour conduire les autres (1). »
(1) Instruttione data alli ribelli etc... (Archives de Turin), pièce déjà citée.
Le corps expéditionnaire fut divisé en dix-neuf compagnies, ayant chacune un capitaine et un sergent (2).
(2) On lit dans le Manuscrit original de la Rentrée, p. 46 : « Comme de « ces capitaines, il y en eut de tués et de pris en chemin et d’autres qui « désertèrent, on en substitua de nouveaux ou bien l’on incorpora leurs « compagnies, selon les occasions. »
Le général en chef devait être celui de l’expédition ultérieure, que nous avons déjà nommé (3); mais, n’ayant pu se trouver au rendez-vous, on élut à sa place un compatriote de M. Arnaud, le capitaine Turrel, originaire de Die (4).
(3) Bourgeois de Neuchâtel. (Arnaud, Rentrée, p. 45.)
(4) Comme ce fait est entièrement nouveau pour nous, je dois dire sur quelles preuves il s’appuie. — Voici le texte du Manuscrit original de la Rentrée, dépose à Berlin, bibl. roy. no —p. 42. a Quand tous furent arrivés, « on s’appliqua à fariner un corps que le nommé Bourgeois de Neuchâtel,
devait commander. Il manqua au rendez-vous ; nous ne dirons pas ici parquel principe, ayant dans la suite de cette histoire à parler assez amplement « de lui. Il me suffit de remarquer que le poste d'honneur qu'on lui avait » destiné, fut donné au sieur TURREL, qui était un réfugié de Die , au courage et à l'expérience militaire de qui on avait assez de confiance pour « le déclarer commandant général; en sorte pourtant qu'il ne pouvait ordonner rien sans la participation du conseil de guerre composé des capitaines, et principalement sans conférer avec M. Aruaud, qui avait l'œil « à tout , et qui était comme son collègue et son avoué au commandement. »
Ce passage , qui fait déjà une part très honorable à l'influence d'Arnaud , fut supprimé par lui à l'impression . On ne peut le rétablir sans apporter quelques modifications aux idées reçues généralement sur l'économie militaire de cette expédition . Voyons si les faits et les analogies militent pour son maintien ou pour sa suppression . Arnaud laisse croire qu'il a été qui-même le général en chef de l'armée vaudoise , sans dire pourtant nulle part qu'on lui eût conféré ce grade ; ce qu'il ne se serait probablement pas borné à laisser entendre par de simples insinuations s'il en avait été formellement revêtu.
Mais peut-on admettre qu'il ait passé sous silence un fait aussi important, si ce fait était vrai ? Et avons-nous, en dehors du témoignage d'Arnaud, assez de preuves pour l'établir ? Ces deux questions méritent chacune un examen à part.
A. J'hésiterais à croire qu'Arnaud eût gardé un silence intéressé et partial sur le compte du général Turrel , dont mes lecteurs entendent probablement parler pour la première fois , si je ne retrouvais dans cet auteur d'autres exemples de la même réserve . Mais on ne peut contester la part très importante que Janavel a prise à l'expédition ; et cependant Arnaud n'en parle pas, si ce n'est à la page 175 , où il le fait, comme si cet illustre proscrit était resté complètement étranger à l'entreprise des Vaudois. Il s'y est pourtant intéressé , puisque les registres du conseil d'Etat de Genève en font foi ; il l'a dirigée , puisqu'on on a retrouvé ses instructions et qu'elles ont été suivies de point en point . Arnaud ne pouvait les ignorer puisqu'il a été appelé lui-même à les faire exécuter et que leur texte était joint au journal de l'expédition , dont il fut plus tard l'éditeur. - J'en conclus que le silence d'Arnaud ne doit pas suffire à faire rejeter le passage cité en tête de cette note.
B. Mais ce texte suffit-il à établir le fait omis par cet écrivain ? Observons d'abord que les Vaudois devaient avoir un chef; je crois inutile de m'arrêter à le prouver. Ils ne pouvaient ensuite confier leurs destinées qu'à un chef dont la capacité militaire eût été reconnue ; et il serait au moins extraordinaire qu'ils eussent pour cela été choisir un pasteur * . Arnaud luimême ne dit pas qu'il ait été ce chef ; mais comme il se nomme en toutes lettres chaque fois qu'il s'agit d'un fait qui lui est propre, même de peu de valeur historique, on est porté à rechercher la cause des expressions vagues dont il se sert toutes les fois qu'il s'agit d'une résolution importante, d'un ordre décisif, d'un grand mouvement militaire, etc .; car alors il n'emploie que la formule indéterminé on fit, on résolUT, ON décida ; d'où il me semble qu'on peut conclure avec raison que dans ce dernier cas le pronom indéfini désigne le général en chef ou le conseil de guerre, tandis que l'initiative personnelle d'Arnaud doit être réservée aux choses qu'il s'attribue avec raison d'une manière positive. Enfin, il a été séparé de l'armée vaudoise en divers moments de l'expédition (XVIIIe journée. Rentrée , le partie, de la p. 166 à 200) , ce qui n'eût pu avoir lieu sans une transmission de commandement ou des désordres que rien n'indique .
* Le seul acte par lequel la capacité stratégique d'Arnaud eût pu se révéler avant cette époque, le seul du moins qu'il ait rappelé ( préface, p. 49) n'était pas de nature à faire pressentir ce qu'il serait plus tard. Ayant 400 hommes sous la main ( Relatione del succeduto etc.... Arch. Turin, no de série 300) il ne trouva rien de mieux, pour s'emparer de 70 soldats ennemis qui s'étaient renfermés dans le temple de Saint- Germain, que de faire creuser des canaux autour de cet édifice afin de les y noyer. (Rentrée , fol. 24. ) Il est inutile de dire qu'ils s'échappèrent tous. Mais il est juste d'observer aussi que plus tard Arnaud fit souvent preuve d'un génie militaire remarquable. Esprit de décision, sûreté de coup d'œil, courage et fermété, telles sont les qualités que l'expérience développa rapidement en lui et qui signalent l'homme de guerre distingué.
C. Quels motifs Arnaud peut-il avoir eus de supprimer dans son récit le nom du général Turrel? · Il est à croire que c'est par un sentiment de réserve et pour couvrir d'un voile la désertion et la mort peu honorable de ce chef qu'Arnaud ne mentionne que comme un simple capitaine, qu'il a gardé le silence sur la haute position que les Vaudois lui avaient accordée car, après les avoir conduits dans leur patrie , Turrel les abandonna croyant leur cause désespérée ( p . 154-156) . Il fut alors remplacé par P. Odin, sous le titre de major général . ( Id . , p . 265-392. ) :
Il me semble donc que l'on peut admettre : 1º qu'Arnaud n'a pas été primitivement le chef militaire des Vaudois ( et lui même ne s'attribue nulle part cette qualité) ; 20 qu'ils ont eu pendant quelques temps un autre chef nommé Turrel; 30 qu'Arnaud n'était d'abord que l'un des trois pasteurs , destinés à remplir les fonctions du ministère évangélique dans cette expédition ( les deux autres étaient Montoux et Chyon ; mais après le septième jour, ils furent l'un et l'autre prisonniers) ; 40 qu'étant resté seul , Arnaud les remplaça avec un courage et un dévouement dignes des plus grands éloges, allant d'une vallée à l'autre pour célébrer les services religieux , distribuer la sainte cène, prendre part aux conseils ( Rentrée, p. 126, 138, 161, 200, 204 etc.) , et répondant toujours avec la plus noble énergie à ceux qui le pressaient d'abandonner la cause des Vaudois. ( Rentrée, p. 233, 237, 250.) Il était digne assurément, malgré son origine étrangère, de dire comme il l'a fait en parlant des Vallées : « Nous avons reconquis le pays de nos pères. » ( Íd . préface, et p . 238. ) — Arnaud obligé de s'en retirer en 1698, y revint en 1703 (Mercure histor . t. XXVI , p. 141) ; il était pasteur provisionnaire à Saint-Jean en 1706 ( Mémoire sur l'état présent des Eglises vaud. daté du 27 décembre 1706. Arch. part . ) ; s'en absenta en 1707 : (Actes du Synode du 14 février 1708 , vers la fin) ; se trouvait à Londres en 1708 (date de son portrait par Van Somer) . En 1709, il revint en Allemagne (Anciens registres consistoriaux de la paroisse de Durmentz) ; et en 1710, il publia La glorieuse Rentrée, vingt ans après que le manuscrit de cet ouvrage était sorti des mains de ses rédacteurs primitifs . ( Voir à l'article ARNAUD, dans la Bibliographie placée à la fin de l'Israël des Alpes. )
Les Vaudois, avant de se mettre en marche, adressèrent une courte et fervente prière à l'Eternel, pour implorer sa bénédiction sur leur entreprise (1) ; puis, comme les côtes de la Savoie avaient été garnies de troupes, et qu’ils ne pouvaient sans danger conserver longtemps une position aussi exposée que celle qu’ils occupaient, ils partirent une heure avant le lever du soleil, sans même attendre les derniers arrivants (2).
(1) Variantes du MSC. or. de la Rentrée , p . 47. Bibl . roy. de Berlin. )
(2) Ces détails sont tirés d'une relation imprimée à La Haye en 1690, in-18, de 92 pages.
Nous allons les suivre dans ce voyage, en feuilletant la relation journalière qu’en écrivirent Hugues et Reynaudin (1), et à laquelle Arnaud a attaché son nom. « Cette histoire, dit-il, qui a couru de montagne « en montagne, roulé par les précipices et d’un vallon à l’autre.....sera donc rude et âpre; mais elle « n’en sera pas moins véritable, et si elle n’a pas ce « langage poli qu’on cherche dans ce siècle, on y remarquera du moins la vérité toute pure (2). »
(1) Voir Rentrée, première édit., p. 216, 217 (Huc ou Hugues), et p. 175. Paul Reynaudin.
(2) ARNaud, Dédicace; Rentrée, fol. 12 et 13. (Non paginés. — Première édition.)
Dès les premiers pas cependant, les Vaudois eurent un sujet de regret ; car l’un des trois pasteurs qui les accompagnaient, Cyrus Chyon, étant allé chercher un guide dans le prochain village, y fut arrêté et conduit de là à Chambéry, où il resta prisonnier jusqu’au rétablissement officiel des Vaudois dans leur patrie.
Voyant qu’on les traitait déjà en ennemis, les Vaudois se mirent immédiatement sur le pied de guerre, et le général Turrel envoya un corps d’observation pour sommer la bourgade nommée Yvoire d’ouvrir sans résistance un passage aux rapatriés, si elle ne voulait être mise à feu et à sang. Elle obéit; et, selon les recommandations expresses de Janavel, on y prit deux otages, le châtelain et le percepteur des tailles, qui furent ensuite remplacés par le châtelain de Wernier et deux autres gentilshommes du pays (1).
(1) MM. de Coudrées et de Fora.
Les égards que l’on eut pour eux et la sévère discipline de la troupe vaudoise concilièrent bientôt à cette dernière les sympathies de la population ; car le peu-pie comprend ce qui est noble et grand avec une intuition plus sûre que celle de bien des intelligences cultivées, qui sont souvent prévenues par des idées de noblesse et de grandeur factices.
« Que Dieu vous accompagne! » disait maint pauvre paysan en levant son chapeau devant le cortège des proscrits.
«Le curé de Filly leur ouvrit sa cave et les fit rafraîchir sans vouloir accepter d’eux aucun argent (2).»
(2) Arnaud, p. 49.
En passant le col de Voirons, ils purent jeter un dernier regard de reconnaissance sur ces paisibles rivages du lac de Genève, où ils laissaient leurs femmes et leurs enfants sous la sauvegarde de l'hospitalité suisse.
On approchait de la ville de Viu , située au pied de la montagne pyramidale qu’on appelle le Mole, et qui est pour Genève en ligne droite de Chamouny.
Un maréchal des logis et le châtelain de Boëge, qui avaient augmenté le nombre des otages, facilitérent aux Vaudois l’entrée de cette ville, en se faisant précéder de la lettre suivante : « Ces messieurs sont « arrivés ici au nombre de deux mille ; ils nous ont « priés de les accompagner, afin de pouvoir rendre « compte de leur conduite; et nous pouvons vous assurer qu’elle est toute modérée. Ils payent tout ce « qu’ils prennent et ne demandent que le passage ; « ainsi, nous vous prions de ne point faire sonner le « tocsin ni battre la caisse, et de faire retirer votre « monde en cas qu’il soit sous les armes (1). »
(1) Arnaud, id. p. 51.
Ce témoignage fut si bien confirmé par la bonne conduite des Vaudois, qu’il s’éveilla, dit Arnaud, une espèce d’émulation sur la route à qui donnerait plus promptement ce que l’on souhaitait. Les habitants du pays consentaient à préparer d’avance des vivres, des montures et des charrettes dans les villages qu’on devait traverser; et nul retard ne fut apporté à la marche des Vaudois par l’inexécution de ces mesures.
Ils entrèrent à Vin sur la fin du jour; s’y reposèrent deux heures, et repartirent au clair de lune. Dans le bourg de Saint-Joire, où ils arrivèrent ensuite, tout le monde sortit sur le seuil des maisons pour les voir passer. Les magistrats firent mettre un tonneau de vin au milieu de la rue pour rafraîchir les voyageurs. Mais les Vaudois n’y séjournèrent pas, et allèrent camper à une demi-lieue de là, sur un tertre nu et aride nommé Carman.
Il était près de minuit; la journée du samedi (17 août) s’était heureusement écoulée ; on fit la prière ; puis on posta des sentinelles; et l’armée expéditionnaire, fatiguée d’une si longue route, demanda à la nudité du sol un repos facile pour des montagnards.
Le lendemain, vers dix heures, on se trouva sur les bords-de l’Arve, en face de la ville de Cluse, alors entourée de murailles. Cette bourgade, qui semble arrêtée à la gorge d’une étroite vallée, dont les rochers taillés à pic, mais ombragés d’arbustes, surplombent les derniers toits de ses maisons, est engagée comme un navire échoué dans l’entaille de la montagne.
Le temps était pluvieux ; la ville était fermée ; les paysans d’alentour criaient de loin des injures aux Vaudois. Ou menaçait de leur disputer le passage. — Messieurs, cela vous regarde, dirent-ils aux otages ; si l’on nous tire dessus, vous serez les premiers tués. Cette menace ne fut pas inutile ; car M. de Fora écrivit aussitôt à M. de la Rochette, l’un des nobles habitants de Cluse, pour réclamer le libre transit des montagnards. Ce dernier vint à leur camp avec d’autres gentilshommes, que l'on retint au nombre des otages.
Un officier vaudois fut envoyé dans la ville, pour tenir lieu des habitants qu’on avait retenus. — Où est votre ordre? lui dit-on. — A la pointe de nos épées. Ces paroles hardies annonçant une résolution sérieuse, il fallut capituler. L’Israël des Alpes traversa cette place au milieu des habitants en armes, rangés en haie sur leur passage. Puis les fourriers de la troupe eurent soin de faire apporter en plein champ cinq quintaux de pain et cinq charges de vin, qui furent payés cinq louis d’or; ce dont les vendeurs se montrèrent fort satisfaits.
De Cluse à Salanches, la vallée est fort étroite, et l’Arve y roulait alors des eaux gonflées par la fonte des neiges. Au château de Maglan, qu’on rencontre dans l’intervalle, les Vaudois prirent dé nouveaux otages, et reçurent avis que la traversée de Salanches leur serait disputée. Les tristes appréhensions que cause l'hostilité des hommes commençaient de les assaillir au milieu des scènes majestueuses de la nature ; telles, par exemple, que l’aspect des deux cascades remarquables : le Nant-d’Urli et le Nant-d’Arpénas, qui se trouvaient sur leur passage. La route était pénible, la pluie continuait de tomber, les otages se plaignaient ; mais les proscrits marchaient sans relâche.
Un pont de bois, couvert de toitures, traverse l’Arve, entre le village de Saint-Martin et la cité de Salanches; on entama des pourparlers avant de le franchir. La troupe vaudoise, s’apercevant que ses adversaires traînaient les négociations en longueur afin d’organiser leur résistance, emporta le pont de vive force, le borda de quarante soldats, et, quand elle eut passé, alla se ranger en bataille en. face de la ville, dont six cents hommes en armes défendaient les abords. On menaça de l’incendier et de tuer les otages au moindre mouvement hostile dont on serait l’objet. Cette menace produisit son effet; car les Vaudois purent passer sans obstacle, et allèrent camper à une lieue de là, au village de Cablan, ou Colombier, qui ne leur offrit aucune ressource, mais qu’ils bénirent Dieu d’avoir atteint sans accident.
Telle fut la fin de leur seconde journée, 18 août 1689.
Le lundi, 19, devait être une des journées les plus fatigantes pour l’expédition. De grand matin les trompettes sonnèrent; on tint conseil sur les précautions à prendre pour traverser la montagne des Praz et celle de Haute-Luce, élevées de sept mille pieds au-dessus du niveau de la mer.
Le village de Migève fut le dernier bourg de quelque importance que les Vaudois eurent à traverser. Les habitants s’étaient mis sous les armes ; mais ils ne firent point de résistance.
Sur la montagne se trouvaient des hameaux abandonnés, où l'on se reposa à cause de la pluie qui durait toujours. Il y avait çà et là, dans les chalets ouverts, des provisions et des restes de laitage, auxquels les troupes s’abstenaient de toucher. Les otages, surpris de cette réserve et mécontents de la frugalité qu’on leur faisait subir, en témoignèrent leur étonnement, disant qu’en fait de vivres, c’était la coutume des soldats d’en prendre où ils en trouvaient, sans que l’on pût s'en formaliser (1). Ces paroles, jointes à l’abandon dans lequel les bergers avaient laissé leurs chalets, et surtout la faim qu’éprouvaient les Vaudois, les engagèrent à faire usage de ces provisions délaissées, quoiqu’ils les eussent payées avec empressement si quelqu’un des propriétaires avait été là pour en recevoir le prix.
(1) Arnaud, p. 67.
Ayant ainsi repris des forces et du courage, les Vaudois descendirent des Praz, et commencèrent ensuite à gravir la montagne de Haute-Luce, l’une des plus escarpées et des plus arides qu’ils eussent à franchir. Cette montagne, alors inondée par les pluies, enveloppée de nuages, couverte de neige, ou profondément déchirée par des précipices infranchissables, offrait mille difficultés (2). Le guide perdit sa route. On battit la campagne pour trouver quelques paysans qui pussent le remplacer; mais bientôt on s’aperçut que ces Savoyards dirigeaient la troupe voyageuse par les chemins les plus longs et les plus dangereux.
(2) Béattie., p. 136. (Voir dans la Bibliographie: Ier partie, section 5, § III, no IV.)
Arnaud les menaça du gibet s’ils déviaient du bon chemin; et, par ses exhortations, releva le courage de la caravane exténuée.
« S’il est difficile de monter une roide montagne, ajoute-t-il lui-même, on sait qu’il est aussi fort pénible de la descendre ; et dans cette occasion la descente ne pouvait s’opérer qu’autant que chaque homme, assis ou sur le dos, se laissait glisser, comme au fond d’un précipice, n’ayant d’autre clarté que celle produite par la blancheur de la neige. »
Ce ne fut qu’à grand’peine, et au milieu de la nuit, que ces hardis passagers arrivèrent à un misérable hameau, nommé saint-Nicolas de Vérose, où ils ne trouvèrent que des étables vides pour s’abriter.
Situé dans un entonnoir d’effrayantes montagnes, ce lieu, profond comme un abîme, désert et froid comme une tombe, ne reçoit que de rares bergers, qui séjournent pendant deux mois d’été dans ces demeures de passage. Les Vaudois furent obligés de prendre du bois à la toiture de ces buttes délabrées pour se chauffer un peu. Mais ce n’était là qu’une bien faible ressource ; car la pluie qui continuait de tomber, ne fit que les atteindre plus aisément, et leur rendre ce séjour plus pénible.
Le lendemain, mardi 20 août, l'impatience de quitter un si méchant poste, et les craintes qu’on avait eues de quelque perfidie méditée par les Savoyards, firent partir les Vaudois plus tôt que de coutume. Ils se mirent à gravir courageusement la montagne du " col Bonhomme, l’une des plus hautes arêtes du Mont-Blanc, ayant, disaient-ils, la pluie sur le dos et de la neige jusqu’au genou (1). Ce col présente à son sommet un vallon prolongé et presque horizontal, nommé le Plan-des-Dames. C’est là que l’année précédente les Vaudois seraient arrivés, en débouchant par le col de la Seigne, s’ils avaient pu réaliser leur projet de repatriation qui échoua à Bex. On avait depuis lors fortifié ce passage, dans la prévision d’une nouvelle tentative de retour effectuée par les exilés; ils en étaient prévenus, et s’attendaient à une vive résistance. Mais le gouvernement piémontais, lassé d’entretenir des troupes dans un poste si désavantageux, les avait retirées depuis quelque temps, et les pèlerins de l’exil, en marche vers la patrie, rendirent grâces à Dieu de ce qu’il leur avait aplani une route déjà si fatigante, en écartant de leurs pas ce redoutable obstacle.
(1) Relation de la Rentrée, Arnaud, p. 71.
Ils descendirent alors sur les bords de l’Isère encore rapprochée de sa source, et qu’ils furent obligés plusieurs fois de traverser sur des rochers épars.
Auprès de Saint-Maurice, ils trouvèrent un pont barricadé, dont le passage paraissait devoir leur être disputé par des paysans armés de fourches ce n’était pas un obstacle sérieux; mais le comte de Val-Isère ayant parlementé avec les Vaudois, fit déblayer le pont qui fut franchi sans résistance. Vers le soir, ils allèrent camper près de la petite ville de Scez, qui avait d’abord manifesté de l'opposition en sonnant le tocsin à toute volée, mais qui leur apporta, après cela, des vivres en abondance.
Le lendemain, cinquième jour de marche, on fit la prière et on leva le camp avant l’aube du jour ; mais on ne trouva sur la route que des hameaux abandonnés. Les Vaudois durent aller jusques au bourg de Sainte-Foi, pour faire halte et prendre quelque réfection. On les reçut même avec tant de politesse et de prévenance, que cet accueil parut suspect.
Les principaux de la ville les engageaient instamment à y séjourner pour reprendre des forces; et les plus fatigués écoutaient avec complaisance ces flatteuses propositions. Arnaud qui se trouvait alors à l’arrière-garde, s’apercevant que l’on n’avançait pas, arriva aux premiers rangs, fit reprendre la marche, et retint même au nombre des otages quelques-uns de ces dangereux flatteurs qui auraient au moins fait perdre un temps précieux, si toutefois il ne lui avaient tendu quelque piège funeste. On alla camper ce jour-là à Laval, où pour la première fois depuis huit jours, Arnaud et Montoux purent enfin goûter un repos de quelques heures dans un lit de village.
Le jeudi 22 d’août ou traversa le bourg de Tignes, et l’on gravit le mont Iseran, où des bergers fournirent aux voyageurs un repas de laitages, en les prévenant toutefois que des troupes les attendaient au pied du Mont-Cenis. Cette nouvelle, loin d’intimider les exilés, augmenta leur ardeur. Ils réorganisèrent leurs compagnies, créèrent quelques officiers, puis se remirent en route. Franchissant alors les sommets d’une chaîne située entre le Faucigny, la Tarentaise et la Maurienne, ils descendirent à Bonneval, jolie ville de la vallée de l'Arc, où on les reçut avec bienveillance. Il n’en fut pas de même au village suivant, nommé Bessas, où ils prirent quelques otages, et près duquel ils allèrent camper, dans un vaste bassin de montagnes, où ils ne cessèrent d’être exposés à la pluie durant toute la nuit.
Le septième jour de marche fut marqué par une capture inopinée qu’ils firent sur le Mont-Cenis. Les équipages du cardinal Angelo Banuzzi. qui se rendait à Rome pour assister au conclave à la suite duquel fut promu Alexandre VIII, tombèrent entre les mains des Vaudois, qui ne firent que s’emparer des chevaux et des mulets du convoi; mais le cardinal, inquiet du retard de ses bagages, crut qu’ils étaient perdus, et comme ils contenaient des papiers importants, on prétend qu’il en mourut de douleur.
« Ce que les Vaudois souffrirent, dit Arnaud (1), pour passer le grand et le petit Mont-Cenis, surpasse l'imagination. La terre était couverte de neige; ils durent descendre la montagne de Tourliers, plutôt par un précipice que par un chemin ; et pour comble de malheur, la nuit les ayant surpris, plusieurs d’entre eux demeurèrent épars sur la montagne, abattus de fatigue et de sommeil.»
(1) Page 87.
Ils se réunirent toutefois le lendemain 24 d'août, dans la petite et stérile vallée du Gaillon, fermée comme une arène par des montagnes circulaires qui se rejoignent vers le fond, et semblent ne devoir laisser aucune issue au voyageur.
La troupe expéditionnaire les gravit cependant; mais des soldats de la garnison d’Exilles s’y tenaient embusqués; ils écrasèrent l’avant-garde en faisant rouler des rochers, en lançant des grenades, et abattant sous leur mousqueterie quiconque s’avançait. C’est là que le capitaine Pellenc fut fait prisonnier.
Les Vaudois ayant donc été obligés de redescendre dans l’arène fermée du Gaillon, où ils pouvaient être enveloppés et détruits sans retour, résolurent alors de revenir sur leurs pas. Il fallait pour cela remonter la pente escarpée du Tourliers, afin de tourner par les hauteurs le corps qui leur faisait obstacle. Mais cette ascension devint bientôt si pénible que les otages au désespoir, tombant de lassitude et d’épuisement, demandaient en grâce qu’on leur ôtat la vie plutôt que de les traîner plus loin.
Plusieurs des montagnards eux-mêmes restèrent en chemin, vaincus par la fatigue et les difficultés insurmontables qu’ils rencontraient sous leurs pas.
Deux chirurgiens, entre autres, privèrent ainsi de leur présence et de leurs soins la troupe des Vaudois. L’un, nommé Malanot, demeura pendant quatre jours dans un trou de rocher, ne vivant que de l'eau qui coulait auprès. Ne pouvant plus alors rejoindre l’expédition, il fut fait prisonnier, conduit à Suze, puis à Turin, et ne recouvra la liberté qu’après neuf mois de détention.
L’autre chirurgien, qui se nommait Muston, fut saisi sur les terres de France, conduit à Grenoble, puis aux galères, où il finit ses jours, « Par sa constance et par sa fermeté dans un si long martyre, dit Arnaud (1), il mérite une place dans cette histoire. » Les expéditionnaires étant enfin parvenus au sommet de la montagne du Tourliers, firent sonner leurs clairons pour réunir les retardataires et ceux d’entre les leurs qui s’étaient, égares. Le gros de la troupe attendit là deux heures; plusieurs manquaient toujours à l’appel; mais enfin, dit Arnaud, ne pouvant s’arrêter plus longtemps sans danger, les Vaudois, « consolés « de savoir que ce n'est ni par la force, ni par l’adresse, ni par le nombre des hommes, que Dieu « exécute ses merveilleux desseins, invoquèrent son « nom et se remirent en route. »
(1) Page 92.
Bientôt ils aperçurent à travers le brouillard un corps de troupes qui marchait tambours battants sur une lisière de montagne vers laquelle ils se dirigeaient. Le chef de ce corps était le commandant d’Exilles. — a Prenez à droite, dit-il aux Vaudois par un billet, et un vous laissera passer ; sinon, si vous voulez forcer le poste que j’occupe, je demande huit heures pour délibérer. » — Ces huit heures n’eussent été pour lui qu’un moyen de se mettre en état de défense; mais il offrait un passage; les Vaudois l’acceptèrent en se fiant à sa parole.
Bientôt cependant ils s'aperçurent qu’il les suivait à distance à la tête de ses troupes, et présumant que le passage concédé n’avait pour but que de les conduire à une embuscade où ils eussent été pris entre deux feux, ils firent volte-face, et sommèrent ces troupes de se retirer; elles obéirent. Plus loin, près de Salabertrans, ils demandèrent à un paysan si l’on y trouverait des vivres. « Allez! allez ! répandit-il, on vous y prépare un bon souper! »
Ces paroles aggravèrent les soupçons d’un prochain combat. Déjà ils étaient en vue des montagnes aux vastes pentes qui encaissent si profondément, quoiqu’avec une majestueuse ampleur, la longue vallée de la Doire. Parvenus en vue de cette rivière, à une demi-lieue du pont de Salabertrans, ils virent trente-six feux de bivouac allumés dans la plaine. Estimant qu’une compagnie de militaires pouvait être réunie autour de chacun de ces feux, ils conclurent, sur ces indices, qu’ils se trouvaient en face d’un camp de plus de deux raille hommes. Ils poursuivirent néanmoins leur course, mais bientôt l’avant-garde tomba dans les avant-postes ennemis, et y laissa cinq hommes. Ne doutant plus alors qu'il ne fallût en venir aux mains, ils firent la prière pour demander à Dieu, non la vie, mais la victoire. L’action commença par un engagement de tirailleurs. Après une heure et demie de fusillade, il y eut une sorte d’armistice tacite; un instant de répit, pendant lequel les Vaudois tinrent conseil sur ce qu’il y avait à faire (1). La nuit était venue; le temps était couvert, il faisait très sombre.
(1) Ces détails et les suivants sont tirés, non pas de l'ouvrage d'Arnaud, mais d’une lettre inédite, écrite par un Vaudois de l’expédition et conservée à Berne : Archives d'Etat, liasse D.
Le conseil de guerre décida que l’on se formerait en trois corps d’attaque : l’un en tête du pont, l’autre en amont, le troisième en aval.
C’étaient des troupes françaises qui en défendaient le passage; M. de Larrey les commandait; il occupait la tête du pont avec ses meilleurs soldats. J’étais de l’avant-garde, dit un des combattants vaudois. Nous approchâmes de la rivière, vers la gauche du pont : « au même instant arrivèrent deux cents hommes qui « firent une décharge sur nous, dans la nuit. Trois « des nôtres furent tués. Nous remontâmes sur la « droite ; on fit une nouvelle décharge. Alors notre « brigade se porta sur le pont, où après avoir tiré « quelques coups, voyant les ennemis s’approcher, « nous nous jetâmes ventre à terre, et une décharge « épouvantable passa sur nous sans nous atteindre. « Nous nous relevâmes, le sabre au poing, criant à « l’arrière-garde : En avant! le pont est gagné (1) ! »
(1 ) Ces détails sont tirés d'un petit livre assez rare, dont le titre est fort long : Relation de ce qui s'est passé de plus remarquable dans le retour des Vaudois.... Par un soldat de l'expédition , etc .... La Haye , 1690, in- 18 de 92 p. La citation actuelle se rapporte à la page 10.
Soudain les Vaudois du centre s’élancent à la suite de ces hardis combattants. Le pont était encore couvert de troupes ennemies; mais les deux ailes de l’armée vaudoise croisaient leurs feux sur ce point décisif. M. de Larrey est blessé au bras. Il se retire du champ de bataille, où l’on n'avait pu juger de la gravité de sa blessure. Ses troupes hésitent, et se croient sans chef. « En avant! en avant! » reprennent les Vaudois. Un élan électrique passe comme la foudre dans leurs rangs, et les entraîne tous vers le pont. Les ailes se replient alors sur le centre ; tout s’ébranle, tous courent; rien ne résiste à cette masse impétueuse; le passage est franchi.
« Mais de l’autre côté il y avait une muraille, et « plutôt que de l’abandonner, les Français se laissaient couper le cou et entasser les uns sur les autres, morts et défaits par le sabre. Leur cavalerie « faisait feu continuellement sur nous. D’autres soldats venus de Salabertrans nous surprirent par derrière et nous attaquèrent aussi (1). » Arnaud et Mondon les repoussèrent, pendant que le reste de leur petite armée poursuivait son élan vers le camp des Français.
(1) Extrait de la même relation, p. 11.
Poussés par les derniers venus, les premiers ne peuvent s’arrêter et font une trouée imprévue dans les rangs de leurs adversaires. Leur courage s’exalte; ils percent de part en part l’armée ennemie, la coupent en deux, vont heurter ses retranchements, les emportent à la baïonnette, mettent tout en déroute, poursuivent les fuyards et restent maîtres de la plaine, fumante encore des décharges de l'artillerie, des feux de bivouac, et du sang répandu.
« Jamais choc ne fut si rude, dit Arnaud (2) ; le « sabre des Vaudois mettait en pièces les épées des « Français et faisait jaillir mille étincelles des canons « de fusils dont ces derniers se servaient pour parer « les coups qui leur étaient portés. »
(2) Page 97.
« Est-il possible, s’écria le marquis de Larrey, que « je perde à la fois la bataille et l’honneur ! »
A peine le pont fut-il franchi, que les Vaudois le détruisirent. « Tout le long de la rivière, dit un témoin, le gravier était rempli de corps morts, tant « de la cavalerie que de paysans et de soldats du « roi (1). »
(1) Relation d'un soldat, p. 11.
La combat avait duré plus de deux heures. La déroute des Français était telle, qu’un grand nombre d’entre eux, ne sachant de quel côté prendre la fuite, se mêlèrent parmi les Vaudois, espérant se confondre avec eux et se sauver ainsi. Mais une circonstance, qui paraîtrait grotesque si elle avait été moins fatale pour eux, les fit reconnaître malgré les ombres de la nuit. Les Vaudois, après avoir occupé les retranchements de leurs adversaires, avaient mis des sentinelles sur toutes les avenues. Le mot d’ordre était : Angrogne! Et quand les factionnaires criaient : Qui vive? ces étrangers, croyant répondre à la consigne , mutilaient le mot d’ordre en le prononçant, et répondaient seulement grogne! ce qui les trahissait et amenait leur mort (1). »
(1) Rentrée, p. 98. — Ceci rappelle Juges, XII, 6.
La lune s’étant levée fit voir le sol jonché de morts. Plusieurs des compagnies du marquis de Larrey avaient été réduites à sept ou huit hommes; d’autres privées d’officiers, toutes mises en fuite vers Suze, Exilles ou Briançon, « Nous n’eûmes que 22 tués et « 8 blessés; des ennemie il en demeura 700, tous tués « sur la place et bien comptés , sans parler des blessés (2). » Le bassin de la Doire était redevenu désert et silencieux.
(2) Relation, p. 12.
Les Vaudois se réunirent et prièrent. Puis ils prirent des munitions ennemies tout ce qu’ils en pouvaient emporter, mirent en tas quelques barils de poudre dont ils n’avaient que faire, y laissèrent une mèche allumée et s’éloignèrent du vallon.
Bientôt une détonation terrible fit trembler les montagnes, en dispersant au loin les restes du camp français. Les exilés retrouvant des forces, à cette salve de victoire, jetèrent en l’air leurs chapeaux, en s’écriant :
« Gloire soit à l'Eternel des armées qui nous a délivrés des mains de nos ennemis (1) ! »
(1) Rentrée, p. 100.
Un courage ordinaire eût alors demandé du repos; car depuis trois jours et trois nuits les Vaudois avaient marché sans relâche, sans sommeil et presque sans nourriture, ne dormant que peu d’heures, ne s’alimentant que de pain et d’eau.
Dans la crainte que de nouvelles troupes ne vinssent les prendre par derrière, ils résolurent de partir.
La montagne qu’il leur restait à franchir sépare la vallée de la Doive de celle de Pragela.
La lune s’était levée, la route n’offrait point de danger ; mais les forces humaines ne sont pas illimitées, et à chaque instant quelque soldat tombait au pied d’un arbre, accablé de lassitude et de sommeil. L’arrière-garde eut fort à faire à les réveiller ; il en resta néanmoins encore qui furent oubliés et qu'on ne revit plus (2).
(2) Leur nombre s’éleva à quatre-vingts. Ils furent pris par les troupes françaises, emmenés à Grenoble et de là aux galères. (Arnaud, p. 103.)
Ces pentes, boisées, rapides, régulières, interminables, de la montagne de Sci, se prolongèrent jusques au point du jour. Au lever du soleil tous les exilés, s’étant à diverses reprises attendus et encouragés les uns les autres, se trouvèrent enfin réunis au sommet du col.
C’était un dimanche matin (25 d’août 1689) ; ils aperçurent de là des montagnes aussi hautes encore que celles qu’ils avaient franchies ; mais par-dessus leurs crêtes sombres, étincelaient au loin, les glaciers de leurs Alpes natales, les sommités rayonnantes de la patrie.
Aux premières lueurs dn matin, ces neiges élevées se colorent d’une teinte de rose vif, et blanchissent ensuite sous l’éclat plus égal du jotir, pendant que les profondeurs silencieuses de la vallée sont encore remplies d’ombres et de brouillards.
Après tant de fatigues, de persévérance et de douleurs, les valeureux pèlerins entrevoyaient enfin te terme de leur course. Les contours les plus hauts de la vallée de Pragela s’étalaient à leurs pieds. C’était déjà une des terres de leurs ancêtres. Ils tombèrent à genoux, en remerciant le ciel de leur avoir rendu ta vue de leur berceau. «Seigneur, mon Dieu, s’écria te pasteur, toi qui as reconduit les enfants de Jacob de la terre de servitude dans celle de leurs aïeux, Dieu d’Israël, Dieu de nos pères! daigne achever et bénir ton ouvrage en nous, tes faibles serviteurs ! Que le flambeau de l’Evangile ne soit point renversé pour jamais dans ces montagnes qu’il a si longtemps éclairées; accorde à nos mains la grâce de l’y relever et de l’y maintenir. Bénis nos familles absentes!... et qu’à toi seul, Père céleste, comme à Jésus ton Fils unique notre Sauveur, et au Saint-Esprit notre consolateur, soient honneur, louange et gloire, dès maintenant et à jamais. Amen. »
Pendant que les Vaudois rendaient grâces à l’Eternel, au sommet des montagnes, sous la voûte du ciel, dans ce temple magnifique de la nature qui n’a pas été construit de main d’homme, tous les prêtres catholiques de la vallée de Pragela abandonnaient leur paroisse et prenaient la fuite, au bruit du retour Victorieux des proscrits qu’ils avaient tant persécutés.
Les Vaudois allèrent camper le soir de ce jour-là dans le village de Jossand, au pied du col du Pis, qui les séparait de la vallée de Saint-Martin.
Pendant la nuit la pluie recommença de tomber; on partit le lendemain matin un peu plus tard que de coutume; le col du Pis était gardé par des troupes piémontaises, qui prirent la fuite à l’arrivée des Vaudois. Ces derniers s’arrêtèrent à l'Alpage du Pis, et descendirent la montagne de nuit, en s’éclairant avec des flambeaux de branches résineuses que leur fournirent abondamment les pins et Les mélèzes dont ces montagnes sont garnies.
Le mardi 27, ils arrivèrent à la Balsille, ce poste de défense que leur avait tout particulièrement signalé Janavel et qui devait leur servir de quartier d’hiver à la fin de l’année. Une demi-compagnie d’ennemis fut prise en cet endroit. Les Vaudois, ayant passé au fil de l’épée les quarante-six hommes qui la composaient, cachèrent ensuite leurs armes dans les rochers. Le lendemain ils se rendirent à Pral où ils célébrèrent, pour la première fois depuis leur exil, le service divin dans un des temples de leurs ancêtres.
Le jeudi 29, ils apprirent que l’ennemi lés attendait au col Julian, et, conformément aux instructions de Janavel, qui les avaient déjà si bien servis à Salabertrans, ils partagèrent leur petite armée en trois corps, représentant la tête et les deux ailes.
Arrivés à la forêt de mélèzes qui revêt la montagne jusqu’aux deux tiers de sa hauteur, ils aperçurent quelques sentinelles, puis bientôt les avant-postes ennemis. On leur criait avec arrogance : « Venez! venez, Barbets du diable ; nous sommes plus de trois mille et nous occupons tous les postes. »
Les Vaudois montèrent à l'assaut, et tous ces postes furent emportés. La fuite de ces soldats naguère si insolents s’opéra avec tant de précipitation et de désordre qu’ils n’emportèrent aucune des munitions dont leurs retranchements étaient garnis. Ces munitions furent d’un grand secours aux Vaudois. Mais ils eurent la douleur de perdre dans cette affaire le capitaine Josué Mondon, qui mourut de ses blessures et fut enseveli le lendemain au hameau des Paousettes, sous un rocher couvert de clématites.
Ils descendirent le même jour de la montagne, allèrent ensuite à l'Aiguille et à Sibaoud, et chassèrent le 30 d’août les nouveaux habitants de Bobi.
Le lendemain de septembre, la vallée leur étant rendue par la retraite des étrangers et de l’ennemi qui s’était arrêté au Villar, ils jugèrent à propos de se recueillir dans un culte solennel. C’était un dimanche. Réunis sur la colline de Sibaoud, dont la vue domine tout le bassin de Bobi , ils groupèrent leurs armes en faisceaux, et sous l’ombrage des grands châtaigniers qui la couronnent, au milieu d’un alpestre tapis de verdure, au pied des ruines d’un vieux château, ils goûtèrent pour la première fois avec calme, les douces émotions de la patrie reconquise.
Le pasteur Montoux, ayant mis la porté d'une maison sur deux rochers, y monta comme dans une chaire et développa ces paroles de Luc (1) : «La loi et et les prophètes ont duré jusques à Jean ; depuis lors le règne de Dieu est évangélisé et chacun le force. »
(1) XVI, 16.
Après cette prédication on s’occupa de faire quelques règlements; puis les religieux et vaillants patriotes se lièrent solidairement par une promesse solennelle, renouvelée de l’ancien serment d’union des Vallées, et contenant pour ainsi dire la substance même des instructions de Janavel. En voici les principaux passages :
« Dieu, par sa divine grâce, nous ayant heureusement ramenés dans les héritages de nos pères, pour « y rétablir le pur service de notre sainte religion, en « continuant et achevant la grande entreprise que ce « grand Dieu des armées a jusqu’ici conduite en notre « faveur ;
« Nous, pasteurs, capitaines et autres officiers, jurons et promettons devant la face du Dieu vivant, et « sur la vie de nos âmes, d’observer parmi nous l’union et l’ordre ; de ne point nous séparer ni désunir tant que Dieu nous conservera la vie, dussions-nous être réduits à trois ou quatre ; de ne jamais « parlementer sans la participation de notre conseil « de guerre etc...
« Et nous, soldats, promettons et jurons aujourd’hui « devant Dieu d’être obéissants aux ordres de nos « officiers et de leur demeurer fidèles jusqu’à la dernière goutte de notre sang...
« Et nous, officiers, promettons de prendre garde à « ce que tous les soldats conservent leurs armes et « munitions, et surtout de châtier très sévèrement ceux « d’entre eux qui jureront et blasphémeront le saint « nom de Dieu.
« Et afin que l’union, qui est l’âme de toutes nos « affaires, demeure toujours inébranlable entre nous, « les officiers jurent fidélité aux soldats, et les soldats « aux officiers;
« Promettant tous ensemble à notre Seigneur et « Sauveur Jésus-Christ d’arracher autant que possible les restes dispersés de nos frères au joug qui les « opprime, pour rétablir avec eux et maintenir dans « ces vallées le règne de l’Evangile jusqu’à la mort.
« En foi de quoi nous jurons d’observer toute notre « vie le présent règlement. »
Tous les Vaudois, levant leurs mains au ciel, ratifièrent par serment cet engagement solennel qu'Arnaud venait de lire, et peu après ils se séparèrent en deux corps, pour occuper simultanément la vallée de Luserne et celle de Saint-Martin. On se rappelle que Janavel, le patriarche de leurs armées, avait recommandé cette double occupation comme indispensable au succès de l’entreprise. Il sera surtout nécessaire de l’opérer, disait-il, si vous n’êtes qu’un petit nombre.
Le petit nombre l’emporta, mais après des efforts, des luttes, des privations, des malheurs de tout genre, dont le récit remplirait un volume.
C’est la dernière de ces épreuves seulement que nous allons raconter.
DANS LEURS VALLÉES, CONTRE LES ARMES RÉUNIES DE VICTOR-AMÉDÉE II ET DE LOUIS XIV.
(SIÈGE DE LA BALSILLE.)
(De septembre 1689 à juin 1690.)
SOURCES ET AUTORITÉS : - Les mêmes qu'au chapitre précédent. - Y ajouter d'assez nombreuses pièces que renferment les Archives de la cour de Turin. Une relation spéciale de l'attaque de la Balsille fut publiée à La Haye en 1690 , sous ce titre : Rélation de l'attaque faite aux Vaudois par M. de Catinat, lieutenant général des armées de France, le 2 mai 1690. -Voir aussi les journaux du temps qui fournissent quelques détails.
Les Vaudois s’étant divisés en divers corps d’opération afin d’occuper leurs deux vallées principales, et ayant établi un camp volant destiné à maintenir les communications libres de l’une à l’autre, eurent beaucoup de vicissitudes à subir et d’épreuves à supporter.
Ils se signalèrent, malgré cela, par des faits d’armes remarquables.
Leur première expédition fut dirigée contre le Villar; ils s’emparèrent du bourg; la garnison se retira dans les solides murailles du couvent. Ils s’en approchèrent en faisant rouler devant eux des tonneaux et des cuves, qui leur servaient de mantelets pour se garantir des balles de leurs ennemis; mais ne pouvant s’emparer de l’édifice, ils en firent le siège; un corps de cavalerie venu de la plaine les obligea de se retirer en désordre; Arnaud demeura seul avec six hommes sur la montagne de Vandalin, et Montoux fut fait prisonnier (1). Plus tard les Vaudois prirent le couvent du Villar, et le renversèrent avec la mine (2).
(1) Rentré de p. 122 à 126.
(2) Id. p. 162.
Leurs ennemis s’emparèrent de Bobi, et en démolirent toutes les maisons; il n’y resta pas pierre sur pierre, dit le journal de la Rentrée (3).
(3) Id. p. 175.
Les Vaudois à leur tour incendièrent le Perrier (4), dont les habitants avaient pris la fuite, et saccagèrent la vallée de Rora. Les deux partis cherchaient ainsi à se priver mutuellement d’abri et de moyens d’existence; mais en se soumettant à cette dure extrémité, les Vaudois, fidèles aux conseils de Janavel, évitaient avec soin de répandre inutilement le sang.
(4) Id. p. 142.
Lorsqu'ils prirent Rora où plusieurs de leurs frères s’étaient conservés sous l’égide d’une fictive catholisation, ils brûlèrent, il est vrai, l’église et le presbytère, où une mission de capucins s’était établie; mais loin de maltraiter les missionnaires, ils permirent à leurs ouailles émancipées de les reconduire jusqu’à Luserne en leur aidant à y transporter les objets de leur culte et de leur ameublement particulier(1). Par un honorable échange de générosité, la vallée de Pragela fournit des vivres aux proscrits (2). Victor-Amédée avait donné l’ordre de retirer des montagnes, troupeaux, récoltes et provisions de toute espèce, qui eussent pu leur servir de ressource (3).
(1) Ce détail est tiré d’un manuscrit intitulé : Relatione fedelissima del statto e fatti occorti nelle missione delle valli di Luserna. (Arch. Episc. Pignerol.)
(2) Arnaud, p. 130,192.
(3) Cet ordre est du 9 octobre 1689, signé Rinayra. ( Intendant de la Province.) Se trouve Arch. Villar; Mazzo, Religionarii, fol. 96.
Mais ils s’en procuraient par des captures de convois militaires (1), des contributions levées sur les campagnes (2), des incursions en Dauphiné (3). Les pauvres repatriés récoltèrent eux-mêmes, dans l’intervalle des combats, les fruits, les grains ou les racines, qu’une ancienne culture avait fait naître dans leurs vallées (4).
(1) ARNAud, Rentrée p. 123, 128, 154, 201.
(2) 107, 149, 150, 221.
(3) 139, 160.
(4) 138, 153, 182.
Alors l’ennemi s’attacha à saccager leurs terres, abattant les arbres fruitiers, foulant aux pieds les moissons, jettant dans les ruisseaux les noix et les châtaignes (5).
(5) 167, 170, 174.
Heureusement que dans leur prévoyance les Vaudois avaient déjà fait de nombreuses provisions (6). Ils les cachaient dans les rochers et même dans la terre. Des ustensiles et des objets précieux qu’ils avaient ensevelis de la sorte avant leur expulsion leur furent alors très utiles.
(6) 173, 184, 209. 215.
Ce dont on s’est toujours étonné, c’est qu’ils n’aient jamais manqué de munitions de guerre. Ce fait, inexplicable pour leurs ennemis, fait ressortir pour nous la justesse des prévisions de Janavel, qui leur avait dit avec une mystérieuse assurance : « Ne soyez pas en peine à cet égard (1). »
(1) Instructions données en juin 1688.
Ils eurent à soutenir plusieurs combats (2), et beaucoup de privations cruelles (3); mais au milieu de ces dures épreuves ils ne cessèrent de célébrer régulièrement la sainte cène, dans les rochers (4) ou dans les forêts (5), de prier Dieu au camp ou en voyage (6).
(2) Arnaud, Rentrée : 148, 196, 271. A Sibaoud : 169, 170. — C’est dans cette circonstance que les soldats du marquis de Parelles, voulant poursuivre les Vaudois dans les rochers, s’y précipitèrent. — Aux Paousettes 166, à l'Aiguille 173.
(3) Rentrée, p. 126, 133, 134. 159, 168, 181, 211, 212.
(4) Aux serres de Cruel, p. 161, 166.
(5) Au Becès, p. 200
(6) 126, 204, 138.
Ah ! c’est que Dieu les soutenait, car tout semblait devoir les anéantir; n’ayant quelquefois que des racines à manger, ils subissaient des fatigues qui supposaient des forces de géants. Les bandits même du Piémont avaient été armés pour les combattre (7). Dix mille Français et douze mille Sardes vinrent les attaquer (8); Catinat, d’Ombrailles, Feuquières, échouérent contre cette poignée de héros en haillons, nourris comme des anachorètes. Victor-Amédée enfin paraît avoir voulu marcher en personne contre eux (1); mais bientôt il fut heureux de les avoir pour alliés.
(7) P. 172.
(8) P. 183, 270, 403. Les mouvements combinés des armées de France et de Piémont avaient été réglés à Pignerol le 8 de septembre 1689. (Pièce des Archives de Turin, no de série 259.)
(1) Voir Istruttione a voi, conte Filippone , Contadore generale per i nostro viaggio nelle valli di Luserna , pèr servizio nostro e delle truppe , pièce datée du 16 octobre 1689. (Archives de cour, Turin, no de série 269 bis.)
Cependant l’issue de leur entreprise paraissait alors de plus en plus douteuse. On était au 16 octobre (2) ; et jusque-là ils n’avaient fait que s’affaiblir en une multitude de combats partiels et de mouvements transitoires qui épuisaient leurs forces sans consolider leur position. Les fatigues passées, l’état précaire du présent, les menaçantes incertitudes de l’avenir assaillaient leur courage. Le découragement aurait pu naître à moins. Déjà il se faisait sentir (3).
(2) Rentrée, p. 200, 204.
(3) P. 107, 178, 201, 204.
Le nombre de leurs hommes, réduit par les combats, diminuait encore par les désertions (4). Plusieurs des réfugiés français qui les avaient suivis, considérant leur cause comme désespérée, fatigués par les perspectives sans issue d’une lutte disproportionnée, sortirent des montagnes vaudoises où le trépas et le triomphe eussent été également glorieux, et n’eurent pour la plupart qu’une fin misérable.
(4) Voy. Rentrée, p. 107, 184, 202 etc.
Saisis isolément, tantôt sur les terres de France , tantôt sur celles du Piémont, ils furent menés prisonniers à Turin, à Pignerol, à Grenoble ou jetés aux galères (1).
(1) Rentrée: 103,104, 126, 140, 202 etc.
Vers la fin de l’année, il ne restait presque plus d’étrangers dans la troupe vaudoise (2).
(2) Rentrée, p. 176.
Le commandant Turrel lui-même, qui avait dirigé les opérations militaires depuis la Suisse jusque dans les Vallées, désespérant du succès de la cause qu’il avait défendue jusque-là, ne voyant aucune chance de réussite, aucune apparence de repatriation durable pour les Vaudois, se retira furtivement du milieu d’eux, incapable de résister jusqu’au bout aux fatigués d’une telle guerre. Son origine étrangère, sans nuire au déploiement de ses talents militaires parmi les habitants des Vallées, lui rendait impossible sans doute, de s’élever ou de se maintenir à la hauteur de leur patriotisme (1).
(1) Les circonstances de son évasion (Rentrée p. 154) et de sa mort (156) font comprendre qu’Arnaud ait pu garder le silence sur le rôle particulier que ce chef avait reçu dans l'armée vaudoise; mais les précautions qu'il dut prendre pour s’en éloigner (p. 155) montrent qu'il devait être plus en évidence, attirer une attention plus générale qu'un simple capitaine. Après son départ enfin, il est dit que les Vaudois n’avaient plus de bons chefs (p. 178). Les étrangers même semblent l’avoir considéré comme l'Ame de l'expédition (p. 202, dernières lignes). Enfin le témoignage formel du manuscrit original que j’ai cité, atteste qu'il en était le chef. (MSC. p. 42.) Mais si Arnaud ne l'a mentionné que comme un simple capitaine (46, 47, 154), c'est que l'indifférence des Vaudois avait dû répondre au délaissement dans lequel il les avait laissés. — Il est difficile d’ailleurs de pouvoir déterminer avec précision ce qui se rapporte à lui dans l’ouvrage d’Arnaud, car il y avait parmi les Vaudois plusieurs personnes du nom de Turret. (Comparer les pages 47, 154 et 155 de la Rentrée.)
L’habileté ne donne pas une patrie. Arnaud n’en parait que plus grand dans cette circonstance, car loin d’abandonner un peuple délaissé il s’y rattache d’avantage : c’est alors que la cause des proscrits offre le plus de dangers qu’il l’embrasse avec le plus d’ardeur; c’est au moment où cette expédition, digne des temps antiques, décourage les plus habiles, au moment où elle est abandonnée par ceux-là même qui lui avaient promis le plus, que lui, dernier pasteur des exilés, en devient véritablement le chef et soutient, au nom de la foi, le courage patriotique de l'Israël des Alpes.
On était alors au soixante-septième jour de l’expédition : c’était le 22 octobre 1689 (1). Six jours auparavant, Arnaud se trouvait encore dans la vallée de Luserne (2) ; il avait célébré la sainte cène dans les prairies du Becès, à l'ombre des châtaigniers séculaires qui servaient de partis aux solennités cachées de l'Eglise proscrite.
(1) Rentrée p. 201, 203 et 205.
(2) Id. p. 200.
« Colombe des rochers, qui fuis dans les lieux écartés, fais-moi voir ton regard, dit le Cantique (3), car ta voix est douce et ton œil plein de grâce. »
(3) Ch. Il et 14.
Ce même jour, le marquis de Parelles incendia toute la colline de Prarusting, depuis Ville-Sèche jusqu’au Périer.
C’était le dimanche. Le samedi suivant (4), les Vaudois réunis à Rodoret, après avoir mis des sentinelles sur le passage qui conduit à Pral et sur celui qui descend à Macel, ainsi qu’au hameau des Fontaines, et à l’entrée du vallon sauvage qu’ils occupaient, tinrent conseil sur ce qu’ils avaient à faire.
(4) 22 d'octobre. Nouveau calendrier.
Privés des positions qu’ils avaient d'abord conquises et des chefs qui les avaient servis, ils voyaient la défiance et l'isolement s’étendre autour d’eux, à mesure que le cercle de leurs ennemis se resserrait davantage.
L’hiver s’approchait; les moyens de se procurer des vivres devenaient de plus en plus rares. Il était impossible de songer plus longtemps à occuper les deux vallées. Heureux seulement s’ils trouvaient un poste où ils pussent se maintenir avec leurs légions réunies.
Arnaud, fidèle aux instructions de Janavel, leur représenta que les rochers de la Balsille étaient seuls capables de les abriter; qu’ils seraient leur dernier boulevard; qu’il était temps de s’y retirer, et que Dieu ne les abandonnerait pas comme ces alliés d’un jour, si prompts à fuir leur mauvaise fortune. Alors, s’étant agenouillé avec tous ses soldats, il pria longtemps pour qu’un esprit d’union et de courage leur rendit la confiance, sans laquelle il n’est point de succès. Le ciel les exauça, et la foi de leurs pères se réveillant dans leur âme avec la certitude qu’ils seraient protégés par le Dieu de Jacob, donna à cette petite troupe la force d’une armée.
Une partie de la nuit s’écoula en prières. Deux heures avant le jour, les Vaudois se mirent en marche par des précipices affreux . à travers lesquels cependant ils étaient obligés de passer, afin de se rendre à la Balsille, sans être atteints par leurs ennemis. « L’obscurité était si grande, dit Arnaud, qu’on fut obligé d’étendre des linges blancs sur les épaules des guides afin de les apercevoir. » L’un d’eux, selon une note manuscrite, mit sur son dos du bois qui éclairait : ce qu’on doit entendre, je présume, non pas d’une torche allumée ou d’un tison incandescent, mais de cette substance ligneuse et phosphorescente qu’on trouve quelquefois dans le tronc décomposé des vieux arbres, entre autres de l’érable et du fayard.
« Outre cela, ajoute la relation, la route qu’on fut obligé de suivre était telle, que souvent on se trouva dans la nécessité de marcher sur les mains comme sur les pieds. Mais ce qui surpasse l’imagination, et ce qui fait reconnaître un secours visible de la divine providence dans les occasions les plus fâcheuses, c’est que deux blessés passèrent heureusement à cheval par le même chemin. Ces lieux cependant sont si escarpés, que, lorsque les Vaudois les ont contemplés de jour, les cheveux leur en ont dressé sur la tête. Qui ne les a point vus, ajoute l’auteur, ne peut s’en représenter le danger ; et qui les a vus prendra sans doute cette marche pour une fiction ou pour une marche supposée (1). »
(1) Arnaud, p. 265, 205.
Ils arrivèrent ainsi, de Rodoret au sommet des rochers, de la Balsille sans avoir passé dans le bas de la vallée où se trouvaient leurs ennemis. Mais, pendant cette course dangereuse, les otages qui leur restaient encore, soit par impossibilité d’avancer, soit par le désir bien naturel de se soustraire à leur pénible position, corrompirent leurs gardes et se sauvèrent avec eux. On ne sait pas cependant s’ils parvinrent à sortir sains et saufs de ces profonds escarpements; car depuis, dit Arnaud, on n’en a plus ouï parler.
« Les nouvelles qu’on a reçues des Vaudois ne sont pas favorables, écrivaient alors les journaux du temps ; ils ont d’abord été chassés d’une de leurs vallées, et ont perdu le fort de Bobi, après avoir fait une longue résistance et tué bon nombre de Savoyards. De là ils se sont retirés à la Sarcena, puis à l'Aiguille, et enfin ils se sont réunis dans la plus sauvage de leurs vallées, an fort des Quatre-Dents (1). » On se souvient que tel est le nom stratégique de la Balsille, ainsi décrit dans les mémoires de l’époque.
(1) Gazettes de France, d’Angleterre, de Leyde, année 1689, mois d'octobre à décembre.— Mercure historique t. III, p. 1057, 1147 etc.
« Ce poste de défense est une espèce de promontoire escarpé qui s’avance entre deux profonds ravine, comme une langue de montagne tout hérissée en arrière de pointes de rocher, qui se dominent et se protègent les unes les autres. On ne peut y atteindre que par le col du Pis on la montagne de Gunivert, à moins de la gravir en face (2). »
(2) Ces détails sont tirés d’un Mémoire sur les passages de val Saint-Martin; (MSC. de la Btbl. du roi, à Turin); et de la Relation de l’attaque de la Balsille. (La Haye, 1690.)
«C’est là, dit un auteur récent, que la nature a édifié de ses mains un asile pour des hommes destinés à fuir la persécution de leurs semblables; c'est là que des milliers de citoyens, persécutés par des soi-date et des prêtres, ont défendu leur vie contre les oppresseurs (3). »
(3) Page 144 de l’ouvrage intitulé .* Noms, situation et détail des vallées de la France le long des grandes Alpes... et de celles gui descendent des Alpes en Italie, etc.... Turin, 1793.
Trois fontaines y coulent sur le terre-plein supérieur, a assis, dit Arnaud, sur un rocher fort escarpé, ayant comme trois étages, ou trois enceintes différentes, qui en rendent l'abord très difficile, excepté du côté du ruisseau que forment ces fontaines, et que les Vaudois avaient fortifié par de fortes palissades, soutenues par des parapets (1). Ils poursuivirent ces travaux de retranchement sur toute l’étendue de la montagne, reliant les pointes de rocher par des bastions en terre ou en pierres sèches, entremêlées d’arbres dont les branches, tournées en dehors, hérissaient encore ces murailles d’inextricables difficultés. Enfin ils construisirent, au sommet de cette pyramide menaçante et sauvage, un fort que les témoins déclaraient alors presque inaccessible et à vrai dire imprenable (2). Ce fortin lui-même était séparé du rocher par trois grandes murailles (3). Il y avait outre de profondes coupures sur la pente de la montagne, présentant successivement un fossé et une muraille qui s’étendaient en ceinture autour de ce cap avancé, et s’élevaient en forme de gradins jusqu’au pied des retranchements supérieurs. Ces coupures, bastionnées, et couvertes les unes par les autres, étaient au nombre de dix-sept (4). A ces travaux de fortification, les Vaudois avaient joint des chemins couverts, des fossés et des murailles autour de leurs casemates, qui étaient creusées dans la terre et entourées de conduits ou de rigoles pour empêcher l’eau d’y entrer. Le chiffre de ces habitations souterraines s’éleva bientôt au nombre de plus de quatre-vingts (5). Puis ces vaillants montagnards remirent en état le moulin du village, construit sur les bords de la Germanasque. La meule en avait été cachée dans le gravier en 1686. Les frères Poulat, des Frons, originaires de la Balsille, firent connaître le lieu où elle avait été mise. On la tira à force de bras du sable dans lequel elle gisait ensevelie ; et une forte poutre ayant été passée dans son ouverture centrale, douze hommes vigoureux la transportèrent à l’usine, où ils la mirent en état de reprendre ses fonctions (6).
(1) Rentrée, p. 268.
(2) Rélation de 1690, par un soldat, p. 39.
(3) Même Rélation, p. 43.
(4) Rentrée , p. 207.
(5) Mêmes sources.
(6) Rentrée, p. 208
Les montagnards se hâtèrent ensuite de faire leurs provisions pour l'hiver, « Ils étaient venus à la Balsille sans avoir de quoi vivre pour le lendemain. Ils y vécurent d’abord de choux, de raves et de blé, qu’ils faisaient bouillir, et qu'ils mangeaient sans graisse, sans sel et sans aucun assaisonnement, jusqu’à ce que le rétablissement du moulin leur eut permis de faire du pain (1). »
(1) Rentrée, p, 218.
Ils en préparèrent alors de grandes quantités pour l’hiver, et se servirent également du moulin de Macel, situé à une demi-lieue plus bas dans la vallée, aussi longtemps que leurs ennemis leur en permirent l’accès (2). Mais, ce qu’il y a de plus remarquable, c'est que les blés de Pral et de Rodoret, qui n’avaient pas été moissonnés en 1689, se conservèrent intacte sous les neiges pendant l’hiver (3), et furent récoltés par les Vaudois de février en avril 1690.
(2) Id. p. 209, 217.
(3) Id. p. 220.
« Est-il possible, dit Arnaud, qu’on puisse se refuser à reconnaître la main de la Providence dans cette circonstance extraordinaire, qui permit aux Vaudois de faire la moisson, non pas au cœur de l’été, mais au cœur de l’hiver ? Est-il un autre que Dieu qui ait pu inspirer à si peu de gens, dépourvus d’or, d’argent et de tout autre secours terrestre, d'aller faire la guerre à un roi qui, alors, faisait trembler toute l’Europe? Peut-il tomber dans l’esprit que, sans une protection toute divine, ces pauvres gens, logés presque comme des morts en terre et couchés sur la paille, après avoir été bloqués pendant huit mois, aient enfin triomphé? Dieu ne semble-t-il pas dire, en conservant des grains sur terre pendant dix-huit mois pour nourrir les persécutés au milieu des rigueurs de l’hiver et du siège : « Ceux-ci sont mes vrais enfants, mes élus et mes « bien-aimés, lesquels je veux repaître de ma providence ; que la terre de leur Canaan où je les ai « ramenés se réjouisse de les revoir, et leur fasse des « présents hors de toute coutume et presque surnaturels (1). »
(1) Rentrée, p. 402, 401 et 403.
Isolés au sommet des rochers, comme dans une aire inaccessible, les derniers représentants de l’Israël des Alpes virent les flots de leurs ennemis se briser au pied de ce promontoire crénelé qui leur servait de forteresse, comme des vagues impuissantes autour d’un écueil gigantesque qu’elles ne peuvent ébranler.
Ils choisirent un des leurs, Pierre-Philippe Odin (2), pour prendre, de concert avec Arnaud, la direction de leur conduite : le premier, quant aux opérations militaires; le second, quant à leurs devoirs de chrétiens. Arnaud faisait deux prédications le dimanche, et deux services religieux chaque jour : un le matin et un le soir. Ainsi, du haut de ces crêtes sourcilleuses, du milieu des dangers et des privations de tout genre subis par leur patriotisme, les Vaudois faisaient monter au ciel avec confiance l’accent de leurs prières, l’élan de leur ferveur, l’hymne de leurs espérances en l'Eternel.
(2) Comparer les contreseings des lettres : Rentrée, p. 262, 265 ; et la lettre d’Arnaud, p. 392.
On commençait de ressentir pour eux un vif intérêt à l’étranger. Quelques lettres particulières disent même que les Espagnols casernés dans le Milanais eurent alors l’intention de les soutenir (1).
(1) Mercure historique, t. VII, p. 1275, t. VIII, p. 22.
La Hollande leur fit passer des secours qui furent interceptés par les troupes françaises. « On me mande, dit un écrivain du temps, qu’on a offert à ces montagnards de leur envoyer des chefs expérimentés, mais qu’ils ont refusé, disant qu’ils ne feraient rien qui vaille, s’ils étaient conduits par des étrangers (2) .»
(2) Id. p. 1276.
Ainsi se passa l’hiver. Les premières tentatives qu’on dirigea contre eux pour les débusquer de la Balsille n’eurent aucun succès. — « Quoique réduits « à de grandes extrémités, disent les journaux contemporains, ils ont disputé le terrain à leurs ennemis avec une intrépidité et un courage admirables (1). »
(1) Mercure historique, t. Vlll, no IX.
Les troupes du marquis d’Ombrailles réussirent seulement à s’emparer des cols du Clapier et du Passet, où ils avaient des postes d’observation. Elles arrivèrent même jusqu’au village de Balsille, et voulurent faire le siège du pic fortifié sur lequel se tenaient les Vaudois; mais la neige vint à tomber en abondance; beaucoup de soldats assiégeants eurent les pieds et les mains gelés. Pendant trois jours, d’Ombrailles fit faire aux assiégés diverses offres de capitulation, qui toutes furent rejetées, et voyant enfin qu’il ne pouvait rien obtenir par la ruse ni par la violence, il prit la résolution de se retirer.
Alors vinrent les sollicitations des parents, des amis, des prétendus protecteurs des Vaudois, peut-être de plus d’un traître, qui, pour les porter à se rendre, leur promettaient le repos à ce prix, mais une extermination inévitable, s'ils persistaient dans leur belliqueux isolement (1).
(1) Voir les lettres qui furent écrites dans ce but et les réponses des Vaudois. dans Arnaud, de la p. 225 à la p. 265.
Quelques-unes de ces lettres étaient évidemment dictées à leurs auteurs. Voici, par exemple, ce qu’écrivait l'un d’eux à son frère, soldat à la Balsille : « Vous savez bien que Dieu ne commande pas de « prendre les armes contre son roi... Ne faites point « tort à vos enfants en les quittant ainsi. — On m’assure qu’il ne tiendra qu’à vous de jouir de votre liberté. — Peut-être n’aurez-vous pas une autre fois « les avantages qu’on veut vous faire (2). »
(2) Arnaud, p. 241, 242.
« Vous me marquez, lui répond son frère, que Son « Altesse Royale nous accordera des passeports si « nous les lui demandons, et que nous ne devons pas « abandonner nos enfants qui sont encore en Suisse... « Mais vous savez bien que nous ne sommes pas rentrès dans notre pays pour en ressortir. — C’est ici « les héritages de nos pères... et si nous entreprenons « de remettre nos familles dans les lieux de leur naissance, nous ne sommes point pour cela des rebelles « contre notre souverain (3). »
(3) Id. p. 243-246.
Certes, répondaient aussi Arnaud et Odin au marquis de Parelles, « Votre Excellence ne doit point trouver étrange si nos gens ont à cœur de revenir dans « leurs terres.... Hélas! les oiseaux, qui ne sont que « des bêtes dépourvues de raison, reviennent, dans « leur saison, chercher leur nid et leur habitation « sans qu’on les en empêche; et l’on en empêcherait « des hommes créés à l’image de Dieu(1) ! »
(1) id. p. 260.
La rustique simplicité de ce langage des champs rend plus mâle l’énergie des sentiments qu’il exprime, au milieu de ces âpres rochers retentissant du bruit des armes et des combats. « Nos orages font plus de bruit que vos canons, disait encore Arnaud, et nos rochers n’en sont point ébranlés (2). »
(2) P. 215.
Leur cœur ne le fut pas non plus.
Des traits de fermeté et de courage sans ostentation complètent ce beau caractère de l’Israël chrétien.
Trois soldats occupés à faire cuire du pain furent pris à la Salse, près de Macel. D’eux d’entre eux étaient malades et subirent la mort, précédée d’affreuses mutilations. On détacha la tête de leur cadavre, et on fit porter ces deux têtes sanglantes au troisième captif.
Il marcha ainsi jusqu’à la Pérouse. Ce bon personnage, dit Arnaud, priait Dieu avec tant de zèle que le juge du lieu, quoique catholique, demanda par pitié à M. d’Ombraille de le laisser entre ses mains ; mais lui, qui ne parlait jamais que de tout exterminer, menaça le juge de le faire pendre avec le prisonnier. Cependant le gouverneur de Pignerol n’ayant pas voulu permettre qu’on exécutât ce malheureux sur les terres de son gouvernement, on alla l’étrangler au château du Bois, en Pragela. Or la prière qu’il fit avant de mourir arracha des larmes à tous les assistants, dont la plupart étaient des protestants catholisés. « Je meurs, dit-il, pour une cause juste; Dieu protégera ceux que vous persécutez; et pour un homme que vous tuerez aux Vaudois, il leur en suscitera cinq cents (1) ! » Il eût pu sauver sa vie par une abjuration; il préféra la glorifier par le martyre. Sa tête fut exposée au sommet d’une perche, sur la route qui conduit de France dans les Vallées; et les passants se disaient en hochant la tête : « Voilà la fin des Barbets (2)! »
(1) Rentrée, p. 213. 215.
(2) Id. p. 214.
Mais il n’en fut pas ainsi. Les audacieux garnisaires de la Balsille, familiers aux neiges et aux rochers, profitèrent de l’hiver pour faire de fréquentes sorties de ravitaillement, non-seulement dans leurs propres vallées, mais encore dans celles de Pragela, et même du Queyras(1).
(1) Id. p. 220.
Quoique moins nombreux par suite des désertions, ils avaient plus de force en étant plus unis. Les réfugiés français qui avaient d’abord fait partie de leur troupe, s'en étaient presque tous retirés (2). Ils n’avaient pu plier leur impatience naturelle aux pénibles longueurs et aux obscures privations de cette lutte patriotique. Prêts à se dévouer sans réserve pour un sacrifice éclatant mais rapide, leurs forces, leur courage, leur amour de La gloire, ne tenaient pas contre l’inaction patiente et dure imposée aux repatriés des Vallées par une prudence nécessaire à leur cause, dans l’expectative précaire d’un meilleur avenir. Des circonstances inattendues hâtèrent sa réalisation ; mais de nouvelles épreuves en séparaient encore les persévérants montagnards.
(2) Id. p. 216.
Le 30 d’avril 1690, pendant la prédication d’Arnaud, car c’était un dimanche, les sentinelles vaudoises virent défiler, dans le bas de la vallée, les troupes de Catinat et du marquis de Patelles, qui débouchaient autour de la Balsille par le col du Pis et celui du Clapier.
Les soldats venus par le col du Pis avaient dû attendre le signal de se mettre en marche, pendant deux jours entiers, au milieu des neiges de la montagne, où plusieurs d’entre eux souffrirent autant de cette inaction que s’ils avaient dû exposer leur vie dans un combat.
Quatorze cents paysans des vallées de Pragela, de Césane et de Queyras furent mis ensuite en réquisition, pour leur apporter des vivres et leur frayer un chemin à travers les neiges.
Enfin ils arrivèrent au pied de la Balsille, se campèrent le lundi matin, 1er de mai, dans un bois situé à la gauche du fort, et quelques heures après s’embusquèrent sur la rive droite du torrent qui descend du Pis. Un bataillon de troupes sardes vint ensuite les remplacer sur la rive gauche.
(1) Arnaud, p. 269.
Pendant ce temps, les régiments du Vexin et du Plessis suivaient les hauteurs du Pis pour prendre la Balsille par un de ses revers; la milice savoyarde, avec le régiment de Cambrésis, gravit le mont Gunivert pour l’envahir par l’autre. Catinat se réservait le reste de ses troupes pour l'attaquer de front.
« Ce ne fut pas sans peine, dit un acteur de ce drame (1), qu’on parvint sur le Gunivert . On avait projeté de s’y rendre le mardi matin pour attaquer tous ensemble.; mais, par la crainte des inconvénients et des difficultés de la nuit, on fit effort pour y atteindre le même jour. Il y eut là plus de trois lieues d’une montée si rude, qu’on ne pouvait regarder en arrière sans que la tête en tournât. Les chemins, fermés par la neige, ne s’ouvraient qu’à la faveur des pionniers qui les frayaient. Quand on arriva, sur les trois heures de l’après-midi, à portée des hauteurs qu'on envoya reconnaître, on y mit une garde de soixante et dix hommes, soutenus par cinquante plus bas. Enfin, on arriva encore de jour sur le sommet de cette montagne, et on peut bien dire heureusement ; car on n’y fut pas plutôt qu’il se mit à tomber une effroyable quantité de neige, et qu'il s’éleva un brouillard si épais, qu’on se serait infailliblement précipité dans les abîmes s’il avait fallu marcher avec ce temps-là. Ainsi on se consola un peu d’être sur cette affreuse montagne, sans eau, sans bois, sans tentes, sans couvert; exposé à l'injure du froid, du vent, de la neige, et même de la grêle, qui ne cessèrent d’incommoder nos gens pendant toute la nuit. »
(1) Relation de l'attaque de la Balsille, La Haye 1690. (Arnaud en donne des extraits de la p. 281 à 297.)
Le mardi matin (2 de mai 1690), les régiments de Vexin et du Plessis, qui avaient également beaucoup souffert dans leur marche, parurent sur la hauteur du côté du Pis, se formèrent en deux lignes d’attaque, et commencèrent à tirailler sur le fortin des Vaudois.
Pendant ce temps, une partie des troupes postées sur le Gunivert (1) se porta sur la montagne du Pelvou, afin de couper la retraite des hautes cimes aux défenseurs de la Balsille, dans la prévision de leur déroute. L’autre partie (2) serra de plus près les rives de la Germanasque, pour attaquer aussi le fort des Quatre-Dents.
(1) M. de la Rouennate avec les Savoyards.
(2) Le régiment de Cambrésis.
Cependant les deux lignes d’attaque, qui avaient commencé le feu du côté du Pis, ne purent conserver leur avantage. « Celle de la gauche, dit la relation (1), n’ayant pu tenir les chemins, tant ils se trouvaient ira-praticables, fut obligée de remonter pour se joindre à celle de la droite; laquelle, après toutes les difficultés qui se rencontrent sur une montagne couverte de dix pieds de neige, sans chemins, et à travers des rochers inaccessibles, arriva enfin à portée du mousquet, au-dessus du fortin des Vaudois. Mais la montagne où elle était se trouva si escarpée, qu’on ne pouvait la descendre sans se précipiter. D’ailleurs on vit que l’intervalle de sa base au fortin était encore traversé par trois gros retranchements. On fit approcher les pionniers pour faciliter les approches : cela dura plus de trois heures. »
(3) Imprimée à La Haye en 1690 ; p. 43.
Pendant ce temps Catinat, avec les régiments de Bourbon, d’Artois et de Lassarre, soutenus par un escadron de dragons du Languedoc, avait donné l’attaque de face. Une montée rapide, couvrant le bas de la colline, conduisait au pied des escarpements fortifiés, qui, en élevant les uns au-dessus des autres leurs parapets et leurs rochers, formaient la pyramide escarpée au sommet de laquelle se dressait le fortin des Vaudois, appelé proprement le fort des Quatre-Dents (1).»
(1) Voir l’ordre de Catinat, rapporté par Arnaud, p. 275.
« Un ingénieur (2), ayant examiné avec une lunette d’approche la position des lieux, jugea que l'attaque de front devait avoir lieu sur la droite de cette montée. Un bataillon d’hommes choisis parmi les plus valeureux s’élança au pas de charge sur ce talus rapide, fit une décharge d’ensemble sur les Vaudois, et s’avança avec intrépidité jusqu’au pied de leur premier bastion. Les revêtements de ces bastions étaient formés de blocs de pierre et de troncs d’arbres, disposés en couches alternatives les uns sur les autres, les branches des arbres tournées en dehors.
(2) Ici je reprends la narration d’Arnaud, p. 270.
Ces soldats crurent n’avoir qu’à les saisir pour les renverser et gravir par-dessus. Mais ils furent bien trompés quand, s’efforçant de le faire, ils s’aperçurent que ces arbres étaient inébranlables et comme cloués. Les Vaudois alors commencèrent à faire feu d’une si grande force, qu’ils faisaient tomber comme des mouches ces braves et malheureux soldats. C’était une chose surprenante que la grêle des balles dont l’air était rempli. On eût dit que les armes des Vaudois étaient toujours chargées; et en effet, les plus jeunes d’entre eux, placés au second rang, n’étaient occupés qu’à les charger, tandis que les autres ne faisaient que tirer du sommet du bastion ; de sorte que c'était un feu continuel qui abîma les ennemis, malgré une neige qui ne cessa point. »
Catinat, voyant cela, fit donner l’ordre aux Savoyards de redescendre du Pelvou (1). " Lors donc qu’ils croyaient enfin s’aller rendre maîtres des Vaudois, il s’éleva tout à coup un brouillard et un orage si extraordinaires, qu’une partie de l’armée crut, sur mon témoignage (2) et sur celui de quelques officiers, que le ciel s’intéressait visiblement à la conservation de ce petit peuple; car cet événement fit aussitôt abandonner l’attaque du fortin, et les Français aussi bien que les Savoyards pensèrent être engloutis dans les ravines et les avalanches. Ils ne se retirèrent que par miracle, à travers d’affreux précipices, en sautant de rocher en rocher pendant trois heures, ayant quelquefois de la neige et de la grêle jusque par-dessous les bras, tellement qu’ils y seraient enfin restés ensevelis, s’ils n’avaient trouvé le couvert des mélèzes.»
(1) Ici se placent de nouveaux détails empruntés à la relation de La Haye.
(2) C’est l'auteur de la relation qui parle, p. 44. Il place cet événement au 1er mai, à 10 heures du matin.
Après le feu soutenu du bastion qui avait décimé les ennemis sans leur faire lâcher prise, une grêle de pierres, sous laquelle il leur était impossible de résister, détermina enfin leur retraite. Elle s’effectua avec autant de précipitation qu’ils avaient mis d’ardeur dans l’attaque.
Mes amis, il faut aller coucher ce soir dans cette barraque! avait dit à ses soldats, deux heures auparavant, le lieutenant-colonel de Parat, en leur montrant le fortin qu’ils devaient attaquer. Mais alors les Vaudois, les voyant en déroute, firent une si vigoureuse sortie, qu’ils massacrèrent tout le détachement, à la réserve d’une quinzaine d’hommes qui, se sauvant sans chapeau et sans armes, allèrent porter au camp ennemi la nouvelle de leur défaite (1).
(1) Arnaud, p. 271, 272.
M. de Parat fut fait prisonnier et conduit dans cette même barraque où il avait espéré pouvoir entrer le soir même en vainqueur.
On lui permit de faire venir un chirurgien pour panser ses blessures, et les soins de ce praticien furent également fort utiles aux Vaudois.
Le lendemain ils coupèrent la tète aux cadavres de leurs ennemis et les plantèrent sur les palissades de leurs retranchements, pour montrer qu’ils n’entendaient accepter aucune capitulation.
Le général de Catinat s’était retiré aux Clos, et ne jugea pas à propos de s’exposer une seconde fois à voir ses espérances au bâton de maréchal de France compromises par la vaillance inattendue d’une poignée de montagnards.
Il laissa le marquis de Feuquières pour le remplacer; et voici les dispositions prises contre les Vaudois par ce nouveau général (1). « Le régiment du Plessis partira de Jousseau le 12 (de mai) pour aller camper le même jour, passant par le col du Pis, aux Bergeries ou sur la cascade (2). Il aura deux cents paysans qui porteront du bois pour chauffer les soldats.
(1) Elles sont écrites de la main même de Feuquières, et adressées à Victor-Amédée II. (Turin, Archives d'état, no de série 260.)
(2) Cette cascade qui se trouve à deux lieues de la Balsille est une des plus remarquables des Vallées, et la seule que présente la vallée de Macel. Dans la vallée de Luserne , on remarque la chute d'eau proche de Mirabouc.
« Le second régiment des dragons du Languedoc partira du Saut (lisez d’Usseaux ou Ussaud) pour aller camper le même jour au clos Damian, et passera par l’Albergan.
« Le régiment de Cambrésis partira de Bourset et, passant par le col du Clapier, ira camper sur le revers de la montagne qui regarde Balsille, à l’endroit dit la Verge, mais hors de portée du feu des rebelles.
« Le régiment de Vexin partira de Maneille, pour aller camper entre le Passet et Balsille, passant par Macel.
« Huit cents hommes, des 4,500 que S. A. R. veut donner, iront camper le même jour sur la montagne de Gunivert, passant par Salses; et pour cet effet, il serait nécessaire que ces troupes fussent présentement à Rodoret et à Fontaine, pour se rendre aisément à leur poste.
« Lorsque toutes ces troupes seront campées aux endroits ci-dessus, je ferai dresser pendant la nuit une batterie de deux pièces, pour battre en brèche le château (1) pendant tout le jour suivant.
(1) C'est ainsi qu'on nommait la partie de la Babille habitée par les Vaudois et entourée de leurs principales fortifications.
« La nuit d’après, le régiment du Plessis laissera cent hommes au Pas de Sarras; le reste partira à l’heure qui sera ordonnée pour gagner l’arête de la montagne où sont retranchés les rebelles.
« Les 800 hommes de S. A. R. en laisseront 300 en face du château, et les autres 500 iront se joindre avec le régiment du Plessis sur ladite arête (1).
(1) Je supprime ici quelques détails inutiles.
« Si la jonction peut avoir lieu, ils feront des signaux que je leur dirai avant de partir ; -et aussitôt je ferai tirer le canon pour avertir tous les postes de donner à la fois, et par cette attaque générale d’exterminer tous les rebelles (2).
(2) Même observation. — Les dispositions indiquées dans cette pièce concordent avec les renseignements d'Arnaud, p. 308.
« S’il y a dans ce projet quelque chose que S. A. R. veuille changer, elle me fera l'honneur de m’envoyer ses ordres. »
Il n’y fut rien changé. Ce plan paraissait immanquable(3). Feuquières reçut par anticipation le titre de Dompteur des Barbets (4). Les troupes qu’il avait désignées se mirent en marche pour occuper leurs positions. Celles du Gunivert construisirent deux redoutes sur la montagne, l’une en face du village de Balsille que les troupes de Parelles et de Catinat avaient déjà mis en ruines, et l’autre à la hauteur du poste des Vaudois qu’on nommait le château.
(3) Rentrée, p. 307.
(4) Id. p. 330.
« Outre une grande quantité de pionniers venus avec ces régiments, on obligea tous les soldats qui n’étaient pas de tranchée ou de garde à faire des fascines pour faciliter leurs approches, pour retenir les terres sans parapets, pour faire des banquettes et des murs de soutènement.
« Ainsi, dit Arnaud, le château fut bientôt environné; car aussitôt qu’ils avaient gagné un pied de terrain ils le couvraient d’un bon parapet, et ne voyaient pas le seul chapeau d’un Vaudois qu’ils ne lâchassent cent coups de fusil dessus; ce qu’ils faisaient sans courir aucun risque : car ils étaient couverts par des sacs pleins de laine que la balle ne pouvait percer(1).»
(1) Rentrée, p. 308 , 309.
Ils mirent cependant douze jours pour accomplir ces travaux et ces opérations. Plus d’une grande ville a été prise en moins de temps.
L’intrépidité remarquable des défenseurs de la Balsille inspirait une estime involontaire aux ennemis qui les traitaient de rebelles. Lorsque tout fut prêt pour l’attaque, ils hissèrent un drapeau blanc et offrirent aux Vaudois une honorable capitulation. Ces derniers envoyèrent un émissaire pour savoir de quoi il s’agissait. Rendez-vous! lui dit-on; on vous donnera 500 louis à chacun et de bons passeports pour vous retirer à l’étranger; autrement vous serez infailliblement détruits. — Nous avons des armes et des munitions, répondit le Vaudois. — Il est vrai que vous pourrez nous tuer beaucoup de braves gens; mais pouvez-vous espérer de détruire une armée? — Il en sera ce que le Seigneur voudra. — Comment! une poignée de montagnards, oser soutenir la guerre contre le roi de France, qui a vaincu tant de grands peuples! et vous douteriez de votre perte en cette obstination? —
M. de Feuquières écrivit lui-même aux Vaudois « qu’ils devaient songer à éviter les dernières extrémités, ayant ordre de ne point quitter cette entreprise sans l’avoir mise à fin, et qu’on leur accorderait présentement des choses qu’il ne serait plus « temps de réclamer lorsqu’une fois le canon aurait « tiré (1 ). »
(1) Rentrée, p. 31.
C’est alors qu’Arnaud et Odin répondirent que leurs rochers, habitués au bruit de la foudre, ne seraient pas ébranlés par celui du canon (1). C’était dire que leurs âmes, éprouvées par tant d’adversités, ne seraient point abattues par ce nouveau malheur.
(1) Id. p. 315.
Dès la même nuit leurs troupes firent une vigoureuse sortie et tuèrent beaucoup de Français. Depuis je commencement du siège, elles avaient déjà opéré plusieurs sorties semblables, tantôt pour détruire des travaux ennemis, tantôt pour s’emparer de leurs convois ou les débusquer de quelque position.
Enfin , conformément au plan qu’il avait conçu , Feuquières fit trainer des canons sur le mont Gunivert d’où il dominait la Balsille.
Ayant démasqué sa batterie, il fit encore hisser un drapeau blanc et puis un drapeau rouge, pour donner à entendre aux assiégés que, s’ils ne se rendaient pas, ils n’auraient plus à espérer aucun quartier. Déjà même on avait fait publier à Pignerol que tous les Vaudois qui n’auraient pas été tués dans leurs rochers seraient pendus dans cette ville (2).
(2) Id. p. 342. 404.
Les assiégés n’ayant répondu à aucune de ces sommations, ni de ces ouvertures (car chaque jour il leur en était fait de nouvelles) (1), se résolurent à une vigoureuse résistance; et dès le lendemain (14 de mai 1690), les canons ennemis battirent en brèche leurs modestes fortifications. Avant midi, cent quatorze boulets de douze à treize, avaient déjà été lancés. Les bastions des Vaudois, qui n’étaient construits qu’en pierres sèches, furent bientôt démantelés.
(1) Arnaud, p. 316.
De trois côtés alors les français montèrent à l’assaut : « les uns, dit Arnaud, par le clos Damian, les autres, par l’avenue ordinaire du château, et un troisième détachement par le ruisseau, sans se soucier du feu des assiégés, ni des pierres qu’on faisait rouler sur lui. La mousquèterie française ne fut qu’une grêle perpétuelle, de projectiles et les Vaudois avaient déjà essuyé plus de cent mille coups, lorsqu’ils abandonnèrent le bas de leurs retranchements, sans avoir pourtant eu aucun mort et n’ayant que peu de blessés (2).
(2) Id. p. 319.
Ils se retirèrent alors sur des fortifications plus élevées, appelées le Cheval de la Bruxe. Mais pour opérer cette retraite, les assiégés durent passer sous une redoute française, ce qu’ils firent avec succès à la faveur d'un épais brouillard.
L’ennemi s’empara aussitôt de la position qu’ils avaient abandonnée et redoubla d’activité dans l’attaque des retranchements supérieurs.
* Les Vaudois, se voyant serrés de si près, comprirent bien qu’il n’y avait plus que la main de Dieu qui pût les garantir de celle de leurs adversaires.
Ils invoquèrent son secours, résistèrent jusqu’à la nuit, profitèrent des nuages, qui dans les journées pluvieuses montent vers le soir de ces profonds abîmes; et lorsque leurs voiles tutélaires commencèrent de couvrir les hauteurs, ils sortirent de leur retraite. Alors, sous la conduite du capitaine Poulat, qui était né dans ces montagnes, sous la protection invisible mais présente du Tout-Puissant, enveloppés de ces nuages sombres et humides, à la lueur confuse et lointaine des feux de l’ennemi, sur les pentes glacées ou humides des rochers presque perpendiculaires qu’il leur fallait franchir, ils se faufilèrent les uns après les autres à travers des crevasses béantes au-dessus des gouffres de la Germanasque, en se traînant à plat ventre, en se cramponnant aux aspérités de la montagne ou aux buissons et aux racines pendantes des rochers; se reposant de temps à autre, priant Dieu continuellement et ne désespérant jamais.
Ils se creusèrent ensuite des degrés d’ascension dans la neige durcie, et parvinrent au revers septentrional de la montagne de Gunivert, où ils tournèrent les postes ennemis, dont quelques-uns même leur crièrent qui vive! et haletants, exténués, meurtris, mais bénissant le Seigneur d’une aussi miraculeuse délivrance, ils arrivèrent au pied des glaciers du Pelvoux.
Le lendemain, au lever du soleil, comme des aigles envolés de leur aire, ils parurent aux yeux étonnés de leurs ennemis, sur des cimes bien supérieures à la Balsille et à tous les postes occupés par l’armée assaillante. Le marquis de Feuquières se hâta d’envoyer un détachement à leurs trousses, mais il était trop tard : quand ce détachement s’ébranla, les fugitifs se trouvaient à la Salse au-dessus de Macel ; quand il fut à la Salse, ils étaient à Rodoret; quand l’ennemi fut à Rodoret, les infatigables Vaudois étaient sur la montagne de Galmon qui domine toute la vallée de Pral; et ainsi fuyant de cime en cime toujours plus loin de leurs adversaires, les distançant de toute la supériorité de leurs forces, de leur courage et de leur parfaite connaissance des lieux, les glorieux fugitifs arrivèrent au-dessus de Servins, où ils se recueillirent pour prier. Arnaud prononça à haute voix les paroles de supplication et d’action de grâce, mais sa troupe mourait de fatigue et d’inanition. Alors, ces rudes enfants des montagnes vaudoises mirent de la neige dans leur bouche pour se rafraîchir, et mâchèrent quelques verts bourgeons de sapins pour se fortifier. Ils poursuivirent ensuite leur route, montèrent sur les hauteurs de Pral, où l’on exploite le talc et parvinrent vers le soir au sommet de Rocca bianca, l’un des contreforts du Cournaout, point culminant des montagnes qui séparent la vallée de Luserne de celle de Saint-Martin, et qui doit son nom de Roche blanche non point à la neige qui la couvrait alors, mais à un marbre blanc qui s’y trouve, aussi pur et aussi fin que celui de Paros.
Delà ils descendirent à Faët, où ils n’arrivèrent qu’après minuit, ayant dévalé par des précipices formidables, se tenant aux arbustes et se donnant la main les uns aux autres.
Malgré les fatigues extraordinaires de cette journée de courses surhumaines, les Vaudois repartirent le samedi (17 de mai), avant l’aube du jour, pour franchir la nouvelle montagne qui les séparait de Rioclaret. Leur but était de se rendre par les hauteurs d’An-grogne au sein de la retraite célèbre de leurs aïeux , au Pra-du-Tour, qui est aussi enfoncé dans les montagnes que la Balsille, qu’ils venaient de quitter, est élevée au-dessus du vallon.
Mais ils s’aperçurent bientôt qu’ils étaient suivis à la piste par les ennemis. Alors changeant la direction de leur route, ils se portèrent sur Pramol, afin d’y prendre quelques vivres. Cette commune était toujours peuplée par les nouveaux habitants qu’y avait introduits Victor-Amédée. Ils possédaient de nombreux troupeaux, et se trouvaient protégés par un poste que commandait le capitaine Vignaux.
Les Vaudois l’attaquèrent si vigoureusement, qu’ils lui firent cinquante-sept morts, dispersèrent le reste, se saisirent du commandant, et s’emparèrent en outre de trois sous-officiers.
C’était alors une époque suprême pour l’entreprise de repatriation, poursuivie jusque-là avec tant de courage par les exilés de Victor-Amédée. C’était aussi pour ce prince un moment décisif dans la direction de sa politique. C’est à l’instigation du roi de France qu’il avait expulsé les Vaudois, c’est par ses armes qu’il venait de les combattre à la Balsille, et les exigences de cette couronne hautaine, devenant de plus en plus impérieuses à son égard, étaient sur le point de le jeter dans le parti des alliés (l’Espagne, l'Autriche et l’Angleterre), en guerre avec Louis XIV.
Le combat de Pramol eut lieu le 17 de mai; et M. de Vignaux apprit à ses vainqueurs que Victor-Amédée n’avait plus que jusqu’au mardi suivant (20 mai), pour se décider entre l’Allemagne et la France.
S’il se décidait pour la France, les Vaudois ne pouvaient, selon toutes les prévisions humaines, que finir par être détruits ou derechef expulsés des Vallées. Si la cour de Savoie, au contraire, se prononçait pour les ennemis de la France, les Vaudois rentraient dans les bonnes grâces do leur souverain, et pouvaient même espérer des droits à sa reconnaissance pour avoir vaillamment résisté à Louis XIV.
Ils acquéraient, en outre, une importance réelle, par leur position sur les frontières des deux Etats, et par l’appui que leurs armes aguerries, leurs légions familières aux Alpes, et leur ardeur contre le roi de France, pouvaient apporter à la cause de la Savoie, qui devenait la leur par ce revirement de politique.
Le penseur s’interroge dans cette circonstance et se dit : — De quoi dépendent quelquefois les destinées des hommes et des peuples?— De Dieu, répond le chrétien.— C’est Dieu en effet qui, pour le salut des Vaudois, venait de remuer l’Europe, ou du moins qui, de ces vastes remuements, fit ressortir la réintégration d’un petit peuple dans le berceau de ses aïeux.
Ainsi les gigantesques puissances qui ébranlent quelquefois la terre et le ciel, et qui dans un orage mettent en jeu la foudre et les autans, ont pour mission dernière de donner quelques gouttes de pluie à la fleur inaperçue du vallon.
Dès le lendemain, les Vaudois apprirent à Angrogne que Victor-Amédée II s’était décidé pour l’Autriche ; qu’il déclarait la guerre à la France, rendait la paix à leurs tribus fatiguées, accueillait avec faveur le secours de leurs armes, et leur rouvrait enfin le seuil de la patrie.
Plus tard, ils reçurent des ouvertures de la France, qui leur offrit sa protection (par l’intermédiaire du marquis de La Feuillade) s’ils voulaient tourner leurs armes contre Victor-Amédée, l’auteur direct, ou du moins responsable de la persécution dont ils avaient été victimes; mais les Vaudois refusèrent noblement cette hypocrite transaction.
A Angrogne, où ils se trouvaient alors, ils reçurent un envoyé du chevalier de Vercellis, commandant du fort de La Tour, qui leur offrit des vivres et des armes de la part du duc de Savoie, en les engageant à se ranger sous les drapeaux de leur souverain légitime (1).
(1) Arnaud, p. 329־.
Ils n'hésitèrent pas; Victor-Amédée, qui les avait persécutés, se voyait menacé à son tour ; bientôt il allait être errant et fugitif comme ils venaient de l’être eux-mêmes; la patrie leur était rendue, sa défense devenait un devoir. Le gouverneur du fort de Mirebouc eut ordre également de laisser agir et circuler en toute liberté ces glorieux exilés qui venaient de reconquérir leur patrie (2). Mais ils eurent encore à subir quelques jours de luttes et de poursuites acharnées avant de jouir d’une position régulière; car les Français étaient furieux de les avoir manqués à la Balsille, et mortifiés surtout de ce que leurs habiles manœuvres, leurs forces imposantes, leur siège en règle du fort des Quatre Dents, n'avaient abouti qu’à leur livrer la place sans les assiégés : n’ayant réussi qu’à s’emparer de ces pointes de rochers, comme d’une aire vide dont les aiglons étaient partis. Aussi poursuivaient-ils les Vaudois de vallée en vallée, avec une soif ardente d’extermination. Un de ces corps de poursuite, commandé par M. de Clérambaud, fut arrêté et désarmé à La Tour, par la garnison du lieu (1), qui avait appris la rupture survenue entre la France et le Piémont, avant que ce détachement en eût été instruit.
(2) Id. p. 349.
(1) Id. p. 348.
Quant aux Vaudois, ils se tenaient sur les hauteurs, vivant encore de privations: ici, de laitage ou de racines (2), là, d’une perdrix tuée d’un coup de balle et cuite sur une pierre plate, sans assaisonnement (3); ailleurs, de pain péniblement acquis (4), ou d’une soupe d’oseille et de violettes cueillies sur les montagnes (5). Quelques-uns d’entre eux s’étaient même égarés, et nourris de la manière la plus sauvage , ayant été jusqu'a dévorer la viande crue des loups qu’ils venaient de tuer (6).
(2) P. 350.
(3) P. 344.
(4) P. 345.
(5) P. 347.
(6) P. 354.
Dans cette position, encore si peu sûre, ces braves montagnards ne laissèrent pas de remporter plusieurs avantages signalés sur les ennemis, jaloux de les détruire.
Le mercredi 21 de mai, les Français avaient envoyé deux détachements dans les montagnes d’Angrogne, l'un au-dessus du Pra-du-Tour, et l’autre sur le flanc méridional de Vendalin, afin d’y surprendre les Vaudois; ce furent au contraire ceux-ci qui les surprirent et durent à leur victoire une soixantaine d’équipements complets (1).
(1) P. 346-347.
Le lendemain ils se battirent encore pendant toute la journée, et quelques jours après ils se fortifièrent d’une nouvelle compagnie des leurs, qui, étant sortie de la Balsille avant la reddition de cette place, s’était tenue en Pragela jusques à cette époque (2).
(2) Id. p. 349.
De nouvelles escarmouches eurent encore lieu du 4 au 10 de juin; mais peu à peu toutes les troupes françaises se retirèrent des vallées pour de nouvelles destinations. Les Vaudois établirent alors leur quartier général à Bobi, où Victor-Amédée leur fit distribuer des vivres par ses munitionnaires (3).
(3) P- 356-357.
Bientôt commencèrent de leur arriver plusieurs de leurs frères qui avaient été détenus prisonniers à Turin : entre autres les capitaines Pelenc et Mondon de Bobi, à qui le duc de Savoie avait dit en les mettant en liberté : a Allez retrouver vos braves compatriotes! Dites-leur qu’ils seront désormais aussi libres que par le passé. Qu’ils me soient fidèles comme ils l’ont été à leur religion, et leurs ministres pourront prêcher même à Turin (1). »
(1) Arnaud, p. 357-338, complété par une lettre inédite de Reynaudin, principal rédacteur de la gloricuse Rentrée.
Cette promesse ne devait se réaliser que bien tard, et après que lui-même y eut été infidèle. Mais il avait alors besoin des Vaudois. Leur vaillance ne lui fit pas défaut. Voyons maintenant quelles péripéties avaient amené ces résolutions inattendues, dans les hautes régions du pouvoir.
ET LA SAVOIE; GUERRE QUI S’EN SUIVIT, ET NOUVELLE POSITION DES VAUDOIS DEVENUS LES DÉFENSEURS DE VICTOR-AMÉDÉE II.
(De juin 1690 à septembre 1694.)
SOURCES ET AUTORITÉS. - Les mêmes que dans les deux chapitres précédents , sauf Arnaud, et les ouvrages qui s'arrêtent au même point que lui. Plus, les histoires générales, qui se rapportent à cette époque ; les publications mensuelles , etc. Voir aussi Les soupirs de la France esclave qui aspire après la liberté. Amsterdam MDCXC, in-40 de 228 p. Chiare memorie e memorandi fatti de Valdesi, da compendii historici, del S. Conte Alfonso Loschi Vicentino , sans date ni lieu d'impression. Rélation d'un soldat etc. -Les sources particulières ont été indiquées au bas des pages.
Depuis longtemps les exigences de la France à l'égard du Piémont avaient dépassé les bornes de ce qu’une puissance politique est en droit d’attendre d’un état allié.
Le zèle de Victor-Amédée pour les intérêts français diminuait chaque jour (1) ; son alliance, dès lors, inspira de moins en moins de confiance à Louis XIV ; ce monarque exigea du duc de Savoie de nouvelles garanties de sa fidélité ; il demanda que les citadelles de Verceil et de Turin lui fussent livrées. C’était demander les clefs du Piémont, le vasselage de Victor-Amédée, la renonciation de sa part à toute liberté ; ce n’était plus pour ce dernier une alliance, mais un asservissement.
Son caractère mâle et fier se révoltait à cette idée ; la prudence le fit dissimuler. Ne se sentant pas de force à lutter seul et sans retard contre le roi de France, il négocia avec l’Autriche, fortifia ses places, fit de nouvelles levées et chercha, par des représentations et des délais diplomatiques, à gagner du temps auprès de Louis XIV. Il lui écrivit une lettre respectueuse dans laquelle il lui annonçait la mission du comte de Provana, chargé de se rendre à Versailles pour se prononcer sur ses propositions.
(1) Dès le commencement de l'année il avait laissé entrevoir son mécontentement : « Qu'ai-je jamais fait au roi sinon de le servir dans tous les « cas possibles ? N'ai -je point sacrifié à sa volonté la vallée de Luserne , « contre toutes les règles d'une saine politique, etc.... » ( Lettre de Victor- Amédée au duc d'Orléans son beau-frère , datée du 24 février 1690.-- Dieterici p. 274. Moser place cette lettre au mois de juin , mais sans lui donner de date précise. - Dans son manifeste du 6 juillet 1690, Louis XIV disait aussi : « Dès le mois de janvier j'ai appris que le duc de Savoie, secondé par la Hollande et l'Angleterre , avait l'intention de rappeler les Barbets, et, avec leur aide, de faire une invasion en Dauphiné. » (Moser, § 53.)
Louis XIV n’attendit pas l’arrivée de cet ambassadeur, et il adressa immédiatement au duc de Savoie une lettre impérieuse (1), par laquelle il le sommait de prendre une détermination immédiate; il ordonnait en même temps à Câlinât de l’exiger les armes à la main.
(1) Datée du 24 mai 1690.
Victor-Amédée répondit de manière à ne pas s’engager. On lui accorda un délai. Il en profita pour conclure une alliance offensive et défensive avec l’empereur Léopold, qui lui reconnut le titre de roi de Chypre et d’Altesse Royale, et s’engageait à favoriser la rentrée des Vaudois dans leur patrie, pour qu’ils pussent tourner leurs armes contre la France (2).
(2) Ce traité fut conclu le 4 juin 1690. Le paragraphe relatif aux Vaudois est le § VI. — Il est ainsi conçu : « Sa Majesté l'Empereur promet de « faire en sorte que les Vaudois et les réfugiés français... agissent conformément aux ordres de Son Altesse Royale. · (Dieterici p. 276.)
Victor-Amédée conclut le même jour un traité semblable avec l’Espagne, et ordonna à Catinat de sortir sur-le-champ de ses Etats avec les troupes qu’il commandait.
Malgré les représentations du clergé catholique (1), il mit ensuite en liberté tous les Vaudois encore prisonniers ou retenus aux galères. Il fit même amener devant lui ceux qui gémissaient dans les prisons de Turin. Parmi eux se trouvaient les cent vingt-deux retardataires de la troupe d’Arnaud, qu’on avait arrêtés à leur sortie des Grisons en 1689, et qui durent subir de cruels traitements dans leur captivité (2). Le prince en témoigna ses regrets et rejeta la faute sur la tyrannie et le fanatisme du roi de France. Il ordonna en leur présence qu’ils fussent habillés et pourvus de tout ce dont ils auraient besoin (3). Il fit passer cinq cents pains chaque jour à ceux qui étaient déjà réunis aux Vallées (4), et, afin de ramener ceux qui se trouvaient encore à l’étranger, il signa un édit pour qu'ils pussent se rendre librement en Piémont. La même faveur fut accordée aux réfugiés protestants de la France (1).
(1) Le duc de Chaulnes et le cardinal de Bouillon engageaient le pape à protester contre la rentrée des Vaudois et à retirer à Victor-Amédée la dîme des revenus ecclésiastiques qu’il percevait par une autorisation spéciale d'Innocent XI. Alexandre VIII, qui régnait alors, dit que la conduite du duc de Savoie méritait excommunication. L’envoyé sarde prévint le résultat de ces intrigues. (Mercure hist. , t . VIII , p. 123, 125 et t. IX, p. 18. )
(2) Arnaud, p. 37, 38.
(3) Erman et Reclam, t. VI, Dieterici, p. 280.
(4) Rélation de La Haye , seconde édit. p. 55.
(1) Voici cette pièce qui est très peu connue. « Par ces lettres signées « de notre main , nous ordonnons à nos officiers de justice et de guerre , aux syndics, conseillers et habitants des villes et villages de nos estats « et à tous autres qu'il appartiendra, de laisser librement passer les Vaudois, nos sujets, qui s'en retourneront dans les vallées de Luserne, comme « aussi tous les refugiés de la religion protestante réformée qui seront avec « eux ou qui viendront en après , tant en brigades qu'en particulier, dans « nos estats, avec leurs armes et bagages, sans permettre qu'ils reçoivent « aucune moleste ni empêchement, mais au contraire de leur faire fournir « des vivres, en payant raisonnablement, et de leur départir toute autre assistance et faveur et cet , à peine de notre indignation ; car ainsi requiert notre service et tel est notre volonté. » « Donné à Turin, ce 4 juin 1690. »
Il communiqua ensuite ces dispositions aux divers Etats réformés de l’Europe, entre autres à la Suisse, à la Hollande (2) et à l’Angleterre, qui ne tardèrent pas à entrer dans la grande ligue formée contre la France, et à soutenir puissamment les Vaudois. (Voyez Moser, § LV.)
(2) La lettre un peu entortillée et péniblement écrite qu'il adressait aux Etats de Hollande, se trouve dans la Rélation imprimée à La Haye en 1690 ; seconde édition publiée avec des additions en 1691.
A peine ces nouvelles eurent-elles été connues à l’étranger, que les Vaudois épars, les Français exilés, toutes les victimes du grand roi affluèrent vers les Vallées.
Mais l’enthousiasme et les acclamations furent surtout indicibles chez ceux qui devaient y retrouver la demeure natale. Tous ces pauvres proscrits, qui avaient juré de ne pas laisser leurs os sur le sol étranger, et dont les familles, encore exilées, pleuraient chaque jour la patrie absente, versaient maintenant des larmes de joie à la pensée qu’ils pourraient bientôt réunir tous ceux qu’ils aimaient dans cette patrie pour laquelle ils avaient bravé tant de dangers.
Les Vaudois qui s’étaient retirés en Wurtemberg se mirent en marche par troupes de quarante à cinquante hommes, sous la direction du commissaire La Grange. Une circulaire du grand-duc fut adressée à tous les baillages qu’ils devaient traverser (1).
(1) Elle est datée du 12 août 1690, et se trouve dans Moser, § LV, avec l'indication de l'itinéraire suivi par les Vaudois dans ce voyage.
Les exilés du Brandebourg, dont la colonie nais-santé avait heureusement vaincu les difficultés de son premier établissement, auquel était alors promis un avenir prospère, n’hésitèrent pas à le sacrifier pour rejoindre leurs compatriotes.
Ils conjurèrent l'Electeur de les laisser partir, et en ayant obtenu l’autorisation, ils ne se donnèrent pas même le temps de retirer leurs premières récoltes, avant de se mettre en route.
Le noble cœur de Fréderic-Guillaume, loin de s’aigrir contre ces colons inconstants, qui lui avaient causé tant de dépenses inutiles, fut touché par leur amour du sol natal; car ces pauvres Vaudois avaient été mis comme hors d’eux-mêmes par l’idée de retourner dans leur patrie, et pour cela ils abandon-liaient tout. Ils partaient avec tant d’imprévoyance et de précipitation , que si on les avait laissé faire, la moitié eût péri en voyage, faute de ressources.
Mais Fréderic-Guillaume se montra aussi généreux à leur départ qu’il l’avait été à leur arrivée. Il les fit habiller de neuf; leur donna de l’argent pour la route, des passeports et des recommandations pour les princes dont ils devaient traverser les Etals.
Il écrivit en même temps à Victor-Amédée pour le féliciter d’avoir rappelé des sujets aussi fidèles; et comme la saison était déjà avancée, le duc de Savoie, supposant que ces lointains proscrits ne quitteraient pas leur nouvelle colonie à l’entrée de l’hiver, répondit à l'Electeur en le priant de leur continuer ses bienfaits jusqu’au printemps suivant.
Mais lorsque sa lettre arriva, les Vaudois étaient déjà partis. C’est en vain qu’on avait cherché à les retenir : l’amour de la patrie l’avait emporté sur toutes les autres considérations ; et dans sa sollicitude paternelle le digne Electeur, qui semblait s’attacher à eux en raison même de leur empressement à le quitter , leur avait permis d’emmener, pour leur voyage, les chevaux et les chars qu’on leur avait donnés pour cultiver ses terres; il leur avait cédé jusques aux provisions de blé destinées à les ensemencer. Puis, il leur fît distribuer des armes, que l’on tira de l'arsenal de Magdebourg ; il permit même à la compagnie vaudoise qui avait suivi son armée au siège de Bonn, de partir avec armes et bagages, sous la conduite du capitaine Sarrazin, et de l’aumônier Javel.
Frédéric-Guillaume chargea, en outre, M. Maillette de Buy de les accompagner jusqu’en Suisse. Pour s’y rendre plus promptement, ils ne suivirent même pas la route par laquelle ils étaient venus (1). Arrivés à Zurich, ils épanchèrent tous leurs sentiments de reconnaissance pour l’illustre Electeur, dans une lettre qui fut remise à son envoyé (2).
(1) Voici quel fut alors leur itinéraire Mersebourg , Naumbourg, Jéna , Cobourg, Bamberg , Nuremberg, Ulm , Schaffouse et Zurich.
(2) Cette lettre est rapportée par ERMAN et RECLAM. Mémoires etc.... T. VI. p....
Là, s’étant ralliés à tous ceux de leurs compatriotes qui se trouvaient encore dans les cantons évangéliques, ils se remirent en route au nombre de près de mille, et reçurent dans les Etats de Victor-Amédée tous les secours qui leur étaient nécessaires pour parvenir au terme de leur voyage (1).
(1 ) Les Vaudois rentraient déjà alors avec leurs femmes et leurs enfants, comme le prouve une lettre adressée de la part de Victor- Amédée , aux syndics de Villefranche, pour qu'ils eussent à faire préparer des rations et des logements pour une troupe de 300 Vaudois , con moglie e fanciuoli. Datée du 6 novembre 1690. (Archives du Villar, cahier Religionarii, fol. 98.)
A peine arrives aux Vallées, ils furent incorporés dans le régiment vaudois, que le prince d’Orange, alors roi d’Angleterre et allié de Victor-Amédée, avait pris à sa solde et mis au service de ce dernier, dans l’intérêt commun des puissances liguées contre la France. Ce régiment avait un drapeau blanc, semé d’étoiles bleues, avec cette devise : Patientia lœsa fit furor. Le duc de Savoie lui-même l'avait choisie, autant pour indiquer la source de son hostilité contre Louis XIV, que pour faire comprendre comment un peuple pacifique et religieux, tel que celui des Vallées, pouvait devenir redoutable par sa bravoure contre des oppresseurs.
Ce régiment se distingua par de nombreux succès, dès le commencement de la guerre. Voici comment elle 8e déclara. Victor-Amédée ayant enjoint à Catinat (le 4 de juin 1690) de quitter ses Etats, ce général réunit ses troupes à Pignerol.
Le lendemain (5 juin), le duc de Savoie parut vêtu en écarlate, et fit proclamer, au son des trompettes, que la guerre était déclarée entre le Piémont et la France. Puis, il fit exposer le saint suaire sous le dôme de l’église de Saint-Jean, et communia devant cette relique vénérée, que les habitants de Turin considéraient alors comme le palladium de leur ville. De leur côté les Vaudois, dont les temples n’étaient point encore relevés, invoquèrent l'Eternel sous le dôme du ciel, en face du rideau magnifique des montagnes qu’ils avaient reçues pour sanctuaire ; vastes parvis, qui seuls portent d’une manière certaine l'empreinte de leur Créateur ! « Les français, dit une relation inédite, s’étaient établis à Luserne, alors entourée de murailles et flanquée de tours, sauf du côte du Polis. Ils s’étaient également emparés de La Tour, et renfermés dans le fort de Sainte-Marie, d’où ils faisaient des sorties contre les Vaudois. Mais s’avançaient-ils jusques au Villar ou à Bobi, ils ne rencontraient personne ; au retour, ils étaient assaillis de tous côtés et écrasés (1)." Les Vaudois s’emparèrent du fort de Mirabouc (2). Chaque jour se livrait quelque nouveau combat entre eux et les Français ; et quoique le sort des armes soit journalier, dit un contemporain, les Vaudois eurent presque toujours l’avantage (3).
(1) Histoire des missions depuis 1687 à 1706, par le père Bonaventure de Vergemoli, traduite de l'italien. (MSC. de la bibl. épisc. de Pignerol.)
(2) Relation de ce qui s’est passé le 15 juin au 16 juillet 1690. La Haye, in-24, p. 58.
(3) Mercure historique, t. VIII, p. 136.
Avant même qu’ils eussent été organisés en troupes régulières, ils firent plusieurs petites expéditions, favorables aux mouvements de l’armée piémontaise. Le baron Palavicin, qui en commandait un détachement, résolut de faire une incursion en Dauphiné. Il voulait envahir la vallée du Queyras, et les Vaudois, pour favoriser son projet, envoyèrent un demi-bataillon de 300 hommes, qui coucha au Pra, le 18 juin au soir. C’était un dimanche ; Arnaud qui n’avait pas cessé, d’être l'homme de Dieu en devenant homme de guerre, célébra un service religieux au milieu des bergeries où ses soldats s’étaient réunis, il élevait ainsi leur âme par la prière, en dérobant aux agitations du monde ces dernières heures d’un jour consacré et de la veille d’un combat. Le lendemain ils passèrent le col La Croix, mirent en fuite les habitants de la vallée du Guill jusqu’à Abriès , s’emparèrent à la Monta et à Ristolas d’un grand nombre de bêtes de somme et de pièces de bétail, vainquirent la résistance qui leur fut opposée à Abriès et revinrent le soir même au Pra, où ils partagèrent le butin (1).
(1) La Relation du 16 juin au 15 juillet dit qu’ils ramenèrent 200 mulets tous chargés, avec 300 pièces de bétail (p. 60). Il y a encore beaucoup d'autres détails.
Le jeudi suivant (22 juin), tous les habitants de La Tour qui avaient changé de religion vinrent se joindre à leurs anciens coreligionnaires et augmentèrent leurs forces. Le dimanche d'après (25 juin), ces rapides phalanges, sortant de leurs montagnes, combattirent dans la plaine du Piémont, dégagèrent le fort de Saint-Michel, et célébrèrent le soir même leur culte habituel, dans une métairie proche de Mondovi. Un jeune ministre, nommé Bastie, le présida.
Le lendemain ils s'emparèrent de La Tour ; mais les Français brûlèrent plus tard cette bourgade, afin d’en priver leurs ennemis. Dans cette affaire, le major Odin reçut une blessure au bras. Trois jours après (mercredi 28), le capitaine Friquet revint de Pragela, où il avait saisi des dépêches importantes. Le commandant Palavicin, à qui elles furent remises, délégua celui qui avait fait cette capture, avec Odin et Arnaud, pour qu’ils apportassent eux-mêmes ces dépêches à Victor-Amédée. Ils furent reçus au son des trompettes et des tambours (1) dans le camp de ce prince, qui leur adressa ces paroles remarquables : « Vous n’avez « qu’un Dieu et qu’un roi à servir : servez Dieu et « votre roi fidèlement; jusqu’à présent nous avons « été ennemis, désormais il nous faut être amis. D’autres ont été la cause de votre malheur ; mais si « maintenant vous exposez votre vie pour mon service, je saurai aussi exposer la mienne pour vous ; « et tant que j’aurai un morceau de pain, vous en aurez votre part (2). »
(1) Relation du 16 juin au 15 juillet, p. 59.
(2) Ces paroles sont rapportées par Arnaud, p. 364.
« Depuis lors, écrit Arnaud (3), nous sommes dans une pleine liberté. Je vais au-devant de nos troupes qui doivent arriver par le Milanais (4). Celles des Vallées sont toutes à Bobi et au Villar. « Elles ont un camp « volant de quatre-vingts hommes, qui bat l’estrade «jusques à Briançon.— Dieu seul peut savoir toutes « les peines que nous avons eues et les combats horribles qu’on nous a livrés ; lui seul aussi pouvait «nous donner la victoire. Nous n’avons pas perdu « trente hommes, et nos ennemis en ont bien perdu « dix mille. — Je vous écris à minuit, n’ayant pas « même le temps d’écrire à ma femme, qui doit être « à Neuchâtel; etc.... »
(3) Lettre datée du 5 juillet 1690. Rentrée, p. 392.
(4) C’étaient des Vaudois réfugiés aux Grisons et dans la Valteline.
« Nous avons avis de Turin, écrivait-on sous la date du 3 juillet, que les Vaudois ont été plusieurs fois attaqués par les Français depuis un mois, mais qu’ils les ont repoussés courageusement, ayant emporté beaucoup de butin; et de plus, que les Vaudois avec M. Arnaud sont arrivés ici, où ils ont reçu beaucoup de faveurs de S. A. R., qui les a fait habiller et leur a donné de l’argent, principalement à M. Arnaud, qui a eu un riche habit avec un bâton de commandant (1).»
(1) Relation d’un soldat... in-24, p. 62.
Le corps de troupes, au-devant duquel ce dernier s'était rendu pour activer leur marche, arriva en face de la vallée de Luserne, le 8 d’août au matin (2).
(2) Mercure hist. t. IX, p. 1027, Relation véritable ·etc.... (in-40) p. 3.— D’après la Relation déjà citée (La Haye, in-24) p. 58, ces Vaudois des Grisons, venus par le Milanais, étaient au nombre de deux mille. On a pensé que ce devaient être des Français refugiés ; mais il est dit, à la date du 17 juin , p. 59 : Deux mille Vaudois sont arrivés de Milan et sont allés joindre ceux des Vallées . Ce ne pouvaient être ceux au-devant desquels Arnaud allait encore au 5 juillet. Plus loin : On attend 1,200 Français réfugiés qui sont à Côme, dans le Milanais. Le sieur Michel-Michelin les dirige. (ld. p. 66, sous la date du 1er juillet. ) Et plus bas : Les Vaudois ont reçu deux mille religionnaires ; puis , mille refugiés ... et 1200 autres les suivent, commandés par Michel - Michelin. En général , cette relation ne doit être consultée qu'avec réserve. Les nouvelles qu'elle donne ne sont souvent que des bruits qui avaient couru , et les dates ne sont pas toujours exactement indiquées.
Le lieutenant général de Victor-Amédée, marquis de Parelles, était à Bubiane avec trois mille hommes. Il s'y trouvait aussi un régiment des milices de Mondovi, célèbres par leur indiscipline ; on fut obligé de lui distribuer d’avance quatre jours de solde, pour le retenir sous les drapeaux.
L’entrée de la vallée était fermée par les Français qui occupaient la ville de Luserne, appuyant leurs ailes sur le fort de La Tour, et sur celui de Saint-Michel. Ils avaient démoli les murailles de la ville jusqu'a la hauteur de ceinture, pour s’en servir comme de parapets. M. de Feuquières y commandait trois mille hommes d’infanterie, avec six escadrons de cavalerie et de dragons.
Les Vaudois qui venaient d’arriver des Grisons, avec Arnaud, se rendirent au camp piémontais, entre Bubiano et Fenil, et convinrent avec le marquis de Parelles qu’on attaquerait Luserne immédiatement ; mais le marquis de Parelles fut appelé presque aussitôt au camp de Victor-Amédée, et il laissa M. de Loches pour commander à sa place.
On jugea à propos d’emporter d’abord le fort de Saint-Michel, qui protégeait Luserne.
Pour cela, deux cents Vaudois, commandés par les capitaines Imbert, Peyrot et Malanot (1), ayant avec eux trente grenadiers, sortirent de Bubiane, passèrent à Lusernette, tournèrent la ville de Luserne ; puis, montant à Rora, envoyèrent prévenir les troupes sorties de la Balsille et cantonnées à Bobi, de venir se joindre à eux. Ces dernières étaient les plus aguerries des milices vaudoises, puisqu’elles tenaient la campagne depuis près d’une année. Elles avaient pour chef l’ancien commandant du fort de La Tour, chevalier Vercelli, qui leur avait été envoyé par Victor-Amédée.
(1) Rélation;,. in-40 p. 5.
Il se mit en marche avec trois cents hommes, et vint joindre sur les hauteurs de Rora les nouveaux-venus des Grisons. Ces deux troupes d’anciens proscrits, dont l’une avait reconquis la patrie, et dont l’autre venait la défendre, se rencontrèrent en face de l’ennemi commun. « Elles attaquèrent ensemble ; et après une demi-heure de combat, le fort de Saint-Michel fut emporté. Mais les Français revinrent à la charge et en chassèrent à leur tour les Vaudois. Ceux-ci, irrités d’avoir perdu ce qu’ils avaient gagné avec tant de peine, sans permettre à leurs ennemis de se reposer, les attaquèrent une seconde fois avec plus de vigueur encore que la première, et les chassèrent définitivement du fort. Le chevalier Vercelli s’y établit alors avec cent hommes pour le garder. Non contents de cet avantage, les Vaudois poursuivirent les Français jusqu’à une portée de fusil de Luserne ; les fuyards s’arrêtaient de temps en temps, tenant ferme de buisson en buisson , et se couvrant des haies , ou des rochers qu’ils trouvaient sur leur route ; mais les Vaudois les en chassaient à coups de baïonnettes ou en faisant rouler des pierres sur leur abri (1). »
(1) Ce fragment de narration est extrait du Mercure historique.
« Pendant ce combat, qui dura plus de deux heures, un parti de trente-six hommes, commandé par M. Arnaud, paraissait de temps en temps sur une hauteur qui était en vue de Luserne, et puis se retirait dans les bois; ce qui déconcerta les ennemis, qui n’osèrent attaquer ce petit corps, craignant qu’il n’y eût quelque embuscade (1). »
(1) Mercure historique, p. 1632.
Un des officiers de ce petit corps nous explique lui-même ainsi sa position. « Après avoir donné des ordres pour l’attaque du fort de Saint-Michel, M. de Loches, attendant l’issue de cette entreprise, se retira, me laissant avec M. Arnaud et un piquet de trente-six hommes, pour observer les choses, et lui rendre compte de Ce qui se ferait par nos gens (2). »
(2) Rélation véritable de ce qui s'est passé... dans les Vallées ... depuis le 15 août jusqu'au 22 du même mois, 1690. A la Haye, in-4º , p. 5.
« Lorsque le fort eut été pris, le sentiment de M. Arnaud était de faire avancer le reste de notre régiment, et de donner sans retard sur Luserne; mais te jour baissait et on se contenta d’aller sur le chemin de Briquèras, au-devant de nos gens, pour tes soutenir en cas que tes ennemis voulussent les prendre en queue. Voyant qu’ils ne sortaient pas, j’envoyai un courrier à M. de Patelles, qui arriva sur le matin (3), avec ses huit cents hommes (4). » Après en avoir laissé soixante et dix en garnison à Bubiane, il marcha sur Luserne que les Français venaient d’abandonner. Il rencontra leur arrière-garde à la jonction des deux chemins qui se croisent devant la ferme nommée les Eyrals. Là il fut joint par une partie des troupes venues de Bobi. On en détacha cent hommes pour occuper Luserne, et avec le reste on marcha sur l’ennemi en trois détachements. Les deux premiers tenant la gauche s’avançaient au milieu des vignes, doublement cachés aux yeux des ennemis par les ontains et par les flots de fumée que faisait rouler dans la plaine l’incendie de plusieurs granges auxquelles les Français avaient mis le feu sur leur passage. Le troisième détachement tint la droite et marcha directement sur eux ; il les mit en déroute et les poursuivit avec tant de chaleur, qu’on vit plusieurs Vaudois jeter leur havresac afin d’être plus agiles pour les atteindre. Les Français s’arrêtaient de temps en temps en se couvrant de leur cavalerie et de leurs dragons, mais ils étaient bientôt enveloppés et contraints de recommencer à fuir.
(3) Mercredi 9 d’août 1690.
(4) Rélation.., in-4° p. 6.
Ils furent ainsi poursuivis jusques à Briquèras, où leur cavalerie se mit en bataille devant le bourg tandis que leur infanterie se renferma dans le château. Les Vaudois attaquèrent l’un et l’autre en même temps. Us assaillirent le bourg par trois endroits, et le château par cinq. Le bourg fut emporté le premier, la cavalerie se retira du côté d’Osasc; alors l’infanterie voulut abandonner le château, mais elle fut poursuivie avec une telle ardeur que sa retraite ne fut qu’une déroute.
« Dieu par sa grâce, dit un Vaudois, nous avait mis au cœur de prendre pour mot d’ordre : Dieu à notre aide! et en effet, il nous aida si visiblement que, quoique les ennemis fussent quatre fois plus forts, ils n’ont pu résister. Tous nos officiers se sont distingués; mais Dieu les conduisait. Les ennemis ont bien fait leur devoir; nous avons pris vingt et un prisonniers dont quatorze ont été conduits à Son Altesse Royale. Nous avons perdu quarante-huit hommes, tant Vaudois que Français (1). Nous ne pouvons savoir précisément la perte des ennemis ; mais le bourg de Briquèras était si rempli de morts, que deux jours après nous ne pouvions plus y demeurer à cause de la puanteur. D’après les avis qui nous viennent de Pignerol, les Français ont perdu trois colonels, deux lieutenants-colonels, un major et quarante capitaines. Il leur manque plus de quatorze cents hommes; ils ont reçu dix-sept charrettes de blessés; le régiment des dragons de Salis n’a plus que quatre-vingts hommes. Si nous avions eu de la cavalerie, leur perte aurait été entière (2). »
(1) Il s’agit des Français réfugiés, qui faisaient cause commune avec les Vaudois.
(2) Rélation précitée, fia. — Ce n’est qu’une lettre fort étendue qu’on a fait imprimer. Elle finit ainsi : « Toutes les vallées sont à présent entre les « mains des Vaudois. Dieu soit loué ! Ce 1521 août 1690. »
Le résultat de cette expédition fut de faire abandonner aux ennemis tous les postes qu’ils occupaient encore dans la vallée de Saint-Martin.
Peu de jours auparavant, Catinat s’était emparé de Cavour, dont le château, muni de plusieurs retranchements, était défendu par les Vaudois et la milice de Mondovi. Cette garnison, après avoir beaucoup souffert, parvint à se retirer en tuant encore une centaine d’hommes au général français, qui dirigea son armée vers Saluces. Le duo de Savoie passa le Pô avec la sienne. La rencontre eut lieu le 18 d’août près de Staffarde, où Victor-Amédée, pour ne s’être jamais trouvé à aucune bataille, fit des prodiges de valeur. Cependant Catinat le mit complètement en déroute et s’empara de Saluces le lendemain. La prise de quelques autres places suivit cette bataille.
Pendant ce temps le général de Saint-Ruth était entré en Savoie, et l’avait complètement soumise à la France.
« Les Français, qui se vantent de leur victoire de Staffarde, disait le Mercure du mois suivant, ne se sont pas vantés de leur défaite dans les Vallées.....
Mais il est à craindre qu’ils ne profitent de la déroute du duc de Savoie pour attaquer les Vaudois, et les chasser une seconde fois de leurs montagnes (1).»
(1) Mercure historique, septembre 1690, p. 1043.
Ils essayèrent bien de le faire et parvinrent à s’emparer de la vallée de Saint-Martin; mais ils furent repoussés dans celle de Luserne.
Aussi disait-on : « Les Vaudois continuent de se signaler, et si les autres troupes de Son Altesse Royale faisaient aussi bien leur devoir, le Piémont serait bientôt délivré de ses ennemis (2). »
(2) Id. no d’octobre, p. 1142.
Ces infatigables soldats venaient en effet de détruire dans la vallée de Suze un détachement de sept cents hommes, que les généraux français envoyaient pour ravitailler Pignerol (3). Il y eut plus de trois cents Français tués, et les Vaudois s’emparèrent de trois cents mulets, chargés de toute sorte de provisions.
(3) En septembre 1690.
Mais bientôt Suze elle-même tomba au pouvoir de Catinat ; les Vaudois tournèrent alors leurs armes du côté opposé, et allèrent s’emparer de la place de Château-Dauphin (1), située sur les frontières de la France et du Piémont, aux confins du marquisat de Saluces.
(1) En novembre 1690.
Pendant ce temps les Français avaient brûlé la ville de Luserne (2), ainsi que les villages environnants, afin d’empêcher les Vaudois de s’y retirer; mais ces derniers y revinrent, s’y réparèrent, et mirent Luserne en position de défense pour y passer l’hiver.
(2) Fin d'octobre 1690.
Ayant promis fidélité à Victor-Amédée, leur courage ne lui fit pas défaut. Il n’en fut pas de même des princes de la péninsule qui s’étaient attachés à sa fortune dans le temps de sa prospérité, et qui l’abandonnaient maintenant en l’accusant de tous les maux que la guerre faisait subir à l’Italie. Dans la cour de Savoie elle-même, la division commençait de s’introduire.
« Les Vaudois et ceux qui les commandent, poursuivent les narrateurs étranger^, s'entendent bien mieux à leurs affaires; aussi leurs armes sont-elles accompagnées des meilleurs succès. Ils continuent à faire diverses courses dans le haut Dauphiné, et ils se sont emparés plusieurs fois des convois qui étaient destinés à des places françaises. Ils ont néanmoins été chassés par le marquis de Feuquières de quelques postes qu’ils occupaient. On a démoli quelques-uns des forts où ils se retiraient, et coupé des bois dans lesquels ils se mettaient souvent en embuscade. Ce qui ne les empêche pas de faire de fréquentes incursions, et de remporter presque toujours quelque nouvel avantage (1). »
(1) Mercure hist.., t. X, p. 18 et 19. ; T. IX, p. 1388.
Voici comment la Gazette de France parle de ceux que le marquis de Feuquières avait obtenus : « On écrit de Pignerol (2), dit-elle : Les Barbets ont été entièrement chassés des vallées de la Pérouse, Saint-Martin et Pralis. Dans la nuit du 5 au 6 de ce mois, le marquis de Feuquières alla avec cinq cents chevaux et deux cents grenadiers au château de Benasque, où il y avait une compagnie du régiment des gardes du duc de Savoie. Il y arriva avant jour, et il s’en empara après une heure d’attaque. Le marquis d’Angrogne qui y commandait et tous les autres officiers furent faits prisonniers (1). »
(2) Sous la date da 15 janvier 1691,
(1) La Gazette (de France), no de février 1691, p. 39.
Le même journal raconte ensuite la prise de Savillan, ou Saviglano, qui eut lieu peu de jours après. Mais, au commencement de cette même année, 4691, le prince Eugène étant arrivé au secours du Piémont, commença de relever les armes de Victor-Amédée sous les murs de Casai. Les Vaudois continuaient leurs incursions en Dauphiné, où les habitants, disait-on, les craignaient plus que les démons (2). Les alliés, de leur côté, résolurent de faire tous leurs efforts pour soutenir le duc de Savoie, et même pour entrer en France par son propre pays. Le roi d’Angleterre fit espérer qu’il lui enverrait le duc de Schonberg pour diriger ses troupes. En attendant son arrivée, disait le Mercure historique, les généraux piémontais, voulant reprendre Pignerol (3), chargèrent les Vaudois, qui étaient alors sous le commandement d’un Genevois nommé Malet, de faire une diversion dans la vallée de Pérouse, pour y attirer les troupes françaises. Leur opération réussit, mais ne profita que peu aux Piémontais.
(2) Id. no de février 1691, p. 16.
(3) En mars 1691.
Pendant ce temps, un conclave se tenait à Rome pour remplacer Alexandre VIII. Les plus graves désordres signalaient chaque jour la présence de cette assemblée (1). Innocent XII, qui fut enfin élu, devait plus tard protester contre le rétablissement des Vaudois dans leur patrie ; mais alors on pensait qu’ils seraient bientôt détruits par les armes.
(1) On écrivait de Rome, le 16 juin 1691 : Les affaires du conclave ne sont pas plus avancées qu’elles ne l’étaient au commencement, quoiqu’il y ait déjà cinq mois qu’il dure. Il arrive chaque jour les plus grands désordres· On compte déjà plu» de 150 assassinats, etc * La Gazette (de France), no d’août 1691, p. 232.
M. de Feuquières l’espérait bien ainsi. Le 18 d’avril 1691, il partit de Pignerol, avec douze cents hommes de pied et quatre cents chevaux. Il se mit en marche sur les onze heures du soir, et il arriva le lendemain matin en face de Luserne, qui était alors le poste le plus important des Vaudois. Ces derniers, ne se sentant pas en état de le défendre, se retirèrent sur la hauteur. Feuquières mit le feu à la ville; mais, au milieu de l’incendie, les montagnards se précipitent sur son armée, lui font plus de cent morts et de deux cents blessés, parmi lesquels quarante officiers.
« Il faut avouer, observe un journaliste, que M. de Feuquières n’est pas heureux à prendre ses mesures.
—Au reste, ces Vaudois sont d’une bravoure remarquable. Ils n’ont été surmontés jusqu’ici que par la supériorité du nombre, et lorsque leur infériorité n’a pas été trop considérable, ils ont toujours eu l’avantage sur leurs ennemis. Aussi, dit-on que le duc de Savoie en a mis bon nombre en garnison dans la citadelle de Turin, ne jugeant pas pouvoir la remettre en de meilleures mains (1). »
(1) Mercure hist. no de mai 1691, p. 52, 60.
Il avait placé aussi sept cents Vaudois ou Français réfugiés dans la citadelle de Coni, dont Feuquières chercha à s’emparer, mais dont il dut bientôt lever le siège. Accusé de l’avoir levé avec trop de précipitation, il fut emprisonné dans la citadelle de Pignerol.
Cependant Catinat s’était emparé de Nice (2), de Villefranche (3), de Carmagnole (4) et de Veillane (5).
(2) Le 2 avril.
(3) Le 21 mars.
(4) Le 9 juin.
(5) Le 30 mai.
Lors de la prise de Carmagnole, les Vaudois qui s’y trouvaient furent dépouillés par les Français de leurs armes et de leurs bagages. Jaloux de s’en venger, ils épièrent le moment où cette nouvelle garnison sortirait de la place, l'attendirent sur le chemin et l’attaquèrent avec tant de vigueur, qu’ils la dépouillèrent à son tour.
Le lendemain de cette affaire, Catinat envoya trois mille hommes dans les Vallées pour exterminer ces terribles milices de l’Israël des Alpes. Les Vaudois laissèrent ce détachement pénétrer bien avant dans leurs montagnes, puis s’étant divisés en deux corps, l'attaquèrent à la fois par devant et par derrière. Le combat dura cinq ou six heures. Il y eut près de cinq cents Français tués sur la place, et environ trois cents prisonniers, qui furent conduits à Coni.
Mais l’hiver approchait. « Les Vaudois, dit un contemporain, seront employés à garder les passages, pour empêcher les secours destinés à l’armée française d’arriver jusqu’à elle ; et on ne doute pas qu’ils ne le fassent avec succès. Quoique leurs trouves ne combattent pas selon la discipline ordinaire, elles ne laissent pas de déconcerter les Français. Elles les ont toujours battus jusqu’ici, et le duc de Savoie a sujet d’être content de leur concours. M. Malet, colonel d’un de leurs régiments et un capitaine, tous deux Genevois, les ont abandonnés, et sont allés chercher du service en France. Mais bien loin que cette désertion ait consterné ces pauvres gens, ils ont redoublé de courage et d’espérance, alléguant que leurs affaires n’en peuvent aller que mieux, n’ayant maintenant que des officiers fidèles sur lesquels ils peuvent compter (1). »
(1) Mercure hist., n0 d’avril. 1692, p. 349.
Mais ils étaient pauvres au milieu de leurs victoires; le duc de Schonberg, qui venait d’arriver en Piémont, comprenant aussitôt l’importance de ces légions aguerries, leur fit passer des habits pour quatre mille hommes et d’abondantes munitions (2).
(2) En juin 1692. — Ces quatre mille hommes n’étaient pas tous originaires des Vallées, mais en partie des réfugiés de différents pays. Les Vaudois n’étaient qu’au nombre de 1480, savoir, 13 compagnies de 60 hommes, sous le commandement de M. de Loches — 780; et 14 compagnies de 50 hommes, sous le commandement de saint Julien — 700.
Il voulait augmenter leur valeur par la reconnaissance, et les préparer de la sorte à le seconder avec plus d'enthousiasme, dans la grande entreprise qu’il méditait d’une invasion en Dauphiné.
Il espérait ainsi forcer les armées françaises à sortir du Piémont pour défendre leur territoire, et revenir ensuite dans les Etats du duc de Savoie pour les garantir contre de nouvelles agressions.
Nous allons voir comment il y parvint, et de quelle manière les Vaudois surent favoriser ces importantes opérations.
SUITE ET FIN DE LA GUERRE ENTRE LOUIS XIV ET VICTOR-AMÉDÉE.
PARTICIPATION DES VAUDOIS A CES ÉVÉNEMENTS ET LEUR RÉTABLISSEMENT OFFICIEL DANS LES VALLÉES.
SOURCES ET AUTORITÉS : Les mêmes qu'aux chapitres précédents ; surtout le Mercure historique , et les Archives de Turin .
Vers la fin de l’année 1691, Arnaud s’était rendu en Suisse, pour revoir sa famille ; il devait organiser le retour dans la patrie des exilés qui restaient encore à l’étranger, et favoriser en même temps l’adjonction des réfugiés français au peuple des Vallées. Il ne se doutait pas sans doute que, peu d’années après, il serait de nouveau proscrit et qu’il reconduirait lui-même, dans un lointain exil, tous ces réfugiés auxquels il croyait alors donner une patrie. Mais , à cette époque, l’avenir semblait lui sourire, et c’est sur d'autres fronts que l’horizon s’obscurcissait.
L’année 1692 s’ouvrit en effet sous de tristes auspices pour Victor-Amédée. La dernière de ses places fortes en Savoie, Montmellian, s’était rendue(1), après trente trois jours de tranchée, et plus d’un an de blocus. L’Italie, déchirée depuis longtemps par des rivalités de cour et fatiguée déjà de ses guerres contre la France, murmurait hautement contre le duc de Savoie, qui venait d’engager une nouvelle lutte si promptement funeste. La jeunesse du duc mûrit dans ces épreuves ; et c’est alors que par sa fermeté il se montra le plus grand. Mais la confiance manquait à ses troupes, dont les chefs étaient médiocres. Ce ne sont pas les soldats qui ont le plus souvent manqué à l'Italie, mais bien les généraux.
(1) Le 21 décembre 1692; la garnison n'en sortit que le 22.
L’Angleterre et l’Autriche se cotisèrent pour lui en fournir, La première envoya le duc de Schonberg, la seconde le prince Eugène. Leur arrivée lui valut une armée. Un conseil de guerre eut lieu à Turin pour arrêter un plan d’opérations.
Les Italiens opinaient pour qu’on allât attaquer Catinat à Pignerol (1) ; Eugène était d’avis qu’on portât la guerre en Provence et en Dauphiné. — Il vaut mieux, disait-il, que le pays ennemi souffre que le nôtre. Catinat sera obligé d’évacuer le Piémont pour aller défendre son propre territoire ; et nous ne chan-gérons pas les plaines fertiles du Piémont en un champ de bataille.
(1) Ces détails et les suivants sont tirés en partie de l'Hist. du prince François Eugène de Savoye, généralissime des armées de l'Empereur et de l'Empire. Amsterdam, 1740. ( On la croit d'un nommé Mabillon.- Elle passe pour l'ouvrage le plus complet qui ait été écrit sur ce prince. ) T. I , l . II , p. 151 et suivantes . J'ai aussi consulté les Mémoires de Feuquières ; ceux de M. D. F. L. touchant ce qui s'est passé en Italie, entre Victor- Amédée II et le roi T. C... Aix-la- Chapelle 1697. Les journaux et les brochures du temps etc. Mais ce que je présente ici sous forme de dialogue n'est que le résumé des opinions émises en différentes conférences au sujet des Vaudois. etc.
— Mais, objectait-on, la traversée des Alpes est pleine de difficultés ; les principaux passages sont gardés ; Sestières, Sézane, le col de Tende, sont au pouvoir des ennemis.
— Il nous reste les vallées vaudoises. Leurs habitants connaissent mieux que les Français tous les détours de nos montagnes. Ils pourront nous guider par des chemins d’autant plus sûrs qu’ils sont moins fréquentés.
— Est-il prudent de se fier à un peuple que nous combattions hier ; et de remettre pour ainsi dire les destinées du royaume entre des mains naguère proscrites et encore irritées?
— Nous marcherons avec des forces assez imposantes pour les contenir dans le devoir; d’ailleurs, c’est de la France que les Vaudois ont surtout à se plaindre ; rassurez-les sur leur avenir, et ils nous serviront avec d’autant plus d'ardeur qu’ils seront ainsi plus redoutables à l’ennemi commun.
— Mais si la France, à son tour, offre de les protéger?
— Elle ne le peut sans manquer à sa politique, et tôt ou tard ils seraient sacrifiés. Leur souverain légitime a seul des droits à leur fidélité ; et ils n’y manqueront pas si on leur rend une patrie, car alors ils auront intérêt à la défendre, et se rattacheront ainsi à notre cause par l’intérêt et la reconnaissance.
Cet avis ayant été adopté, Victor-Amédée, déjà sollicité par la Grande-Bretagne, rendit, sur la fin de juin 1692, un premier décret de réhabilitation dont voici les principales dispositions.
« Les preuves distinctes de fidélité et les évidentes marques de zèle pour notre service, qui nous ont été données, et que continuent de nous donner tous les jours nos sujets religionnaires des vallées de Lusérac, etc... nous ayant déjà invité à les recevoir de nouveau sous notre protection : nous croyons, par dignes égards, ne devoir pas différer davantage de rendre manifeste leur entier rétablissement dans notre bonne grâce, pour les exciter d’autant plus à la mériter.
« C’est pourquoi, par ces présentes, que nous voulons avoir force d’édit.....et sur l’avis de notre conseil, nous faisons auxdits religionnaires ample grâce et entière rémission de tous les crimes dont ils avaient été taxés (1).....tant en général qu’en particulier..... même de lèse-majesté divine et humaine.....et de toutes les peines déclarées ou encourues à cause d’iceux... révoquant et annulant à cet effet les susdits édits (2) et leur entérination.....en sorte qu’à l’avenir ils resteront sans aucune force et effet, comme s’ils n’avaient jamais été faits ; ordonnant que tous ceux desdits religionnaires qui se trouveraient encore détenus soient élargis immédiatement, et que les fils et prétexte à ses rigueurs récentes, en rappelant les inculpations dont les Vaudois avaient été l’objet antérieurement; comme si la justice ne devait pas toujours parler avant la grâce. Il n’en fut pas moins pour cela l’objet des répréhensions du Saint-Siège (3).
(1) Mais non convaincus. Il ne s'agit du reste que de contraventions aux édits cités plus bas.
(2) Ceux du 31 janvier et du 9 avril 1686.
(3) Voir les préliminaires de l'édit du saint-office daté du 19 d’août 1694.
Assuré toutefois de s’être ainsi rattaché les intrépides montagnards des Alpes vaudoises, il ne songea plus qu’à profiter de leur valeur.
Toutes les dispositions furent prises pour réaliser, avec leur concours, une invasion en Dauphiné.
Afin d’éloigner Catinat de Pignerol, où il pouvait fermer aux troupes du duc de Savoie l’entrée des vallées vaudoises, ce prince dirigea une fausse attaque du côté de Suze, comme s’il avait l’intention de forcer la vallée de la Doire.
Le général français tomba dans le piège qui lui était tendu, et abandonnant aussitôt Pignerol, il se porta du côté où la menace était visible. Les alliés en profitèrent pour forcer immédiatement Pérouse et Briquèras. C’était le prince Eugène qui dirigeait l’avant-garde. Victor-Amédée, ayant sous ses ordres le général Caprara, commandait le corps d’armée principal, où le comte les enfants desdits religionnaires de quelque âge et en quelque lieu qu’ils se puissent trouver de nos Etats, soient laissés en pleine liberté de retourner chez leurs parents, auxdites vallées, et d’y faire profession de leur religion, et que pour cet effet ils soient rendus sans payement d’aucuns dépens : remettant et voulant que lesdits religionnaires soient maintenus, avec leurs enfants et postérité, dans la possession de tous et chacun de leurs anciens droits, édits, coutumes, usages et privilèges (1). »
(1) Cet édit très peu connu, et qu'a fait oublier celui du 23 mai 1694, se trouve rapporté dans les Lettres historiques, contenant tout ce qui se passe de plus important en Europe, etc... T. II, p. 32.
Il ordonne ensuite à tous les détenteurs des biens meubles ou immeubles des Vaudois de les rendre, sans en rien retenir sous quelque prétexte que ce soit. Il statue que les Vaudois ne pourront plus désormais être recherchés ni inquiétés pour cause de religion, les laissant libres de revenir au protestantisme lors même qu’ils l’eussent abjuré. Il autorise enfin tous les religionnaires étrangers à venir s’établir dans les vallées vaudoises, pourvu qu’ils lui jurent fidélité.
Malgré ses bonnes dispositions, Victor-Amédée ressentait encore, dans cet édit, le besoin de donner un de Las Torres, général des troupes espagnoles, et le marquis de Leganez commandaient les troupes milanaises.
Le prince de Commercy et le marquis de Parelles dirigeaient l’arrière-garde, composée de régiments savoyards, impériaux et italiens.
Ces trois corps d’invasion marchaient à une certaine distance l’un de l’autre, sous la direction de guides expérimentés fournis par les Vallées. L’avant-garde pénétra dans la vallée de Pragela; une partie du corps principal la suivit sous les ordres de Victor-Amédée ; l’autre partie, commandée par le duc de Schonberg, entra dans la vallée de Luserne. Le marquis de Parelles s’engagea dans celle de Barcelonnette, et celle de Saint-Martin fut envahie par le marquis de Leganez.
Arrivées à Bobi, les troupes confiées à Schonberg firent deux divisions, dont l’une remonta la vallée du Pelis et dont l’autre franchit le col Julian, pour se joindre aux troupes du marquis de Parelles venant par la vallée latérale de Saint-Martin. Ces deux détachements ayant fait leur jonction à Pral, devaient traverser le col d’Abries pendant que la première division traversait le col Lacroix.
Mais déjà le prince Eugène avait franchi le mont
Genèvre et s’était emparé de Briançon. Il incendia cette place et descendit, par la vallée de la Durance, vers Mont-Dauphin qui alors n’était pas fortifié. La ville de Guillestre seule le retint quelques jours; elle était entourée de murailles flanquées de tours mais dénuées de fossés.
Le colonel de Chalandren y commandait une garnison composée de six cents hommes de milice dauphinoise et de deux cents Irlandais. Ayant refusé de se rendre, on assiégea la place qui résista d’abord avec avantage; mais le prince Eugène fit venir du canon et en trois jours il l’eut emportée.
Ses troupes se joignirent alors à celles de Victor-Amédée et du prince de Commercy pour traverser la Durance à Saint-Clément, afin de pouvoir se porter toutes ensemble sur Embrun.
Pendant ce temps le duc de Schonberg, qui avait remonté la vallée de Luserne et traversé le col Lacroix, s'était emparé de tous les villages de la vallée du Guill, jusqu’au Château-Queyras ; mais cette dernière place lui résista. Elle est bâtie sur un rocher isolé, qui s'élève en pain de sucre dans une des parties les plus étroites de la vallée, et qui en commande avantageusement le passage.
Le duc de Schonberg ne pouvait s’en emparer qu’avec de l’artillerie ; il en fit demander à Victor-Amédée qui était déjà sous les murs d’Embrun et qui lui ordonna de venir le rejoindre par la vallée de la Durance. Le château Queyras ne fut donc pas pris. Schonberg rejoignit le duc de Savoie devant l’antique capitale de la Caturigie (1), où tout le gros de l’armée assaillante se trouvait déjà depuis quatre jours.
(1) La Caturigie s'étendait depuis Briançon jusqu'à Nice. Embrun en était la ville la plus importante ; Néron avait accordé aux babitants de cette ville le droit de latinité ; Galba leur accorda aussi quelques priviléges. Il existe un poëme héroï-comique peu connu, intitulé , l'Embrunade , sur des démêlés survenus entre les jésuites et les jansénistes ; démêlés aux- quels l'évêque de cette ville avait pris part. En 1692, avant l'arrivée des troupes de Victor-Amédée, l'évêqne d'Embrun conduisit son chapitre à Grenoble pour l'y mettre en sûreté , et revint ensuite dans sa métropole assiégée, pour y veiller sur son troupeau.
La ville d’Embrun, munie de remparts et de fossés, occupe un plateau de rochers, fort escarpés du côté de la vallée, où s’étalent de magnifiques prairies arrosées par la Durance ; mais elle est dominée par la montagne à laquelle sa plateforme est adossée, et c’est sur cette montagne que le prince Eugène prit d’abord position.
Le marquis de Larrey, déjà défait par les Vaudois au combat de Salabertrans, commandait dans la place.
Victor-Amédée le somma de se rendre.—Je tiens trop à l’estime de Votre Altesse pour le faire ! répondit-il avec une noblesse courageuse et polie, digne des temps chevaleresques; et, malgré l’infériorité de ses forces (1), il commença le feu.
(1) Il avait 25,000 hommes d'infanterie, 200 dragons et quelques milices.
Il fallut assiéger Embrun avec toutes les lenteurs d’un blocus.
La tranchée fut ouverte le 6 août. Le marquis de Larrey fit plusieurs sorties très vives et tua beaucoup de monde aux ennemis (2) ; mais enfin la grosse artillerie battit en brèche ses murailles (3) ; alors il demanda à capituler (4), et on lui accorda de sortir de la place avec les honneurs de la guerre (5). Le duc de Savoie gagna à cette affaire dix-huit à vingt pièces de canon, soixante mille livres en or et beaucoup de provisions. Il leva en outre une forte contribution sur les habitants de la ville et des alentours.
(2) Dans la nuit du 8 au 9, il tua 50 hommes à Victor-Amédée ; dans la nuit du 10 au 11 périt le comte de Lugiasco, neveu du marquis de Parelles, et fut blessé le général de Torres. Dans la nuit du 13 au 14, il fit trois autres sorties et tua ou blessa plus de 150 hommes.
(3) Du 13 au 15.
(4) Le 16.
(5) La garnison devait être conduite à Grenoble et ne pas reprendre du service de trois semaines. — Les prisonniers devaient être rendus de part et d'autre. — Les biens ecclésiastiques seraient respectés du vainqueur, mais tout ce qui appartenait au roi de France serait livré au duc de Savoie.
Son armée se mit ensuite en marche vers Gap. Le prince Eugène, qui commandait à l’avant-garde, ne se fut pas plutôt présenté devant cette ville, dépourvue de tout moyen de résistance, que les magistrats vinrent lui en remettre les clefs.
Les uns disent que tout le Gapençois fut mis à contribution depuis Sisteron jusqu’à Die; d’autres, qu’il fut ravagé et pillé jusqu’à Sisteron. Il est certain que de très grands désordres eurent lieu ; les couvents, les églises, les établissements publics et peut-être bien des demeures particulières furent dépouillées de leurs objets précieux. On voyait des soldats, dans les loisirs du camp, mettre vingt louis sur une carte, avec l’insouciance des pillards. Ces dévastations étaient en représailles de celles que l’armée française avait corn-mises dans le Palatinat.
Catinat cependant, un moment confondu par la hardiesse de la manœuvre des assaillants, et par la honte d’en avoir été dupe, envoya le marquis de Liancourt avec dix bataillons près de Grenoble, pour garantir cette ville de l’invasion des alliés. La Provence et le Dauphiné étaient dans des transes continuelles.
Ces craintes s’augmentaient, et se répandaient avec une rapidité proportionnée à celle des succès de l’ennemi. L’épouvante s’était propagée jusqu’à Lyon et à Valence. La consternation régnait à Grenoble; on levait précipitamment le ban et l’arrière-ban de toutes les milices de la province.
Mais au moment où l’armée assaillante se préparait à marcher sur Grenoble, le duc de Savoie fut atteint de la petite vérole à Gap. Il se fit porter en litière à Embrun. Sa femme vint l’y trouver. Il fit son testament. Ses projets furent paralysés. On répandit plusieurs fois le bruit de sa mort. Les ministres vaudois, qui alors prêchaient publiquement à Gap et à Embrun, priaient pour sa conservation. Peu à peu sa santé se rétablit. Du 15 au 18 de septembre 1792, toutes les troupes alliées avaient repassé les Alpes, laissant seulement une garnison à Barcelonnette. Mais toutes les entreprises guerrières furent ajournées à l’année suivante. Les Vaudois seuls se distinguèrent encore dans le mois de décembre, par une victoire remportée sur un détachement français, dans les plaines de Saint-Segont.
Le duc de Schonberg était reparti pour l'Angleterre; le prince de Commercy et le comte de Montécuculi reprenaient la route de Vienne. Eugène allait les suivre; tout semblait se calmer. Catinat lui-même avait abandonné le Piémont pour se rendre à Paris.
Il revint en Piémont au commencement de l’année 1693. Désireux de se venger de l’échec qu’il avait subi l’année précédente, il ne donnait pour cause à son irritation que les ravages commis en Dauphiné. Il promit même aux volontaires de cette province qui voudraient se ranger sous ses ordres, le pillage de toutes les villes du Piémont dont il pouvait s’emparer, et en particulier celui des vallées vaudoises. Pauvres vallées ! il ne devait pas s’y trouver un bien riche butin.
Dès la fin de janvier, le comte de Tessé, gouverneur de Pignerol, dirigea une expédition de fourrageurs du côté de Saluces, et Victor-Amédée porta ses troupes vers la cité d'Aoste.
Le mois suivant eut lieu à Turin l’exécution de deux traîtres, convaincus de haute trahison pour avoir voulu introduire les Français dans la ville de Coni. On prétend même qu’ils avaient contribué à la prise de Carmagnole.
Mais bientôt le bruit d’une trêve particulière entre Victor-Amédée et Louis XIV se répandit dans le monde politique. Cependant les troupes de ces deux souverains se rapprochaient toujours. Le marquis de Parelles vint occuper les passages de la vallée de Luserne et de celle de Pragela. Repoussé de cette dernière, il se replie sur Angrogne, et les troupes françaises entrent à Pignerol.
Le duc de Schonberg est rappelé. Il prend position du côté de Giavenna. Le prince Eugène revient aussi, et de concert avec le marquis de Leganez, il repousse Catinat jusques à Fenestrelle, en s’emparant du fort de la Pérouse. Mais Pignerol tenait toujours. On écrit de Briançon, à la date du 15 juillet 1693 : " Notre armée souffre beaucoup des courses que les Vaudois font sur nos convois. Depuis deux jours, ils nous ont encore enlevé cent vingt mulets, chargés de vivres et de munitions (1). "
(1) Mercure historique , nº d'août 1693, p. 132.
La ville de Pignerol fut enfin assaillie. Menacée d’un bombardement, elle offrit à Victor-Amédée une somme de quarante mille pistoles, pour se soustraire à celte calamité ; mais il rejeta ces propositions et accorda seulement aux dames et aux moines des sauf-conduits pour se retirer ailleurs. Puis il fit rompre les chemins et dévaster les campagnes aux alentours de cette place. Elle fut bombardée depuis le 25 septembre jusqu’au 1er octobre.
Mais Catinat arrivait pour la dégager. Parvenu, le 3 octobre, dans les plaines de Marseille, il offre immédiatement la partie au duc de Savoie. Le duc accepte la bataille et trouve la défaite. Son armée est taillée en pièces. Il perdit près de huit mille hommes, trente-quatre canons et cent dix étendards. S’étendant alors dans toute la plaine du Piémont, Catinat la livra au pillage et à l’incendie jusque sous les murs de Turin. La désolation qui régnait dans ce malheureux pays ne saurait se décrire. Victor-Amédée, vaincu, fugitif, chassé de ses Etats, se trouvait dans une position de plus en plus critique. Heureusement Louis XIV avait besoin de ses troupes contre la Hollande, l’Espagne et l’Angleterre. Il les rappela, du Piémont au commencement de 1694, et elles eurent beaucoup à souffrir pour traverser les Alpes au milieu de l’hiver. Les Vaudois, familiarisés avec les neiges, leur firent alors un mal considérable. La cavalerie française, surprise par eux dans les montagnes du Malanage, fut en partie détruite. De trente-six compagnies il ne resta que deux cent-cinquante hommes. « Le maréchal de Catinat, dit une lettre de l’époque, avait si grand peur des embuscades des Vaudois, qu’il leur envoya un trompette pour leur dire que, s’ils voulaient ne pas l’incommoder sur sa route, de son côté il ne leur ferait aucun mal. Les Vaudois répondirent qu’ils n’avaient pas l’intention de s’opposer à l’armée française, mais que, pour sa traversée, il lui en coûterait bien la moitié de son bagage, et ils ont tenu parole (1). "
(1) Lettres historiques, t . V, p. 135
Catinat revint cependant à Pignerol au commencement du printemps, car Victor-Amédée avait obtenu du parlement britannique des subsides considérables (2), pour soutenir la guerre contre la France.
(2) 5000090 livres sterling.
Il avait fait fortifier Coni, était allé à Milan (3), puis, revenu à Turin (4), il renouvela ses armements avec l’aide de l’Espagne et de l’Autriche.
(3) De janvier à mars 1694,
(4) Il y arriva le 24 février et courut risque d’y périr dam une incendie.
Alors, sans doute afin de récompenser les Vaudois du zèle qu’ils avaient montré pour son service, et pour encourager leur fidélité, il réitéra, par un nouvel édit (5), les promesses qu’il leur avait faites et l’assurance de leur réintégration dans leurs vallées (1). Aussi continuèrent-ils de lui donner les preuves les plus éclatantes de leur valeur et de leur dévouement. Au mois de juin, ils enlevèrent un convoi de cinquante mulets, qui se rendait à Pignerol; et, poursuivis par M. de Larrey, il s’en fallut de peu qu’ils ne s’emparassent de lui.
(5) Le 8 de mars.
(1) Du 23 mai 1694, entériné le 25__Voir pour les dispositions de cet édit et pour les débats auxquels il donna lieu, le chapitre suivant.
Ceux d’entre les Vaudois qui se distinguèrent particulièrement dans la conduite de ces coups de main, furent les capitaines Imbert, Gudin, Peyrot, Châtillon, Bernardin, Jahier, Odier, Combe et Caffarel.
Les Vaudois, disait-on, sont les seuls qui fassent parler d’eux dans ces quartiers. Les hostilités ayant été reprises, ils remportaient chaque jour un nouvel avantage. En juillet, ils enlevèrent encore cent cinquante mulets, qui se rendaient de Suze à Pignerol, et à cette occasion ils firent présenter au duc de Savoie les quatre plus belles montures qui se trouvaient dans le convoi (2).
(2) Lettres historiques, no d'août, p. 138.
Les choses semblaient néanmoins se disposer pour une bataille décisive. Au mois d'août les troupes espagnoles quittèrent Villefranche et vinrent établir leur quartier général à Saint-Segont. Celles de Victor-Amédée campèrent à Bubiane, ayant leur droite vers Montbrun, et leur gauche vers Briquéras. En même temps une nouvelle armée, conduite par le duc de Vendôme, s’avançait de France sur le Piémont, par la vallée de Barcelonnette, par Nice et par Antibes.
Quant aux Vaudois, ils continuaient toujours leurs victorieuses incursions.
Dans la nuit du 11 au 12 d’août, ils se réunirent au nombre de 1,200, et attaquèrent trois bataillons français, proche de Pignerol. Ils ne purent les forcer dans leurs retranchements; mais feignant de prendre la fuite, ils se retirèrent sur les hauteurs et se firent poursuivre. L’ennemi sort du camp afin de les atteindre. Alors ils se retournent soudain contre lui, et l'attaquent avec tant d’impétuosité qu’ils lui tuent des compagnies entières, avant qu’il ait eu le temps de se reconnaître ; le reste prend la fuite en jetant armes et bagages.
« Les Vaudois s’en emparèrent et firent un butin considérable. Ils gagnèrent à cette affaire plus de vingt mille livres en argent comptant qui était destiné à la solde des troupes ; ils prirent trois cents chevaux ou mulets ; les habits neufs d’un régiment tout entier ; l’équipage de tous les officiers, parmi lequel ils trouvèrent des services entiers de vaisselle d’argent ; plusieurs habits très riches et des armes de luxe. Enfin, leur butin fut évalué à plus de cent mille livres (1)».
(1) Lettres historiques, no de septembre, p. 262.
Encouragés par ce succès, ils portèrent leurs armes dans les Etats même du roi de France, et envahirent plusieurs villages du Dauphiné. La garnison de Pignerol résolut d’en tirer vengeance. Leur camp volant s’était établi proche de Saint-Germain. Quatre détachements s’avancèrent par des voies différentes, afin de le surprendre. Le premier de ces détachements les attaqua de front, pendant qu’un autre traversait le Cluson au Pomaret pour les prendre de flanc; pendant ce temps, un troisième détachement remontait la rive droite de la rivière pour les atteindre de revers ; et les huit cents hommes, qui composaient le quatrième, gravissaient la montagne des Cerisiers, afin de les attaquer par derrière. Ces mouvements paraissaient si habilements combinés qu’il semblait qu’aucun des montagnards ne dût échapper. Mais leur garde avancée soutint à elle seule le choc des premiers assaillants ; et leur corps principal, faisant face des trois autres côtés, repoussa de toutes parts les ennemis, qui ne purent se retirer qu’avec de grandes pertes. Le lendemain, les Vaudois, revenant sur les terres de France, s’emparèrent d’Abriès, dans la vallée du Queyras, puis d’Aiguilles et des hameaux environnants. Tournant ensuite le château Queyras, dont ils ne pouvaient se rendre maîtres, faute d’artillerie, ils franchirent les montagnes qui les séparaient de la vallée d’Arvieux , emportèrent d’assaut des retranchements établis au pied du mont Isoard, ou Isoire, y firent trente-six prisonniers et beaucoup de butin. Comme ils offraient la vie à l’officier qui commandait ce poste : — Qu’en ferais-je? répondit ce brave ; sans l’honneur elle ne m’est rien ! Et il préféra mourir plutôt que de se rendre.
D’autres détachements furent encore forcés ; après quoi, traversant la montagne, ils descendirent à Servières, et pénétrèrent jusques au Villar, situé près de Briançon. Ils se saisirent également de ce poste qui n’était gardé que par soixante dragons, et y brûlèrent vingt-cinq mille quintaux de fourrage qu’on y avait amasse. Tout le pays fut consterné jusques à Embrun ; mais les vainqueurs, ne voulant pas compromettre leurs succès par une audace téméraire, se retirèrent avec leur butin en emmenant une centaine de prisonniers.
Beaucoup d’autres expéditions du même genre eurent encore lieu avec un pareil avantage (1), tantôt dans la vallée de la Pérouse, tantôt dans celle de Pragela, tantôt dans celle du Queyras. Mais sans prolonger le récit de ces faits de détail, qui ont peu de rapport avec le caractère essentiel des Vaudois, voyons rapidement de quelle manière se termina la lutte à laquelle ils avaient pris une part si glorieuse.
(1) Voy. Mercure historique et politique, t . XVIII, p. 132, 254, 365 ; t. XIX, p. 146. Lettres historiques du t. V au t . X, etc.
Victor-Amédée, sollicité à la paix par le pape et les princes d’Italie, ainsi que par le duc d’Orléans et par le comte de Tessé, qui lui faisaient entrevoir de favorables dispositions du côté de la France, fut enfin détaché de la ligue qui s’était formée contre cette puissance.
Le 4 de juillet 1696 (2), il conclut avec elle un traité de paix particulier, par lequel toutes ses places lui étaient rendues. Un des articles du traité fut le mariage de Marie-Adélaïde, sa fille aînée, avec le duc de Bourgogne. C’était la quinzième alliance directe que la maison de Savoie contractait avec celle de France. La princesse piémontaise fut reçue par Louis XIV, qui était venu à sa rencontre jusques à Montargis (1), et Victor-Amédée fut reçu par Catinat, en qualité de généralissime des armées françaises. Peu de semaines auparavant, il était le généralissime des armées de la coalition opposée à la France.
(2) L'art de vérifier les notes, à l’article de Victor-Amédée II, place la signature de ce traité au 30 août ; mais il ne fut publié que le 10 de septembre.
(1) Le 5 de novembre 1696· Comme elle était fort jeune, son mariage n’eut lieu que le 7 décembre 1697
Jamais prince ne s’était vu dans la même campagne à la tête de deux armées ennemies, en qualité de général en chef. Cette circonstance fait plus d’honneur au savoir-faire de ce prince qu’à sa fidélité.
La ville de Pignerol et la vallée de Pérouse, qui depuis soixante-huit ans appartenaient à la France, rentrèrent alors sous la domination piémontaise. Les forteresses de Pignerol furent rasées, mais ses habitants furent autorisés à l’enclore d’une muraille.
Nous allons maintenant reprendre la série des événements qui suivirent la promulgation de l’édit par lequel les Vaudois étaient officiellement rétablis dans leurs vallées ; et nous verrons ensuite de quelle manière se réorganisa leur Eglise, depuis si longtemps persécutée, et que si récemment on avait crue anéantie.
CONTRE LE RÉTABLISSEMENT DES VAUDOIS ;
FERMETÉ DE VICTOR-AMÉDÉE II; RÉORGANISATION DE L’ÉGLISE VAUDOISE, ET NOUVEL ÉDIT d’expulsion rendu en 1698.
SOURCES ET AUTORITÉS. - - Une partie des sources précédentes. - -- Mercure historique. - Lettres historiques et politiques. · Archives de la cour de Turin. Raconto historico dell' ultima guerra, tra Francesi e collegati in Piemonte, Delphinato e stato di Milano , per Giuseppe Reyna. - Monastier , chap. XXVI. ' Jones, Hist. de l'Eglise chrétienne ... T. VIII ( en anglais). —Baird, Hist. du protestantisme en Italie... T. III ( en anglais) . Mémoires de M. D. F. L. touchant ce qui s'est passé en Italie, entre VictorAmédée II, duc de Savoie, et le roi T. C. (Très chrétien : Louis XIV) , avec le détail, etc... Aix-la - Chapelle 1697 -Botta, Hist . d'Italie . · Cantu, Histoire universelle (tous deux en Italien) . — Archives de la Table vaudoise. Actes synodaux des Vallées. Registres de la vén. comp. des P.P. de Genève.
Le décret du 23 mai 1694 renfermait les déclarations suivantes (1) :
(1) Il est trop long pour être reproduit en entier. Je n’en cite que les principales dispositions. Il a été publié par Duboin, et par M. Hann, p. 723.
1° C’est sur les instigations pressantes d’une puissance étrangère qu’ont été rendus, par le duc de Savoie, les édits de 1686 contre ses fidèles sujets des vallées vaudoises.
2° Ces édits sont révoqués.
3° Le duc reçoit en grâce ses fidèles sujets, à raison de leur zèle pour son service ainsi que des instantes sollicitations de Sa Majesté Britannique et des Etats Généraux de Hollande. Amnistie pleine et entière est accordée aux Vaudois pour tout ce qui s’est passé depuis 1686.
4° Ils sont rétablis dans leurs vallées, comme ils y étaient auparavant. Les enfants enlevés seront rendus (1), les prisonniers seront relâchés, les relaps ne seront pas poursuivis, les protestants étrangers pourront s’établir dans les Vallées.
(1) Cette clause fut souvent éludée; car les ravisseurs faisaient passer ces enfants de mains en mains, jusqu’à ce qu’on en eût perdu les traces. D'autrefois, après les avoir rendus, on les enlevait de nouveau. Quelquefois même, en refusa nettement de les rendre, ou l’on répondit qu’ils n’existaient plus.
5° Les Français réfugiés pour cause de religion n’auront droit à jouir de ces privilèges que pendant le cours de la présente guerre, hormis ceux qui n’auront pas été rétablis dans leur patrie. — Les habitants des vallées de Pérouse et de Pragela en jouiront encore pendant dix ans après la cessation de la guerre (1).
(1) Ce n'était qu'ajourner de nouvelles rigueurs. C'était déjà les faire pressentir.
Un pompeux étalage des mots de privilèges, de liberté, de prérogatives, prodigués aux Vaudois dans cette pièce, dissimulait habilement ces cruelles réserves d’une tyrannie qui n’avait rien cédé. Et pourtant, n’avaient-ils pas le droit de demander pour leur tranquillité future plus de garanties qu’ils n’en avaient auparavant, ces malheureux vaudois qui avaient tant souffert et qui venaient de déployer tant de courage ?
Ils reçurent néanmoins avec reconnaissance ce qu’on leur accordait. Des quatre cent vingt-quatre familles qui avaient embrassé le catholicisme en 1686, il y en eut quatre cent vingt-une qui revinrent au culte évangélique.
« Le Pape, écrivait-on de Rome (2), a été fort irrité de cela. On dit qu’il a donné ordre à son nonce à Turin de protester contre cet édit et de se retirer ensuite. L’envoyé du duc de Savoie à Rome a aussi été prié de retourner à Turin. »
(2) Lettres historiques, no de septembre 1694, p. 246.
La France, qui ne négligeait rien pour susciter de nouveaux ennemis à Victor-Amédée, augmentait autant que possible l’irritation du saint-siège contre lui. Elle y avait déjà travaillé en 1692 lors du premier édit de repatriation accordé aux Vaudois. Le duc de Chaulnes et le cardinal de Bouillon, plus tard aussi le cardinal Caffanalta, présentaient ce rétablissement des Vaudois comme étant un coup funeste à l'Eglise et un outrage à son autorité. Innocent XII cependant était loin de marquer par son intolérance. Il avait même accordé une liberté absolue de conscience aux habitants d’une ville située aux portes de Rome, Civita-Vecchia, afin d’attirer plus de commerce dans ce port de mer. Il semblait donc qu’il n’eût pas dû se formaliser de ce que la même liberté était rendue à ceux qui en avaient toujours joui. Mais les hommes se conduisent souvent, moins par leurs convictions que par leur intérêt. Innocent XII dénonça l’édit du 23 mai 1694 à la chambre du saint-office, en la chargeant de l'examiner. C’était lui en demander la condamnation. Le tribunal de l’inquisition s’assembla le 19 d’août en présence du pape lui-même. Voici un extrait du décret qu’il rendit à cette occasion :
« Notre très-saint père, Innocent XII, ayant appris, par le rapport de quelques personnes pieuses, qu’il était à craindre que le sérénissime seigneur Victor-Amédée II, duc de Savoie, incité par les continuelles et importunes suggestions des Etats et princes hérétiques, n’en vint enfin à abroger les lois, si dignes de louanges, qu’il avait faites en faveur de la religion catholique et contre ses sujets hérétiques des vallées de Luserne... etc.
« Sa Sainteté, dans un péril si évident de la foi orthodoxe, en fit aussitôt ses admonitions paternelles au sérénissime duc, après en avoir parlé plusieurs fois au résident de Savoie, et ensuite par ses lettres apostoliques au nonce et à l’inquisiteur de Turin. Ces avertissements paternels ne furent pas sans effet pendant quelques temps. Mais peu de mois après, l’avis étant venu que la fermeté du duc se laissait ébranler... Sa Sainteté mit tout en œuvre pour le porter à rejeter tout accommodement avec les hérétiques, vu qu’un tel accord serait à l’offense de Dieu, au scandale de tous les fidèles, à la subversion des peuples voisins, etc...
« Cependant, par un édit du 23 mai 1694, ce même duc a non-seulement abrogé les lois ci-dessus, mais, ce qui ne se peut dire sans larmes, il a expressément permis que les enfants hérétiques (qui avaient été enlevés), fussent rendus à leurs parents avec l’évidente damnation de leurs âmes, etc...
« C’est pourquoi Sa Sainteté, par le zèle de la maison de Dieu et par le devoir de la charge pastorale qui lui a été commise d’en haut... a cassé, annulé, invalidé et reprouvé... l’édit ci-dessus mentionné et toutes les choses qu’il contient, comme étant énormes, impies, détestables, etc... Ordonnant que cet édit... soit réputé comme non fait et non advenu... et enjoignant aux archevêques, évêques, inquisiteurs, etc. d’agir comme par le passé contre les hérétiques, sans égard pour cet acte... qui est déclaré abrogé en vertu du présent décret (1). »
(1) Ce décret se trouve dans Borelli. Je n’ai pu le donner en entier.
Des débats secondaires avaient précédé cette décision (2), qui fut suivie de nouveaux débats (3).
(2) Les archives de Turin renferment beaucoup de pièces sur ce sujet. Voici l'indication de quelques-unes de celles qui sont antérieures au décret de l’inquisition. Scrittura del Archivesc . e del Padre Inquisitore di Torino concernente la famigliarità e il commercio de catholici con quelli della religione, etc...- Scrittura del S. Conte Peyrani, contro quella di Monsignor Arcivescovo e del Padre Inquisitore etc... Parere d'un Teologo di Roma, circa l'editto de S. A. R. a favore de Valdesi. Scrittura da mandar a Roma toccante le valli di Lucerna etc...
(3) Les pièces qui suivirent sont trop nombreuses pour être citées. Elles consistent surtout en dépêches du Résident de Savoie à Rome, Marcello di Gubernatis, dans lesquelles il rend compte à Victor- Amédée des démarches qu'il a faites auprès du pape et des cardinaux. On trouve ensuite des dissertations de juristes et de théologiens piémontais sur la valeur du décret pontifical ( quelques- unes de ces dissertations forment d'épais manuscrits in-folio) . Il y a, en outre, des pièces détachées : Progetto di lettera all' Inquisitione ; et entre autres une lettre qui est tout entière de la main de Victor- Amédée et qui est adressée à l'archevêque de Turin. L'enveloppe qui la renferme porte pour suscription : Minuta di lettera di S. A. R. all' Arcivescovo di Torino, in occasione d'una scrittura publicata in Torino, contro gl' eretici , etc. ( Archives d'Etat, Turin. ) -
L’Europe attentive était dans une grande impatience de savoir à laquelle des deux puissances resterait la victoire. Le duc de Savoie, d’abord interdit par le décret de l’inquisition, sentit pourtant se réveiller en lui la dignité du souverain. « Il a cru qu’en sembla-blés occasions, dit un contemporain, il n’y a que la fermeté qui puisse réussir, et que la cour de Rome ne manquerait pas de l’accabler pour peu qu’il témoignât de la craindre (1). »
(1) Lettres historiques , no d'octobre 1694, p. 367.
Aussi ordonna-t-il au sénat de Turin d’examiner le décret du saint-office. Le procureur général Rocca demanda que cet acte fût déclaré mal fondé, et que l’édit de rétablissement des Vaudois fût maintenu, plus encore comme acte de justice que comme une grâce (2). L’avocat général Fréchignone appuya ces conclusions, et le sénat rendit, le 2 de septembre 1694, un décret par lequel il casse et annule celui de l'Inquisition, défend, sous peine de la vie, de l’afficher dans les Etats de Savoie, et confirme dans toutes ses dispositions l’édit du 23 mai en faveur des Vaudois.
(2) Com' un effetto piu de giustizia che de grazia. (Copia di ramostranza del Proc. Gen. Rocca , sulla giustizia dell' arresto a sua istanza dato dal Senato contro il decreto della sagra Congregatione, etc... Archives de Turin. )
L’abbé de Pignerol, disent les journaux du temps, osa seul faire connaître et appuyer le décret inquisitorial, et je ne sache pas que cet ecclésiastique ait été poursuivi. Mais Victor-Amédée sut allier la fermeté à la prudence; car il donna l’ordre à son Résident près la cour de Rome, de communiquer au pape tout ce qu’il avait fait, en lui déclarant qu’aucun souverain en Europe ne souffrirait désormais de la part du saint-siège de pareils abus de pouvoir.
L’Espagne et l’Autriche ayant fait des protestations semblables, le pape parut reconnaître qu’il s’était trompé et ordonna à son Nonce à Turin de ne pas publier le décret contre lequel tant de voix s’élevaient.
Cet incident semblait ainsi devoir être vidé; mais à mesure que la cour de Rome reculait, le duc de Savoie se montrait d’une susceptibilité plus exigeante: il demanda que le tribunal de l’inquisition tout entier fût cassé, pour s’être arrogé une autorité qu'il taxa d’usurpation.
« Vous pouvez bien juger, écrivait-on alors, que ce tribunal, le plus fier et le plus impérieux qui soit au monde, est fort irrité de cela (1). » Mais Victor-Amédée n’avait pris l’offensive que pour mieux assurer sa victoire, et après quelques négociations l’affaire s’arrangea.
(1) Lettres hist. p. 595.
Les Vaudois, pendant ce temps, travaillaient à rétablir leur ancienne organisation. Presque toutes les familles proscrites ou catholisées, étaient rentrées au sein de l'Eglise et de la patrie, Où elles avaient reçu la vie. Les milices vaudoises avaient pris rang dans les troupes réglées de Victor-Amédée.
Les hommes des champs s’occupaient à cultiver leurs terres, à relever leurs toits et leurs autels (2) ; et les directeurs ecclésiastiques de ce petit peuple travaillaient à augmenter leur nombre, ou à y suppléer par leur activité.
(2) « En l'année 1686, tous les temples des Vallées furent renversés jusqu'en leurs fondements. » Mémoire sur l'état présent des Eglises vaudoises (1705) , communiqué par feu M. Appia de Francfort.
Déjà en 1692, avant la publication de l’édit qui les réintégrait dans leur ancienne position, ayant reçu, par un ordre du jour, la promesse de leur prochain rétablissement dans les héritages et les prérogatives de leurs pères, ils avaient tenu un synode, « pour « commencer, disent les actes de cette assemblée, « à rétablir un bon ordre parmi eux, nonobstant les « troubles qui continuaient toujours à les inquiéter (1). »
(1) Actes synodaux des vallées vaudoises. Archives de la Table. Synode des Copiers, 18 d’avril 1692.
Leur premier acte fut d’ordonner une fête religieuse dans toutes les vallées (2), afin de rendre grâces à Dieu de les avoir ramenés dans cet antique sanctuaire de l’Evangile, et un jeûne solennel pour obtenir l’allégement des épreuves auxquelles ils étaient exposés.
(2) Elle eut lieu le 4 de mai.
« En l’année 1692, dit un mémoire du temps (3), il y avait déjà douze Eglises dans les Vallées ; mais elles étaient dans l’impuissance de faire subsister leurs pasteurs. La reine Marie (4), d’éternelle et bienfaisante mémoire, ayant eu connaissance de cette misère, leur fit sentir les effets de sa charité, en établissant douze pensions de cent écus chacune, pour chaque pasteur, et de cinquante écus d’Angleterre pour chaque maître d’école. »
(3) Communiqué par M. Appia. — Se retrouve en substance dans les registres de la vén. compagnie des pasteurs de Genève.
(4) Fille de Jacques II, femme de Guillaume III, né prince d’Orange. La reine Marie mourut le 7 janvier 1695; son mari, le 19 mars 1702. L’un et l’autre n’ont cessé de témoigner le plus vif intérêt aux Vaudois et la plus constante animadversion à Louis XIV.
Ces subsides s’augmentèrent plus tard avec le nombre des paroisses, et s’élevèrent bientôt à la somme de cinq cent cinquante livres sterling (1), qui était annullement envoyée par lettres de change payables à Turin. Cette somme n’ayant pas figuré sur le budget de la liste civile pendant le règne de Guillaume III (2), il y eut après lui une suspension de payement, qui dura quelques années. Une députation spéciale des Vaudois se rendit à Londres, pour en faire reprendre le cours (3).
(1) 13,865 fr. 50 c. de notre monnaie.
(2) Ce détail est tiré de la préface des registres de l'Eglise de Durmentz (colonie vaudoise en Wurtemberg).
(3) Même source. — Ce fut le pasteur Montoux qui fut envoyé à Londres dans ce but.
Il n’y eut d’abord en 1692 que neuf pasteurs dans les Vallées (4) ; un seul d’entre eux desservait la vallée de Saint-Martin. Leur nombre s’augmenta après que le premier édit de rétablissement eut été rendu (1).
(4) C'étaient : DAVID LÉGER, pasteur à Bobi ; JACQUES JAYER , à Pramol ; HENRI ARNAUD, à Rora et aux vignes de Luserne ; GUILLAUME - MALANOT, à Angrogne ; DUMAS, à Saint-Jean ; GIRAUD, à La Tour ; JAVEL, à Rocheplate ( c'est lui qui avait été à Stendal) ; et MONTOUX (qui avait été prisonnier, d'août 1689 à juillet 1690) , dans la vallée de Saint-Martin.
(1) Au mois de juin 1692, l'ancien pasteur de Rocheplate , nommé BERNARD JAYER, étant revenu aux Vallées, on le rétablit dans sa paroisse ; et JAVEL fut alors adjoint à Montoux , pour évangéliser la vallée de SaintMartin. Peu de jours après arriva encore le ministre PAPON, recommandé par le duc de Schonberg (qui s'était fort intéressé aux Vaudois) et par Vander-Meer , résident de Hollande. On assigna à son ministère les paroisses de Saint-Germain et du Pomaret ; mais au mois de novembre ce pasteur ayant représenté l'impossibilité où il était de desservir convenablement deux localités aussi éloignées l'une de l'autre , on borna son champ de travail à Saint-Germain et à l'Anvers Pinache. Dans le courant de la même année la paroisse de Ville-Sèche, d'où la famille LÉGER était originaire réclama le ministère de David Léger , qui était alors pasteur à Bobi et qui l'avait autrefois desservie ; on le lui promit pour l'époque où il pourrait aller s'y établir. Dans le même temps la paroisse de Macel reçut un jeune ministre nommé Laurens Bertin, qui venait de terminer ses études. L'année d'après enfin , se présenta M. Cyrus ( hyon , l'ancien collègue d'Arnaud et de Montoux , qui avait dû accompagner les Vaudois dans leur rentrée et qui fut arrêté dès le premier jour. Ayant été détenu à Chambéry jusques en 1691, il entra alors au service du duc de Schonberg comme aumônier d'un de ses régiments. On lui promit, dans les Vallées, la première place qui deviendrait vacante. - Il occupa pendant quelques semaines la paroisse du Pomaret, après quoi on en perd les traces . Peut-être retourna-t-il dans les Grisons où il avait laissé sa famille en 1690. Il était originaire de Crest , en Dauphiné , et sa première Eglise avait été Pont-en-Royans , sur les bords de l'Isère . Quelle carrière aventureuse avaient alors les ministres de l'Eglise persécutée !
Cinq synodes se tinrent dans le courant de cette année (2). Le conseil directeur des affaires de l'Eglise, nommé Table vaudoise, fut alors établi de la manière suivante : David LégEr , modérateur; Henri Arnaud, modérateur adjoint, et Guillaume Malanot, secrétaire. Ces officiers ecclésiastiques furent chargés d'écrire aux divers Etats protestants de l’Europe, qui s’étaient intéressés à l’Israël des Alpes, pour les instruire de s nouvelle position, les remercier de leurs bienfaits et leur demander la continuation de cette bienveillance tutélaire, par laquelle seule il pourrait maintenant se relever des ruines domestiques accumulées par six années de malheurs.
(2) Savoir, le 18 avril , le 20 et le 28 juin , le 1er septembre et le 30 novembre. Le lieu de réunion fut toujours aux Copiers, dont le temple était le seul, dit-on, qui fût resté debout en 1686.
La Hollande surtout se montra sensible à cet appel. Elle envoya des subsides pour une école supérieure, et pour le soulagement des plus pressantes infortunes. L’un de ses plus riches citoyens, M. Clignet, à la générosité de qui les Vaudois avaient dû les moyens pécuniaires d’accomplir leur expédition de rentrée, compléta son œuvre en les aidant à se consolider. Les académies de Lausanne, de Bâle et d’Utrecht (1) créèrent des bourses destinées à l’entretien des jeunes étudiants des Vallées qui se voueraient au ministère évangélique dans l’intérêt de leur patrie (2).
(1) Celle d’Utrecht ne dura que douze ans. La première bourse établie à Genève en faveur des étudiants Vaudois ne l’a été qu’en 1725. (Des secours de diverse nature leur avaient été cependant accordés d'une manière assez régulière depuis 1655.) La reine d’Angleterre offrit aussi en 1694 d entretenir à ses frais, dans les académies du royaume, dix étudiants des vallées vaudoises. (Voy. Synode du 6 d’octobre 1694.)
Une des premières décisions du cinquième synode de 1692 fut, selon les expressions mêmes de l’assemblée, « qu’à l’avenir elle entend et veut que tous les « proposants vaudois ne se fassent point examiner, ni « donner l'imposition des mains hors des Vallées, et « sans le consentement et l’avis des pasteurs de l'Eglise vaudoise (1). »
(1) Actes du Synode de novembre 169S. (Archives de la Table.)
Au synode suivant, l’on s’occupa de la discipline même de l'Eglise, « L’assemblée, voyant avec regret « les excès qui se commettent le jour du dimanche, « soit dans les jeux, soit dans les cabarets, exhorte « les fidèles à employer cette journée au service de « Dieu, et charge le consistoire de chaque paroisse « d’y tenir la main (2). »
(2) Même source. — Synode du 15 et 16 septembre 1693.
Les habitudes militaires, la vie errante, l'interruption d’un culte régulier, qui avaient exercé leur influence sur les Vaudois pendant les dernières années, expliquent en partie les abus dont on se plaint ici.
Mais l’assemblé synodale ne borna pas sa sollicitude à des mesures de répression, elle sentit qu’il fallait prévenir et corriger ; « et sur ce qu’il a été représenté qu’il règne une grande ignorance dans le peuple, touchant les mystères de l'Evangile, il a été résolu que l’on ferait des catéchismes sur semaine, et le dimanche au soir, dans lesquels on interrogera les adultes aussi bien que les enfants (1). »
(1) Même source , même Synode. -- Le catéchisme de Drelincourt fut adopté pour servir de manuel dans ces catéchèses.
On s’occupa aussi de l’organisation d’un consistoire particulier, destiné à veiller aux bonnes mœurs, et à l’observation de la discipline dans chacune des paroisses vaudoises.
L’année d’après, on renouvela l’article relatif à la sanctification du dimanche (2), et l’on exhorta les paroisses à contribuer pour la subsistance de leurs pasteurs (3). En même temps les députée de cette Eglise vaudoise, si longtemps agitée et à peine rétablie, se préoccupent de leurs frères malheureux avec une sollicitude toute chrétienne; et on lit dans les actes du premier synode de 1693 : « La compagnie ayant été sensiblement touchée de l’état pitoyable de nos pauvres frères qui sont injustement détenus dans les galères de France, a résolu d’écrire aux cantons évangéliques de la Suisse, pour les supplier d’employer leur crédit auprès du roi en leur faveur. »
(2) Synode du 3 juin 1694.
(3) Synode du 6 octobre 1694. Ces contributions volontaires, qui devenaient ensuite obligatoires, entraînèrent pendant longtemps de très nombreuses difficultés . J'ai passé sous silence la plupart de ces débats pénibles entre le pasteur et sa paroisse, ou certain nombre de ses paroissiens . Voici, pour mémoire, le taux des contributions spontanées, qui furent plus tard attribuées à chaque Eglise des Vallées * . Ces Eglises étaient divisées en grandes et petites , selon leurs ressources. -
Les grandes Eglises de la vallée de Luserne devaient fournir : BOBI, 650 fr. pour le pasteur ( elle en donnait autrefois 700) , et 150 fr . pour le maître d'école **.- VILLAR (ayant quatre annexes) 650 et 180 fr. *** ; - LA TOUR, 600 pour le pasteur et 170 pour le maître d'école. - A Saint-Jean il n'y avait point de pasteur, mais un magister qui recevait 200 fr. — ANGROGNE donnait 600 fr. au pasteur ( elle en donnait autrefois 700) et 160 pour le maitre d'école. - RORA, seule petite Eglise de la vallée de Luserne, ne donnait que 100 fr. au pasteur. La paroisse de Prarusting et de Rocheplate, située entre les deux vallées et considérée comme une grande Eglise , donnait au pasteur 580 fr . et 150 au maître d'école. SAINT-GERMAIN et PRAMOL, placées au nombre des petites Eglises , donnaient : la première, 500 fr. la seconde 460 fr. au pasteur ; l'une et l'autre 50 fr. au maître d'école .
Eglises de la vallée de Saint-Martin. VILLE-SÈCHE , seule grande Eglise, donnant autrefois 600 fr. au pasteur , devait en donner 550, et se trouvait tellement épuisée, que cette contribution même lui était impossible. Elle continua de faire 48 fr. au maître d'école. — POMARET, quoiqu'au nombre des petites Eglises , donnait 500 fr. et 62 fr . MANEILLE ET MACEL, Pral et RODORET, deux autres petites Eglises , donnaient 500 fr. chacune à leur pasteur respectif et 48 fr. au maître d'école . Mais le nombre des instituteurs était trop faible, car un seul par commune ne pouvait suffire ; et cependant il y avait bien des difficultés à vaincre pour obtenir le versement de ces contributions , bien des retards à subir avant de les avoir obtenues. Les pasteurs les moins exigents laissaient s'accumuler des arrérages qu'il devenait ensuite impossible de solder ; et lorsque, pressé par des besoins impérieux, l'un d'eux réclamait le payement de ce qui lui était dû, des débats déplorables avaient lieu entre la paroisse et son pasteur. -Les faits de ce genre abondent dans les Archives. (Les données de cette note se rapportent à toute l'époque qui s'étend de la fin du XVIIe à la fin du XVIIIe siècle .) -
* Lorsque les subsides d'Angleterre furent réduits à 268 livres sterling (6,756 fr. 28 c. de notre monnaie) par suite de la nécessité où l'on fut de partager ces ressources avec les colonies vaudoises fondées en Allemagne, après 1698.
** Il y avait en outre dans cette commune quatre autres maîtres d'école, qui ne donnaient des leçons qu'en hiver et qui recevaient 20 fr.
*** Il y avait aussi quatre régents de quartier , à qui on donnait 16 fr.
On s’occupa ensuite de ceux d’entre les. Vaudois qui se trouvaient encore dans la même position (1). On s’assura les secours d’un médecin (2) et les services d’un régent général (3), qui devint plus tard le directeur de l’école latine. Puis on établit des colloques (4) et des conférences, dans lesquelles les consistoires se rassembleraient « pour la censure des pasteurs et des anciens, suivant l’ancienne coutume (5).»
(1) Synode du 6 octobre 1694.
(2) Au prix d'une tomme de 400 fr. levée sur le total des contributions. Le premier qui remplit cette place fut un nommé Balcet.
(3) Une somme de 300 fr. fut affectée à son traitement et devait être payée proportionnellement par toutes les paroisses.
(4) Synode du 6 octobre 1694.
(5) Synode du 17 juin 1695. Ces conférences avaient lieu avant les fêtes de Piques.
Les particuliers eux-mêmes furent invités à soumettre leurs différents à l’arbitrage de ces corps pour éviter le scandale et les dépenses des procès (6). Enfin, comme il affluait aux Vallées un grand nombre d’étrangers sans aveu, on décida que nul ne serait admis à la participation des sacrements, dans une autre Eglise que la sienne, sans avoir une attestation de son pasteur (1).
(6) En octobre 1694.
(1) Synode du 25 avril 1697.
On voulut aussi recueillir les pièces qui pouvaient servir à écrire l’histoire des derniers événements; mais les personnes qui se chargèrent de ce travail ne l’ont pas accompli (2).
(2) Ce fut d'abord M. Dubourdieu qui offrit volontairement de l’eu charger (Synode du 27 octobre 1693); puis Jean Pastre, qui en fut chargé d'office par le Synode du 25 octobre 1695.
C’est au milieu de ces diverses occupations qu’un nouvel événement vint encore une fois changer la face des vallées vaudoises.
Victor-Amédée étant rentré en possession de celle de Pérouse (3), le Synode lui envoya une députation pour obtenir que ses habitants ne fissent désormais qu’un seul corps ecclésiastique avec leurs coreligionnaires des autres Vallées (4). Le duc répondit d’une manière évasive ; et peu de temps après il défendit au contraire qu’il y eût aucune espèce de rapports religieux entre les uns et les autres. On voyait en outre se manifester les indices d’une rigueur croissante contre le peuple des Vallées. Les rapts d’enfants avaient recommencé sans qu’ils fussent punis. Des contributions extraordinaires étaient demandées aux Vaudois pour des cantonnements de troupes. On alla même jusques à exiger qu’ils payassent les impositions de leurs terres pour tout le temps qu’ils avaient été exilés et que ces terres étaient restées sans culture (1). Leurs habitants, déjà si appauvris, se trouvèrent ainsi grevés d’une somme de trois cent mille francs, dont ils devaient payer les intérêts chaque année (2). « On ne conçoit pas, disait Walkenier qu’ils puissent tenir dans ce pays. A force d’impôts, ils sont obérés au point de se voir forcés d’en partir pour chercher à subsister ailleurs. Ils se verront obligés de vendre leurs biens à vil prix et beaucoup de catholiques romains n’attendent que cela (3).
(3) Par le traité de Turin du 29 août 1686.
(4) Archives du Villar. Cahier Religionarii, fol. 102 et 103.
(1) Dieterici, G. VII.
(2) Mémoire sur l'état des Vallées. - MSC. de 11 bibl. de feu M. Appia.
(3) lettres de Walkenier, résident de Hollande en Suisse, et rapport! cités par Dieterici. G. VU. (Année 1698.) Autres lettres sur le même sujet : Archives de Berne, onglet E. Archives des pasteurs de Genève, vol. O p. 391, 421, etc.
La paix que Victor-Amédée avait conclue en 1696 avec la France. loin d’apporter à ses sujets des Vallées le repos qui eût paru devoir la suivre, leur devenait plus onéreuse que la guerre. La jalousie haineuse et irritante des papistes de leurs alentours, laissait même entrevoir l’espérance d’une nouvelle persécution.
Au printemps de 1698, un jésuite, accompagné de plusieurs moines, était venu visiter en détail les Vallées; puis il avait adressé un rapport au pape; et à la suite de ce rapport le marquis de Spada, était immédiatement parti de Rome, pour se rendre à Turin, où il avait eu une conférence avec le nonce apostolique (1). Louis XIV, dans le même temps, persécutait à outrance les protestants du Dauphiné; et comme le duc de Savoie venait de conclure une alliance de famille avec ce monarque, on pensa que la conférence susdite devait avoir eu pour objet de préparer l’extirpation totale des Vaudois.
(1) Ces détails sont tirés des lettres de Walkenier , citées par Dieteric¡ et d'autres encore inédites.
Ils disaient eux-mêmes dans un mémoire (2) : « Notre condition est si lamentable , qu’elle est tout à fait digne de compassion. On nous donne tous les jours des alarmes en nous disant que nous ne serons pas longtemps par ici, et qu’on a résolu de nous faire sortir du pays. »
(2) Briève description de l'estat pitoyable des Eglises des Vallées sous la domination du duc de Savoie. ( Cité par Dieterici. ) Voy. aussi Lettres historiques, t. XIII, p. 168, etc.
Ces alarmes n’étaient pas dénuées de fondement. Dans le traité de paix, conclu le 18 août 1696 entre la France et le Piémont, se trouvait un article secret (1), qui ne fut pas même publié à la suite du traité de Ryswick (2), mais dont l’esprit se faisait de plus en plus connaître.
(3) C’est le § VII.
(4) 30 septembre et 30 octobre 1697.
Cet article était ainsi conçu : « Son Altesse Royale (Victor-Amédée) fera publier un édit portant défense, sous peine corporelle, aux habitants des vallées de Luserne, connus sous le nom de Vaudois, d’avoir aucune communication religieuse avec les sujets de S. M. T. C. (Louis XIV). A dater de ce jour, Son Altesse Royale ne permettra point que des sujets du roi de France s’établissent en aucune manière dans lesdites vallées... Elle défendra en outre à tout prédicateur de mettre le pied sur le territoire français... et s’engage enfin à ne point permettre le culte prétendu réformé dans les terres qui lui ont été cédées. »
Ces terres comprenaient précisément la vallée de Pérouse et celle de Pragela. En conséquence le duc de Savoie rendit, le 1er juillet 1698, un édit (1) par lequel il ordonnait : que tous les protestants français établis dans ses Etats, même les ministres, indépendamment de toute permission antérieurement obtenue, eussent à sortir de ses Etats, dans l’espace de deux mois, sous peine de la vie.
(1) Il a été imprimé dans les Lettres historiques , t . XIV, p. 136-139.
« Ceux qui sont devenus propriétaires dans le pays, et qui n’auront pas vendu leurs biens à cette époque, en recevront alors le prix coûtant des mains de l’intendant de Pignerol.»
Il est défendu en outre à tous les pasteurs Vaudois de pénétrer dans les Etats du roi de France sous peine de dix ans de galères.
Les préliminaires de cet édit portent qu’il a été rendu en vertu de l’article VII, des traités de Turin et de Ryswisk; « et voulant aussi complaire à ce qui nous a été signifié de la part de Sa Majesté (Louis XIV), est-il dit ensuite, nous ordonnons à tous les habitants des vallées vaudoises de n’avoir aucun commerce avec les sujets de S. M. T. C. en matière de religion, sous peine de trois trais de corde (flagellation publique) à chaque contravention. »
On se représente aisément le trouble et les déchirements qui durent avoir lieu dans toutes les familles atteintes par cet édit. La plupart des réfugiés étrangers s’étaient alliés aux Vaudois, ou par le sang, ou par les sympathies, ou par les intérêts. Il leur fallait maintenant chercher un asile ailleurs.
Dès l’année précédente, les habitants du Pragela avaient fait des démarches dans ce but, car la tour-mire des négociations de Ryswick et les derniers ordres de Louis XIV leur faisaient pressentir ce nouveau malheur, a On traite de la paix, écrivait Arnaud « à Walkenier, mais selon mes faibles lumières, ce « n’est point encore un temps de paix (1).
(1) Lettre inédite d’Arnaud, datée de La Tour, 25 mars 1697. (Archives de Berne, onglet E.)
Jamais en effet (si ce n’est en 1686), de plus vives agitations n’attristèrent
ces belles contrées. Plus de trois mille émigrants se mirent en route pour
l’étranger; c’est là que nous allons les suivre dans le chapitre suivant.
FONDÉES EN WURTEMBERG,
A LA SUITE DE l’EXPULSION DE 1698.
(PREMIÈRE PARTIE.)
(De 1698 à 1699.)
SOURCES ET AUTORITÉS. ( A MOSER: Histoire de l'admission des Vaudois en Wurtemberg (Zurich, 1798 , en allemand) . L'auteur était fort âgé , lorsqu'il écrivit cet ouvrage ; il en avait promis la suite et ne put l'exécuter. Ce livre renferme , in extenso , beaucoup de pièces étendues , mais d'un intérêt médiocre. La narration est souvent inexacte, et toujours incomplète. ( propos de la rentrée des Vaudois dans leur patrie qui avait eu lieu depuis sept ans, l'expédition victorieuse d'Arnaud est confondue avec la tentative avortée et mal conduite de Bourgeois. ) —DIETERICI : Histoire de l'introduction des Vaudois dans les Etats de Brandebourg- Prusse. ( Berlin 1831 ; allemand ) . Il donne un résumé général de l'histoire des Vaudois et de leur rentrée sous la conduite d'Arnaud . La partie originale de ce travail est particulièrement réservée à une collection , ou analyse de lettres , relatives à l'établissement des exilés vaudois à Stendal. ERMAN et RECLAM : Mémoires pour servir à l'histoire des réfugiés français dans les Etals du roi (de Prusse) ; Berlin 1786; ( en allemand) . On trouve déjà, dans le T. VI de cette collection , la meilleure partie historique de l'ouvrage précédent. LAMBERTY : Matériaux pour l'histoire du XVIIIe siècle (id.). Keller , Notice sur les Vaudois ( opuscule médiocre ) . HAHN : Histoire des Vaudois et des sectes collatérales ( en allemand ) ; Stuttgard, 1847, in- 80 de 822 p.
c'est le second vol . d'une Histoire des sectes du moyen âge, que publie l'auteur. Il donne, au nombre de ses pièces justificatives , le texte complet des poëmes vaudois en langue romane dont Raynouard et Monastier n'avaient jusqu'ici publié que des fragments. Diverses Thèses académiques ( par exemple, Mayerhoff : Die Waldenser in unseren Tagen ; Berlin, 1834) . Quelques relations de voyages , peuvent aussi être consultées . Un docte enfant des vallées du Piémont , feu M. P. Appia , pasteur de l'Eglise française à Francfort- sur-le - Mein , avait réuni beaucoup de documents , qu'il m'a communiqués. · Quelques autres ont été le résultat de mes propres recherches , dans les archives d'Etat de Darmstadt et de Stutgard , ainsi que dans la plupart des localités où les Vaudois s'étaient établis en Allemagne. Le dernier des pasteurs nationaux dans ce pays , feu le vénérable vieillard Mondon , a , par ses souvenirs et ses mémoires particuliers , suppléé plus d'une fois à bien des sources appauvries. — Enfin , divers journaux : Archives du pays de Bade , T. I , no 5, ( où se trouvent douze lettres vaudoises , avec des observations par Mone , qui , plus tard , a publié son travail à part ) : l'Echo des Vallées ( vaudoises ) , renfermant quelques lettres de M. Geymonat sur le même sujet : les Annales historiques de Halle , etc. , peuvent à bon droit augmenter le nombre des citations .
D’entre les treize pasteurs qui desservaient en 1698 l'Eglise vaudoise, sept (1) étaient d’origine étrangère et furent obligés de s’expatrier, par suite de l’édit du 1er juillet (2). Deux d’entre eux (3), partirent immédiatement pour la Suisse et l’Allemagne afin d’y préparer un asile à leurs troupeaux fugitifs.
(1) C'étaient ARNAUD pasteur à Saint-Jean , GIRAUD à La Tour , JORDAN au Villar, Dumas à Rora , PAPON à Rocheplate et Prarusting ; MONTOUX à Ville-Sèche et JAVEL au Pomaret.
(2) Cet édit ne fut publié dans les Vallées que le 13 juillet ; et le jour même de sa signature , c'est-à-dire le 1er juillet , les pasteurs Dumas, Jordan, Montoux et Javel, prêtaient serment de fidélité à Victor-Amédée, entre les mains du gouverneur de Pignerol. D'autres habitants des Vallées , au nombre de 218, furent admis à le prêter également ; et par l'édit signé dans le même moment, ils étaient tous proscrits. Voir, pour la prestation de ce serment: Archives civiles de Pignerol , catégoris Ier, Mazzo 31 , no 27.
(3) Ce furent Papon et Henri Arnaud.
Déjà un certain nombre de familles avaient quitté le Pragela, pour se soustraire aux vexations de Louis XIV (1); et sur la fin de 1697, une partie des habitants du Val-Pérouse se joignit à ces premiers exilés, par suite du refus que Victor-Amédée avait fait de reconnaître aux religionnaires du territoire cédé par la France, les mêmes droits qu’à ceux des autres vallées vaudoises.
(1) Des lettres de Berne (28 janvier 1698) et de Zurich ( 30 janvier) ont pour but de faire préparer des secours en nourriture et en vêtements pour ces Vaudois expatriés. (Archives de Berne, onglet E. ) Beaucoup d'assignations et de poursuites judiciaires, ont encore eu lieu au nom de Louis XIV, d'avril à juin 1698, pour ériger dans la vallée de Pragela cinq cures catholiques à la place d'autant de cures protestantes. (Les pièces se trouvent aux archives de l'évêché de Pignerol . )
Ces familles ayant traversé la Suisse sans pouvoir s’y établir, s’adressèrent au commencement de 1698 au duc de Wurtemberg, pour obtenir des terres dans ses Etats. Ce prince, quoique bien disposé en leur faveur, trouva des obstacles à sa bienveillance, dans la faculté de théologie de Thubingue, qui considérait les Vaudois comme entachés de calvinisme, et qui trouvait de puissants échos à ses répulsions dans le conseil ducal. Mais, un prince de second ordre, le comte de Neustadt (1), homme de tête et de cœur, ne se laissa pas arrêter par ces préjugés. Il pensa que l’activité des Vaudois pourrait être utile dans sa province; et l'on trouve une lettre de lui dans laquelle il dit : « Le lendemain de mon arrivée à Gochsheim, trente-cinq de ces pauvres gens sont venus me demander la permission de s’établir dans mes domaines. Ne pouvant la leur accorder sans l'assentiment du due, je les ai priés d’attendre quelques jours et en attendant je leur ai fait parcourir les localités.
(1) Fréderic-Auguste, seigneur des baillages de Neustadt et de Gochsheim, prince vurtembergeois. — Moser lui donne le titre de duc.
Nous convînmes d’un projet d'établissement et de colonisation qui se réalisera immédiatement si je puis obtenir une résolution favorable de mon cher cousin (2). — Voici venir trois délégués de leur part, qui me demandent encore l’autorisation de pouvoir au moins se barraquer avant l’hiver afin d’être prêts, au printemps, à entreprendre des constructions durables et des travaux de culture. — Je recommande vivement à M. le conseiller Justine (3) la supplique de ces pauvres gens; et je suis fermement persuadé que cette colonie servira à la prospérité de ma petite ville, puisqu'ils se proposent d’établir une manufacture assez considérable , et de réunir jusqu’à deux cents familles (1). »
(2) Dont il était feudataire.
(3) De Mentzingen, à qui la lettre est adressée.
(1) Ce chiffre indique l'importance de l'émigration. - La lettre est du 3 août 1698. Arch. de Stuttgard . Moser, § LXII .
Le conseil intime nomma une commission (2) pour examiner ce projet. La commission rendit un rapport favorable; le conseil adopta ses conclusions (3); et peu de jours après (4) fut rendue la première patente en vertu de laquelle des terres étaient concédées aux Vaudois dans le Wurtemberg. Cette pièce, rédigée en français et en allemand, n’était pas encore signée du grand duc, mais seulement revêtue du sceau ducal (5). Elle fut immédiatement expédiée au comte de Neustadt, qui en remercia Te souverain, comme d’un bienfait personnel (6) ; et sans retard, il assigna aux Vaudois, à peu de distance de Gochsheim, un territoire de colonisation. Une étendue de quinze arpents de terre labourable, de deux arpents de prairie, et d’autant en vignoble, y fut réservée pour leur futur pasteur. Enfin, ce bon Seigneur voulut que la colonie portât le nom d'Augustistad (bourg d’Auguste), en souvenir de l’intérêt qu’il vouait aux fondateurs.
(2) Par décret du 5 août.
(3) Le 6 août.
(4) Le 9 août.
(S) Se trouve dans les pièces justificatives de MOSER.
6) Par lettre du 20 septembre.
On doit se souvenir pourtant que la patente de colonisation n’était pas encore définitive; et la confession de foi des Vaudois ayant été présentée au conseil privé, une commission fut encore nommée pour l’examiner. Son avis trompa l’attente du seigneur de Gochsheim. On prétendit que cette confession n’était conforme ni aux doctrines de l’ancienne Eglise vau-doises, ni à celles des frères Moraves ; mais que c’était celle de l'Eglise réformée de France, toute pénétrée de calvinisme, et qu’en conséquence il fallait refuser aux pétitionnaires leur admission en Wurtemberg, à moins qu’ils n’adoptassent la confession d’Augsbourg (1).
(1) Ce singulier monument d'intolérance est daté du 18 octobre 1698, et se trouve dans MOSER, pièces justificatives, no XII.
Le comte de Neustadt n’en persista pas moins dans son projet de colonisation, aussi généreux à l’égard des exilés que profitable pour ses terres; et si plus tard les Vaudois ont été accueillis en Wurtemberg, on ne peut s’empêcher de reconnaître que l’indépendance d’esprit et la noble initiative dont il fit preuve alors, ont dû puissamment y contribuer.
Sur ces entrefaites avait été publié en Piémont l’édit qui ordonnait aux protestants étrangers de quitter les Etats de Savoie. On prétend que Victor-Amédée espérait les voir se soumettre à l'Eglise romaine, plutôt qu’à toutes les rigueurs de l’expatriation; mais deux mille exilés se levèrent, pour faire à l’Evangile le sacrifice de leur patrie.
C’était, en effet, une patrie peureux, que ces belles Vallées qu'ils habitaient depuis dix à doute ans; dans lesquelles ils avaient aidé les Vaudois à se réintégrer; qu’ils avaient pour ainsi dire conquises pour eux-mêmes, en combattant avec eux, priant, souffrant et espérant ensemble, jusqu’au moment où le droit d’y résider leur fut garanti par des édits officiels (1).
(1) Ceux de juin 1692 et de mai 1694, par lesquels Victor Amédée appelait lui-même dans les Vallées ces réfugiés qu’il en bannissait aujourd’hui.
Des alliances de toute nature s’étaient formées entre ces divers éléments de la population ; et soit pour suivre leurs familles adoptives, soit par crainte que l’arbitraire du souverain ne les frappât plus tard d’une mesure semblable (2), plusieurs Vaudois se décidèrent à s’expatrier avec les bannis d’origine étrangère (1).
(2) Il existe des actes de vente, d’achats et de transmission d'immeubles qui attestent ces départs et leurs motifs. Une Vaudoise, par exemple , qui avait épousé un Français, vendait ses biens, dit l'acte , per non voler nepoter soffrire la separatione del suo marilo... obligato absentar da queste valli per l'ordine di S. A. R. del principio di Luglio. ( Archives du Villar, cahier religionarii, fol . 109.)
(1) Ces craintes apparaissent dans plusieurs lettres des Vaudois... « quoique cet édit ne s'attache qu'aux réfugiés , il ne laisse pas d'ébranler tout le corps des Vallées , puisque la plupart d'entre nous sont alliés à des réfugiés, et appréhendent que S. A. R. n'aille plus loin pour complaire à la France. (Lettre de Blanchon à Walkenier. - Dans un rapport de Walkenier, daté du 4 octobre 1698, il est dit : « Dans la vallée de Pérouse on les a dépouillés de tous leurs biens ; presque tous leurs domestiques , en qualité de réfugiés , sont obligés de quitter le pays. ) »
Enfin tous les protestants qui restaient dans la vallée de Pérouse, durent se joindre à eux ; car Louis XIV, en cédant ce territoire au Piémont, avait exigé par une clause spéciale, que le culte réformé ne serait toléré dans aucune partie du territoire cédé.
Le nombre total des émigrants s’élevait ainsi à plus de trois mille.
Ils se mirent en marche vers la fin de 1698 en sept bandes, conduites chacune par un pasteur.
Le duc de Savoie avait ordonné que leurs frais de voyage fussent payés par l’Etat; mais dès le troisième jour de marche, le ministre des finances, Gropello, refusa de pourvoir à ces dépenses, sous prétexte que les exilés en abusaient pour 8e livrer à des excès. Ce n était pas là pourtant une question de mœurs, ni même de budget, mais bien de prosélytisme. On espérait, en forçant les proscrits de voyager à leurs frais, empêcher les plus pauvres d’achever leur route, et les obliger ainsi à rester dans le pays, où ils eussent dû alors embrasser le catholicisme.
Mais l’esprit de solidarité et la sollicitude chrétienne qui les animait tous, ne permit pas qu’un seul s’égarât ; les riches payèrent pour les pauvres, et tous ensemble arrivèrent à Genève, cette étape hospitalière de toutes nos grandes migrations, soutenus par la confiance en Dieu, accueillis par leurs frères, soulagés par les secours empressés de la Hollande et des Etats britanniques.
Les cantons évangéliques de la Suisse consentirent à les recevoir pendant l’hiver, à condition qu’ils quitteraient le pays au printemps de 1699, vu la trop grande population de la Suisse, et la mauvaise récolte de 1698.
Pendant ce temps, les députés Vaudois (1) faisaient des démarches en Wurtemberg pour y obtenir un domicile fixe. ils étaient arrivés à Stutgard dès le mois d’octobre 1698· Trois conseillère du gouvernement, sachant la langue française, furent chargés de se concerter avec eux, ce qui eut lieu le 19 et le 24 du même mois.
(1) C'étaient Henri Arnaud pour les réfugiés et les Vaudois de la vallée de Luserne ; Jacques Pastre , pour ceux du Pragela et Etienne Muret pour ceux de Pérouse et de Saint-Martin. Papon était resté en Suisse.
Arnaud, dit Moser (1), porta la parole dans ces conférences. II exposa, en homme prudent et sage, que la doctrine des Vaudois ne s’était point modifiée pour s’assimiler au calvinisme ; et lors qu’on lui eut présenté la confession de foi des Frères de Bohême, il dit qu’il l’admettait, ainsi que celle de saint Cyrille ; il ajouta que, par esprit de charité chrétienne, les Vaudois n’avaient jamais refusé d’assister au culte des Eglises réformées, partout où il était toléré, maie que leur Eglise était antérieure à toutes celles produites par la réformation ; qu'ils ne reconnaissaient que la Bible pour base de leur foi ; et que, s’ils étaient reçus en Wurtemberg, ils seraient fidèles au gouvernement de ce pays, en paix comme en guerre.
(1) § LXV.
Sur ces explications, le conseil d’Etat rendit à l’unanimité un préavis favorable à l’admission des exilés en Wurtemberg (1); et peu de jours après (2), le bailli de Maulbronn (3) reçut du conseil intime l’ordre de parcourir le pays avec leurs délégués, afin de reconnaître les lieux les plus favorables à l’établissement des colonies projetées. D’après son rapport, près de trois cents familles, auraient pu être réparties dans un assez grand nombre de localités différentes; mais les Vaudois s'opposèrent à cet arrangement, par la raison qu'ils désiraient rester unis et fonder des villages particuliers.
(1) Il est daté du 24 octobre 1698.
(2) Le 31 octobre.
(3) Nommé Gerbert; il déploya beaucoup d’activité et de bienveillance en faveur des Vaudois.
La question de leur admission n’était cependant encore résolue qu’à titre provisoire; il fallait, pour la rendre définitive, l’approbation du souverain. Le conseil intime convoqua (4) une réunion des conseils supérieurs et des anciens délégués des deux chambres, pour qu’ils eussent à donner leur avis sur la décision que devait prendre le gouvernement à cet égard. Ce préavis fut encore favorable (5) ; mais la répulsion théologique qu’éprouvaient les corps luthériens du
(4) Par décret du 11 novembre 1698.
(5) Il fut rendu le 15 novembre 1698.
Wurtemberg contre l’admission d’un culte étranger dans ce pays, trouva des organes au sein du conseil d’Etat, qui ordonna une nouvelle réunion des conseils supérieurs et un examen plus approfondi des questions dogmatiques (1). Le procès-verbal de ces travaux fut dressé avec soin (2), et la conclusion du rapport également favorable.
(1) Cette réunion eut lieu le 22 novembre.
(2) Voy. MOSER, pièces justificatives , no XIII.
Dans le conseil d’Etat (3) les opinions furent alors partagées, les uns se prononçant pour l’admission, d’autres pour le rejet. Ce dernier parti faisait valoir : 1° que les pétitionnaires n’étaient pour la plupart que des réfugiés et non des Vaudois; 2° qu’ils étaient trop misérables pour pouvoir s’établir avantageusement sans des secours préalables, qui appauvriraient le pays au lieu de l’enrichir; 3° qu’on s’exposait à ce que Louis XIV exigeât leur expulsion du Wurtemberg, comme il l’avait exigée du Piémont.
(3) Ou le conseil intime.
Le conseil décida de remettre les délégués vaudois, jusqu’à ce qu’ils eussent fourni des garanties suffisantes contre ces éventualités.
C’était un moyen dilatoire de les éloigner pour toujours. Le jeune duc Eberhard-Louis se montra plus généreux que son conseil ; l’exemple du comte de Neustadt l’avait raffermi dans ses bonnes dispositions. Il voulut s’entretenir avec le rapporteur et avec les délégués : mais ces derniers étaient déjà partis. Non pas qu’ils eussent perdu courage ou qu’une sorte de dépit puéril eût précipité leur départ; mais au contraire, pour travailler, avec cette persévérance calme et ferme qui vient à bout de tout, à se procurer les garanties qu’on leur avait demandées.
Henri Arnaud retrouva dans cette circonstance toute l’activité dont il avait fait preuve sur les champs de bataille: il se rendit en Hollande (1), puis en Angleterre (2) ; réunit des collectes considérables ; stimula le zèle et l’activité des puissances protestantes, et obtint les plus heureux succès.
(1) Une lettre des Etats généraux au duc de Wurtemberg , datée du 26 janvier 1699 , montre qu'Arnaud y était à cette époque. Arch. Stutgard, MOSER, § LXVIII. - -
(2) Une lettre d'Arnaud au duc Eberhard , est datée de Londres le 22 février 1699. Id. - C'est à cette époque qu'a été fait le meilleur portrait qui nous reste de lui , au bas duquel on lit : desseigné et gravé par Van Somer, à Londres.
De pressantes sollicitations en faveur des Vaudois furent adressées par ces puissances au duc de Wurtemberg (1); en même temps des propositions avantageuses leur étaient faites par d’autres princes (2). L’électeur de Brandebourg surtout, dans son inépuisable charité, se montra bon pour eux. Il offrit de se charger des Français réfugiés ainsi que des autres habitants des Vallées qui voudraient revenir dans ses terres (2). Mais ils n’eurent pas besoin de se rendre si loin pour trouver un asile. Les collectes faites en leur faveur, permirent d’apporter en Wurtemberg des ressources suffisantes à l'établissement des colonies projetées. Le duc alors n’hésita plus ; et malgré l’opposition qu’il rencontrait encore dans l’intolérance luthérienne, les Vaudois furent enfin admis à s’établir dans ses Etats.
(1) Par la Hollande le 26 janvier 1699 ; par le Brandebourg le 28 janvier, et par l'Angleterre le 9 février.
(2) Les landgraves de Hesse-Cassel, de Hesse- Darmstad et de Hombourg ; les comtes de Hanau et d'Yssembourg etc...
(3) Ordonnance du 13 mars 1699. - Theatrum Europæum t . XV, p. 549. Dans sa lettre du 21 janvier il avait dit : « Nous accueillerons et nous « entretiendrons tous les Français qui sont dit-on au nombre de six mille, « et les Vaudois etc... ayant en Dieu cette confiance qu'il daignera bénir a notre bonne intention. » MOSER , § LXVIII , fin.
Un homme fort actif, qui était à la fois grand diplomate et chrétien dévoué, venait d’être envoyé par la Hollande, et reconnu par les autres Etats protestants (1), comme plénipotentiaire spécial, chargé de traiter de la manière la plus avantageuse pour l’établissements des exilés. Il ne manqua pas à sa mission.
(1) La Suisse, l'Angleterre et le Brandebourg. C'était WALKENIER.
Des conférences sérieuses s’ouvrirent à Stutgard le 1er de mars 1699 ; et après une longue suite de rapports, de débats, de protestations et d’éclaircissements, de protocoles et de consultations (2), Walkenier obtint enfin les patentes suivantes (3) :
(1) La Suisse, l'Angleterre et le Brandebourg. — Cétait WALKENIER.
(2) Voir Moser du § LXIX au LXXVI. Ces préliminaires traînèrent tellement en longueur que, dans l'intervalle de leur ouverture à leur conclusion, Walkenier se rendit à Darmstadt et à Yssembourg où il obtint (le 2 mai et le 11 août 1699) des conditions favorables à l'établissement des Vaudois, qu'il commença d'installer dans ces contrées. Ce fait , accompli sur les frontières du Wurtemberg , décida enfin ce dernier pays, à recevoir également les exilés. Moser parle même d'une somme de mille florins , destinée à leur soulagement et qui aurait servi à leur acquérir quelques vénales protections. (Id. § LXXII.) -
(3) Elles ont été imprimées en 1700 et réimprimées en 1769, aux frais des colonies vaudoises. (Synode de Heimheims, mai 1764) , en vertu de l'art, 17 du Synode de Knitlingen (mai 1759) . Je n'en reproduis ici que les principales dispositions.
1° Les Vaudois reçus en Wurtemberg seront sujets de cet Etat. (Préface.)
2° Ils jouiront d’une entière liberté pour leur culte. (§ I, V, VI et XX.)
3° Ils auront, dans chaque Eglise, un consistoire formé du pasteur, de diacres et d’anciens. (§ III.)
4° Ils pourront convoquer des colloques (Synodes), et y recevoir des représentants des colonies vaudoises fondées dans les provinces d’alentour; mais un commissaire du gouvernement assistera à ces assemblées. L’élection comme la révocation d’un pasteur sera soumise à l’assentiment du duc. (§ II et IV.)
5° Ils devront observer les jours de fête et de jeûne en usage dans l'Eglise luthérienne. (§ V.)
6° Leurs pasteurs et leurs diacres ne seront jamais tenus de répondre en justice, en qualité de témoins, pour les choses qui leur auront été confiées sous le sceau de la confession : si ce n’est pour les crimes de haute trahison. (§ VII.)
7° La moitié des biens de ceux qui mourront sans héritiers, pendant les vingt premières années de leur résidence en Wurtemberg, sera distribuée aux pauvres de la commune où ils seront décédés. (§ VIII.)
8° Des exemptions d’impôts leur seront accordées pour quelques années et spécifiées lorsqu'ils seront établis. (§ IX et XII.)
9° Ne pouvant préciser d’avance les localités qu’ils devront occuper, nous assignons pour le lieu de leur établissement, les baillages de Maulbronn et de Léonberg : leur donnant eu pur don, toutes les terres qui, depuis la grande guerre d’Allemagne (1), se trouvent incultes et vacantes dans ces parages. (§ IX et X.)
(1) La Guerre de trente ans qui dura de 1618, à 1648 et se termina par la paix de Westphalie , conclue le 24 octobre de cette dernière année , puis ratifiée en 1654 par la Diète de Ratisbonne.
10. Ils choisiront dans ces terres l’endroit qui leur conviendra à eux-mêmes pour y construire des villages. Et ces villages jouiront des mêmes privilèges que les autres bourgs du pays. (§ X et XI.)
11. Ils seront exempts d’impôts et de corvées pendant dix ans. (§ XIII, XIV et XV.)
12. Pour l’exercice de la justice et l'administration municipale, ils sont autorisés à établir, à la pluralité des voix, dans chaque communauté, un conseil séculier, composé du maire, de l’échevin et de telles au-très personnes qu’ils jugeront le plus capables. Ce conseil pourra juger définitivement jusqu’à la somme ou valeur de vingt florins; mais les parties pourront se pourvoir en appel devant le conseil du baillage , auquel seront soumises directement les affaires plus importantes. Pour le reste, on suivra les usages judiciaires du pays. (§ XVI et XVII.)
13. Eux et leurs descendants pourront se transporter, avec leur famille, où ils voudront, sans être assujettis au droit de retraite (1), ni à aucune autre servitude. (§ XVIII.)
(1) Ce droit de retraite, espèce de servage ou de sujétion à la glèbe, existait encore en Souabe sous le nom de Leibeigenschafft.
14. Nul étranger ne pourra s’établir dans les colonies qu’ils auront fondées, sans leur assentiment et le nôtre. (§ XIX.)
15. Il leur est permis de commercer dans toute l’étendue de ses Etats, et d’y introduire ou d’en exporter toute sorte de marchandises, pourvu qu’ils payent les droits fixés. (§ XXI, XXII.)
16. Leurs artisans ne seront pas astreints à prendre une maîtrise (2) devant des juges étrangers. — Ils pourront élire eux-mêmes leurs juges et inspecteurs à la pluralité des voix. (§ XXII, art. 1 et 4.)
(2) Diplôme de capacité.
17. Ils pourront établir les marchés et les foires qui leur seront utiles (§ XXII, art. 6.)
Les mêmes privilèges seront accordés aux Vaudois qui s’établiront dans la seigneurie de Gocksheim. (§ XXIII) (3).
(3) L’imprime de 1769 a 28 pages in-folio.
Ces dispositions étaient en grande partie reproduites de celles que le Landgrave de Hesse-Darmstadt venait d’accorder aux Vaudois sur les instances de Walkenier. Elles servirent de base ou de modèle à presque toutes les autres concessions de ce genre qui eurent lieu dans les Etats voisins.
L’article VIII de ces patentes, portait, qu’afin d’aider les colonies à entretenir leurs pasteurs, maîtres d’école et médecins, une certaine étendue des terres concédées appartiendrait à la communauté, et serait affranchie d’impôts perpétuellement.
On conçoit que ce secours eût été insuffisant pour des gens qui avaient tout à créer, et qui vivaient encore eux-mêmes de secours étrangers.
Mais, Arnaud, pendant sa résidence à Londres, avait pourvu à cet inconvénient.
Il avait obtenu du gouvernement britannique que les sommes accordées par la liste civile aux pasteurs des Vallées, seraient partagées proportionnellement avec ceux des colonies qui allaient se fonder. Ces subsides, qui étaient d’abord 555 livres sterling (A), furent interrompus sous le règne de George Ier. Les Vaudois réclamèrent auprès de lui par l’intermédiaire d'un député qui se rendit à Londres en 1716 et y passa près d'une année pour suivre cette affaire. Ce député était Montoux (B), pasteur à Rhorbach dans le pays de Hesse-Darmstadt. Par son intermédiaire, le landgrave de ce pays, écrivit lui-même au roi d’Angleterre, et il en reçut la réponse suivante.... « Il y a longtemps que j’ai l’intention de « rétablir les pensions desdites Eglises; mais diverses « difficultés qui sont survenues par rapport au fonds « sur lequel on voulait les assigner n’ont pas encore « permis que cette affaire pût être amenée à sa conclusion. J’espère que la prochaine session du parlement ne se passera pas sans la terminer, etc... (1).
(A) (13,865 fr, 50 c.) Voici une pièce qui en fait foi et qui en explique l'origine. « Aux seigneurs de la Trésorerie. ( Traduction tirée de l'original. Du cas des Eglises vaudoises par M. l'avocat-général . Leurs Majestés le « roi Guillaume et la reine Marie , de glorieuse mémoire, ayant obtenu du « duc de Savoie , lorsqu'il se rangea du parti des alliés , d'accorder aux « Vaudois la liberté de leur religion ... et leurs dites Majestés ayant trouvé « que les Eglises des Vallées étaient trop pauvres pour fournir à l'entretien « de leurs ministres et de leurs maîtres d'école ... eurent la bonté de fixer « pour leur entretien une pension annuelle de 550 livres sterling, laquelle « pension leur a été régulièrement payée... jusqu'à la mort de la reine " Anne *. a ་ 10000 Les pasteurs étrangers étant sortis de ces vallées avec les Français , l'an 1699, vinrent s'établir dans le Wittemberg, etc... et y formèrent sept Eglises, dont les sept pasteurs et les sept maîtres d'école continuèrent à recevoir leur proportion de ladite pension de 553 livres sterling. Il s'agit de les mettre sur un pied fixe et solide, les assignant sur « un fonds destiné à des usages pieux , et il n'y en a point qui soit plus a propre que celui de l'Hôpital de la Savoie, qui fut cassé et réuni à l'Echiquier sous le dernier règne. Sur quoi le procureur général... ayant été « consulté de la part du roi, donna la référence du monde la plus favorable, en date du 30 mai 1716, de laquelle la traduction est ici jointe (a) : « sur quoi S. M. envoya l'ordre ci-joint ( b) . Aux seigneurs de la Trésorerie • pour qu'ils établissent sur ledit fonds les pensions en question. Cet ordie « n'ayant pas été exécuté à cause du départ du roi pour l'Allemagne, on a prie très humblement d'en avoir à présent l'exécution ……….. » a Signé pour les colonies vaudoises d'Allemagne Montoux député à Londres, pour faire valoir leurs réclamations. (Cette pièce se trouve en tête de l'ancien registre consistorial de Dürmentz, faisant partie maintenant des MSC. de feu M. Appia de Francfort. )
* Survenue le 12 août 1714.
(a.b. ) Toutes ces pièces sont jointes au dossier.
(B) C'est sa pétition que renferme la note précédente.
(1) Lettre de George Ier au prince Ernest- Louis , landgrave de HesseDarmstadt. (Archives d'Etat de Darmstadt. )
Le roi se fit faire alors un rapport sur cette affaire. On y lit : « Conformément aux ordres de Votre Majesté qui m’ont été notifiés par le secrétaire Stanhope, j’ai examiné, etc... » et pour conclusion : « les « fonds de l’hôpital de Savoie qui a été supprimé, « sont maintenant à la disposition de Votre Majesté; « et Votre Majesté peut légitimement en donner le « payement désiré, ou en disposer autrement, comme « il plaira à Votre Majesté (2). »
(2) Signé Edward Northey. Wite-Hall, 30 dé mai ; et plus bas 9 de juin 1726 : (ce doit être 1716) . -Pièce copiée sur le registre de Dürmentz.
George Ier chargea lord Stanhope d’en entretenir le parlement ; ce ministre le fit en ces termes : « My-« lords ! Le roi ayant été très humblement prié, depuis quelques temps, de continuer aux pauvres Vaudois les pensions qu’ils eurent pendant les règnes « précédents, pour le maintien des ministres et de « leurs maîtres d’école; et que les pensions leur fussent payées des rentes de l’hôpital de la Savoie, « Cette affaire ayant été renvoyée à M. l’avocat général, et son rapport ayant été pris en considération « par Sa Majesté, elle m’ordonne de vous faire savoir « de sa part que c’est son bon plaisir que vous lui a présentiez les garants nécessaires, pour assigner la a somme de cinq cents cinquante-cinq livres sterling « par an, des rentes de l’hôpital de la Savoie, aux ordres de Messeigneurs l’archevêque de Cantorbéry, « l’évêque de Londres, l’évêque de Carlile, grand aumônier de Sa Majesté ainsi que de MM. Wil et Chetynd (1), pour être distribuée par eux selon qu’ils « le jugeront à propos, pour le maintien desdits ministres et maîtres d’école vaudois. »
(1) L'orthographe exacte de ces noms propres doit être je crois Wilns on Milns et Schetuynd ou Chetwynd. C'est ainsi du moins qu'ils m'ont paru écrits dans les signatures autographes de ces personnages.
Il paraît que le parlement fut favorable à cette proposition; car dès le commencement de l'année suivante, le banquier Schetynd écrivit aux colonies et aux vallées vaudoises, pour leur annoncer le prochain envoi de ces subsides, conformément à la distribution qui en avait été réglée entre elles (1), par MM. l’évêque de Londres, l’archevêque de Cantorbéry, etc.
(1)
Il resta quelques arrérages qu’on réclama plus tard.
J’ai cru devoir donner ces détails avant même de faire connaître l'établissement des colonies auxquelles ils se rapportent, pour ne pas interrompre leur histoire en revenant sur des faits qui lui sont aujourd’hui étrangers.
HISTOIRE DES COLONIES VAUDOISES
FONDÉES EN WURTEMBERG
A LA SUITE DR L’EXPULSION DE 1688.
SECONDE PARTIE.
(De 1689 à 1824.)
SOURCES ET AUTORITÉS : - Les mêmes qu'au chapitre précédent.
Six mois avant qu’eussent été signées les patentes qui autorisaient les Vaudois à s’établir en Wurtemberg (A), la plupart d’entre eux étaient déjà arrivés dans le baillage de Maulbronn (B). Ils avaient été logés provisoirement dans des redoutes et des blockhaus (1), qui dataient de la dernière invasion française (2).
(A) Ces patentes sont de septembre 1689, et le 18 d'avril , il était déjà arrivé 80 Vaudois. Le 12 mai il en ar8 d'avril , il était déjà arrivé 80 Vaudois. Le 12 mai il en arriva 1700.
(B) La liste des familles vaudoises arrivées dans ce baillage au 1er avril 1699, se trouve dans HAHN, pièces justificatives no IV, p. 774.
(1) Fortification isolée et en bois.
(2) L’invasion de Louvois en 1688.
Les Etats-Généraux de Hollande avaient fourni des secours pour aider à leur établissement (3). Walke-nier, dès le mois de juillet 1699, en avait fait distribuer une partie aux colons (4). Le digne bailli de Maulbronn dit, dans un rapport du mois d’août, que dans la communauté de Pinache, hommes, femmes et enfants avaient fait un très bon commencement ; qu’ils ont défriche des terres, incultes depuis plus d’un demi-siècle, et qu’elles pourront être ensemencées avant la fin de l’année. Il loue leurs bons procédés en agriculture, leurs mœurs laborieuses et rangées et se promet d’heureux résultats pour le pays de leur établissement dans ces contrées.
(3) Erman et Reclam disent 10,000 écus.
(4) A chaque homme au-dessus de seize ans 3 florins ; à chaque femme, ainsi qu'aux garçons et aux filles de dix à seize ans 2 florins, et à chaque enfant en dessous de dix ans 1 florin. Le grand-duc de Wurtemberg accorda plus tard pour l'entretien des pasteurs Vaudois, 2 timer de vin , 15 sacs d'épeautre et 35 florins par an ; et à chaque maître d'école 2 simri de seigle et 2 sacs d'épeautre. (Note du doyen ou modérateur perpétuel ( selon son expression) des Eglises vaudoises et françaises d'Allemagne , datée de Canstadt 12 octobre 1816.)
L’automne et l’hiver de la première année furent cependant bien rudes pour ces pauvres colons. La plupart manquaient d’abri ; leurs baraques ne pouvaient pas les garantir du froid ; en outre ils n’avaient point de semences, ni de bestiaux, et manquaient enfin d’un grand nombre d’objets de première nécessité. Grèce à la sollicitude de l’ambassadeur hollandais et du gouvernement wurtembergeois, ces besoins furent peu à peu satisfaits; et c’est ainsi que s’élevèrent les villages suivants, qui portent tous un nom emprunté à quelque localité des vallées vaudoises.
Dans le baillage de Leonberg (1), il y avait aux environs de Heimsheim plus de mille arpens de terres incultes; et c’est là que s’établit la colonie de Pérouse (2). C’est un modeste village, dont les maisons sont presque toutes séparées les unes des autres par de petits jardins, et entourées de rustiques vergers. Le temple est bâti sur la hauteur du Halberg; et l’horizon se termine d'un côté par des collines couvertes de forêts, de l’autre par une plaine onduleuse et verdoyante, qui s’étend jusqu’à Eltingen, où quelques Vaudois se sont aussi établis par la suite.
(1 ) Le village de ce nom est célèbre comme ayant donné naissance au philosophe Schelling .
(2) La liste nominale des familles qui s'établirent dans cette localité et dans les autres colonies du Wurtemberg , est donnée par Hahn , p. 233 , note 3. Cette note se termine ainsi : « Il faut que plusieurs de ces familles se soient retirées bientôt après leur établissement , dans d'autres « endroits, car il y a à peine aujourd'hui 70 ou 80 familles vaudoises à Perouse. »
Dans le baillage de WIERMSHEIM se trouve Pinache, composée primitivement de cent dix-sept familles, qui se divisèrent en trois groupes, pour s’établir en trois endroits différents (1), déterminés par l’étendue des terres dont elles pouvaient disposer. Quelques communes environnantes leur cédèrent en outre des terrains vagues afin d’augmenter leur lot.
(1) D'un côté vers Dürmentz ; de l'autre vers Grossen - Glappach et Iptingen. -
Cette colonie fut une des plus actives et des plus florissantes. Le bas des maisons est bâti en pierres; la partie moyenne en briques ou en terre et toute zébrée de solives, visibles au dehors. La partie supérieure est quelquefois en bois, et la toiture souvent en chaume; des forêts bordent aussi son horizon. L’usage du patois s’y était conservé longtemps après que la langue française en eut été bannie.
A peu de distance, vers le sud, se trouve la colonie de Luserne, en allemand Wurmberg (2) ; elle n’a un temple que depuis peu d’années. Ses maisons sont de bois; les poutres de soutènement qui font saillie en dehors, sont quelquefois vernies en noir, et présentent au regard des lignes, des losanges, des entrecroisements coloriés, qui ne sont pas sans quelque analogie avec les bizarres ornements des sauvages. On retrouve, du reste, dans un grand nombre de villages allemands, cette particularité de maisons qui semblent tatouées. Les habitants de cette colonie ont des troupeaux, des oies, des fruits et des céréales.
(2) Ce village est situé, je crois , dans le baillage de Diellingen. L'absence de cartes détaillées ne me permet pas de donner ces détails avec une entière certitude. Une annexe de Luserne était New-Barenthal. ( Manuscrit cité par Hahn, p. 233.)
Entre Luserne et Pinache se trouve le hameau de Serres. Les misérables chaumières qui le composent garnissent au hasard la pente d’une colline faiblement inclinée. L’usage du patois s’y est aussi conservé plus tard que le français. Quelques arbustes épineux bordent ses sentiers, mais les grandes routes sont ombragées par des arbres à fruit.
Au delà de Pinache, du côté de la vallée de l’Eintz, dont on est séparé par un plateau couvert de magnifiques forêts, on entre dans le baillage de DURMENTZ.
Cent quinze familles vaudoises devaient y être établies; quatre-vingt-seize personnes se présentèrent encore : on répartit ces divers colons sur les deux rives de l’Eintz : d’un côté, sous les ruines imposantes du château de Lœffelstelz (1), qui domine le paysage, et de l’autre vers Lommersheim et Ortisheim. Les bourgs qu’ils élevèrent prirent le nom de Chorres et de Sengach. II y avait un pasteur spécial résidant à Sengach. Les artisans furent autorisés à s’établir à Dürmentz même, où ils bâtirent une rue, qui porte encore le nom de Welchstrass (2). Ils faisaient partie de l'Eglise de Schonberg. Cette station fut appelée Queyras. Sur la rive opposée de l’Eintz est Mülacre, où quelques Vaudois se fixèrent aussi. On y remarque la maison qu’y fit bâtir et qu’habita Arnaud (3). Cette bourgade est la seule, de toutes celles où se sont établis les Vaudois, qui présente un peu de la régularité et de l’élégance d’une petite ville. Elle jouit du reste d’une fort belle position. D’un côté se déroule une plaine, semée de villages, et de l’autre une chaîne de collines au delà desquelles apparaissent les cimes bleuâtres et pittoresques des montagnes de Maulbronn.
(1) Dana le patois du pays, on l’appelle Mugensturn.
(2) Rue française.
(3) Elle est l'avant-dernière à gauche, en sortant du village du côté de Durlach.
C’est en franchissant ces collines qu’on arrive à Schonberg (1), autrefois Les Mûriers, où s’établirent aussi des compagnons d’Arnaud.
(1) Ou Schonenberg : Belle- montagne. - Le manuscrit des Alterthvereins, fol. 5, cité par HAHN, p . 233, donne pour annexe à Schoenberg, Corrès, Sengach et Lommersheim.
Lui-même y résida pendant une vingtaine d’années (2), et fut souvent en butte à bien des tracasseries, même à d’odieuses accusations (1) ; mais son caractère serein et sa confiance en Dieu le soutenaient toujours. Ne sachant pas l’allemand, il se trouva d’abord fort embarrassé dans sa nouvelle patrie ; mais il allait chaque jour visiter ses compagnons d’exil et les encourageait dans leurs travaux, a Dieu entend toutes les langues, leur disait-il, pourvu que la prière vienne du cœur. — Travaillez, prenez courage, ayez confiance en lui ! » Telles sont les paroles qui lui étaient familières, et les seules que les vieillards de ce village aient pu me rapporter de lui, avec la certitude que peut donner la tradition.
(2) Il mourut en 1721 , âgé de 80 ans. L'inventaire de ses biens eut lieu le 29 janvier 1722. Il laissa cinq enfants ; trois fils, dont l'un Scipion lui succéda à Schoenberg et fut plus tard pasteur à Gros-Villar. (Celui- ci eut deux fils, dont l'un mourut à Campe, en Hollande, et l'autre en Amérique. ) JeanVincent, qui fut pasteur dans les vallées vaudoises. Guillaume qui était alors étudiant en droit à Londres. Arnaud eut en outre deux filles, dont l'une nommée Marguerite avait épousé Joseph Rostan, à La Tour, Val-Luserne ; et l'autre nommée Elisabeth, épousa Philippe Kolb, percepteur à Bretten ( ou Bretheim, lieu de naissance de Mélanchton . ) Arnaud avait eu tous ces enfants de sa première femme, nommée Marguerite Bastie, de La Tour. De Rénée Rebondy , sa seconde femme il n'eut point d'enfants. Il avait enfin une sœur, mariée à Saint -Jean à un M. Gauthier. - La reine Anne lui donna une pension de 226 livres sterling , et Guillaume III un brevet de colonel ; ce qui résulte des termes du brevet suivant accordé à l'un de ses petits - fils : « Guillaume III ... à Daniel Arnaud , « dit La Lozière, salut ! « Nous reposant sur votre fidélité , courage et bonne conduite, nous vous a constituons par ces présentes lieutenant-colonel du régiment d'infanterie « à notre service, dont Henri ARNAUD , pasteur vaudois EST COLONEL . Nous « vous constituons aussi pareillement capitaine d'une compagnie dans le « même régiment, etc..... « Donné à La Haye , le 14e jour de mars 1690 ; et de notre règne le troisième.
« De par le roi : NOTTINGAM. »
Cette pièce (tiréé des mémoires de Paul Appia, représentant du canton de Luserne au conseil général du Pô , sous l'empire français ) est citée par Hahn , p. 225. — Ce titre de colonel était un moyen délicat pour le roi d'Angleterre de faire accepter à Arnaud la pension qu'il lui faisait. (Voir Rentrée Dédicace, fol . 12 , recto. ) — Je trouve encore dans les anciens registres consistoriaux de Dürmentz (p. 31) , qu'une demoiselle Arnaud, établie en Allemagne, recevait une pension de la couronne d'Angleterre en 1727. On peut présumer que cette pension était attribuée à la veuve du célèbre pasteur : car à cette époque le titre de demoiselle s'appliquait aussi bien aux femmes mariées qu'à celles qui ne l'avaient jamais été. - - (MM. BRASSEBRIDGE et ACLAND ont publié des détails intéressants sur la vie et la famille d'Arnaud. ) — J'en ai donné d'inédits dans une note du chapitre qui traite de la rentrée des Vaudois et plus loin, aux années 1704 et 1707.)
(1) Voir à cet égard dans les Archives de la vén. comp. des pasteurs de Genève, le registre S p. 823, 826 , 837 et le Reg. T. p. 15, où ces accusations sont démenties.
Ses restes reposent dans le temple modeste de Schonberg, où si souvent retentit sa voix évangélique.
Son tombeau n’est marqué que par une pierre plate, placée en face de la chaire, sous une table qui sert à la distribution de la sainte cène. Deux inscriptions s’y trouvent gravées, et sont déjà presque illisibles (1).
(1) Sur le pourtour de la pierre on lit : Sub hoc tumulojacet valdensium pedemontanorum pastor nec non militum præfectus vener. ac str. Henr. Arnaud. Au-dessus d'un écusson, fort grossièrement tracé en tête de la dalle , on lit : Nescit labi virtus ; et au bas : Ad utrumque paratus. L'inscription principale est ainsi conçue : Cernis hic Arnaldi cineres , sed gesta, labores, infractumque animum pingere nemo potest. Millia in Ailophilum Jessidis militat unus, unus et Ailophilum castra ducemque quatit. Obiit et Set. 1721, ann. æt. 80.
Les environs de Schonberg présentent un paysage ouvert et riant; mais le sommet de la colline est couvert de forêts, où croissent des hêtres et des sapins. Lorsqu’on les a traversées on arrive dans le baillage de Knittlingen, fort rapproché de celui de Maulbronn, « C’est là qu’à quelques lieues seulement de leur destination, dit M. Monastier (2), les Vaudois exilés « prirent possession du sol, en y déposant la dépouille « d’un de leurs fidèles pasteurs, nommé Dumas, à qui « la mort ne donna guère que le temps d’arriver au « lieu du refuge, pour y mourir. »
(2) T. II, p. 163.
Ah ! c’était bien un convoi de deuil que ces tristes et lentes émigrations ! Des bandes d’étrangers déguenillés (1), se traînant dans un pays dont ils ignorent la langue, sont vues avec plus de défiance que de sympathie par le peuple au milieu duquel ils viennent s'établir (2). Dans maint village, les pauvres Vaudois furent l’objet de l’ironie grossière (3), ou de la répulsion envieuse de leurs sauvages alentours (4). Nous verrons tout à l’heure comment ils se sont assimilés plus tard à la nation allemande, en renonçant peu à peu à leur caractère primitif. Mais il nous reste à indiquer encore la fondation de quelques colonies.
(1) Le tableau qu’en tracent des témoins oculaires, dans différentes lettres (Moser, Dieterici), les conditions de leur départ et les fatigues de la route, font comprendre ce délabrement-
(2) Cette défiance se prolongea pendant près d’un siècle, et était due surtout à la différence de religion et d’origine. — Les faits de détail abondent à cet égard.
(3) Une anecdote choisie parmi les moins repoussantes, si ce n’est les plus ▼raies, peut en donner l’idée. — Une vieille femme vaudoise ayant acheté un manche de jambon pour assaisonner sa soupe, en fit usage plusieurs jours de suite; et les voisins, dit-on, vinrent le lui demander tour à tour en lui disant : Coumayre , prestame un poc votre SAVOURAIRE ! (Commère , prêtez-moi un peu votre assaisonneur ! ) de sorte que le chétif condiment fit le tour du village, apportant successivement le tribut banal de sa maigre saveur à toutes les marmites du pays.
(4) Plusieurs communes des plus pauvres et des moins accueillantes, pour s’opposer à l’établissement des Vaudois sur leur territoire, affectèrent de cultiver, lors de leur arrivée, des terres qui de mémoire d’homme n'avaient jamais reçu de culture, afin que ces nouveaux venus ne pussent s’y établir comme sur des terrains vagues qui leur eussent été concédés.
Plus de trois cents familles étaient arrivées dans l'arrondissement de MaulbronN. Elles y furent réparties en trois groupes; l’un, du côté de Dertingen, donna naissance aux villages de Petit-Villar et, de Pausselot; ils sont situés sur les parties élevées du plateau inégal et peu fertile qu’ils durent féconder. Un autre groupe reçut trois cents arpents de terre, sur les bords du lac de Bretheim (1), non loin duquel se trouvent Balmbach et Mutschelbach (2) qui font partie du grand-duché de Bade (3).
(1) Ruisseau de la Balme et ruisseau des coquilles.
(2) Ou Bretten, lieu de naissance de Mélanchton. -Non loin est Gochsheim , où quelques Vaudois s'établirent aussi . ( Manuscrit cité par Hahn , p. 233.)
(3) Mutschelbach a appartenu au Wurtemberg jusqu'en 1805.
Le troisième groupe demeura plus rapproché de Knittlingen, et fonda le bourg de Grand-Villar (4), qui devint la plus considérable de ces petites colonies (5).
(4) Ou GrosVillar. Ce nom, ainsi que celui de Petit-Villar fut donné par les Vaudois à ces nouveaux villages en souvenir de Villar- Pinache et de Villar-Pérouse , dont ils étaient sortis .
(5) Sa population s'éleva à plus de 1000 habitants. ( Monastier , t. II , p. 164, note 1re. )
Deux rues, qui se coupent en croix, forment la bourgade tout entière. Le temple est bâti à leur point de jonction et s’ouvre en face de celle qui représente le support de la croix. Un petit clocher s’élève au-dessus de la porte d’entrée; il a une horloge dont le balancier fait entendre ses coups au dehors. Ce sont les pulsations du temps qui s’écoule, lent et pénible dans l’exil, souvent trop long pour la misère.
Les maisons de ce village, comme la plupart de celles des paysans de la Souabe, n’ont qu’un rez-de-chaussée, de petites fenêtres et des toits fort aigus.
De chétifs pruniers entourent leurs maigres jardins, les habitants font bouillir les fruits acerbes de ces arbres avec du pain rôti, et servent quelquefois cette soupe aux prunes, en guise de potage. La prière se fait toujours avant et après les repas, excepté dans les auberges et aux repas de noces. Dans plusieurs familles où l’usage de la langue allemande avait déjà prévalu, on prononça longtemps encore cette prière en langue française, et quelquefois sans la comprendre.
Les temples de ces modestes villages sont en harmonie avec la pauvreté des habitants; mais leur porte n’est jamais close ; le voyageur peut à toute heure y entrer, s’il a besoin de recueillement ou de repos. Dans toutes les maisons on trouve la Bible; et l'ouvrage intitulé : La nourriture de l'Ame, était autrefois le livre de dévotion le plus répandu.
Quelques cabanes détachées de Gros-Villar formèrent le hameau de Tiphbach (1), où maintenant il n’existe plus qu'une seule famille d’origine vaudoise.
(1) Ou plutôt Diefenbach. Ce village fut, ainsi que Gochsheim, une annexe de Grand-Villar, jusqu'en 1795.
Deux ans après leur expulsion , et lorsque ces familles expatriées eurent fondé les colonies qu’on vient de voir, il restait cependant encore un assez grand nombre de personnes sans domicile fixe. Plusieurs espéraient pouvoir rentrer bientôt dans les vallées, comme on l’avait fait deux ans et demi après l’expulsion de 1686. Quelques-unes même en avaient déjà repris le chemin, et furent retenues dans les liens de l’apostasie.
Le langage ferme et sévère de Walkenier arrêta ces abus. Il publia une circulaire dans laquelle il disait : « Savoir faisons à tous les Français et Vaudois, qui se trouvent sous notre direction, qu’ayant appris avec un sensible déplaisir... que plusieurs courent de place en place et que d’autres s’en retournent, partie en France et partie en Piémont.....qu’ils aient à renoncer à ces pensées, dans l'état où en sont les choses. Car ceux qui s’en sont retournés ont été obligés à leur arrivée d’abjurer leur religion , avec promesse de ne jamais plus l’embrasser, et de regarder leurs ancêtres comme des personnes damnées éternellement.... faisant amende honorable devant les églises papistes, en chemise, les pieds nus, un cierge à la main, et la corde au cou, et autres semblables indignités.....C’est pourquoi nous ordonnons aux maires et échevins de chaque colonie, de n’accorder aucun secours à qui que ce soit......à moins qu’il n’ait auparavant juré solennellement, qu'il sera toute sa vie fidèle à Dieu et à notre sainte religion (1)... »
(1) Cette circulaire est datée de Francfort, 10 mai 1700 et se trouve ans Archives d'Etat de Hesse-Darmstadt, ainsi que dans les papiers de diverses colonies vaudoises.
En vertu de ces remontrances, les derniers émigrés qui étaient encore épars et vagabonds 6e réunirent pour se fixer. Mais les terres les plus productives se trouvaient occupées. —Qu’importent celles qu’on nous donne! se disaient-ils, dans leur amour obstiné de la patrie; grands ou petits, fertiles ou arides, ces champs de passage nous suffiront bien pour quelques jours, et tôt ou lard nous rentrerons dans nos vallées (2).
(2) Ces détails ont été recueillis de la bouche d’une femme presque centenaire, qui avait connu elle-même plusieurs des premiers émigrants. — Que de fois n'ai-je pas entendu raconter à nos veillards, me disait-elle, que jadis, au milieu de leurs premiers travaux de colonisation , il suffisait d’un air de la patrie, chanté en passant par leurs enfants, pour les arrêter court et leur arracher des larmes ! — Le soir, nous nous réunissions dans l'une de nos huttes de paille, (car les maisons n'étaient pas encore bâties), et là nous parlions de notre pays, que l'aspect ingrat et la dureté des terres que nous avions à défricher nous faisaient regretter davantage. Quelquefois l'heure du souper passait dans ces récits, car nous n’avions plus faim à force de regrets! et là, repayant tous les souvenirs de notre histoire, quelques-uns priaient Dieu; d’autres déploraient leur sort; d’autres, les coudes sur leurs genoux, se tenaient la tête à deux mains, et l’on voyait les larmes couler à fil de leurs yeux sans qu’ils cessassent de pleurer. — La digne aïeule qui me transmettait ces récits, il y a près de vingt ans, était grand’-mère de trente et un petit-fils et bisaïeule de six autres enfants.
II furent placés dans le baillage de Calw. Au milieu de la Forêt-Noire, sur un plateau tout couvert de sapins, s’ouvre une large clairière remplie de prairies nues, au centre desquelles on voit de petites maisons bordées d’étroits jardins. C’est la dernière des colonies vaudoises fondées en Wurtemberg, à la suite de l’expulsion de 1698.
On la nomma Bourtet, du nom d’un village situé dans la vallée de Pragela ; elle n’est connue aujourd'hui que sous celui de New Engstedt ou nouvelle Engstedt, qui lui vient d’un village voisin. Ses habitants trouvèrent leurs principales ressources dans les manufactures de Calw, où ils obtinrent de l’ouvrage. Plus tard, ils fabriquèrent eux-mêmes une assez grande quantité de bas, au moyen du métier à mailles. Cette industrie s'est presque éteinte aujourd'hui. L’auteur d’un petit ouvrage allemand, qui s'exprime d’une manière peu bienveillante sur le compte des Vaudois, le pasteur Keller, avait desservi pendant quelques années la paroisse de New Engstedt (1).
(1) Pendant ce tempe, il fut toujours en procès avec sa commune, à propos d’un champ qu'il désirait s’approprier et qu’il ne put obtenir. (Note communiquée par feu M. Mondon, dernier des pasteurs vaudois au Grand-Villar.)
L’administration de ces petites communautés était confiée à un syndic et à un diacre, qui, ordinairement, remplissaient aussi la charge d’anciens. Il y avait en outre deux autres anciens, et tous ensemble portaient le titre de justiciers. La présidence du consistoire était remise soit au pasteur, soit au syndic.
A Pinache on avait nommé un syndic, six conseillers, un secrétaire et un sergent (2).
(2) Fonctionnaire public réunissant les attributions de l’huissier, du gendarme et du garde-champêtre. (Même source.)
Au Grand-Villar, les mêmes élections avaient eu lieu, saur que le nombre des conseillers étaient réduit à quatre.
Quatre ans après la fondation de ces diverses colonies, de nouveaux événements forcèrent encore un millier de personnes à sortir da la vallée de Pragela.
Elles furent également reçues en Wurtemberg, et placées ensuite dans l'arrondissement d'HEILBRONN, près de Brackenheim. Cette position offrait des avantages bien supérieurs à ceux des autres colonies. Les terres pouvaient produire la vigne et le mûrier; les grandes forêts étaient moins rapprochées. La Hollande leur fournit les moyens de bâtir un temple et une école. Ces nouveaux venus, étant originaires d’Usseaux, de Mentoules et de Fenestrelles (1), voulaient chacun donner à la bourgade qu’ils allaient bâtir le nom de leur village natal; et comme leurs terrains se trouvaient placés entre Nordheim et Hausen, on décida qu’elle porterait le nom de Nordhausen. Pendant quelque temps, néanmoins, dans le langage des habitants, le haut du village s’appela Mentoul, et le bas Fenestrelle.
(1) Une partie des habitants sortis de ces mêmes villages, alla fonder dans le Hanau (principauté d'Yssembourg ) la colonie de Waldensberg , dont il sera question dans le chapitre suivant.
Il y a, dans les environs, des quartiers qui rappellent d’autres localités des vallées vaudoises : comme Lanvers, les Vignes, la Cartéra, le Surety la Giourna : et des souvenirs bibliques, tels que Gossen et Horeb.
Cette colonie est située dans un joli bassin, entouré d’un coté par des vignes, de l’autre par des vergers.
Le bas du vallon est rempli de prairies, séparées par des rangées de sanies. Le climat y est doux et l’hiver amène peu de neige ; aussi les maisons ont-elles des toitures moins inclinées qu’ailleurs. C’est la plus riche des colonies que nous venons de voir, et la seule qu’on puisse considérer comme étant tout à fait vaudoises : car on ne peut disconvenir que la plus grande partie des bannis de 1698 était composée de réfugiés français. La paroisse de Nordhausen ne fut constituée qu’en 1703 (1), et c’est là que se sont maintenus avec le plus de vérité les traits du caractère vaudois, dans le costume et dans l’accent. On y a conservé, comme dans les vallées, l’usage d'offrir aux invités d’une fête de noce, un léger ruban connu sous le nom de livrée. Le profil même des figures rappelle encore assez souvent le type italien. Des yeux plus vifs, des cheveux plus noirs, des traits plus amincis, sont en général le caractère auquel on a pu reconnaître, pendant longtemps, au milieu de la population allemande, ces héritiers d’un sang plus chaud, où brillait encore un rayon du soleil du midi.
(1 ) Ils y étaient arrivés sous la conduite de leur pasteur Jean Martin. (Note de M. Schmidt, pasteur de Waldensberg, 5 juin 1824. ) Mais il paraît que ce ministre ne survécut pas longtemps à son exil, car le premier pasteur de Nordhausen qui soit mentionné est un M. Geymar. (Régistres de Nordhausen consultés en 1833.) Cette colonie, ainsi que Pérouse et New-Engstedt, ne participait pas aux subsides anglais ; mais ses pasteurs recevaient 200 fr. de pension de la Hollande. La colonie française de Canstadt tirait de la même source le traitement de son pasteur.— (Mémoire manuscrit de M. Archausser , pasteur des Eglises françaises de Canstadt et de Ludwigsburg.) Cette pension fut plus tard supprimée. On recourut au duc de Wurtemberg , qui accorda des émoluments de 85 florins par an pour le pasteur, et de 40 à 50 florins pour les maîtres d'école.
Ce qui a dû contribuer à maintenir leur homogénéité, fut le soin que tous les émigrés prirent, pendant longtemps, de ne s’allier qu’entre eux, et la difficulté même qu’ils trouvaient à être admis dans les familles étrangères.
Jadis aussi ils se réunissaient souvent pour s’en-!retenir du temps passé. Ils adressaient, au voyageur venu de leur patrie, de nombreuses questions sur la vie qu’on y menait, sur l’aspect du pays, sur la valeur des terres. Eux-mêmes ont introduit en Allemagne la culture du mûrier et celle des pommes de terre, qui, sans doute, se serait répandue sans eux, mais qui, alors, était encore peu connue (1).
(1) En 1710, les médecins allemands considéraient encore les pommes de terre comme nuisibles à la santé. Un Vaudois, nommé signoret, en apporta 200 à Arnaud, qui les cultiva à Schoenberg ( en 1701), et en envoya ensuite dans chaque colonie vaudoise. (Lettre d'Arnaud, datée d les Muriers de Schouberg, ce 24 novembre 1710, et citée par HAHN, p. 231 1 , 232 avec beaucoup d'autres détails . ) — On lit dans Moser (§ LXXVII) que le duc de Wurtemberg ayant fait acheter 2,000 mûriers, pour les revend e aux Vaudois, ceuxci refusèrent de s'en charger. Mais cela ne prouve que la sûreté de leurs notions sur la cultue de cet arbre, pour l'établissement duquel le terrain doit être préparé d'a vance ; et le nom des Muriers donné à Schoenberg atteste suffisamment l'intérêt qu'ils y prirent. Ils étendirent aussi à Nordhausen et à Gros-Villar la culture de la vigne.
Quelques-unes de leurs communautés possèdent des bergeries de cent à deux cents pièces de bétail. Ces bergeries sont ordinairement affermées pour une rente fixe.
Les paysans portent encore des casquettes de cuir comme on en représente dans les portraits de Calvin ou de Luther, sur le front de ces réformateurs.
Ils ne possèdent pas de forêts; mais ils ont le droit d’aller recueillir, dans les futaies environnantes, les branches sèches et le bois mort. Quelques-unes de ces forêts renferment des cerfs, des chevreuils et des sangliers. Aussi, dans chaque village trouve-t-on une hôtellerie à l’enseigne du cerf.
Lors des guerres de Napoléon, les habitants de ces paisibles colonies furent souvent choisis pour servir d’interprètes aux Français, et lorsque l’usage du français se fut perdu, le patois des Alpes était encore parlé dans l’intérieur des familles; mais il s’y introduisit promptement un assez grand nombre de locutions allemandes. Aujourd’hui l’idiome primitif est complètement oublié, si ce n’est des vieillards ; tandis que dans le commencement on vit plus d’une fois les enfants allemands du voisinage l’apprendre et le parler. Le blason des vaudois, un chandelier entouré d’étoiles, est encore peint sur la chaire de quelques-uns de ces temples (1); mais ils ne retentissent plus que des accents du pays adoptif.
(1) Notamment à Grand et à Petit-Villar, » Balmbach et à Waldorf. (Cette observation remonte à 1838.)
Le grand consistoire de Stuttgard avait toujours vivement désiré de réunir les Vaudois à l'Eglise nationale (2); on ne les avait même reçus en Wurtemberg que sur leur déclaration qu’ils n’étaient pas calvinistes et dans la pensée qu’on pourrait un jour les ranger au luthéranisme. Ces deux branches d’un même tronc devaient se rapprocher en se prolongeant dans l'avenir; aussi entrelacent-elles aujourd'hui leur feuillage. L’union des deux Eglises ne soulèverait plus qu’une question d’uniformité rituelle, plutôt que de divergences dogmatiques. Mais il n’en fut pas d’abord ainsi.
(2) Dans le commencement, il y avait des familles vaudoises dans presque tous les villages du baillage de Maulbronn. Ceux où il y en avait le a plus étaient ŒElisheim, Schmiehe , Elbronn, Zaisersweiher, etc. » ( Manuscrit cité par HAHN p. 233. ) Ces familles éparses furent les premières à se fondre dans l'Eglise nationale.
On employa successivement les promesses et les menaces, pour engager les consistoires particuliers des colonies vaudoises, à reconnaître la juridiction ecclésiastique du consistoire luthérien. Aussi longtemps que le Wurtemberg fut gouverné par des princes catholiques (jusqu’en 1797), le gouvernement de ce pays n’avait aucun intérêt à favoriser les uns plutôt que les autres.
Sous le règne du premier prince luthérien, Fréderic (1), on obtint une pétition signée de quelques-uns des pasteurs français, desservant les colonies vaudoises, par laquelle ils exposaient que l’emploi de la langue allemande ayant prédominé dans les relations habituelles de leurs paroissiens avec leurs alentours, ils convenait d’en introduire l’usage dans l’instruction publique et dans la prédication.
(1) Fréderic Ier, qui obtint le titre de roi, à la suite du traité de Presbourg en 1805.
Le gouvernement répondit que S. M. permettrait l'introduction de la langue allemande dans les colonies, pourvu qu’aucun Vaudois n'y mit d’opposition. Cette clause ne fut pas rendue publique.
Le doyen de Stuttgard fit connaître seulement que l'introduction de cette langue était autorisée, et il ordonna que les services religieux fussent partout célébrés en allemand, Le roi se trouvait alors à Ludwigsbourg; quelques Vaudois allèrent se plaindre à lui, et Frédéric ordonna que l’on revînt immédiatement à l’usage du français (1). Il ajouta même une défense expresse de rien innover, et une admonition sévère pour ceux qui s’étaient permis d’introduire ces changements.
(1) Ce prince avait passé sa jeunesse à Montbéliard (jusqu'à l'âge de dix ans), et à Lausanne (jusqu'à l'âge de dix-huit) . Il savait fort bien la langue française, aimait l'Eglise réformée, et ne voyait pas avec déplaisir que l'une et l'autre fleurissent dans ses Etats.
En 1806, on accorda seulement, par simple mesure de régularité, que les administrations particulières de chaque colonie relevassent de leurs baillages respectifs. C’était déjà subordonner les consistoires protestants aux consistoires luthériens. En 1808, il fut ordonné que tous les registres de l’état civil, confiés alors aux pasteurs, seraient tenus en allemand. Les Vaudois avaient cependant encore leur doyen général (2), qui maintenait l’intégrité apparente de leur constitution ecclésiastique. Mais après la mort de Frédéric, Guillaume Ier étant monté sur le trône, on chercha, par de nouvelles tentatives, à germaniser les Eglises vaudoises. Ce fut d’abord en favorisant les alliances mixtes, entre Vaudois et luthériens; mais l’esprit national était encore trop puissant chez les premiers pour être vaincu par ce moyen. Puis les maîtres d’école furent invités à enseigner l’allemand en même temps que la langue française ; et enfin, comme leur entretien, joint à celui des pasteurs, constituait, pour ces pauvres paroisses coloniales, une charge très lourde, on offrit d’y pourvoir à leur place à, condition qu’elles accepteraient des pasteurs allemands ; mais elles forent unanimes à répondre par un refus. Nous préférons travailler de nos mains, pour entretenir nos pasteurs et nos cures, plutôt que de manquer au souvenir de nos aïeux, et de cesser d’être leurs enfants. — N’est-ce pas indigne? N’est-ce pas mépriser les bienfaits du roi? Ces Welches (1) ne montrent-ils pas ainsi leur caractère altier et opiniâtre? — Telles furent les dispositions dans lesquelles on accueillit ce refus aux avenues du pouvoir (2).
(2) Appelé modérateur, dans leurs premiers actes synodaux.
(1) Expression de mépris employée en Allemagne contre les Français.
(2) Je tiens les réponses des Vaudois et les observations qui suivent d'un conseiller intime qui prit part lui-même à ces événements.
Enfin, une assemblée des états, tenue à Stuttgard, en 1821 , décida qu’une somme de 12,000 florins serait allouée chaque année à l'administration ecclésiastique du pays pour le soulagement des Eglises vaudoises qui auraient remis ou remettraient à cette administration le droit de choisir leur pasteur et leurs maîtres-d’école.
Alors s’ouvrit une période de tiraillements et d’agi-tâtions de tout genre, de résistances et de manœuvres de toute espèce, pour porter chacune de ces petites colonies à conclure sur cette base ses arrangements particuliers.
Les pasteurs et les maîtres d’école surtout (car c’étaient eux qui devaient profiter des 12,000 florins) insistèrent presque partout, sauf quelques exceptions (1), pour faire admettre le renoncement demande. Le peuple seul résistait; mais quoiqu'il eût le droit d’envoyer des députés laïques aux synodes, la difficulté qu’éprouve toujours un habitant de la campagne à s’exprimer sur des questions qui ne lui sont pas familières, et le silence dans lequel il est obligé de se renfermer devant les premières observations qu’on oppose à son dire, paralysèrent leur énergie dans cette circonstance.
(1) L'instituteur de Nordhausen, par exemple, nommé Clapier, loin de rechercher cette augmentation de traitement, refusa de la recevoir, lorsque la germanisation des Eglises vaudoises eut été résolue par le synode de 1823.
Le dernier synode général des Eglises vaudoises en Wurtemberg eut lieu à Stuttgard, en 1823 (1).
(1) Un des membres de cette assemblée me disait : « Le dernier synode véritablement libre a eu lieu en 1821 ; car en 1823 on ne nous écoutait plus.»
On parla beaucoup d’opérer une fusion entre les deux Eglises protestantes, sous le nom commun d'évangéliques, comme elle avait eu lieu déjà dans le pays de Bade. Les députés vaudois dirent qu’ils étaient loin de s’opposer à cette union, mais qu’ils voulaient conserver dans leurs églises l’usage du français. — N’est-ce pas néanmoins de la langue allemande que vous êtes obligés de vous servir tous les jours, et refuserez-vous de la laisser enseigner dans vos écoles? —Non.—Si donc, vous ne vous opposez pas à l'union de nos Eglises, il n’y a plus d’objection à ce que les enfants luthériens des villages que vous habitez aillent aux mêmes écoles que les vôtres, et vice versâ. Vous y gagnerez ainsi d’avoir des instituteurs mieux rétribués et mieux surveillés.
Ce point obtenu, on leur fit comprendre que lorsque tous leurs enfants sauraient l’allemand, et que ces enfants devenus grands formeraient une génération nouvelle, il n’y aurait plus de motif raisonnable à repousser les prédications allemandes de leurs temples.
Il n’osèrent protester, mais ils insistèrent du moins pour qu’on n’apportât aucune modification à leur culte avant le décès de leurs pasteurs actuels. Ils demandèrent à conserver ensuite la même discipline, et exigèrent que leur livres religieux fussent traduits en allemand pour la génération nouvelle.
Par suite de ces dispositions, chaque paroisse fut amenée à transiger isolément après la mort de son pasteur; mais la plupart d’entre elles né remirent encore leur droit d’élection que conditionnellement.
Pinache n’avait cédé ce droit que pour une fois ; ces mots ne furent pas inscrits dans l’acte de cession, et le droit a été perdu.
Nordhausen ayant fait bâtir un temple qui lui coûtait fort cher, céda son droit à condition que le roi payerait les frais de cet édifice. Il n’en paya qu’une partie et garda le droit tout entier.
New Engstedt avait demandé que la couronne se chargeât sans réserve des traitements du pasteur et du maître d’école, afin de pouvoir vendre les terres curiales, pour payer les dettes de la commune. Ces conditions ne furent également pas remplies.
Le Villar ne demandait qu’un presbytère bâti aux frais du gouvernement, et une allocation annuelle de quelques mesures de bois tirées des forêts de l’Etat pour l’usage de son pasteur; il n’obtint que d’être dépouillé du droit qu’il avait cédé.
Enfin, chaque paroisse prit des arrangements à part, et bientôt les regrets suivirent les concessions.
Sous prétexte de réformer les circonscriptions consistoriales, on démembra ces petites églises et l’on diminua le nombre de leurs pasteurs (1).
(1) Ceux de Luserne, de Schonberg et Dürmentz, de Sengach et Chorres furent supprimés. · Tous les biens ecclésiastiques de l'Eglise de Dürmentz ont été vendus au profit de la diaconie luthérienne. Les bancs du temple, la cure même, ont eu le même sort. Il n'y reste qu'un tronçon de clocher s'élevant au-dessus de quatre murailles abandonnées, comme pour attester qu'autrefois les Vaudois eurent là une église.
Les revenus des paroisses supprimées arrivèrent presque à couvrir la somme de douze mille florins qu’on avait allouée pour opérer ces changements.
Les Vaudois se plaignaient ; mais il était trop tard. On n’attendit pas même, pour leur donner partout des prédicateurs allemands, le décès de leurs prédicateurs français ; car ceux de ces derniers qui survivaient encore furent mis à la retraite et reçurent une pension pour couler leurs derniers jours en paix (1), pendant que, sous leurs yeux, un jeune ministre allemand vint desservir la paroisse sous le nom de vicaire.
(1) Les deux derniers pasteurs d'origine vaudoise, qui jouirent de cette retraite, furent ceux de Grand- Villar et de New-Engstedt. Ce dernier, nommé Geymonat, était né au Villar, dans la vallée de Luserne. Après avoir appris l'anglais chez M. Paul Appia, alors pasteur de Bobi, il alla en Angleterre, où il fit sa première communion. Puis, étant venu à Genève, il y apprit l'horlogerie, abandonna cet état à vingt-trois ans , et concourut pour obtenir une bourse à Lausanne. L'ayant obtenue, il y termina ses études. Appelé ensuite à desservir les Eglises vaudoises, il mourut célibataire à New-Engstedt , dans un âge avancé . Son instruction et ses talents le faisaient rechercher ; mais sa bizarrerie repoussait souvent les visiteurs. Il répandait beaucoup d'aumônes, mais avec plus d'empressement sur les étrangers que sur ses compatriotes ; il s'exprimait même d'une manière peu favorable sur le compte de ses paroissiens , et laissa couler ses derniers jours dans un isolement complet.
Le pasteur de Grand-Villar lui survécut de quelques années. Il fut ains le patriarche et le dernier des ministres vaudois en Wurtemberg. Il était originaire de Bobi, dans la vallée de Luserne, et se nommait Mondon. Il avait fait ses études à Bâle , fut appelé dans les colonies vaudoises en 1792 et mourut presque centenaire dans sa patrie adoptive, où il laisse cinq enfants et un souvenir vénéré de tous ses alentours. J'ai le regret de ne pouvoir payer ici qu'à sa mémoire le tribut de reconnaissance que m'a laissé le souvenir de sa bienveillante hospitalité.
C’était un serrement de cœur inexprimable pour nous, me disait un vieillard, que d’entrer alors dans nos temples pour y entendre une langue étrangère. Plusieurs refusaient d’y aller, quelques-uns s’éloignaient de la sainte cène, presque tous gardaient le silence lorsqu’ils s’agissait de chanter d’autres cantiques que nos bons vieux psaumes. Il y eut même des personnes qui ne remirent plus les pieds dans les sanctuaires habituels. D’autres qui faisaient plusieurs lieues chaque dimanche pour aller entendre, dans quelque grande ville, une prédication française. Mais bientôt aussi ces chaires furent fermées (1).
(1 ) Les Eglises françaises de Canstadt, de Stuttgard et de Ludwigsburg furent supprimées à cette époque.
Alors il ne nous resta que nos Bibles héréditaires; et je puis vous affirmer, ajoutait-il, qu’avant d’admettre dans nos maisons les Bibles allemandes, il y eut dans chaque village des conférences assidues qui durèrent plus d’une année, pendant lesquelles on se réunissait le soir, pour examiner ligne après ligne si tout le contenu des éditions nouvelles était réellement conforme au texte primitif (2).
( 2) Il y avait cependant encore beaucoup de familles pauvres qui ne possédaient pas les moyens d'acheter une Bible. Le pasteur allemand de Londres, M. Steinkopf, membre d'une société religieuse pour la propagation des livres saints, s'employa avec zèle pour leur en procurer. (Note du doyen Anhaeusser.)
Cette conformité ayant été reconnue, nous fûmes un peu consolés. D’ailleurs, nos enfants ne comprenaient presque plus le français. Il n’y avait que nous qui eussions des souvenirs, et pour qui ce changement fut une blessure de cœur. Quand nous ne serons plus, personne ne regrettera l’absence d’une langue inconnue, et le caractère distinctif que nous avaient légué nos pères.
L’ensemble de la population vit néanmoins avec douleur s’accomplir ces changements (1). Il en résulta de l’éloignement entre le pasteur et son troupeau (2), et de là une indifférence religieuse dont les traces subsistent encore de nos jours.
(1) Lee Vaudois étaient alors au nombre de trois mille; ils n’étaient arrivés, en 1699, qu’au nombre de sept à huit cents. (Même source.)
(2) Dans quelques-unes de ces paroisses vaudoises, on refusa même pendant les premiers jours de vendre au nouveau pasteur allemand les provisions nécessaires à son ménage, telles que du lait, des légumes et des fruits
On doit reconnaître néanmoins qu’à bien des égards la réunion des colonies vaudoises à l'Eglise nationale était alors opportune, qu’elle mit fin à beaucoup d’abus, amena quelques heureux résultats et serait tôt ou tard devenue inévitable.
La langue française tombait en effet en désuétude dans ces petits villages, perdus au milieu d’une population allemande; l’attention de leur mère-patrie les abandonnait de plus en plus; il y avait souvent des intrigues, des divisions et de très mauvais choix pour l’élection des pasteurs et surfont des maîtres d’école. La discipline ecclésiastique n’avait plus de force. Un esprit de suite et de régularité (administrative du moins) a remplacé à cet égard l'impuissance de l'arbitraire. Les écoles sont dirigées avec plus de soin. Tous les enfants savent lire et chiffrer.
Ils vont à l’école pendant cinq heures par jour, de l’âge de six à quatorze ans. Alors ils sont confirmés; et de quatorze à dix-huit ans, ils n’assistent plus qu’à l’école du dimanche, où ils sont interrogés comme des catéchumènes. Les écoliers de l’âge de dix à quatorze ans doivent également se rendre à ces instructions religieuses. Autrefois on leur faisait apprendre et réciter le catéchisme ; mais aujourd’hui on se borne à leur enseigner l’Evangile.
Les explications spéciales destinées aux néophytes avaient lieu primitivement le dimanche, le mercredi et le vendredi. Elles sont moins fréquentes maintenant.
Les inspections et les visites pastorales, les conférences et les colloques influent heureusement sur la tenue de ces Eglises. Le chant sacré y est beaucoup mieux dirigé que par le passé. Enfin, la séparation qui existait entre les Vaudois et les habitants du pays s’est effacée de jour en jour. Lorsque les premiers parlaient entre eux une langue étrangère, ils inspiraient la défiance. L’indépendance de leur Eglise excitait aussi une certaine jalousie de la part de l'Eglise nationale. Ces causes de division ont enfin disparu.
Sous ces formes extérieures, importantes sans doute, mais qui sont quelquefois si éloignées de la vie, puissent-ils conserver la foi intègre qui donna naissance à leur Eglise! car c’est pour n’avoir pas voulu faire des concessions à cet égard, que leurs pères ont été proscrits.
Que chez eux se perpétue le souvenir des Janavel, des Arnaud et de tant d’autres illustres confesseurs du crucifié! Que leur piété surtout y demeure : c’est le plus bel héritage que le passé de l’Israël des Alpes puisse léguer à l’avenir de ses enfants.
FONDÉES DANS LE PAYS DE HESSE-DARMSTADT, AINSI qu’en d’autres PARTIES de l’allemagne,
A LA SUITE DE L’EXPULSION DE 1698 ET DE QUELQUES ÉMIGRATIONS SUBSÉQUENTES.
(De 1698 à 1818.)
SOURCES ET AUTORITÉS : - Les mêmes qu'au chapitre VIIIe de cette troisième partie : sauf MOSER, KELLER et DIETERICI ; plus quelques pièces particulières, qui ont été indiquées au bas des pages.
A l'époque de leur première expulsion en 1686, les Vaudois s’étaient déjà adressés au landgrave de Hesse-Darmstadt, afin d’obtenir un asile sur ses terres. Ils souffraient pour leurs croyances, pour leur attachement à l’Evangile, pour l’honneur de leurs convictions ; et cette foi était si sincère qu’ils ne craignaient pas de dire dans leur placet : « Comme l’arche de « l’alliance reçue autrefois dans la maison d’Obed-Edom attira de grandes bénédictions sur lui, et sur « tous les siens : ainsi, tous ces chrétiens qui souffrent « pour la vérité, étant reçus de Votre Altesse Sérénissime, attireront infailliblement les bénédictions du « ciel sur sa personne sacrée et sa famille sérénissime (1). »
(1) Archives d'Etat de Darmstadt. Cette pièce n'est pas datée, comme en général toutes les anciennes suppliques des Vaudois, soit du Piémont , soit de leurs colonies. - On ne peut souvent connaître la date de la demande que par celle de la réponse.
La Faculté de théologie de Giesen fut appelée à donner son avis sur leur admission.
Elle décida qu’ils pourraient être admis, à condition qu’ils éviteraient toute polémique religieuse, et qu’ils regarderaient le prince comme chef de l’Eglise (Summus Episcopus), sans néanmoins être tenus de modifier en rien leur confession de foi (2).
(2) Ce rapport est daté du 4 septembre 1688 , et se trouve cité par Hahn, p. 241 (d'après une notice manuscrite. )
On sait comment ces pauvres exilés rentrèrent ensuite dans leur patrie en 1689; comment ils y furent rétablis en 1692; la part qu’ils prirent à la guerre de Victor-Amédée contre la France; l’accueil que les réfugiés français, proscrits par Louis XIV depuis 1685, trouvèrent dans les Vallées, avec l’assentiment et sur les avances mêmes du duc de Savoie. Mais après que ce dernier eut fait sa paix particulière avec le roi de France, les choses changèrent de face ; l’influence de Louis XIV reprit le dessus; et les persécutions qu’il intenta à ses sujets protestants des vallées de Pragela, de la Doire et de Bardonèche, éveillèrent à juste titre les craintes de leurs coreligionnaires des Vallées voisines, assujetties à la domination du duc de Savoie.
C’est alors que l’un de ces pasteurs vaudois, qui devaient être bientôt proscrits, écrivit au landgrave de Hesse-Darmstadt, une lettre dans laquelle il lui disait : « Monseigneur, les choses ont tellement changé dans « ce pays, que la plupart de ceux qui craignent Dieu « ne pensent qu’à en sortir et à chercher une retraite « ailleurs. Chacun a son intention ; et je n’en ai point « d’autre que de prendre quelques bonnes familles « avec moi et de me retirer dans les Etats de Votre « Altesse (1). »
(1) Cette lettre est datée du Val-Luserne, ce 25 octobre 1696 ; elle est signée de Papon , alors pasteur à Rocheplate et Prarusting. ( Transcrite aux Archives d'Etat de Hesse- Darmstadt.)
Ce projet, conçu volontairement, devait bientôt recevoir une exécution forcée.
L’édit du 1er juillet 1698, par lequel Victor-Amédée bannissait de, ses Etats tous les protestants d’origine française, fit triompher l'influence persécutrice de Louis XIV; et l’auteur de cette lettre, ainsi que six autres ministres des vallées vaudoises, furent obligés de s’expatrier. Un grand nombre d’habitants du pays qui s’étaient alliés aux réfugiés français, ainsi que ces derniers et toutes les personnes d’origine étrangère qui se trouvaient dans les Vallées, durent sortir des Etats de Savoie dans l’automne de 1688. La plupart de ces exilés passèrent l’hiver suivant en Suisse, et reprirent au printemps de 1689, leurs projets de colonisation en Allemagne. Nous avons déjà vu une partie de ces émigrants s’établir en Wurtemberg; mais ils avaient obtenu leurs premières concessions dans le pays de HEsse-Darmstadt. Ces concessions, signées (1) par le landgrave Ernest-Louis, servirent de modèle à celles qu’ils obtinrent ensuite d’Eberhard-Louis, grand duc de Wurtemberg. Voici l’exposé des patentes accordées par le landgrave (2).
(1) Le 22 d'avril ( 2 mai) 1699.
(2) D'après la seconde édition , imprimée à Darmstadt en 1734, in-40 de 8 feuillets non paginés.
« Sa Majesté Britannique et L. H. P. les Etats généraux des Provinces-Unies du Pays-Bas, nous ayant recommandé tout particulièrement les Vaudois, sortis des vallées du Piémont, au mois de septembre dernier (1698), par un ordre exprès de Son Altesse Royale le duc de Savoie ; quelques électeurs et princes protestants de l’Empire, nous ayant ensuite écrit fortement en leur faveur; le sieur Pierre Walkenier, en sa qualité d’envoyé extraordinaire de L. H. P. nous ayant fait ses instances sur le même sujet;
Et, Nous, étant touché d’une vive compassion de voir ce peuple nouvellement errant, dépouillé de toute chose, et cherchant une retraite et un asile en Allemagne, avons résolu, de notre plein pouvoir, et par l’avis de notre Conseil, d’en retirer une partie dans nos Etats; de l’y établir et recevoir sous notre protection.... De sorte, qu’aucun n’aura le droit de les inquiéter et chagriner en quelque façon que ce soit : pourvu qu’ils observent consciencieusement nos ordres, et qu’ils se soumettent à nos lois, conformément aux privilèges que nous avons bien voulu leur accorder dans les articles suivants.
I. Eux et leurs descendants jouiront à perpétuité du libre exercice de leur religion... Ils pourront célébrer leur culte en langue française, italienne et allemande... dans leurs temples et leurs maisons, prêchant la parole de Dieu... suivant les règles de leur discipline.
IL Ils pourront choisir, et appeler d’où ils voudront, par l’organe de leur synode, les pasteurs et maîtres d’école qui leur seront nécessaires.
Le pasteur prêtera serment de fidélité au Landgrave, et sera installé par un commissaire du gouvernement.
III. Chaque paroisse pourra avoir son consistoire, (Convention ecclesiasticum), composé d’anciens, de diacres et du pasteur.
IV. Ils auront des synodes, « pour maintenir le bon ordre, terminer les différends... suspendre, déposer ou congédier les pasteurs dont la doctrine sera hétérodoxe, et la vie scandaleuse,» le tout conformément à leur discipline, et avec l’approbation du gouvernement.
V. Il pourra y avoir des synodes généraux, composés des représentants de toutes les colonies allemandes, dans quelque Etat qu’elles soient fondées, et où que se tienne l’assemblée. Le landgrave se réserve le droit d’y envoyer un commissaire.
VI. « Ni eux, ni leurs descendants, nés et à naître, ne pourront jamais être obligés, sous quelque prétexte que ce soit, de reconnaître d’autres coutumes que celles qui leur sont propres, ni un autre gouvernement ecclésiastique que celui de leur discipline.»
VII. Leurs pasteurs pourront aller en toute liberté visiter les malades de leur nation, dans quelque partie que ce soit de nos Etats, « en faisant les honnêtetés ordinaires au pasteur du lieu.» La même autorisation est accordée pour la visite des prisonniers.
VIII. (1). Leurs pasteurs et diacres ne seront jamais tenus de répondre en justice, comme témoins, pour des choses qui leur auront été révélées en secret, « ou dans leurs assemblées ecclésiastiques, sub sigillo con-fessionis.» Si ce n’est lorsqu’il s’agirait d’un crime de haute trahison.
(1) Ce numéro est marqué ainsi IIX dans la texte.
IX. Pour l’exercice de la justice, ils auront le droit d’établir parmi eux un conseil séculier, composé de maires et d’échevins, avec d’autres personnes capables, élues par eux et approuvées par nous. Ce conseil pourra juger sans appel jusqu’à la somme de cinquante florins.— Nous voulons pareillement qu’il connaisse de leurs causes criminelles, et rende sa sentence en notre nom ; mais il ne l’exécutera pas sans notre ratification... nous réservant le droit de grâce. — Nul Vaudois ne pourra être saisi en sa personne ou en ses biens, sans la sentence dudit conseil.
X. Outre ce conseil, qui réglera et administrera aussi la police suivant leurs coutumes, nous voulons qu’ils puissent avoir, pris parmi eux, des sergents, des notaires publics, et autres personnes nécessaires pour la conservation de l’ordre et de la société.
XI. Le droit de porter des armes et de s’y exercer, est accordé à perpétuité aux habitants de ces colonies. En cas de guerre ils formeront un corps à part, commandé par leurs propres officiers, et ne seront jamais obligés de porter les armes hors de nos Etats.
XII. Nous les déclarons dès maintenant et à jamais, eux et leurs descendants, admissibles à toutes les charges publiques, tant civiles que politiques et ecclésiastiques, pourvu qu’ils aient la capacité voulue.— Leurs enfants seront admis dans les collèges et dans les universités.
XIII. Leurs pasteurs et leurs officiers de justice, de police et de guerre, jouiront à perpétuité des mêmes honneurs et avantages, dont jouissent, à titres correspondants les fonctionnaires actuels de nos Etats.
XIV. Ils pourront disposer de leurs biens comme ils l’entendront. Si quelqu’un d’entre eux vient à mourir ab intestat, ses biens appartiendront à ses plus proches parents ; s’il n’a point d'héritiers, ils seront partagés entre l’Etat et les pauvres de sa commune. Dans ce dernier cas, un conseil d’administration, nommé par le consistoire, aura la gestion de ces biens.
XV. Les colons vaudois ne seront assujettis è aucune servitude et ne relèveront que du souverain.
XVI. Nul étranger ne pourra s’établir parmi eux sans leur consentement.
XVII. Pendant les quinze années de franchise qui leur ont été accordées, ils seront exemptés de toute charge quant au logement des gens de guerre.
XVIII. Tous leurs établissements et biens publics seront exempts d’impositions.
XIX. Ils pourront commercer dans tous les états, sans autorisation ni patente.
XX. Toute industrie leur sera permise, ils auront pour cela leurs propres administrateurs et directeurs.
XXI. « S’il arrive que, par la bénédiction de Dieu, ils s’étendent, prospèrent et se multiplient, ils pourront établir un conseil des marchands, pour juger et décider les difficultés litigieuses du commerce. »
XXII. Nous leur accordons que quand il plaira à Dieu de les visiter par la peste, ils ne seront pas chassés de leurs villages.
XXIII. On les exemptera des droits d’accises (impositions indirectes) pendant 15 ans.
XXIV. Les terres qui leur seront assignées (1) seront leur propriété.
(1) Dans les communautés et dépendances d’Areilghem, de Merselden, de Russelsheim et de Keltersbach·
XXV. Quant aux bois et autres biens indivis, dont jouissent les communautés où ils s’établiront, ils pourront en jouir au même titre qu’elles.
XXVI. Nous autorisons les Vaudois et les autres protestants qui voudront venir s’y établir, à bâtir une ville proche de Keltersbach, où des terres leur seront distribuées gratuitement.
XXVII. Ils pourront partager entre eux ces terres, et les cultiver comme ils l’entendront.
XXVIII. On leur accordera des facilités pour se procurer des bois de charpente et le transport des matériaux.
XXIX. Exemption de corvées, tailles et charges pendant 15 ans.
XXX. Ces exemptions passeront à leurs héritiers, si ceux qui en jouissent meurent avant ce terme.
XXXI. Après cette époque, ils payeront les impôts comme nos autres sujets.
XXXII. Pendant ces quinze ans ils ne payeront point de dimes, et ce délai expiré, on leur en abandonnera une partie pour l’entretien des orphelins, des pauvres, ou des employés de leur Eglise.
XXXIII. Ils seront en tout considérés comme les autres habitants du pays.— Nos successeurs signeront les présentes patentes, ainsi que nous les signons nous-mêmes (1).
(1) Cette pièce ne porte que deux signature· : celle d'Ernest- Louis landgrave de Hesse et celle de Valkenier , envoyé extraordinaire des Etats généraux des Pays-Bas.
On voit que le landgrave Ernest-Louis tenait dans cette pièce le langage le plus généreux. Mais des patentes ne suffisent pas plus pour peupler et enrichir un Etat, que des constitutions pour le moraliser.
On parle dans ces concessions de cités à fonder, de tribunaux de commerce à ouvrir, de grandes industries à organiser; hélas! il ne s’agissait que de quelques pauvres petits villages à construire au milieu des forêts : tristes abris de la misère et de l’adversité ; ils ressemblent moins à des villes qu’à des hameaux de passage, rappelant la cabane du voyageur, ou la tente des patriarches dans le désert.
Au nord-est de Darmstadt s’étend un horizon monotone, dont les lignes dentelées en soie, revêtent de vastes étendues de futaies. Le sol est onduleux et repoussé en petites collines qui s’enchevêtrent les unes dans les autres, présentant quelquefois des croupes arides et pelées, ou des pentes touffues, dont tous les arbustes sont reliés entre eux per des ronces et des houblons.
Sous ces bois sombres ne serpentent que de mauvais chemine, remplis de boue ou de pierres et presque partout inaccessibles aux voitures. Des eaux croupissant ce remplissent les bas-fonds. Des arbres séculaires s’élèvent sur les bords. Quelques sites pittoresques se montrent par intervalle, maie l’aspect de la vie ne les réjouit pas. Après quelques heures de marche on arrive sur les collines du Schlampeberg, au delà desquelles se trouve la jolie bourgade d'Ober-Ramstadt, qui s’honore d’avoir donné le jour à un littérateur (1).
(1) Lichtemberg, remarquable à la fois par l'érudition et par l’originalité.
Des tertres moins boisés se présentent ensuite; des terrains moins fertiles se font voir; et lorsqu’on les a traversés on arrive dans les communautés vaudoises.
Le pays de Hesse-Darmstadt en contient cinq : Rorbach (1), Wembach et Heim (2), qui se trouvent dans les parages où nous venons d’entrer. (Il s’établit aussi quelques Vaudois à Raunen et à Aarheilgen (3), villages des environs.) Enfin Waldorf ; et non loin Welchneureth, qu’on prononce simplement Neireth. (Ce dernier est placé, je crois, dans la Hesse voisine.) Rorbach est situé dans un petit bassin de prairies, bordées par des forêts ou des champs peu fertiles (4). Il fut la résidence de Montoux (5), et le chef-lieu des antres colonies, fondées aux alentours. Wembach ne se trouve qu’à une petite distance. Le site est à peu près le même; mais le pays est plus pauvre encore; et enfin un petit groupe de maisons, jeté sur la pente d’une colline, comme une poignée de copeaux et de pierres, constitue le hameau de Heim (1). On est là sur les limites de la Hesse. De belles forêts s’étendent en face du village sur un plateau taillé à pic.
(1) Ou mieux Rohrbach. Ce mot signifie ruisseau des joncs.
(2) Ecrit quelquefois Haam ou Hahn.
(3) Se prononce : Arleiguen. - Les Archives de Darmstadt renferment des requêtes adressées au landgrave par les Vaudois de ces localités . - Ceux de Raunen demandaient à quitter ce pays, à cause des fièvres pernicieuses qu'y engendraient les marécages. ( Cette requête n'est pas datée, mais elle porte la signature de Montoux. )
(4) En 1834, le bourguemestre de Rorbach se nommait Geymet et le maitre d'école Pastre. Ce dernier savait encore un peu le patois des vallées vaudoises.
(5) Le pasteur Montoux , qui était sorti des vallées vaudoises , se nommait Jacob. Son fils Daniel qui, en 1730, était pasteur de Dürmentz, en Wurtemberg, vint desservir la paroisse de Rorbach, après la mort de son père. Le fils de ce dernier se nommait Jean Montoux, et fut aussi pasteur dans les colonies vaudoises.
(1) En 1820, il y avait à Rorbach 53 familles, composées de 243 personnes, à Wembach 38 familles, ou 180 personnes ; à Heim 14 familles de 73 personnes en tout. ( HAHN, p. 241.)
Waldorf, situé fort loin de là , était comme Roroach, une résidence pastorale. C’est une petite bourgade parsemée de vergers et de jardins, et cachée au milieu des bois sur la rive gauche du Mein, à quelques lieues de Francfort.
Ces bois interrompus par de fréquentes clairières, où s'étendent des prairies humides, contiennent dans la banlieue de Waldorf, des fermes isolées, dont quelques-unes sont habitées par des descendants de nos Vaudois.
Toutes ces modestes paroisses, fondées par les exilés du Piémont, demeuraient intimement unies avec celles du Wurtemberg. Solidaires les unes des autres, elles se prêtaient un mutuel appui. Leurs synodes se tenaient en commun ; leurs pasteurs participaient aux
mêmes subsides; et selon les besoins du troupeau ils pouvaient passer de l’une à l’autre colonie sans sortir de la même Eglise, tout en habitant des pays différents.
Mais sous le rapport du bien-être matériel, les colonies du Wurtemberg furent plus favorisées; celles du grand duché de Darmstadt étaient plus pauvres, et eurent beaucoup à souffrir, surtout après la révolution française.
Elles s’imposèrent pour cela des sacrifices au-dessus de leurs forces, et ne remplacèrent pas néanmoins les subsides perdus.
La position des salariés devenait de plus en plus pénible. Ils restèrent cependant à leur poste, autant par devoir que par affection. Mais quelques-uns des villages vaudois furent ravagés pendant les guerres qui eurent lieu depuis cette époque à 1814. Les ressources dont ils pouvaient encore disposer leur furent ainsi enlevées.
« Dans le Wurtemberg, dit une note manuscrite (1)
(1) Cette note qui n'est pas signée , m'a été transmise comme document par M. APPIA de Francfort. -Elle est datée de Paris le 13 septembre 1830, et se termine ainsi : « Le rédacteur de cette note connaît les besoins de ces malheureuses Eglises ; et sans avoir été chargé par elles d'aucun plein pouvoir, il sait par des transactions précédentes, qu'il a suivies dans leur intérêt , que des facilités d'émigration seraient saisies par elles comme une délivrance. »
« le roi les en dédommagea en partie, en les agrégeant autant que possible à ses autres sujets (1). « Mais dans le grand duché de Darmstadt, leur situation est devenue insupportable, car ils s’y trouvent « maintenant écrasés par le double poids des dimes « qu’ils devaient au prince comme fermiers (2) de ses « domaines, et de tous les autres impôts annuels que a paient ses autres sujets.
(1) Cette agrégation eut aussi lieu dans le paya de Darmstadt. — Bile s’y accomplit même plus tôt (en 1821) qu’en Wurtemberg (1834) ; ce dernier pays ayant à s’assimiler un plus grand nombre de communes. — Mais les véritables causes de la misère des Vaudois dans la Hesse seront indiquées plus loin.
(2) Ce mot ne peut être entendu dans le sens que nous lui donnons aujourd’hui, puisque les terres occupées par les Vaudois leur avaient été cédées en toute propriété. (Patentes du M d’avril 1699. Art. VI, XV, XVII et du § XXIII au XXXIIe.)
« Sous ce rapport, ils ont été assimilés aux indigènes depuis l’invasion (3), sans que le retour de la a paix y ait apporté le moindre allégement. Aussi « leur pauvreté s’accroît-elle d’une manière effrayante, « Vingt-cinq à trente familles, au moins, ont déjà « émigré en Amérique. Presque toute la population « d’un village avait pris engagement pour le Brésil ; « puis a été avertie que l'entrepreneur de cette colonisation était un fourbe, et a, par cette fausse mesure, aggravé sa misère.
(3) Cette assimilation a eu lieu en 1815.
« Dans cet état de choses, beaucoup de familles « encore seraient prêtes à émigrer si on leur assurait « un bon établissement, et des facilités pour le transport. Elles se composeraient d’artisans, et de laboureurs robustes, accoutumés à une vie rude, et « ne connaissant du monde que ses nécessités (1). »
(1) On lit ensuite dans cette pièce : « Un Vaudois m'écrit de Bruxelles que peut-être M. le général Lafayette, ami de tous les opprimés, consentirait à recommander ces descendants des martyrs à l'un des Etats-Unis d'Amérique, pour leur faire obtenir un district à défricher.... Mais le gouvernement de Darmstadt entrave toute émigration , par des difficultés de chancellerie.... etc. »
« Vers 1801, dit un autre document (2), une colonie de soixante-cinq à soixante-dix familles, parmi lesquelles s’en trouvaient quatre de vaudoises (3), se mit en marche pour l’Amérique, en remettant à son chef (4) tout l’argent de ses biens. On en acheta un vaste terrain près de Philadelphie, et on le cultiva. Au bout de sept ans on le revendit avec un bénéfice considérable, et on alla en acheter an autre plus vaste et plus fertile, sur les bords du Mississipi. Là cette petite colonie, qui est devenue fort populeuse, a décidé que nul étranger ne pourrait plus s’établir sur son territoire. » On raconte de sa prospérité et de la vie particulière qu’elle mène (1), dans ces climats étrangers, des choses trop extraordinaires, pour être admises dans l'histoire sans une enquête ou des renseignements plus précis.
(2) Communiqué par M. Mondon, dernier des pasteurs vaudois en Wurtemberg.
(3) Savoir, une de Gros-Villar, deux de Petit-Villar et une de Tiphbach.
(4) Ce chef se nommait REPLET. Il était d'lptingen ; d'abord tisserand , puis prédicateur communiste. On dit qu'à sa mort il a laissé pour six millions de biens.
(1) Tous les travaux dit- on,, s'y exécutent en commun. Les biens appartiennent à la communauté etc.
En 1699, il y eut aussi des Vaudois qui s’établirent dans le Grand duché de Bade.
Les concessions qui leur furent accordées par le Grand duc, Frédéric Magnus, étaient à peu près les mêmes que celles dont ils jouissaient dans les autres pays. Le libre exercice de leur religion, et l’usage de la langue française leur étaient accordés par l'article V. Le maintien de leur discipline ecclésiastique, par les § VI à IX. Les privilèges de leurs pasteurs : § X et XI ; et quant à leur entretien, on lisait : « La susnommée Altesse Sérénissime promet aussi aux suppliants «d’y contribuer, par une somme annuelle de cinquante florins. Ils recevront de plus cinq coupes de « blé, dix coupes de seigle et un tonneau entier de vin. « Leur régent (maître d’école) recevra la moitié de ce « que dessus; et le tout sera fourni par l’Economie de « Durlach (1).»(§ XII.)
(1) Tiré des Archives de la vén , comp, des pasteurs de Genève , vol. T. p. 176, où l'on trouve : « Extrait des priviléges, que S. A S. Frederic-Magnus, margrave de Bade et Hochberg, a accordés l'an 1699 aux suppliants les réformés Vaudois , du temps de leur désolation universelle, par forme de capitulation. »
Ces dispositions intéressaient surtout les colonies de Balmbach et de Mutschelbach (2), situées sur les limites du Wurtemberg, dont elles firent partie pen-dant quelque temps.
(2) La seconde était l'annexe de la première (jusqu'en 1821, que s'opéra la fusion de ces paroisses avec l'Eglise allemande. ) - Mutschelbach fit partie du baillage de Neunberg (Wurtemberg) jusqu'en 1805.
Le site qu’elles occupent est verdoyant et boisé, mais froid.
L’usage de la langue française s’y est complètement perdu depuis le commencement de ce siècle.
On a publié quelques détails intéressants sur les embarras de diverse nature que ces colons eurent à supporter (3). ;La colonie de Friderichsthal fut fondée en 1710, près de Carlsrhue, par des Français réfugiés, auxquels s’étaient joints quelques Vaudois du Pragela. Ce petit village est situé dans un pays plat, tout entouré de forêts, et à peu de distance du Rhin.
(3) Dans les Archives du pays de Bade , t . I, no 5. ( Journal allemand,, publié à Carlsrhue. ) Ce numéro contient douze lettres sur les Vaudois, avec des observations par F. J. MONE (qui était professeur d'histoire à Louvain, avant 1831, époque où cette académie fut supprimée.) — La Gazelle universelle de Halle (00 59, mars 1831) a donné une analyse de cette publication, qui manque dans mes documents.
Son premier pasteur n’y fut appelé qu’en 1720 (1). Il se nommait Esaïe Aubry; c’est par ses soins que les réformés épars s’organisèrent en paroisse, élirent un consistoire et fondèrent un culte ; mais ce pasteur ne tarda pas de leur être enlevé par la puérile intolérance qui régnait alors dans l'Eglise officielle (2).
(1 ) Vers Noël , avec approbation du grand duc , et sur les recommandations du sénat ecclésiastique de Heidelberg . Extrait d'une attestation donnée par l'Eglise de Friderichsthal . ( Arch. des pasteurs de Genève, vol . t. p. 178.) -
(2) Voici le fait . La fille d'une protestante avait été baptisée par un curé ; elle se maria à Altenthal en 1672 ; et ne cessa de suivre la religion réformée ; puis dans sa vieillesse , atteinte d'hypocondrie , elle s'imagina que le baptême qu'elle avait reçu n'était pas valable , et que le curé, au lieu de la bénir, l'avait vouée à Satan. Dans ses sombres visions, elle prétendait voir le diable qui la poursuivait partout pour revendiquer son âme. - Depuis plusieurs années elle avait demandé à être rebaptisée selon le rite réformé, persuadée qu'alors Satan n'aurait plus de prise sur elle. Elle alla d'église en église pour réclamer cette grâce ; mais tous les pasteurs la lui refusèrent. Ces refus réitérés la jetèrent dans une sorte de frénésie.Enfin elle vint trouver le pasteur de Friderichsthal , se jeta à ses genoux, pleura , supplia au nom de Jésus qu'on lui rendit la paix . M. Aubry déféra à ses désirs, et raconte ainsi cette scène. « Lui ayant fait faire une brève confession de sa foi , je la fis mettre à genoux, j'invoquai le nom de Jésus sur sa pauvre et chétive servante ; et après ma prière qu'elle « répétait dans son cœur, je versai l'eau sur sa tête, au nom du Père, du « Fils et du Saint- Esprit. Elle s'en alla toute joyeuse , bénissant Dieu et « persuadée qu'elle était désormais délivrée des obsessions du démon. » — Là-dessus Aubry fut accusé d'être un anabaptiste. Le consistoire de Carlsrhue prononça sa démission, le 1er juin 1722. - Aubry en appela au grand duc. Ce prince demanda le jugement de six Facultés de théologie , dont trois protestantes , savoir : celles de Genève , Bâle et Marbourg ; et trois luthériennes : Iéna , Halle et Tübingue. Mais la destitution du pasteur de Friderichsthal fut maintenue malgré les réclamations de son Eglise. ( Régistres de la comp. des pasteurs de Genève, vol. T. p. 169, 172, 178.)
On ne peut indiquer. avec précision, tous les lieux dans lesquels purent s’établir, à cette époque, quelques-unes de ces familles vaudoises qui sortirent isolément, ou par petits groupes de la vallée de Pragela de 1698 jusqu’à 1730 ; mais une paroisse distincte fut fondée par eux dans le paYs dE HaNau, principauté d’Yssembourg, baillage de Wæchtersbach.
Lorsque Arnaud et Papon vinrent en Allemagne, en 1698, ils s’adressèrent à la plupart des princes protestants de ce pays (1), afin d'y obtenir en asyle pour leurs compatriotes expulsés du Piémont.
(1) Par sa lettre du 19 mai 1699 adressée à son frère : ( sans doute le comte Maximilien) . Elle est conservée aux Archives de Waechtersbach.
Le comte Charles d’Yssembourg fut an des premiers à leur répondre favorablement (2), elle il d’août 1699 il signa les patentes de leur installation. Conçues sous l’influence de Waikenier, cet infatigable stabilisateur de tant d’errantes familles, ces patentes renferment à peu près les dispositions qui avaient déjà été adoptées en leur faveur dans les pays de Darmstadt, et qu’il fit admettre en Wurtemberg peu de jours après (1).
(2) Même source. (Citées par HAHN, p . 238-240 . )
(1) A Darmstadt le 22 d'avril 1699 ; à Hombourg le 4 mai ; à Yssembourg le 11 d'août, et en Wurtemberg le 18 de septembre.
Le libre exercice de leur religion était garanti aux Vaudois. (§ I, III, IV e tV.) (2).
(2) Ces patentes ont vingt-huit articles . Elles sont rendues au nom de Ferdinand- Maximilien, comte d'Yssembourg et de Budingen ; et signées par Walkenier, ainsi que par le prince.
En attendant qu’ils eussent des temples particuliers, ils étaient autorisés à tenir leurs assemblées religieuses dans les églises de Spilberg ou de Widgenborn, pourvu que ce ne fût pas aux heures des services allemands. (§ II.)
Leur conseil séculier ne pourrait juger que jusqu’à la somme de 18 florins. (§ VI.)
Ils étaient exemptés pendant dix ans de toutes corvées, contributions et taxes militaires. (§ XVII, XIX.)
Us devaient s’établir à leurs frais (§ XXVII), mais les secours de la Hollande et de l’Angleterre facilité-rent cette colonisation.
Telle est l’origine du village de Waldensberg (3). Il est situé sur une plaine élevée qui s’appuie, comme un immense gradin, aux montagnes de Vogelsberg. Il faut, pour y parvenir, traverser une série de coteaux et de petites vallées souvent très pittoresques. A Golenhausen trois tours penchées indiquent encore, au sommet d’une colline, les restes du château de Barberousse. La campagne est parsemée de noyers et d’autres arbres à fruit ; les routes en sont quelquefois bordées ; mais à mesure qu’on s’approche de Waldensberg, elles sont moins bien entretenues. Le village est triste et isolé. Quelques petits jardins, verdoyant à côté des maisons, en égayent seuls l’aspect vulgaire et misérable.
(3) Colline des Vaudois. --- Ce mot est écrit quelquefois Valdbert ou Valsbert; Waldsberg ou Waldenberg : mais dans les anciens papiers et à une époque où les Vaudois ne connaissaient pas l'orthographe allemande. On lit dans une pièce des Archives de Waetscherbach (1700) que les Vaudois de Waldberg demandent des chariots pour aller chercher à Hanau leurs hardes et leurs enfants.
Les exilés qui le fondèrent étaient sortis de Mentoules, en Pragela ; ils avaient quitté leur patrie dans l’automne de 1698, avaient passé l’hiver en Suisse, et le printemps de 1699 dans le pays de Darmstadt. En 1700 ils n’étaient pas encore tous réunis. Walkenier faisait de continuels efforts pour rallier les membres de ce troupeau dispersé (1), et l’empêcher de se perdre dans une dissémination qui eût été suivie du plus profond oubli.
(1) Lettre de lui du 10 mai 1700, pour engager les Vaudois à se fixer. (Recueillie à Waldensberg.)
Le premier pasteur de Waldensberg fut installé dans celte paroisse, le 27 juillet 1701, par Walkenier lui-même (A). Mais cette colonie n’eut un temple spécial qu’en 1739. Voici un fragment du discours qui fut prononcé lors de sa dédicace par le pasteur David Plan. « Voyez, disait·il aux Vaudois, comment dans la plus « extrême affliction où des hommes se puissent trouver, Dieu a suscité pour votre délivrance les moyens « les plus marqués de sa puissante direction. On a vu « les puissances les plus considérables de l’Europe « s’intéresser dans la juste querelle que vous souffriez « pour la vérité. » Rappelant ici ce qu’ont fait la Hollande et l'Angleterre, puis la réception qu’ils ont reçue du comte de Budingen, il ajoute : «Dès lors vous trouvâtes à la fois un souverain, un père, une patrie. Dès « lors vous fûtes confondus avec ses sujets naturels ; « que dis-je? confondus ! Vous fûtes distingués par les « plus avantageux privilèges.....et vous en avez joui « jusqu’à ce jour, qui est encore une nouvelle marque « de l’amour que Dieu a pour vous. » (1)
(A) Ce pasteur se nommait Roman. Il était de Baden en Suisse. Le procès-verbal de son installation est aux Archives de Waechtersbach, signe de Walkenier. Il ne fallait rien moins que cette pièce pour me faire écarter es paroles suivantes écrites en 1824 par le pasteur de Waldensberg. « Cette colonie fut au commencement sans ministre , et le premier qui se trouve nommé est M. Jean Archer. » ( Note de M. Schmid, transmise par M. Appia. )
Ils eurent cependant de pénibles épreuves à traverser. Au commencement de leur résidence à Waldensberg ils n’avaient ni temple, ni école, ni maison pastorale; mais, grâce aux collectes étrangères et à leurs propres efforts, ils parvinrent, au bout d’un demi-siècle, à posséder ces trois choses réunies.
Pour le salaire de leur pasteur ils furent d’abord obligés de céder cinquante arpents des terres qui leur avaient été assignées, et vingt-cinq pour le maître d’école. Elles étaient affermées aux agriculteurs du pays au taux d’environ un florin par arpent. Cela faisait soixante-quinze florins, sur lesquels ils devaient encore en prendre dix, pour sonner les cloches et monter l’horloge. Tels sont les termes de leur livre de comptes à cette époque. Mais peu à peu leur position s’améliora; des secours leur vinrent de Hollande; puis, la colonie s’étant augmentée de quelques nouveaux venus sur la fin de 1730 (comme nous le verrons dans l’histoire du Pragela); le pasteur de Waldensberg, nommé alors Barillon, se mit en course afin de collecter pour son église. Le but de la collecte était de faire construire un temple à Waldensberg. Le surplus de la somme recueillie ayant été capitalisé, servit à fonder une rente de 100 fr. qui améliora la modeste position de cette paroisse.
(1) La construction de Béthel, ou sermon sur le chap. II , 19-22, de l'Ep. aux Ephés. Pour le 14 du mois d'octobre 1739, jour de la dédicace du temple de Waldensberg , colonie vaudoise réfugiée. – Francfort , 1740, in-40 .
Une somme de 35 florins avait été accordée dans le commencement par l'Angleterre, pour l’entretien de l’école communale; mais cette pension cessa en 1740.
« Les habitants de la colonie, dit un pasteur du lieu(1), sont presque tous pauvres, pas un seul n’est riche : quelques-uns sont à leur aise ; pas un seul n'est mendiant (2) quoiqu’il y ait plusieurs familles indigentes (3). Outre leurs terres, qui ne sont pas des meilleures, ils ont pour gagner leur vie deux industries, qu’ils connaissent presque tous. Les uns font des bas pour des fabricants de Lieblas, village près de Gelnhausen, ou pour des colporteurs; les autres sont peigneurs de chanvre. Ceux qui se livrent à ce métier se dispersent en automne, et vont sérancer dans les villages des environs, depuis la fin des moissons jusqu’au milieu de l’hiver. Ils reviennent la plupart le samedi soir, pour passer le dimanche dans leur famille et assister au culte. Ils ont conservé l'amour de leur religion et des mœurs simples et pures, de sorte que dans toute la contrée ils sont aimés et honorés, louant Dieu et se rendant agréables à tout le peuple, comme il est dit des premiers chrétiens (1). — Seulement ces gens sont trop pauvres pour pouvoir employer beaucoup de temps à leur instruction. — Ils parlaient au commencement le patois de leur pays, et comprenaient peu la langue française; ils parlent aujourd’hui le patois allemand (2), et comprennent peu le bon dialecte.—Le maître d’école est si pauvrement retribué, que l’homme le plus pieux, le plus juste, le plus dévoué, ne peut encore s’élever au-dessus du médiocre, à cause des travaux manuels auxquels il doit s’astreindre pour gagner son pain quotidien. — Les pasteurs ne restent d’ordinaire ici que peu d’années, après quoi ils partent pour aller desservir des paroisses plus avantageuses; et lorsqu’un ministre quitte la colonie, elle reste presque toujours privée de pasteur assez longtemps. Cet état d’abandon s’est prolongé quelquefois pendant des années entières. »
(1 ) M. SCHMID. Dans la note du 5 de juin 1824, transmise par M. Appia.
(2) Mais la plupart des familles donnent peut-être trop aux mendiants , et ne se maintiennent elles-mêmes dans un état tolérable que par un travail assidu, et un genre de vie extrêmement simple ; même ceux qui sont le plus à leur aise ne lé sont que par leur travail et leur simplicité. — Aussi leurs demeures, leurs meubles, leurs habits, leur nourriture , tout n'est que pauvreté. » (Autre note de M. le pasteur SCHMID , datée d'Ostheim 9 février 1827.)
(3) Charles Nagel, chargé de cinq enfants avait autrefois un petit négoce ; mais en 1813 il fut dépouillé par des brigands dans la forêt de Budingen. — Pierre Peleng est veuf avec six enfants , etc.... ( Etat des pauvres de Waldensberg, transmis par M. le pasteur SCHMID. )
(1) Actes II , 47.
(2) C'est en 1815, que l'usage de la langue allemande a été substitué à celui de la langue française dans le culte public.
Aujourd’hui l'attention publique et la sollicitude du gouvernement s’étant portées sur cette intéressante localité, bien des améliorations s’y sont déjà réalisées.
D’autres Vaudois s’établirent aussi à Offenbach, à Yssembourg et à Hanau (1). « Je ne sache pas, dit un auteur récent, qu’il y ait jamais eu des colonies vaudoises dans l’ancien landgraviat de Hesse-Cassel (2) ; seulement quelques familles vaudoises furent accueillies dans la communauté vallone de Hanau, et je pense aussi dans les communautés réfugiées françaises de Marbourg et des environs (3), puis dans celle de Cassel même (4). »
(1) D'après une pièce datée du 28 janvier 1716. (Archives de Wachtersbach.)
(2 ) Il y a eu cependant quelques Vaudois isolés établis à Frankenheim , près de Cassel.
(3) Savoir : Louisendorf, Schwabendorf et Todtenhausen.
(4) Notice manuscrite, citée par HAHN, p. 243. i 321 Mais à peu de distance de Hombourg se trouve l
Mais à peu de distance de Hombourg se trouve la colonie vaudoise de Dornholzhausen. Ce nom, qui signifie maison des épines, ou séjour des ronces, indique l’état d’inculture et d’aridité dans lequel se trouvaient les terrains où elle fut bâtie.
Sa situation n’est pourtant pas sans agréments. Adossée à une vaste forêt de sapins, sur la pente affaiblie d’une colline, formée par les dernières ondulalions du mont Taunus, cette bourgade est exposée au soleil du midi, et domine de riches horizons. L’air cependant y est très froid; les champs y sont peu fertiles, les prairies avares, les vergers rabougris ; mais chaque maison a s0n petit jardin, planté de quelques arbres fruitiers.
L’acte par lequel on concédait aux Vaudois cette maigre colline est daté du 4 mai(1) 1699, et signé du landgrave Frédéric, ainsi que par Walkenier. Je n’en reproduis pas ici les dispositions, car elles sont calquées sur celles des autres pièces du même genre, déjà exposées dans ce chapitre.
(1) Ou 28 d’avril, ancien style.
Il n’y eut d’abord que vingt-trois familles vaudoises à Dornholzhausen; quelques autres, il est vrai, s’établirent à Hombourg, dont Ville-ronce n’est pour ainsi dire qu’une attenance et un faubourg rural.
Le pasteur de la colonie vaudoise , qui desservait aussi l'Eglise française de Hombourg, participait annuellement pour 400 fl. aux subsides anglais, destinés à soutenir sept d’entre les paroisses fondées par les exilés du Piémont (1). (Cette rétribution, après avoir été interrompue à diverses reprises, a cessé définitivement en 1805.) Ce n’est qu’en 1755 que les Vaudois de Dornholzhausen, au moyeu de collectes faites à l’étranger, purent construire un temple et appeler un pasteur (2).
(1) En 1728, elles étaient desservies par les pasteurs suivants : Pierre RICHIER , à Hombourg et Dornholhauzen ; RESPLANDIN à Waldorf; Jacob MONTOUX, à Rhorbach ; Jean FAUCHER, à Grand- Villar; Scipion ARNAUD, à Dürmeniz (d'où il desservait aussi l'Eglise de Schonberg et passa ensuite à celle de Grand- Villar. ) Jean MONTOUX à Pinache ; S. WOLFF, à Wurmberg ou Luserne. (Extrait des registres du consistoire central de Dürmentz. )
(2) Notice publiée par M. Appia dans l'Echo des Vallées , Ire année , no IV , p. 57-59.
Leur existence est aussi simple que celle de leurs frères de Waldensberg. Pauvres et laborieux, ils sont obligés de joindre les ressources de quelques petites industries à l’insuffisant produit de leurs terres. La principale de ces industries est la fabrication des bas de laine, qui faisait vivre autrefois presque toute la population de Dornholzhausen, mais qui a diminué considérablement depuis 1808. La récente réputation des bains de Hombourg, attirant chaque année dans cette ville un très grand nombre d’étrangers, les Vaudois ont pu s’engager à différents services manuels qui ont un peu remplacé les ressources perdues. Leurs terres, quoique mauvaises, sont très chargées d’impôts. La commune est endettée, et la population peu instruite. L’instruction primaire y a cependant reçu récemment de vifs encouragements. Les sociétés bibliques ont procuré la Parole de Dieu aux familles qui en étaient privées, et des secours de diverses natures ont été accordés aux pauvres de Dornholzhausen.
Un homme éminent, originaire comme eux des vallées du Piémont, et aussi remarquable par ses talents que par sa charité chrétienne, feu M. le pasteur Appia de Francfort, a déployé la plus active sollicitude en leur faveur, et peut à bon droit être appelé le bienfaiteur de cette colonie.
Voici quelques documents intéressants qui font connaître dans quel état elle se trouvait au commencement de ce siècle. Ils sont dus aux autorités locales que nous laissons parler.
« Les comptes de la commune sont entièrement séparés de ceux de l'Eglise.
« Les terres de Dornholzhausen sont peu productives, et ne contiennent que 194 arpent».
« Par suite de divers arrérages d’impôts et do quelques emprunts, ht commune s’était endettée en 1810 de 1,700 florins. En 1815, par suite de la guerre, sa dette se monta à 8,000 florins. Pour payer tes intérêts de ce capital, on lève chaque année sur les habitants une taxe proportionnée à leur fortune ; mais plusieurs sont si pauvres, qu'ils ne peuvent participer en rien à cette contribution.
« Par suite de la suppression des subsides anglais et des emprunts qu’elle avait contractés, l'Eglise, chargée de l’entretien de l’école et du pasteur, est endettée de 1,800 florins.
« Ses rentrées sont de 408 florins (1), ses dépenses de 265 florins (2). Mais il faut ajouter à ces dernières une rétribution de 110 florins accordée au pasteur; ce qui porte les dépenses totales à 375 florins (3). »
(1) Savoir : 268 florins pour les biens fonds de l'église vendus à titre de fiefs héréditaires ; 60 florins pour dîme de la campagne ; 80 florins pour le loyer de la maison curiale, alors privée de pasteur.
(2) . Savoir : 100 florins pour le traitement du maître-d'école ; 90 florins pour les intérêts de la dette, de 1800 florins ; 50 florins pour l'entretien des édifices communaux , et 25 florins pour assurances contre l'incendie , redevances seigneuriales et divers autres frais .
(3) Ces documents sont extraits d'un rapport manuscrit , daté de Dornholzhausen, 19 octobre 1816 ; et signé : Abraham Bertalot, ancien, François Bertalot, ancien, Louis Achard, Maire.
« Depuis 1806, dit M. Appia, où les subsides anglais cessèrent d’être payés, le pasteur de Dornholzhausen resta encore dans ce village pendant trois ans, vivant de la pauvreté et toujours espérant que les communications avec l’Angleterre venant à se rouvrir, il pourrait continuer son ministère évangélique. Le premier d’octobre 1809, contraint par l’inflexible loi de la nécessité, il s’éloigna de sa paroisse, réduite ainsi à un état de viduité involontaire.
« Déshéritée et veuve, cette Eglise se trouva non-seulement sans pasteur à résidence, mais sans culte public, parce que l'Eglise française réfugiée de Hombourg avait aussi été supprimée. »
Cet état de délaissement dura jusques en 1817. « A cette époque, le landgrave de Hesse-Hombourg, Fréderic Joseph, avait demandé et obtenu la main de la princesse Elisabeth, sœur du roi d’Angleterre. Il se rendit à Londres, en 1818, pour la célébration de son mariage. Là, ayant fait connaître à son beau-frère, le roi George IV, l’histoire toute chrétienne et les nécessités de l'Eglise de Dornholzhausen, autrefois soutenue par ses illustres prédécesseurs, ce monarque daigna remettre au landgrave, comme l’un des cadeaux de noces, la somme de 500 livres sterling (1), destinée à créer un fonds permanent, dont la rente perpétuelle mettrait cette intéressante communauté en état de salarier un pasteur et de relever son culte (2). »
(1) Faisant 5,538 florins d'Allemagne ou 12,605 fr. de notre monnaie.
(2) Echo des Vallées, no IV, notice déjà citée.
Quelques retards ajournèrent jusqu’en 1824 la restauration du ministère évangélique à Dornholzhausen. On fit alors une petite fête qui rappela le jubilé séculaire par lequel on avait célébré en 1801 le souvenir du premier établissement des Vaudois dans ces contrées.
A cette époque, le landgrave et sa cour vinrent à Dornholzhausen. «
Les habitants du pays allèrent à leur rencontre en chantant le psaume XLII, que leurs ancêtres avaient chanté il y avait plus d’un siècle, en venant remercier le bisaïeul du landgrave de la permission qu’il leur avait accordée de s’établir dans ses Etats.
Des arcs de verdure étaient dressés à l’entrée du village, et sur la place publique on avait élevé une pyramide, bien éloquente par les emblèmes de sa construction.
Au bas étaient des herbes sauvages, des ronces, des chardons, de grosses pierres, de petits sapins et des épines : image parlante de ce qu'était la colline des ronces, avant l’arrivée des Vaudois. Un peu plus haut on voyait du seigle, de l’avoine et des pommes de terre, ces premiers fruits d’une culture de défrichement. Plus haut encore, du blé, du maïs et des racines délicates, produits d’un sol fertilisé. Après cela venaient successivement toutes sortes de plantes de jardin potager, résultats de la colonisation ; enfin des vignes et des arbres à fruits, témoins des progrès de la colonie. La pyramide était terminée par un beau vase de fleurs épanouies, emblème plein d’espérance de l’aisance, des arts et des premières douceurs de la civilisation.
Un chœur de jeunes garçons parés de bouquets, et de jeunes filles portant des couronnes, fit entendre alors, à la cour, un air et des paroles appropriées à la circonstance.
Tout le monde se rendit après cela à l’église, où le landgrave renouvela et signa sur l’autel les privilèges des Vaudois. Il fut invité ensuite à prendre place, avec sa cour, à un banquet rustique, où des jeunes gens du village servirent les convives.
Un service religieux, célébré dans la soirée, termina cette fête patriotique.
Depuis lors, le culte religieux a continué de se célébrer en français à Dornholzhausen. « Ainsi, dit « M. Appia, les Vaudois du Piémont peuvent encore « fraterniser, par la pensée, avec un petit résidu de « leurs coréligionnaires, issus de même race qu’eux, « et qui, bien que relégués près d’une forêt de la « Germanie , lisent la Bible et rendent leur culte à « Dieu dans la même langue.
« Quant aux treize autres colonies, elles sont irrévocablement germanisées.
« Puisse leur tombeau tenir le même langage que « celui d’Abel (1). »
(1) Echo des Vallées, no IV, notice déjà citée.
Je n’ajouterai que peu de lignes, pour faire observer qu’à la suite de diverses émigrations que les vallées vaudoises envoyèrent en Allemagne, de 1698 à 1730, il y eut quelques familles qui s’établirent à Friderichsdorff, non loin de Dornholzhausen (1); à Erlagen, en Franconie; à Neufville, près de Nuremberg; à Dupphausen et à Braunfelz, près de Wetzlar, comté de Salms, faisant jadis partie de la Nassauvie, et maintenant de la Prusse. Il y en eut aussi à Greiffenthal, annexe de Dupphausen ; à Dodenheusen, près de Malbourg, et dans quelques petits villages des environs, tels que Saint-Ile et Getsémané.
(1) Documents transmis par le maire de cette commune, no III. Archives partic.
Enfin, quelques-uns se retirèrent en Valteline, proche de Gressoney, où ils ont conservé, dit-on, jusqu'à nos jours, l'usage de l’idiome vaudois.
J’ai terminé cette longue revue des colonies vaudoises, qui ont survécu jusqu’à nos jours.
La difficulté est extrême pour se procurer des documents exacts. Rien de complet n’avait encore été publié. J’ai visité moi-même ces colonies; j’ai parcouru toutes leurs archives, et je ne me dissimule pas que leur histoire est encore incomplète ; mais il faudrait, pour l’accomplir, un cadre plus vaste et des ressources plus abondantes que celles dont j’ai pu disposer.
Mon travail est du moins dans les proportions de l’ouvrage dont il fait partie. Puisse-t-il ranimer, dans le cœur de ces descendants des martyrs, la foi de leurs pères, trop aisément oubliée! Puisse-t-il, en rappelant les douleurs qu’ils ont souffertes, porter les Vaudois de nos jours, à jouir avec d’autant plus de zèle et de reconnaissance du sort paisible auquel la Providence les a enfin appelés!
ET DES VALLÉES ADJACENTES.
PREMIÈRE ÉPOQUE.
LES VALLÉES DE BARDONÈCHE ET DU CLUSON SOUS LE RÉGNE DE CHARLES IX.
(Introduction : depuis le moyen âge. Histoire, jusqu'à 1574 )
SOURCES ET AUTORITÉS. -Les sources imprimées sont presque nulles. Les manuscrits sont fort nombreux: tirés principalement de« Archives d'Etat, à Turin; de celles de l'évêché de Pignerol de Fenestrelles et de Briançon, ainsi que des registres du conseil d'Etat de Genève, et de diverses bibliothèques publiques ou particulières. — Je ne puis donner Ici la liste détaillée de tous ces documents ; on trouvera, au bas des pages, l'indication de ceux dont j’ai fait usage.
(1 ) On écrit souvent Pragelas, mais c'est à tort ; car ce mot signifie pré gelé, et ne prend point de s, dans les anciens auteurs. ( Perrin , Gilles, etc...) Il ne s'appliquait primitivement qu'à la partie supérieure de la vallée du Cluson , s'étendant depuis le Col de Sestrières jusques à la Rua. La partie inférieure prenait successivement les noms de Val de Laus, de Val Cluson et de Val Pérouse. La princesse Adélaïde de Suze avait fait donation de toute la vallée de Pragela , jusques à Pierre de Sestrières , à l'abbaye de Pignerol, par acte du 29 avril 1078, confirmé plus tard par une bulle de Calixte II. A raison de ces circonstances, la préposition de ou l'article contracté du peuvent se placer, en divers cas, devant le nom de Pragela, suivant que ce mot doit désigner la vallée spéciale qui le porte ou d'une manière plus générale, le pays auquel cette désignation fut plus tard étendue. Dans ce dernier sens, les contrées d'Oulx et d'Exiles peuvent être présentées comme faisant partie du Pragela, quoiqu'elles soient situées dans la vallée de la Doire.
tout distinct de celle des autres vallées vaudoises. Souvent ils furent persécutés quand elles étaient tranquilles , et ils furent quelquefois tranquilles lorsqu'elles étaient persécutées. Cela tient à ce que le Pragela appartenait à la France, pendant que les autres vallées appartenaient au Piémont. Cet état de choses dura jusqu’en 1713. Je ne pouvais donc pas entremêler l’histoire des Vaudois du Pragela avec celle de leurs coreligionnaires. Je ne pouvais non plus l’isoler, soit avant, soit après la leur, car la leur a commencé avant et fini après; il m’a paru que le moment le plus opportun de la faire connaître était celui où les mêmes événements, étant devenus communs aux deux pays, les avaient décimés l’un et l’autre, pour en faire sortir simultanément ces exilés colonisateurs que nous venons de rencontrer sur le sol de la Germanie.
Le pays qui va nous occuper s’étend sur les bords de deux rivières presque parallèles : le Cluson et la Doire. Il descend depuis la crête des Alpes jusqu’à Pignerol, d’un côté, et de l’autre jusqu’à Bussolino, près de Suze. Les Vallées adjacentes qui aboutissent ou servent de prolongement au bassin de la Doire, sont celles de Mathias et de Méane, sur la rive droite; de Chaumont, d’Exiles et de Bardonèche, 6ur la rive gauche ; enfin de Thures et de Sauzet, vers le fond. Ces dernières se bifurquent à Sézanne, et vont cacher dans les hauteurs des Alpes les origines de la vallée. Le col de Sestrières sépare cette région du bassin de Pragela, où coule le Cluson, sur les bords duquel s’embranchent les vallons latéraux de Traverses, du Puy, de Fourrières, et du Villaret. Ce dernier, à son tour, communique par un col avec l’étroite vallée de Méane, qui revient s’ouvrir du côté de Syze. L’histoire des Vaudois qui ont habité ces contrées a été jusqu’ici tout à fait inconnue; et cependant, avant la révocation de l’édit de Nantes, ils y possédaient onze paroisses, dix-huit temples et soixante quatre centres particuliers de réunions religieuses, où le culte se célébrait matin et soir dans autant de hameaux (1).
(1) Voici l'indication de ces localités dans chaque vallée. Les noms en majuscules désignent les villages où se trouvait un temple ; en italique, les simples lieux de réunion.
Sur le cours de la Doire. VALLÉE DE SEZANE Thures, Remille , Sauzet , CLAVIÈRES , Sezane. VALLÉE DE BARDONÈCHE : Melezet, Merdavine, Rochemolle, MILLAUZE, Bolard, Savoulx. VALLÉE D'OULX : Déserts, FENILS , Chanal , Château Dauphin , Oulx , Saint-Eusèbe. VALLÉE D'EXILLES : Bonets, Exilles, CHAUMONT, Rama, Closniers . SALABERTIANS. Mollaret, Gravet, Suze. VALLÉE DE MÉANE : Méan . Lageard , Serre , La Buisse, Jalas, Gattou, dié , Sauvage , Jartouzières , le Passaur , LA CHAPELLE , Larche, Méronne. ( Dans le vallon limitrophe de Mathias . )
Sur le cours du Cluson. VALLÉE DE PRAGELA : Sestrières , LE PLAN, Jossau , la Dut ou Durit. TRAVERSES. Rullières, Pragela. La Rua. Zuchières ou SOUCHIÈRES. Le Puy , Rullières, Fayet ( grand et petit) . Les Fraises ou Fraissen, Porrieres, Chargin, Lavet, Balbouset ou Barbonté. Rivet, Laval, Patemouche , Tronchée, Rif , Eleus , Allevé. Balbouset d'Usseaux , Fraysses d'Usseaux , Le Laux , Almont, Garniers, USSEAUX , Fenestrelles , Chambons- Gleisole. Vigneaux. Fayet. Pecquerel.
VALLÉE DU ROURE ( du chêne) : Le Roure , La Balma , MENTOUL , VILLARET, Bouvet, Petil- Fayet, Ville-Close La Latte , Fon-du-Fan ou de Fantina ; la Clée, Serres , Bourset, Chabert, Bosco , Lara , Gamiers , Tourons , CHATEAU DU BOIS , Charabésiers, Vignals , Nonflières, Sappey, Cazette , Char- geoir et Chazalet.
VALLÉE DE PÉROUSE : Ailbone ou Arbona , Agrevol (nom d'une rivière affluente). L'Eyra, les Granges , Bonisoles , Pérouse ; le Rif de la Briéra; le Séné des Arties , la Chalme, la Branca, la Baisse et Champlan.
VALLÉE DE PINACHE : Rochin, Tronfères, PINACHE , Colombier, Rivoire, Valfrid, la Moretière, l'Albaréa, Rochas, Soleil-Bœuf, l'Eyral , La Combe, les Balcets , la Grangette , Rousset. Doublon ou Diblon, le grand Doublon , le Puy, Servières , Talucco. VILLAR-PINACHE, Chenèvrières , Chambeyroux, Riz de la Grua; puis Saint-Benoît et l'abbaye de Pignerol. Il faut observer que tous les temples et les lieux de réunion que je viens d'indiquer n'ont pas simultanément été ouverts au culte ; mais en 1675 , il en existait , à la fois , plus de soixante et dix.
Gilles ne fait qu’indiquer eu passant les six communes du Pragela (1), d’où les Vaudois allèrent s’établir dans la vallée de Méane, et sur les bords supérieurs de la Doire, vers la fin du quatorzième siècle (2) ; mais dès les temps les plus anciens ils occupaient les rives du Cluson : car c’est de la vallée de Pragela que sont sortis la plupart de leurs vieux manuscrits en langue romane (3). Ils sont pour nous d’antiques témoins du moyen âge évangélique, et les plus précieux monuments de ces églises cachées, que l’astre du salut avait fait éclore à sa lumière.
(1) Ch. I. p. 10.
(2) Ch. II, p. 18.
(3) Voy. LÉGER. P. I , p. 23 ; Perrin, p. 57 ; Acles Synodaux de l'assem- blée tenue à Mentoules, en 1612, etc.
Ecartées ou voisines, toutes ces communautés chrétiennes faisaient partie du même corps ecclésiastique, fortifiant en elles l’unité de l’esprit par le lien de la paix, et l’unité d’action par une organisation commune. Elles avaient des assemblées générales où les plus éloignées se faisaient représenter.
C’est au Laus, en Pragela, que se tint le synode fameux où cent quarante pasteurs se trouvèrent réunis (4), et qui aurait eu lieu près de deux siècles avant la réformation, si de simples rapprochements suffisaient pour établir avec exactitude une date historique (1). Comme ces contrées faisaient partie du Dauphiné, ou débouchaient dans cette province, c’est aussi de là, que pénétraient en France, ces missionnaires colporteurs, dont l’œuvre d’évangélisation patiente et cachée, forme l’un des caractères les plus saillants de l'Eglise vaudoise, dans ces temps reculés.
(4) Gillet, p. 17.
(1) Dans le bref de Jean XXII, daté du 23 juillet 1332 ( Rorengo, p. 16), il est dit que l'hérésie s'est tellement étendue que les Vaudois avaient eu récemment des synodes de plus de 500 députés : In quibus , quingenti Valdenses fuerunt congregati. Or Gilles parle de 140 pasteurs ; chacun d'eux était accompagné de deux ou trois députés laïques ; il en résulte bien le nombre approximatif mentionné par le bref. Le plus nombreux de ces synodes a attiré l'attention de Gilles, et il le place au Laus ; il a attiré l'attention de Jean XXII, et il le place avant 1332 ; le lieu et la date semblent ainsi pouvoir être fixés. -
Ils avaient répandu la connaissance de l’Evangile jusque dans le Diois et le Valentinois. a Π y a quinze ans, dit un auteur du quinzième siècle (2), qu’un certain Talmon de Beauregard vint me dire : Il y a deux hommes chez moi, dont les discours sont pleins de douceur et de sagesse ; voulez-vous venir les entendre? J’y allai; et le plus âgé de ces personnages se mit à lire certain petit livre qu’il portait avec lui, assurant qu’il renfermait les préceptes de la loi divine. Il prononça en effet d’excellentes maximes, telles que : Tu ne feras point à autrui ce que tu ne voudrais pas qui te fût fait; et il dit que le dimanche devait être observé avec plus de respect que toutes les autres fêtes, lesquelles n’ont été établies que par l'Eglise; que Dieu seul avait le pouvoir de nous sauver, et que les bonnes œuvres, faites par l’homme avant sa mort , lui profiteraient davantage que celles faites pour lui, lorsqu’il ne serait plus ;que l’opulence enfin avait corrompu le clergé, tandis que les Barbes étaient toujours restés dans la pauvreté évangélique. "
(2) CHRISTOPHE DE SALIENS, Secrétaire de l'évêque de Valence , dans ses Mémoires, cites par COLOMB DE MANOSQUE, de gestis Episc. Diensium el Valentin. L. IV, p. 330.
Ce langage ne rappelle-t-il pas celui que Reynerus prête aux Vaudois, lorsqu’il fait dire à l’un de leurs colporteurs venant d’offrir quelques bijoux à un gentilbomme : « J’ai encore des pierres plus rares que celles-ci, j’ai des joyaux plus précieux ; et je vous les donnerai pour rien si vous le désirez, » après quoi il se met à lui parler de l’Evangile (1).
(1 ) REYNERUS, contra Valdenses, ch. VIII . Quomodo se ingerant familiaritati Magnorum . (GRETZERUS, t. XII. Cité en entier Muston, t. I (publié en 1834) , p. 200-203. - Pseudo- Reynerus, GIESELER, t . III , p. 16, 17.
Mais il est surprenant qu’un ecclésiastique n’ait pas reconnu l’Evangile dans ce certain petit livre qui se trouvait entre les mains des Barbes : on ne peut méconnaître dans ces deux personnages, l’un jeune et l’autre vieux, le régidor et le coadjuteur de nos missions vaudoises (1).
(1 ) Voy. le premier chapitre de l'Israël des Alpes .
Aussi l’auteur auquel nous avons emprunté ce récit, ajoute-t-il naïvement : « Cette secte avait cela de particulier qu’elle flattait les hommes par une apparence de sainteté, en s’appuyant toujours, dans sa doctrine et sa conduite, sur les exemples de la primitive Eglise (2). "
(2) Habebat hoc proprium secta , quod specie sanctitatis blandiebatur « hominibus , et vitæ exempla ac doctrinam ab ipsis ecclesiæ christianæ « exordiis repetebat. ( Johannis Colmubi Mannasc. opusc. varia Lugduni 1568. Lib. IV. )
L’indépendance et la frugalité étaient du reste l’apanage héréditaire des habitants du Pragela. a Ce pays est âpre, peu fertile et extraordinairement froid , dit un autre écrivain; pour Injustice, il dépend du baillage de Briançon et du parlement de Grenoble. On y compte quatre ou cinq communes qui ont leurs consuls; environ soixante-dix villages ou hameaux, et plus de quinze mille habitants. "
« Le peuple se ressent du terroir; il est rude et pauvre. Les plus riches ne vivent que de laitage, et du peu qu’ils tirent de leurs champs ou de la vente du bétail. Les maisons ne sont la plupart construites qu’avec des sapins, qu’on coupe sur les montagnes prochaines, et qu’on plante en terré sous forme de palissade, enduisant l’intérieur de terre et de boue, sans aucun artifice.
« Pendant l’été, presque tous les hommes se répandent dans la plaine et dans les contrées voisines afin de gagner quelque argent; en hiver, ils retournent chez eux, passant une bonne partie de l’année dans les étables avec leur bétail, pour se garantir plus aisément de la rigueur du froid.
« Dans toute la vallée il n’y a pas une seule maison de noblesse, ni aucun seigneur temporel ou ecclésiastique, excepté le roi. Cela rend le peuple superbe et fier malgré sa misère ; aussi les gens de ce pays s’estiment tous indépendants... et c’est une chose remarquable que, durant près de quatre-vingts ans, on n’a vu personne dans toute la vallée qui ait osé faire profession de la religion catholique. (1) »
(1) Sommaire de l'état de la religion dans la vallée de Pragela en Dauphiné, in-40 sans date ni lieu d'impression , p . 1 et 2.
Il a fallu des recherches pour lui trouver des adhérents, même avant la reformation (1) ; cependant « il n’y avait anciennement que cinq Barbes, ou ministres, pour les six communes du Pragela (2). On établit plus tard quelques annexes : une aux Traverses pour la Rua, une aux Chambons pour Mentoules, et une à la Balma pour Villaret; mais, outre ces huit ministres, il y avait dans chaque village un ancien, qui faisait la prière et l'instruction dans un petit temple au son de la cloche qui appelait tout le hameau. (3) »
(1) Protocole du notaire Orcel , qui sert à faire voir que la religion catholique était professée en Pragela, avant 1531 , comme il conste par les legs pieux, etc.... Un manuscrit in-40 très épais et mal écrit (aux Arch. d'Etat à Turin) no de série 578.
(2) Un à la Rua pour la commune de Pragela ; le second à Usseaux, le troisième à Mentoules, le quatrième à Fenestrelles , et le cinquième à Villaret, pour la communauté du Roure. » ( Relation historique des Vallées, etc... Manuscrit de 22 p. fol . Bibl . de M. le prof. Camille Aillaud , à Pignerol. )
(3) Description des vallées du Piémont.... avec une carte dressée sur les mémoires de Valerius Crassus et de Jean Léger. A Paris, chez J.-B. Nolin ; quai de l'Horloge MDCXC.
Tel est le tableau de l’état des Vaudois qui fut fait à deux rois de France (4) en voyage pour l’Italie, et à qui l’on vint demander d’établir de vive force la religion catholique dans ce pays, où ne régnaient encore que la prière et les vertus chrétiennes.
(4) Charles VIII, à Oulx ( nommé Ours) le 2 septembre 1494. - Godefroy... p. 195. Louis XIII, à Sezane et à Suze ( du 28 d'avril au 4 de mars 1629) ; Sommaire de l'état de la religion dans la vallée de Pragela , in-40, p. 3. (Archives de cour. Turin , no de série 548. )
C’était demander la répression des doctrines bibliques, et l’on n’y manqua pas, comme nous le verrons bientôt; mais les Vaudois n’avaient pas attendu cette époque pour être persécutés.
Avant la domination des rois de France ils avaient subi le sceptre des Dauphins (1), et dans les comptes du Chatelain delphinal, rendus le 6 novembre 1315 pour la vallée du Cluson, on voit figurer aux articles de dépenses les frais dus aux inquisiteurs de cette vallée, pour l’exercice de leurs fonctions (2);
(1) Les parties hautes de la vallée du Cluson où se trouve Pragela , celles de la Doire où se trouvent Bardonèche , Exiles et Salabertrans appartenaient à l'ancien domaine des Dauphins, comme il résulte de divers actes (du 17 des calendes de juillet 1243, des ides d'août 1258, etc. ) mentionnés à l'inventaire des Archives de la cour des comptes de Grenoble (régistres de l'Embrunois, t. I , fol . 283. ) La vallée du Cluson fut cédée au roi de Sicile, par acte du 5 mai 1344 ( id . fol . 701 ) ; mais elle continua de payer des droits seigneuriaux aux dauphins (actes du 14 octobre 1441 , fol. 705 ; du 1er août 1344, fol. 702, etc.). -
Quelques communes se rachetèrent de ces redevances ; mais elles relevaient toujours de la juridiction française ; du parlement de Grenoble, pour les affaires civiles , de l'évêque d'Embrun pour les affaires religieuses.Ces deux juridictions se confondaient souvent. -
(2) « Item , pro expensis Inquisitorum , reddit litteras 68, 6, turn. item, pro expensis eorumdem 24, 9 a ( savoir en tout 93 livres tournois et 3 deniers, 92 francs de notre monnaie) . -Extrait des Archives de Fenestrelle , compulsées par M. le prof. Aillaud, de Pignerol.
et il résulte des comptes de l'année 1345 que les poursuites des inquisiteurs contre les hérétiques de la vallée du Pragela, étaient dans toute leur vigueur, puisqu'on y lit plusieurs articles de recettes et de dépenses résultant de ces persécutions (1). Après avoir mentionné celles qui eurent lieu en 1556 contre les évangéliques du Piémont, un auteur ancien ajoute : « Peu de jours après, les Eglises vaudoises de Larche, Méronne, Méanne et Suze furent assaillies fort rudement. Le ministre de Méane fut pris et mis à mort cruellement. L’Eglise de Larche fut bien tourmentée aussi. De réciter par le menu toutes les ruses, menées, pilleries, outrages et cruautés qui furent faites là, serait chose bien longue (2) ! » C’est que la persécution n’était plus seulement alors une mesure ecclésiastique, mais une affaire de parti; aussi les diverses communautés vaudoises se soutenaient-elles réciproquement toutes les fois que l’une d’elles était menacée.
(1) Le mot persécution (de persecutio) était originairement synonyme de poursuites. Ces recettes étaient produites par la vente des biens confisqués sur les hérétiques (dans les comptes de 1345 , on mentionne ceux d'une nommée Simonde Challier, brûlée vive , pour hérésie) . Les dépenses étaient produites par les frais des inquisiteurs. Achats de poulies, d'an- -neaux , de crocs de fer , pour donner la question aux hérétiques, etc. Même source.
(2) Histoire des persécutions et guerres faites ... contre le peuple vaudois, etc. Nouvellement imprimé MDLXII, in-80 p. 43. — Cet ouvrage a été publié en latin sous le nom de Reichardus. Il se retrouve dans Crespin ( édit. Ces événements ne sont pas indiqués avec - ― fol. ) du fol . 532 au fol . 547 . plus de détail par Gilles, ch. XIII , p. 75. Rorengo, p. 40. Ils eurent lieu sous l'influence de l'inquisiteur Giacomello, dont il sera question plus loin.
On se souvient de l’invasion à main armée que les seigneurs du Perrier firent en 1560 contre les habitants de Rioclaret, et du secours apporté à ces derniers par les Vaudois du Pragela qui vinrent les délivrer, « Les fugitifs furent remis en leurs maisons, avec grands remerciements à Dieu et aux défenseurs qu’il leur avait envoyés (1). »
(1) Gillet, ch. XIII, p. 89,90. L'Israël des Alpes , Ile P. ch. I.
« La vallée de Pérouse, dit Gilles, n’était pas opprimée par des seigneurs, mais elle avait à ses portes d’autres ennemis non moins redoutables et bien plus acharnés, savoir les moines de l’abbaye de Pignerol. Comme ils étaient fort opulents, et que le prince avait donné liberté à chacun et même ordonné à ses troupes de molester les Vaudois (2), ces moines prirent à leur solde one horde d’environ trois cents fanatiques, fort ennemis des réformés et fort amis de leurs biens ; ces ravageurs allèrent brigander par tout le pays circonvoisin, tuant hommes et femmes ou les menant prisonniers à l’abbaye. Là, les attendaient les commissaires (1) qui les condamnaient, sans désemparer, au feu ou aux galères, s’ils refusaient d'abjurer leur religion (2). »
(2) En 1560, Emmanuel-Philibert, duc de Savoie, avait défendu à tous les habitants de ses Etats d'aller entendre les ministres vaudois , et à ces derniers de célébrer leur culte hors les Vallées . ( Edit de Nice , 15 février 1560 ; Rorengo, p. 39-40. ) Mais cet édit ne spécifiait pas encore d'une manière précise jusqu'où devait s'étendre le territoire des vallées vaudoises et des délégués particuliers furent nommés , sous le nom de commissaires ducaux, pour veiller à son exécution. Ces officiers commirent beaucoup de cruautés. Ces mesures avaient été prises à l'instigation de la cour de Rome et de la cour d'Espagne. (Gilles , p. 72.)
(1) Ces commissaires étaient de Corbis (sénateur) et Giacomello ( inquisiteur) . Rorengo, p . 40.) -
(2) Gilles, ch. XIV .
A leur tour, les Vaudois de la vallée de Luserne envoyèrent alors des défenseurs à leurs compatriotes des rives du Cluson, et ces derniers, grâce à la présence de leurs frères, purent se livrer aux travaux de la campagne et terminer leurs moissons sans être inquiétés (3).
(3) Id. p. 93. — Les habitants de Suze, de Larche et de Méane, étaient cependant en butte aux vexations du châtelain de Suze, parce qu'ils allaient au prèche en Pragela, id. p. 215, 216.
L’année d’après, ces enfants de la même patrie et de la même foi, quoique appartenant à deux Etats différents (4), désireux de corroborer l’union qui avait toujours existé entre les vallées vaudoises du Dauphiné et celles du Piémont, renouvelèrent entre eux le serment solennel de se soutenir mutuellement dans toutes les circonstances où leur Eglise pourrait être intéressée (1) ; et par leur bon accord ils obtinrent, en 1561 (2), que la liberté de conscience serait accordée à tous ceux d’entre eux qui habitaient les Etats du duc de Savoie. Mais tout le pays dont nous nous occupons dans ce chapitre appartenait alors à la France, sauf les deux petites vallées de Mathias et de Méane qui seules purent-profiter de ces dispositions (3). Les réunions religieuses de cette dernière se faisaient même dans un hameau (4) situé sur la limite des deux Etats : de telle manière que le temple protestant était sur les terres du duc de Savoie, et l’habitation du pasteur sur les terres de France (5). Le chemin qui de Méane conduit à Pérouse vient aboutir au Villaret, dernier village où parvienne la culture de la vigne, impossible dans toute la partie supérieure du Pragela.
(4) La vallée de Pérouse ne fut remise à la France, qu’en 1562, avec Pi·gnerol, Savillan et Levadis; mais le Pragela et la Haute-Doire, faisaient déjà partie du Dauphiné.
(1) Id. ch. XXII, p. 136.
(2) Traité de Cavour, 5 juin 1561.
(3) A tous les fugitifs desdites vallées, persistants en leur religion... et de Méane... seront rendus les biens confisqués, etc... » ( Gilles , ch. XXVII, p. 170.) Larche en faisait partie. (Id. p. 173. )
(4) La Chapelle.
(5) Gilles, ch. I, p. 10.
Les guerres de religion troublaient alors la France; Charles IX, lors même qu’il l’eût voulu, était trop faible pour résister à l’influence des Guise, du maréchal de Retz et de Catherine de Médicis. Les protestants, de leur côté, avaient les princes de Coudé, l’amiral de Coligny et le roi de Navarre pour défenseurs. Leur culte, encore interdit dans l'enceinte des villes, était autorisé dans les campagnes (1) ; mais à quel signe précis pouvait-on discerner les villes des villages? Des conflits multipliés eurent lieu par suite de cette mesure qui avait été rendue pour les empêcher. Les chefs du parti huguenot en Dauphiné étaient l'intrépide Montbrun (2) et le brutal Des Adrets (3). Ce dernier déshonora leur cause per des violences inutiles. Il envahit le Pragela au commencement de l'année 1562, ravagea les établissements catholiques, incendia le monastère d’OuIx, se livra au pillage, interdit la célébration de la messe et voulut imposer le culte protestant sous peine de la vie (4). Il ne nuisit qu’à son Eglise, en l’exposant aux mêmes reprochés de violence qu’elle avait adressés à l’Eglise romaine. La responsabilité des brigandages qu’il commit alors pesa plus tard d’une manière bien cruelle et pendant bien des années sur la vallée de Pragela, dont les habitants néanmoins étaient demeurés étrangers à ces excès. Ce furent eux qui en portèrent la peine les premiers. Le baron des Adrets ayant été repoussé des vallées du Cluson et de la Doire, le parti catholique par de perpétuelles agressions y prit sur les protestants sa revanche d’une défaite momentanée, « En quelques lieux, dit Gilles (1), les Vaudois n’osaient plus célébrer leur culte que de nuit; car s’ils voulaient tenir leurs assemblées en plein jour, conformément à la liberté qui était alors accordée à leurs coreligionnaires du reste de la France, on leur courait sus à main armée pour les détruire. Ces tentatives audacieuses étaient favorisées par leur isolement. Leur parti, qui était puissant dans le Dauphiné, ne pouvait pas les défendre sur l’extrême frontière de cette province.
(1) Par édit de janvier 1563. (Le Parlement de Paris refusa de l'enregistrer, et ne le fit qu’après trois jussions consécutives.)
(2) Surnommé le Brave, défit en 1570 l’armée catholique du marquis de Gordes, gouverneur du Dauphiné ; marcha contre les troupes de Henri III, qui faisaient le siège de Livron en 1770; fut arrêté à Die, et exécuté à Grenoble en 1575.
(3) Mort en 1587.
(4) A raison de la rareté de ses proclamation·, voici quelques passage de celle qu'il adressa dans cette circonstance aux habitants du Pragela. De par le Roy Dauphin, notre souverain seigneur et maître : ordonnance de monseigneur le Baron des Adrets, gentilhomme ordinaire de la chambre du Roy; colonel des légions de Dauphiné , Provence, Lyonnais et Auvergne ; Eleue ( élu) général chef des compagnies assemblées pour le service de Dieu, la liberté et délivrance du Roy et la Reyne sa mère; conservateur des grandeurs et autorités de Leurs Majestés : « L'on fait commandement à tous les manants et habitants des lieux et paroisses de Mentoules ... qu'ils aient à assister, et ouïr les presches de la parole de Dieu.... Est défendu de célébrer dorénavant messes et autres cérémonies papales... ainsi que danses publiques et confréries quelconques... ni d'y assister , en quelque paroisse que ce soit , sous peine de bannissement... et de confiscation des biens. « En outre, l'on fait commandement aux susdits consuls, manants et habitants des lieux et paroisses de Mantoules , de incontinent et sans délay exhiber les images , chappes , chasubles , croix , calices , linges et autres choses appropriées à la messe papale, pour en disposer, ainsi qu'il sera avisé par les commissaires, sous peine de mort. «Finalement, l'on fait commandement à toutes personnes suffisantes à porter les armes, qu'ils aient à se trouver avec ses armes à Fenestrelle , aujourd'hui , jusqu'à deux heures après midi , sous peine d'être pendu et étranglé. » Dans cette proclamation , il est ordonné à tous d'apprendre et savoir le catéchisme dans un mois ... sous peines arbitraires. (Cette pièce se trouve transcrite à la fin du Sommaire des archives de la Prévôté d'Oulx . ) D'après ces Archives , le monastère d'Oulx aurait été brûlé cn 1562, à l'instigation de quelques chefs d'Oulx même et de Césane. - - Le clocher démoli en 1574, par la malice d'Oulx et de son maudement, et les cloches dérobées par ceux de la R. P. R. -- L'hospice détruit en 1575, par ceux de la rel . pret. réf. de Pragela et de Valengrogne * . - De nombreuses enquêtes juridiques suivirent ces dévastations . * Parce que leurs ennemis voulaient s'y retrancher
(1) Chap. XL, p. 279».
Les Vaudois des vallées piémontaises pouvaient seuls leur porter secours. Ils n’y manquèrent pas, et par leur dévouement ils assurèrent le repos de leurs frères, après avoir signé de leur sang l’acte d'union qui liait entre elles leurs antiques vallées.
Il se livra à celte époque, entre les Vaudois et leurs ennemis, un grand nombre de petits combats dans la vallée de la Doire et dans celle de Cluson.
Ces papistes étaient commandés par un capitaine d’Oulx, nommé la Gazette (1), et par le seigneur de Mures qui faisait comme lui la guerre par plaisir, et qui venait quelquefois du bas Dauphiné avec une troupe de volontaires, afin de lui porter secours ; car « pour un mort du côté des Vaudois, dit Gilles (2), les agresseurs en avaient presque toujours plusieurs, et ce qu’ils pensaient avoir gagné un jour, ils le perdaient le lendemain, à leur grand étonnement mais à la gloire des assaillis, qui furent pour cela longtemps redoutés de leurs voisins et en grande réputation. »
(1) «.... Vulgo dictus, le gros la Cazette; cujus etiam ductu agressi sunt a catholici, dictos hugonotos, Sezania etc... ( Relation manuscrite de 1563. )
(2) Ch. XL.
Cependant les Vaudois eurent aussi des revers. A Briançon, par exemple, dont ils s’étaient momentanément emparés, ils furent cernés par des troupes fraiches et impitoyablement massacrés.
Leur triomphe était dans la guerre de montagnes, où les combattants se multiplient par leur activité, et où l’avantage des positions, des surprises, des embuscades peut suppléer au petit nombre; mais toutes les fois qu’ils voulurent se renfermer dans une place forte ou dans un lieu de défense limité, il est rare qu’ils n’aient pas éprouvé quelques pertes. C’est ainsi que fut également massacrée une demi-compagnie de leurs soldats qui s’était retirée dans une chapelle ruinée, entre Houillères et Pragela. Pareil malheur arriva, dit Gilles(1),à quarante hommes du Val-Luserne qui se laissèrent envelopper, près de Bardonèche, dans une bicoque où ils n’avaient ni provisions de guerre ni provisions de bouche.
(1) P. 280.
Voici de quelle manière ce fait est raconté par un élégant narrateur de l’époque, qui a écrit sa relation en latin (2).
(2) En voici quelques passages que je n'ai pas traduits : Propter rebel- lantium hæreticorum rabiem, nulla huic erat fides nec securitas, inter parentes et vicinos , religionis causa , ac præsertim in Plebania Ulciensi. ( Dans la plebanie d'Oulx .)
En 1562, dit-il, les neiges de l’hiver chargeaient encore les montagnes, lorsque leur première fonte causa au mois de mai une terrible inondation, présage évident des prochains ravages des calvinistes.
Ils vinrent en effet de la vallée du Cluson et de la vallée de Luserne; plusieurs rencontres sanglantes eurent lieu à Calmont, aux Chenèvières, à Salabertrans; et quoique la victoire fût quelquefois balancée, les huguenots se fortifiaient toujours.
Cependant les catholiques se rangèrent sous le corn-mandement du gros la Cazette, qui surprit les infidèles à Cezane et en tailla en pièces jusqu’à cent cinquante (1).
(1) « Ut notat Bellonius , scriba publicus Ulciensis, de cujus scripto manu propria authenticato, hæc omnia translati fideliter. »
Pour se relever de cette perte ils appelèrent de nouveaux renforts (2) et marchèrent sur Briançon. Ayant franchi le mont Genèvre ils parvinrent jusqu’à un mille de la place; mais là s'étant vus reçus autrement qu’ils ne pensaient, ils se replièrent vers la source de la Durance, dans la vallée des Prés (3), et poursuivis par ceux qu’ils venaient attaquer, ils gagnèrent les hauteurs du mont de l'Echelle (4), d'où ils se réfugièrent dans la vallée de Bardonèche où ils s’arrêtèrent quelques jours.
(2) « Supplementum militum a sociis , vallium dictarum Clusoni et Angroninæ, accepernnt... »
(3) « In vallem pratorum deflectere coacti sunt . »
(4) « Per montem, Scala ut dicunt , Bardonescham ingressi ... » Je cite les passages qui contiennent des noms propres pour me mettre à l'abri des inexactitudes.)
C’est là que l’illustre de la Cazette vint les surprendre en plein midi avec sa garde ordinaire (1) augmentée de quelques soldats courageux, non sans avoir pris ses précautions pour ne pas être découvert ; et, soutenu par les catholiques du lieu, il les tailla en pièces.
(1 ) « Ibi jam aliquibus diebus morabantur, cum ecce egregius de la Cazette, sumptis secum aliquibus e suis militibus , quos custodia causa secum « semper habebat, et adjunctis aliis incolis hujus regionis.... pleno meridie , caute tamen et prudenter adortus , magnam eorum impetu edidit astragem, adjuvantibus præcipue dicti loci incolis, etc. » 4 -
Les Vaudois, ne pouvant lutter à cause de l’infériorité de leurs forces, se retirèrent en désordre dans le château comme dans une forteresse. Là, ils se défendirent jusqu’à la nuit; alors les catholiques mirent le feu au château, et tous ceux qui ne périrent pas dans les flammes furent passés au fil de l’épée (2).
(2) Quos enim flamma comburere non poterat eosdem interficiebat gladius. L'auteur anonyme de cette relation porte à 140 le nombre de ceux qui périrent ainsi. Gilles le réduit à 40 (p. 280) ; mais peut-être ce dernier nombre n'indique- t-il que celui des Vaudois du Val-Luserne, qui se trouvaient à cette catastrophe.
Ainsi disparut de la vallée, ajoute notre auteur, cette peste de l’hérésie.
Il ne parait pas cependant que la défaite des Vaudois ait été aussi complète qu’on pourrait l’induire de sa relation, car peu de jours après ils s’emparèrent de la forteresse d’Exilles, qui était pour eux une place bien plus importante que toutes celles dont il a été question jusqu’ici. Mais elle se trouvait dépourvue de munitions lorsqu’ils s’y établirent, et ils y furent assiégés par la Gazette avant d’avoir pu s’en procurer. Ce capitaine pressa le blocus afin de les prendre par la famine. Ils avaient les meilleurs chefs et les meilleurs soldats des Vallées ; ils firent des sorties vigoureuses, sans pouvoir parvenir à faire débloquer la place. Toutes les vallées, dit Gilles (1) , firent alors un grand effort et un merveilleux devoir pour les dégager. Leurs gens ayant passé les montagnes qui séparent le Clusonde la Doire, en face delà forteresse, s’approchèrent de celle-ci de manière à pouvoir s’entendre avec les assiégés, sans être vus des assiégeants. Le fort d’Exilles est situé sur un rocher escarpé qui s’élève isolé et resserré entre des montagnes rapides, dans une des parties les plus étroites de la vallée. Les Vaudois, captifs sur ce rocher, virent leurs frères accourus pour leur prêter main forte.— Le capitaine Frache, qui commandait à Exilles, prenant son épée à deux mains, s’élance alors avec tout son monde sur les troupes ennemies. Il franchit leurs barricades, pénètre dans leurs retranchements, et renverse tout ce qui s’oppose à son passage. Pendant qu'il les attaquait ainsi par devant, ses compatriotes se précipitent du haut de la montagne et les entament par derrière. Les troupes de la Cazette, pressées ainsi comme par deux avalanches qui se rejoignent dans leurs rangs, sont rompues et dispersées. Leurs chefs font d’inutiles efforts pour les maintenir ou les rallier; la place est dégagée, toute la garnison s’échappe par cette brèche audacieuse, rejoint le corps de secours, regagne avec lui les montagnes, et s’apprête à de nouveaux combats.
C’est à la même époque qu’eurent lieu les affaires d’Abriès et de Saint-Crespin, dont nous avons déjà parlé dans l’histoire des Vaudois du Queyras.
Les guerres religieuses furent momentanément calmées en France par l’édit de pacification que Charles IX signa à Amboise, le 19 de mars 1563. Cet édit contenait les dispositions les plus favorables que les réformés eussent encore obtenues ; mais il fut modifié par une ordonnance royale, rendue à Lyon le 9 d’aout de l’année suivante (1). Une paix menaçante et précaire, comme le calme qui précède un orage, assoupit pendant quelques temps les passions politiques que les querelles religieuses envenimaient et semblaient dominer.
(1) C'est de Lyon aussi que Charles IX avait rendu , cinq jours auparavant , l'édit qui fixait le commencement de l'année au premier janvier. (4 août 1564.) Pendant ce temps , Catherine de Médicis faisait jeter à Paris , les fondements du palais des Tuileries.
La hautaine et artificieuse Catherine de Médicis, soit par bienveillance soit par duplicité, avait cherché momentanément à rapprocher les deux partis. En secret néanmoins, elle levait des troupes pour combattre les huguenots. C’était en 1567. Le roi résidait au parc de Monceaux. Condé et Coligny forment le projet de l’enlever ainsi que sa mère; mais ce dessein échoua.
Le duc de Clèves traversait alors le Piémont avec une armée espagnole, pour se rendre en Flandre; il venait d’arriver à Pignerol; les vallées du Cluson, de Pragela et de la haute Doire appartenaient toutes à la France ainsi que le marquisat de Saluces. La reine d’Espagne était la sœur de Charles IX. Le duc de Clèves était le lieutenant du roi; à peine ont-il appris ces événements, qu’il ordonna à tous les réformés, vaudois ou étrangers, de venir se faire inscrire individuellement chez le gouverneur de la province qu’ils habitaient (1). La même mesure fut prise pour ceux de la France (1). On voulait par ce dénombrement connaître les forces du parti.
(1) · Louis Gonzague de Clèves, prince de Mantoue, duc de Nancy et gouverneur lieutenant général de S. M. T. C. en deça les monts , avec l'avis du conseil d'Etat de S. M. séant à Pignerol.... Ordonnons.... que tout religionnaire ait à venir dans vingt-quatre heures se présenter et se consigner au gouverneur. (Pignerol, 10 octobre 1567. ) - Mentionné dans la chronique des Sollaro . MSC. de la bibl. roy. à Turin.
(1) Par édit d’octobre 1567.
Birague, alors gouverneur de Pignerol, défendit en outre à ses administrés de loger des protestants sous peine de la vie (2). Les démarches que ces derniers avaient faites pour obtenir plus de liberté dans leurs exercices religieux, devinrent même des chefs d’accusation (3). De toutes parts arrivaient aux Vaudois d’inquiétantes nouvelles, de menaçants avis. Ici l’on disait que l’armée espagnole allait les exterminer; ailleurs, que leur culte serait complètement interdit; partout, que des dangers prochains menaçaient leur Eglise (4).
(2) .... Quale si colui che alloghera , come quello che sara allogiato ; « inconerano, per la prima volta , a chiaschedun d'essi nella pena di cento della « scudi ; la seconda, di doi batti di corda e ducento scudi ; e la terza, а perdita della vita e beni. » (Pignerol 19 d'octobre 1567.) Chronique des Sollaro.
(3) Même source; à la date du 28 novembre 1567.
(4) Gilles, p. 238.
Les Eglises vaudoises tinrent un synode en val Cluson (1) et décrétèrent un jeûne universel, pour détourner, par l'humiliation et la prière, les verges du Seigneur et l'embrasement de son ire (2). Et comme un nuage qui, chassé par le vent, porte ailleurs les foudres dont il était chargé, ces funestes présages, ces motifs d’épouvante passèrent sur les Vallées sans y laisser de deuil.
(1) Fin de mai 1567.
(2) Gilles p. 239.
Mais ce ne fut qu’un répit sans durée (3). La Saint-Barthélemy venait d’ensanglanter la France (4). L’effroi se répandit de nouveau en Piémont. Les catholiques, dit Gilles (5), firent de grandes réjouissances et raillaient les religionnaires comme si Dieu eût été aboli. Le culte protestant était du moins interdit sur les terres françaises. Les habitants de Saint-Germain et de Pérouse réclamèrent auprès du gouverneur de Pignerol. « Lors de la cession de notre vallée à la France (1), disaient-ils, il fut convenu que les privilèges dont nous jouissions à cette époque nous seraient conservés (2). » Birague n’en tint compte; et le pasteur de Saint-Germain, pendant que le temple de sa paroisse était fermé, monta à Pramol, offrit une discussion publique au curé du lieu, qui prit la fuite pour l’éviter, et conquit au protestantisme cette commune tout entière, qui jusqu’alors avait été catholique.
(3) Le 28 septembre 1571, Charles IX avait même écrit au duc de Savoie une lettre pressante en faveur des Vaudois. — Elle se trouve dans Gilles, p. 242, 243.
(4) Du 23 d'août au 2 de septembre 1572. — Dans l'intervalle s'était formée la croisade moriamur contre les réformés. ( Le 12 mars 1568) . Cette association avait pris pour devise , eamus nos , moriamur cum Christo. · Le 27 mars fut conclue la paix de Longjumeau, qui ne dura que jusqu'en septembre 1568. — En 1569, bataille de Jarnac, où le prince de Condé est tué par un traître. Le roi de Navarre (plus tard Henri IV) se met à la tête des réformés. -Bataille de Montcontour, le 3 d'octobre 1569, où l'amiral de Coligny est défait par le duc d'Anjou. -Le 15 d'août 1570, paix de Saint-Germain- en- Laye. · Catherine de Médicis attire à Paris la reine de Navarre, mère de Henri IV. (Jeanne d'Albret, qui y mourut le 10 juin 1572.) - Son fils épousa le 18 août la sœur de Charles IX. - Cinq jours après, le massacre des protestants commença .
(5) P. 250.
(1) En 1562.
(2) Requête du 2 août 1573. ( Archives de cour. Turin, no de série 316. )
Le clergé s’en émut; les Vaudois continuaient leur culte, dans la campagne ou dans les maisons. Birague fut excité à sévir contre eux par les armes; mais il redoutait la vaillance, déjà éprouvée, de ces montagnards, et l’appui réciproque qu’ils se prêtaient toujours.
Pour empêcher les vallées de Luserne et de Saint-Martin, qui appartenaient au duc de Savoie, de porter secours à leurs frères du Val-Pérouse, il se plaignit de leur intervention, comme si elle avait déjà eu lieu. Le duc de Savoie, redoutant des complications avec la France (1), fit interdire aux Vaudois de ses Etats de sortir en armes des frontières (2), et Cœstrocuzo, chargé de leur transmettre cet ordre, voulut rendre responsables de son exécution les syndics et les pasteurs des communes. Ces derniers s’étant réunis le 5 janvier 1583, commencèrent par protester de leur fidélité au souverain, en lui représentant toutefois qu’ils n’avaient aucun pouvoir exécutif en main ; que leurs exhortations, toujours employées pour retenir chacun dans le devoir, étaient néanmoins souvent infructueuses; qu’ainsi ils le priaient de ne pas rendre responsable la totalité des Vaudois du manquement de quelques-uns ; qu’en outre, lui-même, en cédant la vallée de Pérouse à Charles IX, avait garanti le maintien des privilèges dont elle jouissait, et que les Vaudois ne pourraient voir détruire leurs frères, sans être portés à les secourir, autant par devoir que par affection ; qu’en conséquence on suppliait humblement S. A. R. de vouloir bien s’employer à ce que les habitants de Pérouse et de Saint-Germain fussent laissés en paix (1)
(1) .... Resigo di tirarmi la guerra alle spalle .... Instructions au sénateur de Ruffia , délégué aux Vallées, 10 août 1573. (Archives de Turin, no de série 226.)
(2) Par lettres du 30 décembre 1572.
(1) Gillet, ch. XXXVI, p. 251-253.
Sous le langage respectueux de cette pièce, on voyait chez les Vaudois la ferme résolution de se défendre mutuellement. Cette résolution suspendit les voies de fait contre Val-Perouse. Dans l’intervalle, Charles de Birague avait succédé à son frère Louis, comme lieutenant du roi de France dans le gouvernement de Pignerol. Jaloux de signaler son entrée en fonctions par quelque mesure éclatante, et pressé d’ailleurs par le conseil royal (2) de cette ville, excité lui-même par le clergé, ce gouverneur ordonna aux protestants du pays de cesser toutes leurs assemblées religieuses.
(2) Nommé quelquefois tutti sénat de Pignerol.
Ils refusèrent. Birague arma sa garnison, et, la faisant marcher de nuit, vint surprendre le bourg de Saint-Germain avant l’aube du jour (3).
(3) Le 22 de juillet 1573.
Cinq hommes furent saisis, et pendus quelque temps après aux arbres de la Turina ; mais le reste des habitants se défendit avec vigueur ; l'alarme fut donnée; le capitaine Frache, l’un des plus vaillants hommes de son temps, disent les chroniques (1), accourut des hauteurs d’Angrogne, avec la phalange aguerrie qui avait si glorieusement dégagé les assiégés d’Exilles, délivra Saint-Germain et chassa les troupes de Birague jusques au-dessus de La Pérouse et en-dessous de Pignerol.
(1) Gilles, p, 255.
Ces dernières revinrent à la charge quelques jours après, sous le commandement du colonel de la Rade. Toutes les communes du Val-Luserne envoyèrent un contingent pour défendre leurs frères, malgré les mesures sévères et les commissions expresses que le duc de Savoie mit en avant pour s’y opposer (2). Des engagements multipliés eurent lieu sur les bords du Cluson pendant tout le mois d’août. Dans une de ces escarmouches, Pierre Couper de La Tour, distingué par son intrépidité, mais se liant trop à son courage, fut tué à la tête de sa troupe, près de Pinache, où la collision avait eu lieu.
(2) Il y a de grands détails sur ce sujet dans une pièce des arehives de Turin, intitulée : Instrullione a voi Messer Cesare Cambrani di signori di Ruffia, Messer senatore, di quello che haverete a fare e dire in le valli di Lucerna, Angrogna , san Martino, etc. , per servicio nostro. Elle est datée du 10 août 1573. En voici quelques passages : « Farete intendere che havano trovato strano , che quei populi , nostri sudditti , senza proposito, se siano levati et habbino tolto le arme.... per volere diffendere quelli di San Germano , che sono di aliena giurisdittione.... « contro un principe tanto potente coni e il Re di Francia.... e se vi diacono che essi delle valli sarrano usciti in adiuto di quelli della valle della « Perosa et di Pragellato per essere tutti scritti (formati) in Xrispo ( christo com' essi dicano... li poteti rispondere che qui non si tratta di religione , ma de rebellione , etc.... D Il est question. à la fin de cette pièce, d'une lettre que la duchesse de Savoie écrivait à Etienne Noël, pasteur d'Angrogne sur le même sujet.
Les pertes nombreuses que les assaillants avaient éprouvées dans ces rencontres, et le trouble qui en résultait pour les Vaudois dans leurs travaux agricoles, portaient également les deux partis à désirer la paix. On avait appelé ces conflits la guerre de la Rade, du nom du chef ennemi qui s’y était le plus brillamment signalé. Enfin, par esprit d’accommodement les Vaudois de la châtellenie de Pérouse, offrirent à Birague de suspendre la publicité de leurs services religieux pendant un mois, et de renvoyer leur pasteur (1), à condition qu’on poserait les armes de part et d’autre, que les prisonniers seraient rendus sans rançon et que nulle poursuite n’aurait lieu à propos de ces événements (2).
(1) François Guérin, qui avait provoqué le renoncement à l'Eglise romaine de tous les habitants de Pramol.
(2) Par requête du 31 août 1573, Gilles p. 257-259.
Birague lui-même, avant l’ouverture des hostilités, n’avait demandé aux Vaudois, pour les laisser tranquilles, que d’interrompre leur culte pendant un mois (1); mais ils avaient refusé, dans la crainte que cette concession ne rendit leurs adversaires plus intraitables et plus entreprenants.
Birague ne se montra néanmoins pas plus exigeant, après cette démarche, qu’il ne l’avait été avant la résistance; ces stipulations furent converties en traité (2). Le roi l’approuva ; mais il voulait que les Vaudois du Val-Pérouse renonçassent complètement à leur culte public. Birague leur signifia cette résolution. Ils répondirent avec dignité qu’ils mettaient la vie religieuse à plus haut prix que la vie du corps, et qu'il n’eût pas été nécessaire de mettre bas les armes, si l’on avait l’intention de les obliger aussitôt à les reprendre.
(1) Id. p. 254.
Ce langage porta Birague à ne pas insister, et l’on prétendit même qu’il avait été autorisé, par une permission secrète du roi, à tolérer l’exercice public du culte réformé dans la vallée de Pérouse.
(2) Fait à Pignerol le 1er de septembre 1573.
Mais, l’année d’après, Charles IX mourut d’une tragique maladie (3); Henri III, son frère, quitta furtivement le trône de Pologne, où il avait été appelé deux mois auparavant, et vint revendiquer ses droits à la couronne de France. Ayant dirigé sa route par Turin, où il reçut de très grands honneurs, il en témoigna sa reconnaissance au duc de Savoie, en lui restituant, à titre de cadeau royal, les places de Pignerol, de Savillan et de Levadis, ainsi que la vallée de Pérouse.
(3) A Vincennes, le 30 mai 1574.
Les habitants de cette localité rentrèrent alors momentanément sous le régime dont jouissaient les Vaudois du Piémont, et ils eurent quelques années de repos.
Nous les retrouverons plus tard. Voyons maintenant ce qui se passait dans les hautes vallées de la Doire et du Pragela.
HISTOIRE DES VAUDOIS DU PRAGELA ET DES VALLÉES ADJACENTES.
SECONDE ÉPOQUE.
( Lesdiguières en Pragela.)
A peine rentré en France, avant même d’avoir atteint Paris, Henri III se prononça contre la liberté religieuse. Sa mère, Catherine de Médicis, était allée à sa rencontre jusques au pont de Beauvoisin. Là, Montbrun, chef des calvinistes en Dauphiné, pilla les équipages du nouveau roi. Henri III en conserva un ressentiment personnel, et à peine arrivé à Lyon (1), il y tint un grand conseil, où, contre l’avis des plus sages, il fut décidé que l’on continuerait la guerre intestine et cruelle par laquelle on espérait détruire les Huguenots.
(1) Le 6 septembre 1574.
Ces derniers eurent bientôt à leur tête trois princes du sang (2). Alors on fut forcé de songer à la paix, et par édit du 14 mai 1576, les protestants obtinrent le libre exercice de leur religion; l’accès des parlements et un certain nombre de places fortes, qui devaient rester, comme des espèces d’otages, entre les mains de leurs troupes, sous le nom de places de sûreté.
(2) Le prince de Condé, qui tenait de rentrer en France ; le duc d’Alençon (plus tard duc d'Anjou), qui s'échappa de la cour de sa mère (Catherine de Médicis) le 15 septembre 1575 pour aller joindre les confédérés protestante; et le roi de Navarre (pins tard Henri IV), qui avait épousé Marguerite de France, sœur d'Henri III et de Charles IX, et qui rejoignit à son tour ses coreligionnaires en février 1576.
Ces garanties excitèrent le plus vif mécontentement parmi les catholiques ; les plus ardents se liguèrent; la foule les suivit; les ambitieux se mirent à leur tête; l’indécision du roi leur laissa prendre de la force, et c’est ainsi que naquit la Ligue.
Pour la réprimer, le parti menacé demanda la réunion des Etats-Généraux. Le roi en fil l'ouverture, à Blois, le 6 décembre 1576. Maie les calvinistes n’y trouvèrent pas les avantages qu’ils avaient espérés. Cette assemblée, dont tous les membres étaient catholiques, révoqua leurs privilèges, autorisa la ligue, et força le roi lui-même à la signer. Un ennemi n’aurait pu lui donner un plus mauvais conseil.
La guerre civile s’était donc rallumée avec plus de fureur que jamais; bientôt , toutefois, dans la crainte que les réformés n’appelassent des troupes étrangères à leur secours, Henri III leur accorda un nouvel édit de pacification (1).
(1) Par suite du traité signé le 17 septembre 1577 à Bergerac, et ratifié par le roi, le 5 octobre, à Poitiers.
C’était le sixième; il n’eut pas un effet plus durable que les autres. La guerre continua, tantôt sourde et tortueuse, tantôt ouverte et franche ; ici générale, là restreinte, partout haineuse et acharnée. .
Ces grandes agitations, en troublant si profondément la France, avaient leur contre-coup local dans les vallées vaudoises qui en faisaient partie.
Les archives du monastère d’Oulx (2), dans la vallée de la Doire, ont conservé le souvenir de quelques-■ unes de ces secousses, en tant du moins qu’elles . touchèrent à cet établissement, car il eut fréquemment à en souffrir (1), quoique plutôt de la part des partis calvinistes venus de l’intérieur, que du côté des Vaudois établis dans le pays même. Ces derniers, en effet, firent preuve, même envers les missionnaires envoyés pour les convertir, des mœurs douces et généreuses qu’ils tenaient d’une longue pratique de l’Evangile, et que leurs adversaires ont reconnues.
(2) Je n'en ai vu que le sommaire, qui est un manuscrit de 838 pages, petit in-fol . , déposé aux archives de l'évêché de Pignerol.
(1) Voir les fol. 25, recto 37, verso 38 et 39,117, verso 314, recto 315, etc.
Ici, ce sont des capucins poursuivis par des brigands, qui se réfugient dans la demeure d’un Vaudois, auquel ils doivent la vie (2).
(2) Mémoires sur les missions des capucins dans les vallées vaudoises : en italien, sans titre spécial ; aux archives de l'évêché de Pignerol. - Dans le paragraphe commençant par ces mots : S'introvano in queste valli, un eretico banditto famuso... uomo perverso , inimico de catholici , di Dio , e massime delli Capucini.
Là, c’est un pasteur qui accorde à ces religieux une obligeante hospitalité (3).
(3) « Audando noi per una terra di Pragela.... andassimo alla casa d'un « ministro, per provare se n'haverebbe fatto la carita. E lo trovassimo a a canto alla porta. Li chiamarsino limosina. E il ministro rispose chera- vamo troppo scrupulosi d'endar per il mondo senza denari. - Il Padre Giovanni li rispose : che noi imitavano Giesu Christo e li Apostoli. il ministro che la nostra poverta era volontaria. — E poi ne fece entrar « in casa, conducendosi permano. Fece preparar subito la tanla ; e mentre « mangiamo, stette sempre in piedi, con il capello in mano : servendosi la « ministra (la femme du pasteur) , con grande riverenze, tagliandosi fin al pane... Tutte le ragione che il Padre Giovanni diceva al Ministro, egli le teneva per buone. N'accompagno poi fuori della casa, facendone esse- a bitione della cosa e di denarii . » ( Même source. )
Ailleurs, ce sont de pauvres villageois qui s’étonnent de les voir marcher nu-pieds (1) : ce qui prouvait par cela même combien la présence des moines était alors peu familière aux yeux des habitants du Pragela.
(1) Même manuscrit.
Mais à ces mœurs accueillantes et débonnaires pour des personnages inoffensifs, se joignait une énergie peu commune pour repousser les agressions armées. Il est vrai que les Vaudois du Pragela étaient alors soutenus par ceux des autres vallées (2), conformément à l’acte d'union que les uns et les autres avaient juré d’observer.
(2) Je trouve, sous la date du 8 juin 1579, une pièce notariée in- fol . de 12 pages , renfermant les témoignages d'une foule de gens , qui attestent que les Vaudois des vallées de Saint- Martin et de Luserne avaient récemment porté secours , par les armes, à ceux de Pragela. Cette pièce est suivie de diverses lettres des syndics du Villar , de Bobi, de Saint- Jean, de Rora et d'Angrogne, répondant que cela s'est fait sans leur participation . (Toutes ces pièces sont aux archives d'Etat à Turin, no de série 317-320.)
Ainsi, de 1583 à 1584, le supérieur de l’abbaye de Pignerol, ayant fait arrêter arbitrairement quelques-uns des protestants du Val-Pérouse, venus dans cette ville pour des affaires particulières, leurs compatriotes prirent les armes afin de les venir délivrer; et le gouverneur de La Tour, ayant ordonné aux habitants du Val-Luserne de ne point se mêler de cette affaire, les Vaudois lui répondirent qu’ils ne s’opposeraient jamais au cours régulier de la justice, mais que si les chefs d’une religion rivale voulaient empiéter sur les droits qui leur étaient reconnus, ils ne pourraient jamais s’abandonner les uns les autres (1).
(1) Gilles, ch. XLI, p. 285.
Peu de temps après, les ministres de Saint-Germain et du Roure de Pragela furent assaillis près de la Pérouse, par des soldats de cette garnison, qui laissèrent le dernier couvert de blessures. Le bruit de sa mort s’étant aussitôt répandu, on vit le peuple accourir en armes, de toutes les montagnes, pour venger son pasteur. Les principaux habitants de la Pérouse, quoique catholiques, avaient fait transporter le blessé dans la ville, et lui avaient prodigué tous les soins que réclamait son état. « Toutefois, dit Gilles, ils eurent grande frayeur quand ils entendirent de quelle furie ce peuple se trouvait animé ; aussi le gouverneur du château, étant descendu dans la ville,
fit prier le pasteur de Pinache, nommé Elie Schiop, homme grave et de grand respect, d’aller à la rencontre de ce torrent de peuple, afin de le calmer, en lui représentant que le ministre Garnier n’était point mort, que l’on en prenait soin et que les coupables seraient châtiés. Le pasteur Schiop réussit dans sa mission conciliatrice; le peuple, quoique apaisé, afflua dans la ville de Pérouse, autour de la maison où reposait le blessé, et l’emporta dans ses bras au lieu de sa résidence. Ce dernier parvint à guérir, mais ses agresseurs ne furent jamais punis.
Après les assassins, ce furent les jésuites qui vinrent mettre le trouble dans la vallée. Ils y parurent en 1584. Quoique leurs agressions ne fissent pas cou-1er le sang, elles n’en furent pas moins un indice précurseur de nouvelles calamités.
La Ligue, qui venait de se former en France pour détruire les réformés, donna en Piémont plus d’audace aux ennemis des Vaudois. On ne parlait de rien moins que d’une coalition entre Henri III, Philippe II (1), et le duc de Savoie, pour anéantir l'Eglise des Vallées. A ces bruits d’extermination, à ces menaces altières, l'Israël des Alpes répondit par un jeûne public, consacré à l'humilité et à la prière (1).
(1) Roi d'Espagne, beau-père de Charles-Emmanuel.
(1) Ce jeûne public eut lieu dans toutes les vallées le 15 et le 16, ainsi que le 22 et le 23 du mois de mai 1585.
Les vallées vaudoises, qui étaient sous la domination du duc de Savoie, furent alors tranquilles ; car ce prince, loin d’entrer dans la Ligue, en blâma les excès. Mais les vallées de la Doire et du Cluson, dont nous écrivons l'histoire, eurent leur part de ces agitations.
Comme Henri III s’était déclaré le chef de la ligue, ce fut au nom de son gouvernement que, dès 1580, on avait commencé à parcourir la Plébanie d’Oulx, pour installer des curés dans toutes les paroisses protestantes (2); et sur les remontrances faites à la cour du parlement de Grenoble, par l’archevêque du diocèse, un édit formel fut rendu, le 14 d’août 1603, pour rendre obligatoire cette restauration. Tout gentilhomme, détenteur de biens ecclésiastiques, devait être déclaré roturier et avoir ses propres biens confisqués si, dans l'espace d’un mois après la publication de l’édit, il n’avait pas restitué au clergé le patrimoine détenu.
(2) Visites générales de la Plébanie d'Oulx , de 1583 à 1584. (Un gros MSC. in-40, arch. de l'év . de Pignerol. ) — Ces visites furent faites en vertu d'une ordonnance spéciale du parlement de Grenoble, rendue en 1583. —י Louis de Birague commit le grand vicaire d'Oulx, pour les exécuter, par mandement du 7 octobre 1583.
Ces poursuites se prolongèrent jusqu’en 1618 (1). Mais le protestantisme n’en triomphait pas moins.
(1) En 1605, Jérôme de Birague (il y avait eu d'abord Louis, puis Charles, puis Jérôme, comme gouverneur de Pignerol) mande au prieur de Suze de venir l’assister lui-même dans ces inspections. — En 1609, il ordonne que dans toutes les paroisses le culte romain soit célébré conformément au rite adopté par le concile de Trente. — En 1611, il commet le vicaire général pour la visite des prieurés, — et en 1617, pour inspecter toute la Plébanie. (Ces pièces sont aux archives de l’év. de Pignerol.)
Dans l’intervalle, Lesdiguières avait acquis une prédominence puissante en Dauphiné. Les ennemis personnels des Vaudois devinrent plus timides. Le capitaine de la Cazette fut cerné, en 1690, par ordre supérieur, malgré une garde de vingt-quatre hommes, qui veillait jour et nuit autour de sa demeure ; un détachement de quarante homme d’élite, envoyés pour cette expédition peu glorieuse, se rendit à Oulx, pendant la nuit, environna la demeure du persécuteur, en fit sauter les portes au moyen du pétard, et accusant la Cazette de trahison, l’immola sans défense. — Mais pour punir un traître, est-il permis d’agir comme les traîtres?—Ce coup de main paraît avoir été accompli par les ordres du général comte de Gattinara, dont l’armée séjourna quelque temps, en 1690, dans la vallée de la Pérouse, qu’elle accabla de taxes et de contributions. — Cette armée elle-même y avait été amenée par suite de l’invasion du marquisat de Saluces, dont le duc de Savoie s’était emparé en 1688, et de l’incursion à main armée qu’il fit après cela en Provence.
Le clergé de Suze profita de cette absence du souverain, pour faire interdire aux Vaudois de Mathias et de Méane l’exercice de leur religion; ceux-ci recoururent à la duchesse de Savoie, qui leur avait toujours été favorable, et obtinrent, au prix de quelques sacrifices (1), la confirmation de tous leurs privilèges (2).
(1) Pour la somme de 650 écus d'or.
(2) Sous la date du 10 de mai 1591.
Pendant ce temps, Lesdiguières, désireux de rattacher les intérêts de la couronne de France à l’exercice du pouvoir qu’il avait acquis en Dauphiné, comme chef des Huguenots , se préparait à envahir le Piémont, pour punir le duc de Savoie de l’usurpation qu’il avait faite de la province de Saluces, et de l’envahissement de la Provence.
Une expédition semblable avait déjà été tentée, en 1591, sur la vallée de Luserne, par le colonel de Perdeyer, qui échoua devant le fort de Mirabouc. Lesdiguières fut plus heureux, et ayant occupé Sézane, le 26 septembre 1592, il descendit le lendemain par la vallée de Pragela; en faisant arrêter par une avant-garde tous les habitants qui auraient pu prendre les devants et trahir le secret de sa marche. Aussi par-vint-il à l'improviste sous les murailles de Pérouse où il entra le soir (1), par un superbe clair de lune.
(1) Samedi, 27 de septembre 1592.
Le gardien des portes avait été massacré; la garnison n’eut que le temps de se retirer dans le château avec le gouverneur Cacheran, désespéré de s’être laissé surprendre.
Personne ne fut tué dans la ville, si ce n’est un homme qui fut trouvé dans la rue, armé d’une pique et d’un coutelas. Il se nommait Ronger, et « il avait, dit Gilles (2), l’apparence et les façons d’un superbe gendarme, plutôt que d’un modeste curé." II était cependant le directeur ecclésiastique d’une paroisse catholique du voisinage ; mais ses ouailles elles-mêmes avaient honte de son ministère, non point tant à raison de son air soldatesque, que de ses mauvaises mœurs (1). Peu de jours auparavant, il avait mis l’épée à la main contre un pasteur protestant, qui fut alors défendu et protégé par les papistes de la Pérouse. Les Vaudois ne cherchèrent point à se venger de cette agression; mais les soldats français ayant pris ce curé Bouger, pour un chef ennemi, le tuèrent sur la place publique. Son corps fut laissé nu sur le carreau, sans que les catholiques eux-mêmes se souciassent de rendre les derniers devoirs à un homme qui avait fait rejaillir le scandale de ses dissolutions et de ses cruautés jusque sur leur Eglise.
(2) P. 293.
(1) Voir pour les détails, Gilles, p.,293.
Lesdiguières qui, dès le même soir, avait marché sur Pignerol, afin de le surprendre, n’ayant pu s’emparer de cette place, revint faire le siège du château de la Pérouse, qu’il força à se rendre le 2 d’octobre 1592.
Cependant les habitants des vallées de Saint-Martin et de Luserne s’étaient mis en armes pour résister à l’invasion. Ils en furent quittes pour une forte contribution, dont le montant fut convenu au Grand-Doublon, le 1er d’octobre, entre leurs députés et Lesdiguières. Ce général se porta ensuite sur Briquèras et fit démolir (en 1593) les châteaux de La Tour et de Pérouse.
Pour s’opposer à ses conquêtes, Charles-Emmanuel, qui était revenu de Provence, remonta la vallée de la Doire, escorté de nombreux bataillons (1). Il voulait s’emparer de la forteresse d’Exilles, qui gardait les frontières du Dauphiné. Lesdiguières revint sur ses pas pour défendre cette place. Il remonta la vallée de Pragela et s’arrêta à Oulx, n’ayant pu empêcher la capitulation d’Exilles, qui ne se rendit cependant qu’après avoir essuyé le feu de plus de deux mille coups de canon. Un combat meurtrier eut lieu ensuite à Salabertrans entre les armées de France et de Savoie. Les deux partis s’attribuèrent également la victoire ; mais Lesdiguières conserva le haut de la vallée. Charles-Emmanuel fit, peu de temps après, élever le fort de Saint-Benoît, sur les limites de son territoire, entre Pérouse et Pignerol.
(1) Tirés non-seulement de ses Etats, mais fournis par le roi de Naples, le roi d'Espagne et l’empereur d’Allemagne, ses alliés.
Vers la fin de l’année, les troupes françaises se retirèrent du Piémont, n’y conservant que Cavour, Mirabouc et quelques autres places. Mais en abandonnant les vallées qu’il avait conquises à Charles-Emmanuel, Lesdiguières avait stipulé que la liberté religieuse y serait à jamais garantie à tous les habitants (1). Les Vaudois, qui en avaient joui d’une manière aussi complète que possible pendant l’occupation française, s’étaient bâtés de multiplier en Pragela, leurs lieux de réunion. Le duc de Savoie, se trouvant maître de ces contrées, fut alors sollicité par les papistes d’interdire complètement le culte réformé.
(1) Ce traité est mentionné dans un arrêté du conseil souverain de S. M. à Pignerol, du 24 avril 1654 , (Archives civiles de Pignerol , catégorie XXV, Mazzo, 1º nº 7.)
Craignant qu'il ne s’y décidât, les Vaudois lui adressèrent une requête, à la suite de laquelle ils obtinrent la conservation de leurs privilèges : à condition toutefois que les temples nouvellement établis seraient fermés, et que les chapelles abandonnées, qui avaient été appropriées an culte protestant, seraient rendues au culte catholique (2).
(2) Lettres patentes données à Turin , par Charles- Emmanuel, le 21 de novembre 1594.
Ce dernier article se rapportait particulièrement aux dépendances de la prévôté d’Oulx, qui avait souffert de la présence de Lesdiguières, comme autrefois de celle de des Adrets (3).
(3) Il y a un procès criminel sur l'enlèvement des pierres el matériaux de la prévoté d'Oulx , contre Antoine Reul , hôte du plan d'Oulx , daté du 6 juin 1595 et occupant 17 feuillets in-40. Des informations sur l'incendie du monastère, prises à la requête du prévôt, Jérôme de Biràgue , pardevant le lieutenant particulier du siège de Briançon , sous la date du 6 septembre 1596, en un cahier in-fol. de 18 feuillets, mal écrits ; un procès-verbal, sur le même sujet, dressé par le même officier de justice le 30 janvier 1597 , etc. ( Aux Archives de l'év. de Pignerol . ) Il s'y trouve aussi d'autres mémoires ou procès-verbaux relatifs à de pareils sinistres , qui frappèrent la prévôté d'Oulx en 1562, 1574, 1591 , 92 et 93, etc.
Elle pouvait avoir à en souffrir encore; car la guerre se poursuivait entre la Savoie et la France.
La partie haute des vallées du Cluson et de la Doire appartenait à cette puissance, et Charles-Emmanuel voulut s’en emparer.
Ses troupes, ayant surmonté tous les obstacles, jusques à Suze et à Mentoules, se fortifièrent au col de la fenêtre qui aboutit à la vallée de Méane; ainsi qu’au sommet d’une éminence, couverte de masures, qui domine le village de Mentoules, en Pragela. « Cette invasion, dit Gilles, ayant fait mettre en armes les habitants de la vallée, qui étaient tous de la religion, ils firent un tel effort des deux côtés que, nonobstant la grande résistance, ils mirent en fuite les troupes ducales et firent prisonnier le gouverneur de Revel (1). »
(1) Gilles, ch. XLIV, p. 313.
Le duc de Savoie augmenta alors les fortifications qui gardaient ces vallées. Le bourg de La Chapelle fut entouré de murailles et reçut garnison. Une nouvelle forteresse s’éleva à l’entrée du val Saint-Martin, et prit le nom de Palais-Louis. Les soldats qu’on y plaça ayant commis plusieurs excès (1), qui engageaient leur hostilité au protestantisme; les moines capucins reprirent courage autour d’eux, et devinrent plus entreprenants que jamais, pour s’opposer au culte évangélique.
(1) Voir Gilles, p. 314.
A cette époque, les protestants de Pinache se réunissaient dans un temple assez vaste, qui avait été autrefois une église catholique ; mais les catholiques du pays la leur avaient cédée, par une convention dont voici l’origine. Les papistes étaient plus nombreux à Diblon qu’à Pinache, quoiqu’en totalité, moins nombreux que les protestants. Ces derniers offrirent d’élever à leurs frais un église à Diblon, pour l’usage du culte romain; et les catholiques consentirent à céder l’église de Pinache, pour le culte réformé. Par cet arrangement l’intérêt des deux cultes se trouvait satisfait. Les peuples arrivent souvent à s’accorder par eux-mêmes, mieux que par les soins de ceux qui les régissent.
Cependant les patentes du 21 novembre 1594 ayant déclaré que les édifices destinés autrefois au culte catholique devraient lui être restitués, elles devinrent pour les moines un puissant lévier de tracasseries. Ils obtinrent, en effet, du gouverneur dé Pignerol, l’interdiction , aux Vaudois de Pinache, de rentrer dans leur temple. Ceux-ci exposèrent en vain les titres qui leur avaient acquis cet édifice : le gouverneur ne voulut rien entendre.
Deux avis surgirent alors parmi les Vaudois. Les uns disaient : — On ne peut nous contester la propriété du temple de Diblon, que nous avons fait construire à nos frais; allons enchâsser les catholiques, auxquels nous l’avons cédé, et célébrons-y notre culte.
Les autres répondaient : — Nos voisins de Diblon sont étrangers à la mesure qui nous frappe ; nous n’avons pas le droit de leur reprendre violemment ce que nous leur avons cédé de bon gré ; mais nous avons le droit de nous réunir dans cette église, qu’ils nous ont cédée de même : restons ici et poursuivons notre culte.
Cet avis prévalut.
Le gouverneur Ponte y vit une insulte à son autorité, et s’étant entendu avec les chef militaires de La Chapelle et de Palais-Louis, il forma Je projet de massacrer les habitants de Pinache lorsqu’ils seraient réunis dans leur temple, et d’enlever le pasteur au milieu de son troupeau.
De ces deux forteresses, ainsi que de Pignerol, des troupes se mirent donc en marche, un dimanche matin. Le pasteur, nommé Félix Ughet, prêchait alors au Villar, bourgade située à une demi-lieue de Pinache.
Les soldats s’apprêtaient à cerner le temple, lorsqu’un petit berger, témoin de cette manœuvre, accourut avertir les fidèles. Le peuple sort à la hâte, on fait évader le pasteur. Les troupes ennemies étant presque toutes à cheval, ne purent suivre les Vaudois dispersés à travers les vignes où ils se retirèrent; mais la cavalerie de Ponte ravagea la plaine, revint à Pinache, saccagea la maison du pasteur, et emporta un grand butin.
Le frère et le père du ministre Ughet furent emprisonnés plus tard, comme on l’a vu dans le chapitre consacré à l'histoire de nos martyrs.
Mais tous ces actes de violence ne firent qu’éloigner davantage les Vaudois des jésuites et des capucins, qui en étaient les promoteurs.
Les moines essayèrent alors de remporter quelques avantages sur le terrain de la discussion.
Ils appelèrent les pasteurs vaudois aux luttes polémiques. Les armes de la parole semblaient devoir être égales des deux côtés; mais le raisonnement ne produit pas la foi, la vie religieuse n’est pas le résultat d’un syllogisme : la dialectique de Rome vint échouer devant l'autorité de la Bible.
Alors, s’adressant aux terreurs populaires, ces religieux répandirent le bruit d’une prochaine destruction des réformés, à laquelle on ne pourrait échapper qu’en se réfugiant dans le sein de l'Eglise romaine, dont les bras restaient paternellement ouverts aux habitants des Vallées.
« Ces nouvelles, dit Gilles (1), répandues avec persévérance, et transmises des uns aux autres, acquirent d’autant plus de consistance , que les atteintes directes contre les protestants se multipliaient et restaient impunies en Piémont comme en France. »
(1) Chap. XLV, p. 322.
Le pasteur de Mentoules (2) en écrivit à Lesdiguières alla même le trouver. Le gouverneur du Dauphiné répondit en ces termes :
(2) Bernardin Guérin, frère de François Guérin, ancien pasteur de SaintGermain, apôtre de Pramol, missionnaire et réorganisateur des Eglises de Saluces.
« Messieurs, ce m’a été beaucoup de plaisir d'entendre de vos nouvelles, par ce que m’en a dit M. le a ministre Guérin. Je les eusse désirées meilleures, « parce que j’y ai du devoir, et que sur toutes choses, je voudrais votre contentement et votre entière liberté. Mais vous savez qu’il y a toujours de « la persécution pour ceux qui cheminent au droit «sentier. Ne doutez point au demeurant, je vous « prie, que je ne veuille participer à ce qui vous succédera, et que je ne coure de tout mon pouvoir au-devant de votre mal, par mes intercessions auprès « de votre prince. Croyez, quoi qu’on vous die, qu’il « vous traitera en bons sujets, et vous maintiendra « en liberté de conscience, si vous lui êtes obéissants, « comme je sais que vous lui voulez être ; et cheminant ainsi, j’embrasserai votre protection, et « vous favoriserai, autant que la raison et la commune cause m’y obligent, ainsi que le sieur Guérin vous le fera entendre de ma part. Je supplie « ici le Créateur, Messieurs, qu’il vous continue et « augmente ses grâces, me recommandant aux « vôtres (1). » Lesdiguières.
(1) La lettre est datée de Piedmore, ce 13 août 1598.
Ces protestations rassurèrent les Vaudois, pleins de confiance au double honneur du gentilhomme et du chrétien.
Cependant quelques-uns des réformés cédèrent aux captations des convertisseurs, par des motifs particuliers.
De ce nombre fut le capitaine Jahier, de Pramol : homme fort courageux, mais avide de richesses.
Des concussions lui étaient reprochées ; les moines en instruisirent le duc de Savoie, qui le fit citer devant lui. Les preuves, recueillies avec soin, ne permettaient pas de dénégation. Alors les jésuites, qui assistaient à son interrogatoire, se jetèrent aux pieds du souverain, en le suppliant de faire grâce au coupable, pourvu que ce dernier changeât de religion. Tout étourdi du coup, Jahier promit ce qu’on voulut. Puis, ayant repris son sang-froid, il voulut revenir sur sa détermination; mais on lui représenta qu’ü était engagé par la promesse, que le souverain avait reçue de sa bouche.
Pour lui en adoucir l’exécution, on lui promit en retour, une exemption d’impôts, pendant quelques années, et la charge de capitaine-général des milices de Pérouse pendant toute sa vie. Mais on exigeai qu’il accomplît immédiatement cette abjuration, et s’engageât à faire ensuite des prosélytes.
L’homme de guerre et d’argent fut vaincu ; et revenu à Pramol, il voulut décider sa femme à suivre son exemple. Elle s’y refusa. Peu de jours après, les moines s’étant rendus dans ce village, pour reconnaître l’effet des sollicitations de Jahier, ils dressèrent un autel et y célébrèrent la messe. Aucun des habitants n’y assista; sauf un des anciens catholiques du lieu. Jahier voulut y conduire violemment son fils Elysée, âgé de quinze ans ; mais ce dernier s’échappa pendant l’office ; et son père le battit si cruellement après, que l’enfant en mourut au bout de quelques jours. Ainsi, l’apostat commença d’être frappé dans ce qu’il avait de plus cher; et cela, par une conséquence immédiate de son abjuration.
Puis, ses parents, ses amis, ses compatriotes, se retirèrent de lui avec mépris. Les moines lui en voulurent du peu qu’il avait fait. Le toit domestique, où tout lui rappelait le meurtre de son fils, lui devint insupportable. Une inquiétude étrange le saisit. L’agitation de son esprit passa dans ses membres, jadis si vigoureux. Atteint d’un tremblement perpétuel, qu’on attribua à une précoce vieillesse, mais que nul autre vieillard n’avait présenté à ce point. Il changea de résidence, et alla demeurer à Diblon, où le soleil a plus de force. Mais sa santé ne revint pas. Son âme aussi était malade, et plus tremblante que son corps. — Ah ! que tu es heureuse, disait-il à sa femme, d’avoir conservé la paix de ta conscience.— La dernière heure s’approchant, pour lui, on voulut lui administrer l’extrême-onction. Il repoussa les prêtres avec dégoût. Aussi, Jahier étant mort, ceux-ci refusèrent-ils de l’ensevelir; ce furent ses parents, qui, descendus de Pramol, vinrent relever son corps abandonné, et lui rendre les derniers devoirs dans le cimetière de Pinache.
Gilles, qui était alors pasteur à Pramol, a raconté · tous ces détails d’une manière saisissante (1).
(1) Fin du chap. XLV.
Loin de favoriser l’œuvre du prosélytisme, cette apostasie méprisée et méprisable, inspira aux Vaudois une aversion plus insurmontable encore contre l’abjuration.
Pendant ce temps, Charles-Emmanuel avait cherché à conclure la paix avec Henri IV. Il s’était même rendu pour cela en France, en 1599. Mais le traité ne fut signé que le 17 janvier 1601, à Lyon. — Par ce traité, le duc de Savoie cédait au roi de France le Gex, le Bugey et le Val-Romei, en retenant le marquisat de Saluces, première cause de la guerre.— On dit, à ce sujet, que le roi avait fait une paix de duc, et le duc une paix de roi.
ET DES VALLÉES ADJACENTES.
TROISIÈME ÉPOQUE.
(La vallée de Pérouse sous la domination de Charles-Emmanuel.)
Par l’édit du 25 février 1602, Charles-Emmanuel, en accordant la liberté religieuse aux vallées vaudoises, avait restreint l’exercice du culte protestant aux Eglises renfermées dans les limites de ces seules vallées.
Les Eglises de Saluces et de Pragela s’eu trouvaient exclues. Tous ces membres d’un même corps spirituel se réunirent alors dans une manifestation de sympathie et de solidarité fraternelles, admirable par son unanimité.
Pour protester contre les menées et les violences dont ils étaient l’objet à cette époque, ils signèrent, depuis la vallée de la Sture, sur les confins de Nice, jusqu’à celles de Mathias et de Méane, sur les confins de Suze, le manifeste suivant, qui était en même temps une requête à leur souverain :
« De temps immémorial, nos aïeux et nos familles, ayant été élevés dans la doctrine professée aujourd’hui par l'Eglise réformée, en laquelle nous sommes résolus de vivre et de mourir : pour qu’il soit notoire à chacun que ce n’est point pour crime ou rébellion quelconque que nous sommes aujourd’hui spoliés de nos biens et de nos maisons : nous déclarons solennellement que cette doctrine à laquelle on veut nous faire renoncer est tenue par nous comme la seule vraie, ordonnée et approuvée de Dieu ; la seule qui puisse nous rendre agréables à ses yeux et nous conduire au chemin du salut.
« Si quelqu’un prétend que nous sommes dans l'erreur, qu'il le prouve, et nous en sortirons. Mais si, par la seule force et contrainte, on veut nous faire suivre des superstitions humaines, nous aimons mieux renoncer à nos biens, et même à notre vie, plutôt qu’à la vérité et au salut de notre âme (1).»
(1) Perrin, p. 185-189. Léger P. I, p. 3.
Cette déclaration courageuse, rédigée en Pragela et dont nous abrégeons les termes, ne fit qu’exciter l'ardeur de prosélytisme et la rivalité fiévreuse des zélés, mais jaloux missionnaires, qui ne s’en remettaient déjà plus à la seule persuasion pour ramener les brebis égarées.
L’archevêque de Turin, pour favoriser l’œuvre de ces missionnaires, se rendit lui-même dans la vallée de Pérouse. Il y arriva le 25 de mai 1602. et alla prendre gîte chez un hôtelier protestant, dont il espérait faire son premier prosélyte.
La disette régnait dans le pays; le prélat fil distribuer du blé , de l’argent et du pain aux catholiques indigents, promettant les mêmes secours aux protestants qui se catholiseraient. Puis il prétendit interdire aux moissonneurs à gage de se rendre dans la plaine du Piémont, pour s’y livrer à leurs travaux, sans une permission spéciale signée de sa main. Cette permission lui étant demandée, il ne voulut l’accorder qu’en retour d’un engagement formel, pris par le requérant de suivre le culte romain.
Malgré toutes ces captations, il y eut peu d’apostasies, et la plupart des personnes qui s’étaient laissées aller à de fausses abjurations revinrent au culte de leurs pères, après le départ de l’archevêque.
Mais il revint peu de temps après, fit ordonner aux Vaudois de Talucco, dans la vallée de Saint-Pierre, près du grand Diblon, d’abjurer leur religion ou de sortir du pays. Ceux-ci ne firent ni l’un ni l’autre, et après quelques vexations isolées, on les laissa en paix.
Ces moyens n’ayant donc pu réussir, on ordonna aux principaux habitants de Pinache de comparaître à Turin, devant le duc de Savoie. Un seul refusa de s’y rendre (1). Les autres étant arrivés se présentèrent au gouverneur de la province, qui leur dit :
(1) C'était Antoine Martinat. Les autres étaient Jean Micol, Michel Gilles et Jean Bouchard.
— Son Altesse informée de l’estime dont vous jouissez, m’a témoigné le désir de vous voir, pour vous engager à rentrer dans la sainte Eglise et à donner ainsi le bon exemple aux autres. J’ai pris sur moi de promettre à Son Altesse que vous le feriez; et vous pouvez être certains d’obtenir ainsi tout ce que vous désirerez pour le présent et l’avenir.
— Monseigneur, répondirent les villageois, nous ne désirons rien de plus que ce que nous avons. Eussiez-vous promis à Son Altesse tout ce qui dépend de nos forces et de notre fortune, nous ne vous aurions point démenti; mais quant à vouloir nous faire changer de religion, c’est une chose qui intéresse plus que ce monde; et nous vous prions de ne pas insister sur ce point.
Le gouverneur se répandit en injures contre eux et les renvoya en disant qu’ils seraient appelés plus tard devant le souverain.
Au bout de quelques jours, n’ayant reçu aucun avis, ils quittèrent la capitale et revinrent dans leur hameau.
A peine y étaient-ils arrivés, que le gouverneur Ponte leur ordonna de reparaître dans trois jours à Turin, sous peine de la confiscation de tous leurs biens.
Ils y retournèrent donc, vers la fin de juillet, et furent présentés, au duc, qui les exhorta fort affectueusement à se convertir au papisme, en les assurant de sa munificence s’ils consentaient à le faire. Les Vaudois lui répondirent avec respect qu’ils seraient heureux de se consacrer à son service, même jusqu’à mourir pour lui, mais que leur religion leur était plus chère que la vie.
Un capucin, présent à cette audience, se récria sur l’insolence de ces manants, qui osaient résister au désir de leur prince; mais le duc lui imposa silence, en disant : « Une conversion doit être volontaire; si ces gens-là veulent entrer dans notre Eglise, j’en serai satisfait, mais je ne veux pas les y contraindre. »
Peu de temps après, Ponte, qui était à la fois gouverneur de la province et commandant de la citadelle de Turin, fut arrêté et privé de toutes ses dignités.
« Les grands savent pourquoi, dit Gilles (1); mais les réformés savaient seulement que ce n’était pas pour les avoir favorisés, car il avait fait tout le contraire. »
(1) Fin du chap. XL.
A la même époque, le parlement de Grenoble, dont la juridiction s’étendait sur les vallées d’Oulx et de Pragela, ordonna le rétablissement du culte catholique dans toutes les paroisses de ces vallées, la restitution des biens ecclésiastiques et la réparation des chapelles abandonnées, afin que ces édifices fussent rendus à la célébration de la messe (1).
(1) Arrêté du 14 d’août 1603.
Dans la partie du Val-Cluson qui appartenait au duc de Savoie, des mesures d’un autre genre furent prises dans le même but. On représenta au prince que les Vaudois établis dans cette vallée scandalisaient les catholiques, en n’observant pas les fêtes de leur Eglise. Il en résulta un édit par lequel les protestants devaient cesser d’habiter la rive droite du Cluson et se retirer sur la rive gauche; mais les catholiques du pays réclamèrent eux-mêmes contre cette mesure, en certifiant que leurs voisins calvinistes, loin de leur être en scandale, donnaient l’exemple de toutes les vertus, et ne s’opposaient nullement à leurs pratiques religieuses. Le châtelain de la Pérouse engagea alors les Vaudois à tenir leurs portes fermées pendant quelques jours, comme s’ils avaient délogé, afin de témoigner de leur déférence aux ordres du souverain ; et cet édit n’eut point d’autre suite.
Peu de temps après, on renouvela aux habitants de Pinache la défense de tenir leurs assemblées religieuses dans l’ancienne église catholique qui leur servait de temple. De longs débats eurent lieu à ce sujet, et enfin un commissaire ducal décida qu’un nouveau temple serait construit pour le culte réformé, mais que les catholiques de Diblon contribueraient à son érection, en retour des sacrifices que les Vaudois de Pinache avaient laits pour bâtir la chapelle romaine de Diblon.
Le curé de ce dernier village apporta bien quelques entraves à cet arrangement, en élevant des prétentions nouvelles; mais elles furent écartées en 1610.
En 1617, le parlement de Grenoble défendit que les Vaudois du Piémont fussent reçus en Dauphiné (1). C'était vouloir briser l’union qui existait entre les habitants évangéliques de toutes les Alpes vaudoises ; cette tentative n’eut pas plus de succès que les précédentes.
(1) Par arrêté du 9 novembre 1617.
« En 1623, dit Gilles (2), la vallée de Pérouse fut particulièrement troublée par de continuelles fâcheries, la plupart survenues par les cauteleux conseils de quelques rusés papistes, poussés par la moinerie, et trop facilement écoutés. »
(2) Chap. LV.
Il s’agissait du payement des 6000 ducats, que toutes les vallées vaudoises s’étaient solidairement engagées à fournir au duc de Savoie, pour obtenir la confirmation de leurs privilèges, et la garantie de leur repos.
Les Vaudois de Pérouse étaient étrangers aux incidents par lesquels la paix avait été troublée. — Pourquoi, leur dit-on, faire peser sur vous une partie du prix auquel elle avait été acquise. Désavouez cette injuste dépendance, et tous les habitants de la vallée, sans distinction de culte, exposeront en commun leurs besoins au duc de Savoie. S’il faut alors payer quelque chope, pour obtenir satisfaction, les catholiques contribueront aussi bien que les protestants.
Ce conseil fut adopté par les Vaudois, dans une réunion mixte, tenue en l’absence de leurs pasteurs. Le châtelain de la Pérouse rédigea une supplique dans ce sens ; elle avait huit articles, dont le quatrième, seul favorable aux protestants, mentionnait le maintien des privilèges qu’ils avaient déjà. Les six autres articles avaient trait à des avantages civils qui pouvaient être communs à tous les habitants du pays, mais qui étaient surtout favorables aux catholiques.
Pendant qu’on était en instances pour faire réussir cette supplique, les Vaudois de Pinache avaient mis la main à l’œuvre, pour bâtir le clocher de leur nouveau temple, sur l'emplacement précédemment désigné par le commissaire ducal. Ils n’étaient pas tenus d’observer toutes les fêtes catholiques, et travaillaient un jour de fête.
Les moines de la Pérouse envoyèrent alors des gens d’armes et de justice, afin d’arrêter les ouvriers protestants qui bâtissaient ce clocher. Le peuple empêcha leur arrestation ; mais cette tentative annonçait du mauvais vouloir et de fâcheux projets. On ne tarda pas d’en acquérir de nouvelles preuves.
Les religieux du Périer, étant entrés en polémique avec le ministre Chanforan, et peu satisfaits probablement du résultat de la lutte, voulurent le faire arrêter et conduire à Pignerol. Mais encore ici le peuple mit opposition à cet emprisonnement préventif et arbitraire, au nom des franchises vaudoises, par lesquelles aucun habitant des Vallées ne pouvait être distrait de ses juges naturels. La connaissance du droit sur lequel reposait leur existence politique, était alors, pour les Vaudois, aussi précieuse et plus souvent invoquée, que les armes de la résistance, auxquelles, du reste, le droit devrait toujours dispenser de recourir.
Ces différentes circonstances attestaient néanmoins le désir qu’avait le parti hostile de violenter les réformés. Il ne tarda pas à se manifester plus clairement encore.
La supplique dressée par le châtelain de la Pérouse obtint réponse le 6 d’octobre 1623. Par cette réponse, le duc accordait aux catholiques tout ce qu’ils avaient demandé, et ordonnait aux protestants de démolir six de leurs temples, ( sous prétexte que ces édifices étalent placés hors des limites assignées au culte réformé, par l’édit de 1602).
Les frais de sceau, d’expédition et autres, s’élevaient à trois mille ducats, et les protestants seuls furent chargés de les payer.
Ceux-ci, reconnaissant alors combien le conseil qu’ils avaient suivi leur était pernicieux, adressèrent une nouvelle requête au souverain. Cette requête fut interceptée, perdue ou arrêtée en route. Elle n’arriva pas. L’ordre qu’elle avait pour but de faire révoquer, subsistait toujours. Le gouverneur de Pignerol vint à Pinache pour faire démolir le temple commencé. Les Vaudois le supplièrent d’attendre la réponse du prince à leurs récentes représentations ; il attendit, mais la requête elle-même n’avait pas encore été remise au duc.
Les moines présentaient ce retard à recourir, et ces délais à exécuter, comme un mépris de la part des Vaudois pour les ordres de leur souverain. Il y eut à la cour des échos , qui augmentèrent la force et l’insistance de ces haineuses insinuations; et le 15 de janvier 1624, le duc donna ordre à ses troupes de marcher sur la vallée du Cluson, afin de démolir par la force les six temples indiqués comme étant hors des limites tolérées.
Un régiment d’infanterie française, à la solde de Charles-Emmanuel, et sous le commandement du colonel Savine, entra dans la vallée de Pérouse par celle du Pragela. Des officiers de justice montèrent de Turin, sous la direction du collatéral Syllano, qui devait, en cas de résistance de la part des Vaudois, mettre les milices des environs sous le commandement du comte Camille Taffin.
Arrivé à Pérouse, le collatéral eut connaissance de la requête des Vaudois, qui n’était pas parvenue à la cour. La trouvant fondée, il ajourna l’exécution de ses ordres, et la fit expédier à Turin.
Mais dans l’intervalle, le régiment de Savine était arrivé à Saint-Germain. On voulut le faire marcher contre les Vaudois; ces derniers implorèrent le secours de leurs frères des vallées voisines. Le régiment lui-même fut démembré par la défection d’un grand nombre d’officiers et de soldats, qui demandèrent leur congé, pour ne pas combattre contre les protestants, dont ils partageaient les croyances. Plusieurs d’entre eux passèrent même du côté des Vaudois.
Le comte Philippe de Luserne prit alors de grandes précautions, pour empêcher les habitants de sa vallée de se rendre au secours de leurs frères du Val-Pérouse. Un certain nombre de volontaires partit néanmoins à travers les neiges (on était à la fin de janvier), et accourut à Saint-Germain.
De leur côté, les pasteurs du Val-Cluson et de Pragela, pays alors sous la domination française, se rendirent à Pinache, pour essayer par leur pacifique médiation, de terminer le différend.
Après deux jours entiers de longues conférences, il fut convenu que les Vaudois démoliraient leurs temples, à condition qu’il leur serait permis de les reconstruire dans les mêmes localités, quoique sur d’autres emplacements.
Ils commencèrent sur-le-champ à démolir celui de Pinache, afin de voir si réellement des troupes se retireraient après cette manifestation, ou s’il serait nécessaire de prendre des mesures plus vigoureuses ; car on ne pouvait s’imaginer que huit à dix mille hommes n’eussent été réunis que pour assister, l'arme au bras, à la démolition de quelques murs.
A peine ce travail de destruction était-il commencé, que des courriers arrivèrent de Saint-Germain, annonçant avec effroi que les Vaudois y étaient attaqués de toutes parts. Ceux de Pinache et du Val-Pérouse coururent aux armes. Ayant repoussé de Saint-Germain les troupes assaillantes, ils revinrent furieux. Une troupe de ces vaillants montagnards voulait, dans son indignation, s’emparer du collatéral Syllano, et de ses hommes de justice, qu’elle accusait hautement de trahison.
Les pasteurs de Pragela cherchèrent à la calmer, couvrirent de leur évangélique protection les commissaires menacés, leur offrant même un refuge à Mentoules, sur les terres de France.
Ces officiers de justice s’y rendirent ; maïs la guerre continua dans le bas de la vallée, et les ennemis, une seconde fois repoussés, mirent le feu aux granges et aux maisons isolées, des alentours de Saint-Germain. Les habitants de ce village, craignant d’être assaillis plus vivement encore à la suite de cette attaque, envoyèrent, durant la nuit, des émissaires pressants dans les vallées d’Angrogne et de Luserne, pour demander main-forte.
Le comte de Luserne s’opposa de nouveau à la levée de boucliers que voulaient faire les Vaudois ; puis il partit lui-même, à franc étrier, pour Saint-Germain, et vint au milieu de la nuit trouver le colonel Savine, afin de prévenir l’effusion du sang.
Ses négociations réussirent d’abord; des députés (1) vaudois du Val-Luserne se rendirent, sur la demande du comte, au camp du général français.
(1) Ce furent : Chanforan, syndic d’Angrogne; François Goante, de La Tour, et Moïse Eynard, de Luserne.
Les pourparlers se prolongèrent sans aboutir. De nouvelles violences eurent lieu de la part des soldats. Les habitants de Saint-Germain étaient toujours privés de leurs demeures, détruites par l’incendie ou occupées par les troupes.
—C’est assez retarder ! s’écrièrent les montagnards, allons chasser nous-mêmes cette armée de notre pays ! — Et transportant leurs propres familles sur les points les plus inattaquables de leurs montagnes, ils s’armèrent en grand nombre pour accourir sur le camp ennemi.
C’était le 17 février 1624; le comte Philippe de Luserne, qui paraissait prendre alors un vif intérêt aux Vaudois, monta aussitôt à cheval et vint en toute hâte représenter au colonel Savine et au lieutenant Taffin, qu’ils allaient être exterminés, s’ils ne déposaient pas leurs prétentions offensives.
— Eh quoi ! leur dit-il, vous avez été tenus en échec jusqu’ici par une faible partie de ce peuple, et maintenant qu’il se lève tout entier pour défendre son territoire injustement attaqué, vous ne craignez pas que S. A. ne vous rende responsables du sang qui va couler , des malheurs qui peuvent survenir, et enfin, d’avoir dépassé cruellement les ordres qu’elle a donnés ?— L’armée elle-même subissait avec impatience la position détestable dans laquelle l’hiver et ses chefs l’avaient mise. Une énorme quantité de neige était tombée depuis peu de jours, les provisions étaient épuisées, le bois manquait pour se chauffer. Les murmures du soldat se joignirent aux instances du comte de Luserne. Enfin la levée du camp fut décidée , et l’armée se retira, laissant derrière elle un pays ravagé par l’incendie, les frimats et les déprédations.
Lee moines et le clergé, causes de toutes ces alarmes, tremblaient qu’après le départ des troupes, le peuple vaudois ne se vengeât sur eux de tout le mal qu’il avait souffert. Mais ils en furent quittes pour la peur, et des députés ayant été envoyés à Turin, le duc de Savoie publia une amnistie complète pour tout ce qui s’était passé durant ces événements. Il ordonna de rendre aux Vaudois les meubles et les biens qui leur avaient été enlevés, et, des deux parts, la restitution des prisonniers.
Charles-Emmanuel, qui avait été en guerre avec la France de 1613 à 1617, signa, le 7 janvier 1623, un traité avec Louis XIII, pour repousser les Espagnols de la Valteline ; et il reprit les hostilités contre la France en 1628, en s’alliant alors avec la maison d’Autriche, dans l’espoir de gagner le Montferrat, au milieu des prétentions rivales que venait de faire surgir, au sujet de cette province, la succession récente du grand-duc de Mantoue. Ces fréquentes infidélités ne servirent ni sa gloire ni son pouvoir. Il mourut en 1630, dépouillé de presque tous ses Etats, par la France qu’il avait trompée.
Nous verrons, dans le chapitre suivant, quels résultats eurent ces événements pour les vallées vaudoises du Cluson et de la haute Doire.
ET DES VALLÉES ADJACENTES.
QUATRIÈME ÉPOQUE.
(Depuis la conquête du Piémont par Louis XIII, jusques aux
Pâques Piémontaises.)
En 1629 et en 1630, Louis XIII envahit le Piémont par les portes de Suze et par la vallée de Pragela. Sa présence au milieu des Vaudois eut une grande influence sur leurs destinées, et la nature de cette influence dépendait en partie des événements antérieurs.
La dernière des guerres de religion dont la France fut le théâtre, était alors dans toute son ardeur. Le parti protestant fut vaincu par les armes et ne se releva que par la discussion.
En 1627, les ducs de Rohan et de Soubise, chefs des huguenots, avaient demandé du secours à l’Angleterre, qui envoya cent cinquante vaisseaux devant la Rochelle. Le cardinal de Richelieu fit construire une digue célèbre, pour les empêcher d’introduire aucun secours dans la ville. Le siège de la Rochelle dura depuis le 10 août 1627 jusqu’au 28 octobre 1628. Cette place ne se rendit qu’à la dernière extrémité. Douze mille personnes y étaient mortes de faim. Les fortifications de cette place furent démolies, l’échevinage aboli, l’exercice du catholicisme rétabli sur des ruines. Louis XIII, qui y avait fait son entrée le ler novembre, reçut une sorte de triomphe à son retour à Paris, qui eut lieu le 23 décembre.
Dans l’intervalle, plusieurs places de second ordre avaient été enlevées aux protestants, dans le Vivarais et dans le Languedoc; mais plusieurs autres tenaient encore (1).
(1) Privas, dans l'Ardèche, investi le 14 mai 1629, fut pris le 27. La ville fut livrée au pillage ; cent des principaux habitants furent pendus, et cent condamnés aux galères. — Alais, assiégé le 6 juin, capitula le 16.— Le duc de Rohan tint alors une assemblée des chefs protestante à Anduxe, et demanda la paix, qui fut conclue le 27 juin à Alais. — On démantela ensuite toutes les places fortes des protestants. Montauban fit quelque résistance ; mais Richelieu y entra le 20 août. — Trois mois après (le 21 novembre) il fut nommé premier ministre. — (Tiré de l'Art de verifier les dates.)
Au commencement de l’année, Charles de Gonzague, duc de Nevers, avait hérité du duché de Mantoue, que l’Espagne et la Savoie voulaient lui disputer. Le roi de France le soutint et marcha bientôt en personne sur le Piémont. Le marquis d’Uxel lui servit d’avant-garde. Dès le printemps de 1628, il chercha à forcer les Alpes, pour pénétrer dans les vallées d’Italie. Toutes les troupes du Piémont furent bientôt sur pied.
Le colonel Purpurat, commandant des milices vaudoises, convoqua une réunion des pasteurs et des syndics vaudois à Rocheplate (1), pour les engager à user de leur influence sur le peuple , afin d’armer le plus grand nombre de bras possible.
(1) Le 26 juin 1628.
Les Vaudois le promirent, à condition qu’on leur laisserait garder à eux-mêmes les passages de leurs montagnes; ce qui fut accordé (2).
(2) Gilles donne en détail le résultat de cette délibération. Chap. LVI, p. 469-471.
Les gardes qu’ils établirent étaient inspectées par des officiers supérieurs de l’armée ducale. Charles-Emmanuel lui-même vint inspecter les retranchements élevés dans la vallée de Pérouse (1). Le comte de Verrue, l’un de ses généraux les plus distingués, renouvela auprès des pasteurs de cette vallée les considérations déjà présentées par le colonel Purpurat à Rocheplate; il y joignit la promesse d’une protection efficace, de la part du souverain, en faveur de la liberté religieuse.
(1) Il vint le 9 juillet et le 14 d’août 1628.
Mais l’armée du duc de Savoie était en grande partie composée d’Italiens et d'Espagnols auxquels on n’osait se fier. Celle du roi de France venait de combattre les protestants. Des deux côtés on voyait des dangers. Le prince demandait aux Vallées des sacrifices d’hommes et d’argent. Une extrême disette de vivres augmentait encore les souffrances de la population. Les moines de Pignerol et les missionnaires jésuites en profitaient pour arracher des apostasies à la mendicité.
Le 16 janvier 1626, Louis XIII partit de Paris, afin de traverser les Alpes à la tête de son armée.
Lorsqu’il fut à Briançon (sur la fin de février), le gouverneur de Pignerol ordonna à tous les habitants des Vallées, capables de porter les armes, de se tenir prêts à marcher. Le comte Philippe de Luserne se mit à leur tête et les conduisit dans le Val-Pérouse. Charles-Emmanuel s’était avancé dans la vallée de la Doire.
Le 4 de mars, Louis XIII franchit le mont Genèvre, et le 6 du même mois, il force, en personne, les trois barricades du Pas de Suze défendues par le duc de Savoie, qui dut céder à la supériorité du nombre et du courage.
Le 11 mars, il conclut un traité de paix. Charles-Emmanuel, qui était allié des Espagnols, s'engage à combattre contre eux et à soutenir la France pour leur faire lever le siège de Casai, au profit du duc de Nevers.
Après la victoire qu’il venait de remporter, Louis XIII reçut des félicitations et des adresses de diverses natures, au milieu desquelles nous devons distinguer celle du prévôt d’OuIx.— " Sire ! disait-il en substance, la Providence a béni vos armes, parce que vous les avez consacrées au service de la foi. Les nombreux triomphes que V. M. a remportés en France, sur l’hérésie, comblent de joie tous les cœurs catholiques ; partout ils prient le ciel pour la conservation et la gloire de V. M. Le ciel qui vous a conduit dans nos contrées veut compléter son œuvre en augmentant votre gloire et nos consolations, par le relèvement du culte catholique, qui se fortifie sur les pas de V. M., et qui a tant besoin d’un pareil concours dans ces tristes vallées, où l’on ne peut dire sans amertume qu’il a été complètement aboli.»
A cette pièce était jointe une requête, signée par quelques catholiques du lieu, qui demandaient au roi la restauration de leur culte, dans toutes les communes de la haute Doire, où il n’existait plus alors un seul curé (1).
(1) Cette requête fut présentée par Birague, vicaire général de la prévôté d'Oulx,
Louis XIII ordonna, par un édit du 1er d’avril (2) 1629, que l’exercice de la religion romaine serait partout rétabli, dans les vallées d’Exiles, de Bardonèche, de Sézane et du Pragela ; que le clergé catholique rentrerait immédiatement en possession de tous les biens qui lui avaient autrefois appartenu, en quelques mains qu’ils fussent passés, et quelque prescription que l’on pût faire valoir en faveur des propriétaires actuels.
(2) Sommaire des archives de la prévôté d’Oulx. (Arch, de l’év. de Pignerol).
M. de Verthamont, intendant de justice dans l'armée d’Italie, fut commis pour l’exécution de ces ordres (1).
(1) Par décret daté également du 1er avril 1629. — On trouve à la date du 3 avril : Procédure faite par M. de Verthamont, intendant du Dauphiné, commissaire délégué par le Roy, pour le rétablissement de la religion et la restitution des biens de l'Eglise, en la vallée de Pragela. (Un fort vol. manuscrit. — Arch, de l’év. de Pignerol).
Dès le lendemain il se transporta sur les lieux, pour reconnaître les circonscriptions des anciennes paroisses.
M. Henri d’Escoubleau, archevêque de Bordeaux, s'y rendit avec lui, muni de tous les pouvoirs nécessaires, pour régler ce qui tenait au spirituel.
Deux ou trois églises, qui n’étaient pas encore entièrement ruinées, furent mises en état de recevoir des offices.
Il restait encore quelques masures d’un ancien prieuré, dans le village de Mentoules; le prieur y fut solennellement rétabli (2); et afin de maintenir l’effet de ces mesures, Louis XIII nomma, avant son départ, un gentilhomme catholique du pays comme gouverneur de la vallée et lieutenant du roi, pour veiller aux intérêts de l'Eglise romaine, dans tout le Pragela.
(2) Sommaire de l’Estat de la religion dans la vallée de Pragela, in-40, p. 3. —Ce prieur se nommait Orcillet. (Voir une lettre autographe de Verthamont, datée du 29 avril 1629, à M. Orcillet, prieur de Mentoules : pour régler 8a réinstallation. — Arch, de l’év. de Pignerol.)
Mais cette Eglise n'avait encore que bien peu d’adhérents dans ces hautes vallées ; la puissance royale, en lui ouvrant un accès officiel dans les villages, ne lui avait pas ouvert un accès dans les cœurs. Ses prêtres n’eurent que des paroisses sans paroissiens, et leurs efforts fussent probablement restés sans succès, sans une circonstance inattendue qui vint leur imprimer une impulsion nouvelle et leur ouvrir un champ plus étendu.
Le duc de Savoie, qui ne s’était point conformé au traité de Suze (1), était de nouveau menacé par la France. Dès le commencement de 1630, le cardinal de Richelieu fit marcher contre lui une armée considérable. Elle entra en Piémont, par la vallée de la Doire, paraissant se diriger sur le Montferrat; mais bientôt elle changea de route, prit au midi, et remonta vers Pignerol; cette ville fut assaillie le 20 mars 1630 et se rendit deux jours après. La citadelle tint jusqu'au 29.
(1) Du 11 mars 1629.
Le maréchal de Créqui dirigeait les opérations.
Dès le 21, il s’était emparé de la vallée et du château de la Pérouse. De là, il somma les vallées de Saint-Martin et de Luserne de se rendre à discrétion. Elles voulurent résister. Les Vaudois demandèrent au duc de Savoie des secours, qu’il ne put leur envoyer. L’armée française se rapprocha d’eux et vint camper à Briquéras. Charles-Emmanuel, au contraire, s’était retiré au delà du Pô. Une plus longue résistance devenait impossible. Les Vallées se rendirent, à condition qu’elles ne seraient jamais tenues de porter les armes contre le duc de Savoie, et que le libre exercice de la religion protestante leur serait garanti. Le maréchal de Schoenberg accepta ces conditions.
Des députés de chaque commune vaudoise se rendirent ensuite à Pignerol (1), pour prêter serment de fidélité au roi de France.
(1) Le 5 d’avril 1630.
De nouveaux détachements des troupes françaises arrivaient chaque jour. Le pays était épuisé. La peste, la famine et la guerre le désolaient en même temps. Ces fléaux, loin de se calmer, augmentaient d’intensité. La présence des troupes aggravait la rareté et le haut prix des vivres. Louis XIII, qui s’était rendu à Lyon au mois de mai, passa de là dans la Savoie, qui fut soumise en peu de temps. Au mois de juillet, le duc de Montmorency s'empara du Marquisat de Saluces. Presque tout le Piémont passa alors sous la domination française, et le siège de Casai, source première de tant de troubles, fut levé par les Espagnols, le 26 octobre, devant les armes victorieuses de la France (1).
(1) En vertu du traité de Ratisbonne, qui avait été signé le 13, et par lequel la France et l’empire germanique maintenaient au duc de Nevers la possession du duché de Mantoue.
Charles-Emmanuel mourut de douleur (2), et son fils, Victor-Amédée Ier, traita de la paix à Ratisbonne, le 13 octobre. Par ce traité, il recouvra tous ses Etats, et obtint dans le Montferrat quelques places peu importantes. La vallée du Cluson avec celle de la haute Doire, et la ville de Pignerol restèrent à la France (3).
(2) Le 26 juillet 1630.
(3) Les bases de ce traité avaient été posées le 31 mars 1630; il fut modifié par celui de Queyrasque, le 6 avril, et confirmé à la paix de Munster, en 1648. — Les vallées de Luserne, d’Angrogne et de Saint-Martin restèrent sous la domination française jusqu’au 8 septembre 1631. (Comparer l’Art de vérifier les dates, édit, de 1770, p. 841, col. 2. avec Gilles, ch. LIX, p. 517.)
Les Vaudois qui se trouvaient dans ces contrées purent alors se prévaloir, pour la célébration de leur culte, des édits qui régissaient l'Eglise réformée de France. Un traité du 12 avril 1630 les y avait autorisés (1); mais la ville de Pignerol demanda que le culte protestant fût interdit dans tout son territoire (2); et cette exclusion fut accordée.
(1) Ce traité est cité dans un arrêté du conseil royal de Pignerol, du 24 avril 1654. (Archives civiles de Pignerol. Catég. XXV, liasse Ire, no 7.)
(2) Cette requête est du 5 de juin 1630. — On y demande aussi que l’abbaye de Pignerol soit érigée en évêché. Louis XIII promet de s'y employer auprès du pape. (Même source, catég. XXV, liasse i, no 5.)
Cependant les prêtres qui avaient été établis dans la vallée de Pragela eu 1629, et les missionnaires capucins qui s’y étaient rendus pour travailler à la conversion des hérétiques, moururent ou s’enfuirent presque tous, durant la peste de 1630. Le prieur de Mentoules resta seul. De nouvelles conversions furent tentées sans succès. Le nombre des Vaudois, loin de diminuer, s’augmentait chaque jour. Louis XIII leur avait accordé la confirmation de leurs anciens privilèges (3). Par leurs travaux agricoles, leur industrie ou leurs acquisitions, ils occupaient, dans la contrée, un espace de plus en plus étendu. Ayant voulu ouvrir de nouveaux lieux de réunion, l’intendant Destempes s’y opposa (4), en décidant qu’il ne serait rien innové à cet égard.
(3) Le 6 de juin 1630. — Léger, p. II. p. 161-162.
(4) Par arrêté du 10 juillet 1645; cité dans la pièce renfermée aux Archives civ. de Pignerol. Cat. 25, Mazzo 1°, no 7.
Mais l'attention publique se porta par là même sur l’extension qu’ils avaient acquise. Leurs ennemis se récrièrent sur ces empiétements, le clergé fit agir les magistrats, et le procureur général de Sa Majesté exposa au conseil souverain, établi à Pignerol, que plusieurs des protestants du Val-Pérouse s’établissaient hors des limites dans lesquelles seules il leur était permis de célébrer leur culte.
En conséquence, le conseil, par son arrêté du 17 Juillet 1645 (1), renouvela aux Vaudois la défense arbitraire d’ouvrir des écoles ou des temples, de prêcher et même de dogmatiser, en dehors de ces anciennes limites.
(1) Même source, catég. XXV, Mazzo 2° n°,10.
Il défendit en outre à tout protestant étranger, de s’établir dans le pays, sous peine de la confiscation de tous ses biens, et d’une amende de mille livres, pour la commune qui aurait souffert un pareil établissement, sans en donner avis au greffe du tribunal de Pignerol.
Enfin il était interdit aux protestants d’exercer aucun office public ; d’acheter ou d’affermer aucun domaine, hors de leurs limites; de travailler les jours de fête catholique ; de détourner de leur résolution ceux d’entre eux qui auraient manifesté l’intention de se catholiser; de vendre et d’acheter aucun livre de religion protestante, et de tenir des assemblées municipales sans l’assistance du juge du lieu, sous peine de deux cents livres d’amende pour chacun de ceux qui y auraient assisté.
Ce même édit renfermait aussi une interdiction à l’égard des catholiques. Il leur défendit (1), de contribuer en aucune façon à l’entretien des temples ou des pasteurs protestants, sous peine de cinquante livres d’amende pour chaque contravention.
(1) Par l’article 10.
On conçoit aisément que cette dernière clause fut une des plus exactement observées ; mais elle prouve néanmoins, que les mœurs du pays avaient été imbues de cet esprit de fraternité qu’on voit partout éclore à l’entour des Vaudois, et dont les adhérents d’un autre culte que le leur ne laissaient pas de subir la commune influence.
Les Vaudois, se trouvant lésés par ces nombreuses restrictions, firent valoir les droits dont ils avaient joui sous les ducs de Savoie, dont tous les édits étaient maintenus par l’arrêté du 17 juillet (2);
(2) Pièce susdite . Archives civiles de Pignerol, catég. 25, liasse 2, nº 1, article XI.
et sur leur requête, le conseil souverain déclara « n’avoir entendu innover, ni altérer aucune chose, « ès droits, état et condition, esquels les demandeurs « estoient, sous la domination des ducs de Savoie, « en 1630 (1). »
(1) Ce sont les termes de l’arrêt. Même source. Liasse 2, no 2. La décision du conseil, est du 23 octobre 1645.
Mais l’édit de Nantes avait accordé aux protestants le libre exercice de leur culte et l’entrée dans toutes les charges de judicature et de finances. Les Vaudois de Pragela faisaient alors partie de la France; ils demandèrent que les bénéfices de cet édit s’étendissent jusqu’à eux : ce qui leur fut accordé, par décisions du conseil, du 40 mars et du 19 août 1648 (2).
(2) Citées dans l’arrêt du 24 avril 1645. (Arch. civ. Pignerol. Cat. 25, Mazzo 1°, n° 7.)
Sous l’empire de cette législation plus douce, le nombre et la prospérité des Vaudois du Pragela s’accrurent rapidement. Les tentatives de Louis XIII pour rétablir le catholicisme dans leur pays n’avaient produit qu’un effet momentané. Les églises qu’il avait fondées en 1622, demeuraient vides et fermées; les cures où devait résider, pour un troupeau absent, un prêtre solitaire, furent bientôt désertes elles-mêmes; la peste de 1630 en avait tué ou banni les inutiles habitants. Ces ecclésiastiques ne furent pas remplacés(1). En divers lieux, le corps municipal fit servir les édifices devenus vacants à d’autres destinations.
(1) De 1629 à 1646 , le prieur de Mentoules fut le seul prêtre de la vallée. » (Mémoire touchant l'établissement , les progrès et la cessation de la religion protestante en Pragela. - MSC. de la bibl. du roi, à Turin. )
Aux Traverses, la chapelle catholique tombait en ruines; les Vaudois en tirèrent des matériaux pour se construire un temple.
Ce fait fut érigé en crime. On les accusa de forfaiture, de vol, de rébellion, de sacrilège.
Lesdiguières intervint, en qualité de gouverneur du Dauphiné, et décida qu'ils payeraient, pour bâtir une nouvelle chapelle, le prix des matériaux enlevés à l’ancienne (2).
(2) Lettre de Lesdiguières aux châtelains et consuls de Pragela. Datée de Grenoble , 13 mars 1650. (Arch. de l'év. de Pignerol). Cette lettre était du duc de Lesdiguières et non du connétable ; car ce dernier mourut en 1620. Il est fait mention de celui-ci , comme gouverneur du Dauphiné , dans une lettre de Louis XIV. à Cromwel, du 26 mai 1655. (Léger, p. 227. )
Les catholiques, dont le vieux Lesdiguières avait embrassé le parti, ne devaient pas témoigner beaucoup de reconnaissance à celui-ci pour son intervention dans le cas actuel; car, peu d’années après, la ville de Pignerol, voulant derechef repousser de son territoire les Vaudois, qu’un souffle de prospérité croissante en rapprochait toujours, adressa une requête à Louis XIV, et après s’être élevés contre la liberté religieuse, dont les protestants de Pérouse et de Pragela prétendaient jouir, les signataires s’exprimaient ainsi : — « Le traite qui la leur garantit a été fait en janvier 1593, par Lesdiguières, les armes à la main. Il est vrai qu’il a été confirmé plus tard, en termes généraux. Mais, considérant que ce traité n'est pas considérable , vu que ce général professait alors la religion réformée, et que le roi, Henri IV, avait été obligé de ramener ses sujets, par toutes les voies possibles ;... que d’ailleurs ce traité a été tacitement révoqué par l’édit de Nantes, qui n’autorise le culte protestant que dans les lieux où il se célébrait avant cette époque, et que les Vaudois de Pérouse ne peuvent prouver qu’ils ont joui du libre exercice de leur culte sous les ducs de Savoie:... nous demandons que Sa Majesté interdise formellement ce culte dans tout le territoire de Pignerol (1). »
(1) Cette pièce est du mois d'avril (654. — Louis XIV accorda ce qu’elle demandait, le 24 du même mois; sa réponse fut enregistrée au conseil royal de Pignerol, le 4 d’août, et le même jour fut publié l'ordre qui interdisait aux Vaudois l’exercice public de leur religion sur le territoire de Pignerol. — (Ces pièces sont aux archives de cette ville, catég. XXV, liasse Ire, n0 7 et liasse 2e, no 3.)
Cette demande fut accueillie. Louis XIV, à peine âgé de dix-sept ans, n’ayant pas même encore reçu le sacre traditionnel des rois de France (1), commençait de servir les prétentions exclusives de l'Eglise romaine, par cet instinct de despotisme qui leur était commun.
(1) Il fut sacré à Reims, le 7 juin 1654. — La médaille, frappée à l’occasion de cet événement, lui donne pour date le 3; mais un contre-temps obligea de différer la cérémonie de quatre jours. — Louis XIV était né le 5 septembre 1638; il succéda à la couronne le 14 mai 1643, fut déclaré majeur par le parlement de Paris, le 7 de septembre 1651, et épousa, le 9 juin 1660, l’infante Marie-Thérèse. (Art de vérifier les dates.)
L’ambition prosélytique des moines et des jésuites se réveilla à ce soleil de la tyrannie, sans égal dans le monde, selon la devise du grand roi (2).
(2) Sol, nec pluribus impar.
Ces tentatives de conversion furent d’abord pour les Vaudois plus fatigantes que redoutables, et pour le clergé plus embarrassantes que fructueuses (3). Mais des moyens plus actifs se préparaient. La propagande s’était constituée, les pâques piémontaises se faisaient pressentir.
(3) Voir : Breve relazione degli eretici, convertiti dai Padri Missionarii.... Torino, 1648.
Après cette terrible explosion d’un fanatisme rampant et impitoyable, après cette fête de sang, après cet orage de mort, les victimes fugitives des massacres de 1655, se réfugièrent précipitamment auprès de leurs frères des vallées du Cluson et du Pragela. Ces derniers eux-mêmes prirent les armes pour les défendre (1). « Pendant deux ou trois jours, dit Léger (2), je ne pus savoir ce qu’étaient devenus ma femme et mes enfants, s’ils étaient morts, prisonniers ou en vie. Enfin, je les trouvai tous dans la vallée de Pérouse, sur les terres du roi, dans le déplorable état que chacun peut penser. En qualité de modérateur des Eglises vaudoises, je tâchai d’en rassembler les débris. » II convoqua un synode entre la vallée de la Doire et celle de Pragela, au hameau de la Chapelle, où se réunirent les pasteurs et les anciens de tout le pays ravagé, « Là, dit-il, après les avoir consolés et encouragés, autant que le pouvait faire l’esprit le plus outré du monde, je les conjurai, par tous les arguments que je croyais pouvoir faire le plus d’impression sur leur âme, de ne pas chercher encore à se disperser en pays étranger, comme les y engageait François Guerin, ministre du Roure en Val-Cluson, qui leur prophétisait hardiment que, ni plus ni moins, ils ne rentreraient jamais dans leur patrie, le temps étant venu que le chandelier (1) en devait être ôté.
(1) Manuscrit des Archives de cour , à Turin , intitulé : Fatti , attioni e cose occorsi nelle valli di Luserna , nel 1655 : owero storia della ribellione degl' eretici. Vers la fin.
(2) Dans son autobiographie, placée à la fin de son ouvrage ; p. 365.
(1) Le sceau des Eglises vaudoises porte un chandelier entouré d'étoiles .
« Je leur remontrai que notre conduite envers le duc de Savoie pouvait être clairement justifiée, et que les barbaries exercées contre nous nous donneraient le ciel et la terre pour défenseurs. Sur cela, presque tous les réchappés s’arrêtèrent dans la vallée de Pragela ou du Cluson, ainsi que dans celle du Queyras et dans la partie du Val-Pérouse qui appartenait à la France. »
Ce fut là qu’en deux jours, ce zélé défenseur des Vallées composa son premier manifeste, pour signaler au monde les cruautés inconcevables dont les Vaudois venaient d’être frappés.
Le monde l’entendit, et Louis XIV lui-même n’osa refuser de joindre ses instances à celles de presque tous les potentats de l’Europe, pour engager le duc de Savoie à effacer les traces de ces atroces désolations (2).
(2) Voir les lettres de Louis XIV à Cromwel : Léger, p. 226. Hahn, p. 756. Jones, II, p. 345. — Les mêmes auteurs ont publié la plupart des lettres adressées dans ce but à Charles-Emmanuel II.
Le gouverneur du Dauphiné eut ordre de recevoir les proscrits avec humanité et de pourvoir à leurs plus pressants besoins. Mais c’était surtout de la part de leurs frères du Pragela qu’ils reçurent asile, secours et protection.
Ces derniers, cependant, étaient eux-mêmes dans les épreuves. Le conseil de Pignerol, non content d’avoir obtenu l’interdiction de leur culte dans tout son territoire, voulut mettre des entraves à leur commerce, et obtint qu’il leur fût interdit de séjourner pendant plus de trois jours dans la ville (1).
(1) La demande du conseil est du 15 novembre 1657 ; l'édit du roi, qui y fait droit est du 22. — Ces pièces se trouvent aux archives civiles de Pignerol, catég. 25, liasse 1 , no 8. -
On conçoit aisément combien de tracasseries durent en résulter (2). Bientôt même, on défendit aux notaires de Pignerol et de toutes les possessions françaises, par de là les monts, de recevoir aucune vente, achat ou héritage d’un catholique en faveur d’un protestant (3).
(2) On trouve à la même source, en date du 8 d'avril 1658, des inhibitions faites par huissier, à des négociants et à des aubergistes de Pignerol, de recevoir, loger ou contracter société avec aucun de la religion protestante réformée.
(3) Même source, catég . 25. Mazzo 1o , no IX
Ces vexations n’étaient pas les seules dont les Vaudois eussent à se plaindre (1), les syndics de Pignerol enjoignirent aux religionnaires établis dans cette ville, de s’en retirer dans l’espace de huit jours, et aux catholiques avec lesquels ils avaient des relations, de rompre tout commerce avec eux (2).
(1) On trouve sur ce sujet aux Archives de cour, à Turin, un testimoniale du 23 mai 1658, et une requête où les Vaudois se plaignent des molestie dont ils sont l'objet, du 14 juin 1658. (Nos de série 306 et 307. )
(2) Pièces du 3 , 4 et 11 janvier 1659. (Archives de Pignerol , Catég. 25, liasse 1re, no 10.) « Considérant , y est-il dit , que de mauvais citoyens « les soutiennent dans cette ville , etc.... » -
En outre, une mission de Jésuites s’était établie à Fenestrelle, et Louis XIV défendit (3), sous des peines sévères de détourner qui que ce fut, d'aucun projet de conversion (4).
(3) Le 18 septembre 1659.
(4) Réflexions sur l'escrit intitulé : Observations sur un manuscrit, etc... composé par les ministres du Briançonnais et Pignerol . (Un MSC. in -40 , de 31 p. aux archives de l'év. de Pignerol . )
La tâche des pasteurs et des chrétiens zélés du Pragela devenait de plus en plus difficile. Mais ils n’y faillirent pas, et les efforts de leurs adversaires ne servirent qu’à augmenter la ferveur et l’union de ces Eglises persécutées.
Il fallut en vernir à des moyens de plus en plus violents pour les détruire, et ce ne fut qu’après une longue suite de rigueurs, empruntées à la force brutale, que l'Eglise romaine put se flatter de les avoir anéanties , mais non vaincues.
C’est le noble et triste tableau de ces événements qu’il nous reste à esquisser.
ET DES VALLÉES ADJACENTES.
CINQUIÈME ÉPOQUE.
(Depuis l’introduction des Jésuites, jusques à la démolition des temples protestants, en Pragela).
C’est en 1657 que les jésuites missionnaires vinrent s’établir pour la première fois dans la vallée de Pragela (1). Ce fut le prince de Conti qui les y envoya (2), sur les sollicitations de la Propagande (3). Sortis de la maison de leur ordre établie à Grenoble, ils s’installèrent à Fenestrelle (4).
(1) Sommaire de l'état de la religion en Pragela , p . 4. - Le Mémoire sur l'établissement , les progrès et la cessation de la religion réformée en Pragela, dit : 1656.
(2) Armand de Bourbon, prince de Condé, second fils de Henri II , tira son nom de Conti d'un petit bourg de la Somme ; fut le chef de la Fronde ; puis épousa la nièce de Mazarin ; était grand maître de la maison du roi en 1657 ; fut nommé gouverneur du Languedoc en 1662, et mourut quatre ans après.
(3) Pour des détails sur la congrégation de Propaganda fide et extirpandis hæreticis, voir le chap. VII du second volume.
(4) Les premiers qui parurent « furent les sieurs Golier et Billet ; après , « on y a fait venir le jésuite Calemart , avec un novice ; et depuis on l'a « accompagné du sieur Puisseaud jésuite : à qui , en dernier lieu, on a adjoint le jésuite Carbonnet pour remplacer le sieur Calemart, qu'on a envoyé à Die. » (Le succès de la mission de Pragela.... Genève, chez Gamont, 1660, in- 80 de 248 p. Advertissement au lecteur.) -
Là se trouvait, à résidence fixe, un pasteur vaudois, nommé Benjamin de Joux, qui entra en conférence avec eux (5). Le résultat ne parait pas leur avoir été favorable, car, dans l’espace de huit mois, ils n’obtinrent pas plus de deux conversions (6). Il est vrai que les premiers venus d’entre ces religieux s’y étaient pris avec plus de franchise que d’adresse ; ce qui s’éloignait par trop de l’esprit de leur ordre pour qu’on les maintint à ce poste. On lit en effet que « le jésuite Billet, pour défendre l’autorité de l'Eglise, voulut soutenir l’imperfection des saintes Ecritures, cc qui fait qu’on le trouva impolitique et qu’il fut renvoyé (1). »
(5) Ces conférences eurent lieu à Fenestrelle , le 2 octobre 1659, et ont été publiées dans l'ouvrage précédemment cité .... Véritable récit de la conférence tenue à Fenestrelles , etc.... Le jésuite Calemart publia à Grenoble, chez Verdier, en 1660, deux opuscules sur le même sujet : 10 Réfutation de la réponse de M. de Joux.... 20 Deux marques de l'erreur du calvinisme, etc....
(6) « Le premier, nommé Jourdan, fut nommé capitaine châtelain de toute la vallée . Le second, dit un ouvrage du temps, est le capitaine Guyot , qui a porté les armes en faveur des religionnaires de la vallée de Luserne et s'y était rendu si redoutable , qu'on avait mis sa tête à prix. Aujourd'hui, il ne témoigne pas moins de zèle pour la foi , qu'il en faisait autrefois paraître pour l'erreur. (Sommaire de l'état de la religion en Pragela, p. 4 et 5.) · Ce Claude Guyot, vulgairement nommé Croyat, finit par un suicide.
(1) Le succès de la mission en Pragela... p. 5, de l'avertissement.
Ces Jésuites, du reste, avaient été précédés dans la contrée par d’autres polémistes (2), auxquels un pasteur de Pragela avait déjà répondu (3).
(2) Entre autres , par un ancien ministre protestant, nommé Jean Balcet, qui s'était jeté dans l'arminianisme et de là dans le catholicisme. Il entra dans les ordres, devint prêtre et écrivit un ouvrage de polémique intitulé : Diurnal de la vraie Eglise.
(3) Le Manuel du vray chrestien , opposé au Diurnal du sieur Balcet.... par Daniel Pastor.... Genève 1652. Un vol . in-80 de XVI, 915 et XII pages.
La dédicace de son ouvrage, renferme des paroles touchantes, qu’il n’est pas sans intérêt de citer. — Aux fidèles des Eglises réformées de la Vallée de Pragela, et à tous ceux qui aiment le Seigneur et Sauveur Jésus-Christ ; grâce et paix vous soient multipliées! Puis, exposant les motifs et la méthode qui l’ont dirigé dans son travail : « Je n’ai pas voulu renvoyer à l'Eglise romaine les traits perçants que mon adversaire dirige contre la nôtre,... sachant qu’il faut aborder avec ménagement, et non choquer (1) les aveugles, et enseigner avec douceur ceux qui ont un sentiment contraire. — Or, j’ay voulu, très-chères fîmes, vous adresser cette réponse,... attendu que je suis nais (2) et eslevé au milieu de vous; que j’ay eu l’honneur d’y exercer le ministère du sainct Evangile, depuis desjà près de trente ans; que mon aage et mes forces déclinent, et que le temps de mon deslogement approche. J’ay doncques creu, ce mien travail, vous estre deu, estant raisonnable de vous laisser après ma mort, un eschantillon de la doctrine, que je vous ay annoncée durant ma vie. »
(1) La signification première du mot choquer était faire subir un choc.
(2) De naître pour je suis né. Comme le participe de devoir est écrit deu, pour dû, celui de croire, creu, etc...
« En ceste foy j’ai vescu ; et en cette foy, je desire mourir.... Que Dieu vous y maintienne! pour sa gloire, et pour le salut de vos âmes immortelles (3). »
(3) Cette intéressante épître, est datée de la Souchière (en Pragela), e' 1er juin 1651 .
Son vœu fut exaucé; car, bien peu de ses contemporains furent conquis par le prosélytisme papiste.
La vallée de Pragela était alors, d’un bout à l’autre, habitée par de zélés protestants. « Ces hérétiques, disent leurs adversaires, ont dix à douze grands temples pour le dimanche, et plus de soixante petits, où ils se réunissent tous les jours de la semaine; tandis que les catholiques ont à peine une Eglise (1), et quelques chapelles extrêmement éloignées (2). »
(1) Celle de Mentoules.
(2) Procès-verbaux des convertions opérées en Pragela, de 1676 à 1685. — Plusieurs manuscrits volumineux, déposés aux archives de l’évêché de Pignerol. — Le passage cité est sous la date du 13 juillet 1676.
En outre, les jésuites y étaient fort mal vus. « L’excès va jusque-là, dit un contemporain, que personne n’ose les loger; et si le prieur de Mentoules et le capitaine Guyot ne leur donnaient une retraite, ils n’en trouveraient point dans toute la vallée (3). « Cependant, ajoute-t-il, ils doivent persévérer : « car l’expérience a fait voir que les missions passagères ne servent qu’à aigrir les esprits sans dissiper l’erreur (4). »
(3) Sommaire de l’état de la religion dan» la vallée de Pragela, p. 6.
(4) Id., ib. p. 7.
En observant que cette œuvre était analogue, pour les catholiques sincères, à celle que poursuivent les missionnaires évangéliques chez les sauvages, on ne peut s’empêcher de reconnaître, en plusieurs de ceux qui s’y intéressaient, la sollicitude et le langage d’une véritable charité. Il est permis sans doute de la trouver mal éclairée, mais non de la méconnaître. « Certes! dit, par exemple, l’auteur de la brochure que nous venons de citer, il y aurait pour nous un juste sujet de reproches, si ceux qui ont entrepris d’assister les Persans et les Chinois (1), abandonnaient cette pauvre vallée. Ceux de Pragela sont nos frères, Français comme nous, et sujets d’un même prince; et quoiqu’ils errent en plusieurs points de la religion, toutefois ils ont été lavés dans les eaux du baptême. Ils font profession de servir le même Dieu et le même Sauveur. François de Sales a converti le peuplé de Thonon ; pourquoi n’espérerions-nous pas une faveur semblable pour ceux de Pragela, si nous prenons la résolution de les secourir, comme nous le devons? 'Leur conversion pourra même faciliter celle des vallées de Luserne et d’Angrogne (2). » Il supplie, en terminant, tons les chrétiens de réunir leurs aumônes et leurs prières pour arriver à ce pieux résultat.
(1 ) Des missionnaires catholiques avaient récemment été envoyés à ces peuplades éloignées.
(2) Sommaire de l'état de la religion dans la vallée de Pragela , en Dauphiné, et des dispositions de la Providence pour la conversion de ses habitants. Fin de l'opuscule.
Mais si tels étaient le désir, le langage et les dispositions des âmes compatissantes qui ont honoré le papisme, on ne peut disconvenir non plus qu’elles-mêmes étaient abusées par leurs directeurs spirituels, et que les chefs, ainsi que les agents actifs de ces œuvres d’intolérance, employaient, pour réussir les plus honteux moyens.
Voici de quelle manière ils exposent eux-mêmes ces moyens, dans un mémoire confidentiel adressé au pouvoir.
« II est urgent d'obtenir un pariatis (1), pour prendre trois ministres du Pragela (2), que le parlement de Grenoble a condamnés aux prisons (3). Ils se sont réfugiés dans la vallée de Luserne avec deux autres criminels (4). Il faudrait que M. le marquis de Pianesse (1) commandât aux gouverneurs de Luserne et de Saint-Martin de les saisir... de la même façon que monseigneur du Mestié saisit, il y a quelques années... des voleurs, qui ont été punis selon leurs crimes (2).
(1) Lettre de cachet : ordre d’incarcérer à vue.
(2) Jacquet Papon, Benjamin de Joux et Michel Bourset.
(3) Pour avoir prêché dans leurs annexes, contrairement aux édits du 20 juin 1636 et 21 avril 1637, qui interdisaient aux pasteurs de faire des prédications ailleurs que dans le lieu de leur résidence. — C’est par suite de ces édits qu'il s'établit, dans tous les villages du Pragela, une réunion de prière, qui se réunissait chaque jour, sous la présidence des anciens du lieu.
(4) Ces criminels étaient coupables d’avoir présidé des réunions religieuses. L’un était Jean Jourdan, consul de Fenestrelle ; l’autre Jean Passet, riche négociant de Mentoules.
(1) Vice-président du conseil de la Propagande.
(2) Faire saisir comme voleurs des ministres et des hommes honnêtes, coupables seulement de prier Dieu : quel procédé délicat pour convertir selon la charité chrétienne!
« II faudrait défendre à ceux de Luserne de loger les marchands du Pragela qui trafiquent en ces pays. — Il ya trois hérétiques qui trafiquent à Turin (3) : il faudrait saisir leurs marchandises ; et comme ils ne peuvent subsister sans cela, on peut dire qu'ils seront près de se convertir (4). — Il faudrait que le gouverneur de Suze, de Méane et Jalas, empêchât que les hérétiques de Pragela demeurassent dans les lieux de sa juridiction, car ils y prêchent en secret leurs erreurs.
(3) Le mémoire, donne leurs noms et leur adresse. « Ils sont, dit-il, logés au Cheval-rouge.
(4) Ces paroles sont textuelles. — Quel système de conversion ! et quelle valeur pouvaient avoir celles qu’on avait obtenues? Combien les âmes simples et charitables, qui avaient la naïveté de s’intéresser à cette œuvre de prosélytisme , eussent été humiliées de voir leur religion se déshonorer par l’emploi d’aussi honteux moyens !
« II faudrait chasser de la vallée de Luserne un nommé Martin, natif de Balboutet, en Pragela. — Ce jeune ministre a remplacé le pasteur Léger, dont la maison a été rasée; mais il n’est pas moins séditieux (1) que Léger, et peut faire encore plus de mal que lui.
(1) Les accusations vagues remplacent ici les faits positifs : pour des esprits prévenus, elles ont quelquefois d'autant plus de portée qu'elles ne sont limitées par aucun fait.
« Il serait nécessaire d’avertir le roi de France que le secrétaire du gouverneur et un capitaine de la citadelle de Pignerol font l’exercice de leur religion dans des chambres, où ils se rassemblent avec des soldats huguenots; ce qui peut pervertir les catholiques (2). »
(2) Les personnes dont il est ici question sont nommées dans l’original. — Leurs exercices religieux se bornaient à lire la Bible et à prier. — (Cette pièce est intitulée : Mémoire en faveur de la Mission en Pragela, et se trouve aux Archives de cour, à Turin, no de série 425.)
Il est ensuite question, dans cette pièce, d’interdire aux Vaudois du Pragela de commercer et de séjourner en Piémont, quoique cette faculté leur eût été formellement garantie (3). Le mémoire se termine par des dénonciations contre différentes personnes, et même contre des catholiques dont on recommande de se défier, comme étant trop favorables aux protestants.
(3) Par l’édit du 6 juin 1630. (Léger, t. II, p. 161.) — Beaucoup d'autres droits acquis, ou légitimes, leur étaient également déniés. — Une requête des Vaudois de Mouliéres, Sauze et Rolières, expose en 1669 qu’il existe deux cimetières dans la commune, et demande qu’il en soit mis un à leur usage. — Elle fut refusée. (Arcb. civ. de Pignerol.)
Tel est l’esprit des partis; qui débordent toujours et entraînent quelquefois ceux qui les soutiennent.
On peut s’attendre à ce que des conversions obtenues par de pareils moyens ne fussent pas bénies. La première dont nous avons parlé, celle du capitaine Guyot, en fut un triste exemple. Ce malheureux, quelque temps après avoir abjuré, fût atteint de folie, il commit un meurtre sans motif; après quoi il mit le feu à sa maison, et s’y laissa brûler (1).
(1) Le succès de a mission de Pragela.... par Benjamin de Joux, ministre à Fenestrelles : dans l'Advertissement.
Mais les promesses, les récompenses, les captations de diverses natures, dont le succès repose toujours sur la corruption des deux parties pactisantes; étaient surtout en faveur dans le système des propagandistes. On employa ce moyen dans une proportion aussi large, pour ainsi dire, que l’est celle du péché dans la nature humaine. Depuis le châtelain de la vallée jusques au pâtre des montagnes, chacun eut à lutter contre le démon de la cupidité , et beaucoup succombèrent. Sous la pression des dragonnades, et dans l'absence de leurs pasteurs, emprisonnés ou fugitifs, il fallait peu de chose, avec ces pauvres gens, pour faire accepter, de la faiblesse ou de la terreur, les récompenses , de l'apostasie.
« Il a été fait un très grand nombre de conversions dans les vallées de Pragela, dit Pélisson (1), par les soins de l’évêque de Grenoble, de la Propagande, et des jésuites ; en sorte que, sans autre distribution que d’environ deux mille écus, envoyés à diverses fois, on a les listes bien certifiées de sept à huit cents personnes rentrées dans l'Eglise. »
(1) Mémoire daté de Versailles, 12 juin 1677. — Pelisson Fontanier avait été lui-même protestant, et mit beaucoup d'activité, après avoir embrassé le catholicisme, à faire entrer dans l'Eglise romaine ses anciens coreligionnaires.
« J’écrivis, ajoute-t-il, qu’on ne laissât échapper aucune occasion pour convertir les familles du peuple... je marquai même que l’on pourrait aller jusqu’à cent francs (2). »
(2) Cité par : La politique du clergé de France, avec les derniers efforts de l’innocence affligée... Amsterdam, 1682. Un vol. in-32, p. 152, 153.
Quel honteux trafic des choses les moins susceptibles d’être évaluées à prix d’argent!—Ou plutôt, les convictions, la conscience, la grâce divine, tout ce qui est inappréciable était vénal pour Home et absent de semblables marchés?
Ajoutons, afin de décharger au moins les Vaudois d’une partie de ces apostasies vénales, qu’un grand nombre de vagabonds, étrangers à leurs vallées , se firent passer pour protestants, afin d’obtenir le salaire d’un cupide semblant d’abjuration. C’était encore à trop haut prix qu’un tel scandale se payait.
Ces moyens, toutefois, furent bientôt insuffisants; et c’est alors qu’une influence nouvelle vint au secours de la foi catholique. Je veux parler de l’oppression exercée par les dragons, placés en garnisaires chez les pauvres campagnards qui professaient la foi évangélique. Ces derniers, écrivait le supérieur des jésuites, établis à Fenestrelle, « furent tout humiliés « à la vue de tant de troupes. Ils quittèrent alors cet « orgueil et ce libertinage (1), dans lequel ils avaient « vécu ; et, au lieu de mépriser les missionnaires, « comme à l’accoutumée, ils vinrent implorer leur « secours contre l’insolence des soldats. Cette humiliation des hérétiques n’a pas peu servi à la conversion de plusieurs, dont nous parlerons dans cette « liste. »
(1) Esprit de liberté, d’indépendance.
« Comme, après Briançon, le bourg de Sézane a « souffert plus que d’autres du passage des troupes, « un des pères missionnaires s’offrit pour aller y faite, « quelques exercices de mission. Les habitants avaient « déjà recommandé à l’abbé d’Oulx de ne leur point « envoyer de prédicateur pendant le carême, et de ne « plus les confesser; mais alors ils bénirent Dieu de « leur avoir fait rencontrer un confesseur qui ne leur « fermât pas la porte du ciel (1). »
(1) Procès-verbaux des conversions opérées en Pragela (aux archives de l'év. de Pignerol) ; huitième liste , datée du 3 août 1680. Signée Etienne Nith , lui- même.
Il est vrai que, depuis sa fondation, l'établissement des missionnaires s’était puissamment fortifié.
La châtellenie de la vallée du Cluson étant devenue vacante, le prince de Conti la fit acheter (2), et y plaça un fervent soutien des missionnaires, « Sans cet appui, dit un écrit du temps, ils n’eussent pu rien faire; et la manière dont cette charge est maintenant occupée fait le fondement de tout le bien qu’on peut espérer d’obtenir dans ce pays (3); »
(2) Au prix de 8,300 livres. — C’était un office, qui pouvait s’acquérir et se vendre à prix d'argent, comme beaucoup d'autres chargés, civiles ou judiciaires.— Le nouveau châtelain se nommait M. Bertrand.
(3) Etat de la religion en Pragela, p. 6.
Pour favoriser cette œuvre, en augmentant le nombre des propagandistes, Alexandre VII avait accordé (1) des indulgences plénières aux confrères et confréresses qui entreraient dans cette congrégation (2).
(1) Par son bref du 27 juillet 1661.
(2) Journal des conversions qui ont été failli, et des grâces dont Dieu a favorisé la compagnie de la Propagande établie à Grenoble, durant le court de l’année 1661. (Manuscrit in-40 de 60 pages, se rapportant surtout à la vallée de Pragela. — Aux Arch, de l’év. de Pignerol.)
En même temps on renouvela aux pasteurs vaudois la défense qui leur avait déjà été faite, de célébrer aucun service religieux hors du lieu de leur résidence (3).
(3) Arrêt du parlement de Dauphiné du 28 janvier 1662 — La même défense avait déjà été renouvelée le 19 juillet et le 30 septembre 1661. — L'édit actuel y ajoute la peine comminatoire de 1000 livres d'amende.
Mais ce n’était point assez : les membres de l'Eglise vaudoise avaient formé des réunions quotidiennes dans les moindres hameaux; partout où se trouvait un ancien, s’ouvrait un nouveau culte. Les laïques le dirigeaient; eux-mêmes étaient devenus pasteurs; au lieu de dix à douze temples, il y en a eu soixante. Chaque matin et chaque soir, les cloches lointaines de ces rustiques bourgades, cachées dans les montagnes, appelaient les fidèles à la réunion de prière ou d’actions de grâce. L’usage des cloches fut alors interdit(4). Le clairon des bergers, les trompes retentissantes dont ils se servent pour avertir leurs troupeaux, remplacèrent l’airain, pour signaler l’heure des saintes assemblées.
(4) Par l'arrêté du 28 janvier 1662.
Des peines sévères furent soudain portées contre ceux qui les présidaient. — Que firent les chrétiens ? — Réunis en silence, ils lisaient la Bible tour à tour ou à voix basse, ils priaient les uns après les autres; aucun d’entre eux n’était chargé plus spécialement qu’un autre de diriger ces pieux et modestes exercices; l’esprit de Dieu présidait seul à ces réunions.
— Cette race est incorrigible ! se dirent les missionnaires; on ne peut la ployer : il faut atteindre les jeunes générations.—Et l’on commença par défendre aux protestants de prendre des écoliers en pension (1) ; puis on voulut leur interdire d’élever leurs propres enfants. « Nous venons de remporter une victoire dans la vallée de Pérouse, s’écrie un des jésuites; car au commencement du mois d’octobre dernier (1677), on a obtenu que tous les enfants qui naîtraient de femmes huguenotes et de pères catholiques seraient baptisés à l’église et élevés catholiques (2).»
(1) Même arrêté
(2) Procès-verbaux des conversions de Pragela; à la date indiquée. Voici les ligues qui suivent ce passage. « La femme d’un nouveau converti de Diblon étant accouchée d’une fille, pressait qu’on baptisât cet enfant au prêche, selon la coutume. Le parti huguenot avait déjà obtenu de quelques magistrats , que l'usage serait observé. Mais M. le marquis d’Harleville, à qui M. le curé représenta les conséquences fâcheuses de cette coutume, ordonna que, selon l'intention de Sa Majesté, on baptiserait cette fille à l’église; ce qui fut exécuté. »
Les moindres prétextes r d’ailleurs, étaient saisis avec empressement, pour faire entrer, de gré ou de force, les Vaudois, dans le giron du catholicisme. Combien n'y a-t-il pas, dans-les pièces que j’ai citées, de scènes pénibles et touchantes, et d’expressions étranges, qui en font foi !
Ici, c’est un prêtre qui éloigne du lit d’un vieillard les membres de sa famille, pour ne pas le quitter qu’il n’eût expiré (1). Là, c'est une mère qui se précipite sur les pas de ceux qui lui enlèvent son enfant, afin de le leur arracher: tant l'hérésie rend les femmes opiniâtres et furieuses (2). Ailleurs, c’est un homme qui veut cacher à sa compagne, dont la grossesse était fort avancée, l'abjuration qu’il vient de faire, crainte que cette nouvelle ne la trouble au point de la blesser; tant ces conversions font du fruit dans les familles! observent les missionnaires (3).
(1) Mêmes pièces. Article du 6 septembre 1677.
(2) Article du 12 mai 1677.
(3) Article du 1er mai 1679.
Il en résultait, en effet, de grands troubles dans les familles. Voici ce qu’on lit à propos de la conversion d’un homme de très grande importance, car il a de grande biens : « II a ressenti d'étranges peines intérieures ; il a même pleuré pendant une heure ; et on lui entendait dire, au milieu de ses sanglots, qu’il allait, entrer en lutte avec ses parents.... Malgré cela il a abjuré, et il a offert ses enfants à l'Eglise (1). »
(1) Article du 21 novembre 1677.
Mais les eût-ils abandonnés, que les Vaudois, en eussent pris soin. En de pareilles circonstances, cependant, on se prévalut de leur généreuse sollicitude pour leur intenter un procès, « Etienne Paschal, disent nos, mémoires, est un ancien catholique qui fut marié avec une femme huguenote, obligé d’aller dans, la vallée, de Barcelone , il y demeura trois ans. A son retour, il fut bien surpris d’apprendre que les huguenots avaient pris soin de ses enfants ; et il courut d’abord à Briançon, afin que la justice lui prêtât main-forte pour empêcher ce désordre (2). »
(2) Art. du 26 mars 1677. -Ce qui est entre guillemets est cité textuellement aussi bien que ce qui est en italiques.
Ces naïvetés d’expression, qui sont un indice de la bonne foi des convertisseurs, jusque dans les actes qui nous paraissent le plus antipathiques à l’esprit du christianisme, caractérisent leur œuvre d’une manière bien saisissante. En voici encore un exemple : on se plaignait de la sécheresse, et le jour même où se termina la mission, il plut. « D’où les pères prirent sujet de faire remarquer la conduite aimable de la Providence à leur égard (1). »
(1) Observations préliminaires, insérées en tète des articles du mois de juin 1679.
Les relaps étaient surtout un objet de rigueurs. Madeleine Justet, disent les jésuites, avait promis d’assister à la messe, puis elle revint au prêche : c’était une relapse. « On ne l’a jamais pu séduire, soit par des prières, soit par des menaces, jusqu’à ce que M. le marquis d’Harleville la fit prendre par un de ses gardes et mener en sa maison, pour la condamner à la peine des relaps (2). »
(2) Art. du 14 septembre 1676. — Cette peine était, suivant le cas, d’avoir la tête rasée, de subir une fustigation honteuse et quelquefois mortelle ; d’être marque au fer rouge ou envoyé aux galères, etc... — Madeleine échappa à ses persécuteurs et se retira dans la vallée de Luserne.
C’était aussi dans le but de frapper les esprits timorés par l’exemple de ces rigueurs, que le bras séculier était souvent appelé à les exécuter. — Jean Allais s’étant expatrié, pour rentrer dans l'Eglise protestante, fut décrété de prise de corps. « Cette exécution , disent les missionnaires, a fort bien réussi. Les gens de ce pays craignent extraordinairement la justice. Leur résistance (1) cesserait bientôt, si l’on faisait souvent de semblables exécutions. Il n’y a rien de plus insolent, ni de plus emporté que les hérétiques du Pragela; il n’y a rien de plus souple, quand ils craignent les frais de justice ou les punitions corporelles (2). »
(1) Il y a dans le texte : violance.
(2) Art. du 9 mai 1676. — Je hisse la responsabilité de ce jugement aux jésuites, qui l’ont porté.
Plus loin, il est dit d’un nouveau converti : « Cet homme s’est donné à l'Eglise, à la suite de plusieurs arrêts, qui l’avaient fort effrayé (3). »
(3) Art. du 27 octobre 1676.
Il y eut cependant, on peut le croire, quelques-unes de ces abjurations qui s’effectuèrent par de sincères convictions. « Ce n’est pas sans beaucoup de combats, est-il dit de Joseph Guérin, que ce jeune homme s’est rendu(4). » Quelquefois, il est vrai, l’exagération des doctrines protestantes nuisait à leur solidité. — Que pensez-vous du culte des saints? demandait le pasteur de Villaret, pendant un examen de quartier, à l’un de ses paroissiens. —Je pense, répondit celui-ci, que les saints ne valent pas mieux que ceux qui les adorent. — Le ministre fut satisfait, disent nos annalistes ; et sans doute que cette opinion était trop exclusive ; car les dignes et pieux confesseurs du Christ, dont la sainteté a fait la gloire de la primitive Eglise, valaient certainement bien mieux que les hommes ignorants et superstitieux qui leur rendirent plus tard un culte.—C’est une observation que fit le catéchumène ; et dont l’influence, selon le procès-verbal de son abjuration, le détermina plus tard à entrer dans l'Eglise romaine (1).
(4) Art. du 28 octobre au 1er novembre 1676.
(1) Art. du 26 avril 1679.
Tant il est vrai que la justice est nécessaire, même au triomphe de la vérité.
D’autres fois, et bien plus souvent, c’était l’ignorance des convertis qui. se faisait la complice des convertisseurs. On n’apprendra pas, sans sourire, qu’un néophyte, nommé David Bertoch, témoigna, selon les expressions du Mémoire , «une rage extraordinaire, quand on lui eut dit qu’on ne le rebaptiserait pas, et qu’il ne fallait point être idolâtre (2). »
(2) Art. du 21 août 1676.
Les jésuites attachaient surtout une grande importance à obtenir l’abjuration de quelque personne appartenant à la famille d’un pasteur (3) ; et souvent des motifs bien secondaires influaient sur la détermination des convertis. — L’un s’est catholisé parce qu’il avait des dettes (1); un autre, parce qu’il était en dissentiment avec son pasteur (2) ; celui-ci, crainte d’être persécuté par ses créanciers (3) ; et les missionnaires ne craignent pas d’avouer, en propres termes, qu’ils auraient eu incomparablement plus de réussite s’ils avaient pu disposer de fonds plus abondants (4).
(3) Voir l’art, du 23 décembre 1677, où il s'agit d'une femme dont le grand-père était ministre à Angrogne ; celui du 13 novembre 1679, etc.
(1) Art. du 22 juillet 1677.
(2) Art. du 24 juillet 1677.
(3) Ce sont les expressions textuelles du mémoire. Art. du 28 octobre 1676.
(4) Remarques sur la sixième liste, placées à la date du 21 juin 1678.
D’autres fois, c’est à des influences extraordinaires, et dont on ne s’attendait pas à voir des religieux accepter l’entremise, qu’ils attribuent leurs succès, « Daniel Luyx, racontent leurs mémoires (5), était de Genève; il eut à faire un voyage en Piémont. Etant au bord d’une rivière, le démon vint se placer devant lui. Croyant que c’était un voleur, M. Luyx lui lâcha un coup de pistolet; mais le démon le jeta dans la rivière, en le blessant d’un poignard, qu’il avait pris pour se défendre. »
(5) A la date du 19 juillet 1679.
La précaution n’était pas inutile; car les compagnons du voyageur accoururent, le tirèrent de l'eau et le transportèrent dans une hôtellerie. Là le démon virent encore tourmenter le malade. Il lui apparaît, l’engage à se lever, le conduit près de la fenêtre, lui montre une vaste galerie, et sous prétexte de l’y faire entrer, le précipite dans la rue, du haut d’un troisième étage. « Son Altesse Royale passant par là, dit l’auteur du récit, tt voyant la foule qui se pressait, apprit־ par hasard, cette étrange aventure.» Enfin, selon la conclusion prévue de la chronique, M. Luyx reçut les soins d’un prêtre, et se convertit.
Il semble que la puérilité de pareils récits les rende indignes de l’histoire. Mais ils montrent l’état des esprits à cette époque, mieux que ne le pourraient faire les jugements de l’historien. Obligé de me restreindre, j’ai cru à propos de citer, autant que possible, les passages textuels des documents inédits, dont je me suis servi, laissant au lecteur le soin de les apprécier. C’est la voie que je vais suivre encore pour faire connaître l'installation des six curés qu’on établit alors dans la vallée de Pragela.
Quoique l’on fût dans l’été de 1678, la température et les rafales de l’hiver se maintinrent, pendant plusieurs semaines, « II semblait, dit la relation cléricale, à laquelle j’emprunte ces détails (1), que les démons de l'air fussent irrités de notre pieuse entreprise , et qu'ils voulussent empêcher l'exécution de ce dessein. Mais M. le vice-bailli, qui avait jadis commandé les armées du roi en des occasions plus dangereuses, encouragea , toute la compagnie à surmonter le mauvais temps, assurant qu’il ne durerait pas; En effet, dès que la; messe eut été dite à Bourset, le beau tempe se remit; comme si de saint sacrement eût chassé les brouillards et les démons des montagnes (1).
(1) Cette relation se trouve placée dans les manuscrits déjà cités, à la suite de la sixième liste, allant du commencement de janvier à la fin de juin 1678.
(1) Un curé fut établi à Bourset. Abrégé de l'état de la vallée de Pragela depuis 1673 a 1717. Un vol. MSC. in-fol. aux archives de l'évêché de Pignerol .
«Le curé Laz fut établi au Château-du-Bois . Ce devait être un lieu remarquable autrefois ; mais maintenant, ce n'est plus qu'un désert et qu'une forêt sauvage.
« M. Jean Faure fut établi au Villaret. Les officiers des douanes et des gabelles, qui sont, catholiques, firent honneur à cette solennité.
« M. Simon Borel fut établi à Fenestrelle. Là, le concours des anciens catholiques, et des nouveaux convertis fut plus grand que dans les autres endroits; mais les hérétiques se cachèrent: presque tous. M. le vice-bailli les assembla plus tard, devant le temple, au temps où leur cloche les appelait à la prière, pour leur lire les ordres du roi.
« M. François Isnel fut établi au Villar, qui est une fort belle paroisse de la vallée de Pérousse, d’où les huguenots avaient chassé le curé depuis les anciennes guerres. Les autres lieux, dont nous avons parlé, n’avaient jamais eu de curés (1).
(1) Ces cérémonies eurent lieu du 20 au 23 d’avril 1678. (Même manuscrit.)
« M. le prieur de Mentoules était à la tête de tous les ecclésiastiques et de tous les établissements qui se firent en Pragela, lesquels sont du ressort de son prieuré. L’on fit en chaque lieu une messe et une procession solennelle. Les hérétiques y accoururent avec respect et modestie.
« Dans toutes ces nouvelles paroisses, le vice-bailli faisait lire en public la lettre de cachet (2), en vertu dé laquelle il mettait MM. les curés sous la protection particulière de S. M. ; et une patente de sauvegarde, que le roi avait envoyée à M. le châtelain, pour qu’à l’avenir on ne lui fît plus d’insultes, comme par le passé : ce qui avait eu lieu à l’occasion du grand zèle qu’il a témoigné pour la religion catholique.
(2) Datée de Versailles, 22 d’octobre 1677.
« Au Villar, où le gouvernement de Pignerol et le grand-vicaire de l’évêque s’étaient rendus, on fit faire, outre les autres cérémonies, un feu de joie. La fanfare des trompettes, les décharges de l’artillerie , qui était au fort de Pérouse, et les grosses aumônes que M. le marquis d’Harleville fit distribuer à tous les catholiques de la vallée , augmentèrent l’éclat de cette solennité.
« Plusieurs personnes ont contribué à l’établissement de ces nouveaux curés et de leurs églises; entre autres M. l’abbé de Musy, qui travaille depuis si longtemps, à la cour, pour la réduction de ces vallées, et qui a fait savoir au roi la nécessité de ces nouveaux pasteurs. Il a fait, à Paris, une quête de plusieurs vases sacrés , et de quantité d’argenterie , pour ces nouvelles cures; et pour quelques autres, qu’il espère faire encore établir. Il fait faire aussi des étendards et des bannières magnifiques où seront peints les saints patrons de chaque curé, et qu’on portera dans les processions.
« La compagnie de la foi (1), établie à Grenoble, a pris soin des autres ornements de ces nouvelles paroisses. Les dames de cette ville nous ont envoyé des voiles, des aubes, des chandeliers, des crucifix, des écharpes, des devantures d’autel, des tableaux, etc.
(1) La Propagande.
« La compagnie de Lyon a réuni des images , des chapelets, des livres de dévotion... et un docteur catholique, qui ne se nomme pas ,vient de faire imprimer, à Paris, un livre de controverse à la louange de nos nouveaux catholiques (1).
(1 ) En voici le titre : La vérité reconnue, ou quinze motifs de la conversion de messieurs de Pragellaz... L'auteur veut se faire passer pour un protestant converti à l'Eglise romaine.
« Quelques autres personnes, et particulièrement M. l'abbé et MM. les chanoines: d’Oulx, ont secouru ces vallées par des aumônes considérables, qui nous ont merveilleusement servi.... »
« Ces pauvres vallées étaient cependant plus misérables que jamais. « La pauvreté y est extrême , disent les mêmes notes (2) : ce qui eût attiré à l'Eglise un grand nombre d'hérétiques pauvres ou moins commodes , si nous avions eu de quoi les soulager plus abondamment. »
(2) A la suite du 21 juin 1678.
Mais les Vaudois se soutenaient, se soulageaient les uns les autres, « En quelques lieux, continue le narrateur, on a fait la distribution des aumônes à la porte des temples. Faut-il que les enfants ;des ténèbres débordent ainsi les enfants de lumière, et que les hérétiques soient plus libéraux (1), plus zélés et plus ardents à damner les peuples... que les catholiques à les sauver (2) ? » Telle est la réflexion par laquelle se termine le cahier dont les précédents détails sont tirés.
(1) De libéralité,
(2) Fin de la même relation : Certifiée " conforme à l'original " que nous avons envoyé à la cour ; signée Elienne Vith, supérieur de la compagnie de Jésus, établie en la vallée de Pragellat . ( Archives de l'év. de Pignerol . )
On fit cependant sonner bien haut le triomphe récent du catholicisme et des bienfaits de Louis XIV, dans la vallée de Pragela. La Gazette de France disait (3) : « Pendant que notre grand monarque remporte de tous côtés des victoires sur les ennemis, on a vu avec admiration son triomphe sur l’hérésie des Vaudois, qui avaient banni de leurs montagnes la sainte Eglise depuis des siècles. A peine y avait-on pu maintenir trois curés : à Mantoules, à la Rua et à Usseaux; les deux premiers sans paroissiens, et le dernier avec un très petit nombre (4). »
(3) A la date du 28 mai 1678.
(4) Ces expressions d'un journal semi- officiel et tout dévoué à la cour , ne peuvent être suspectes d'avoir exagéré la prépondérance des Vaudois . - Une relation des mêmes événements a été publiée en 1678 , par un nommé Chaillot. C'est un opuscule que je n'ai pu me procurer. - En 1684 et en 1686, on établit deux nouveaux curés. (Abrégé de l'état de la vallée de Pragela de 1678 à 1717. MSC. communiqué. )
Mais ce n’était point assez d’avoir établi des prêtres catholiques : il fallait vaincre l'Eglise vaudoise elle-même, entraver son organisation, s’opposer à son culte, proscrire ses ministres; et les mesures arbitraires vont se succéder dans ce but avec une effrayante rapidité. Jusque-là les contributions annuelles, fournies par le peuple, et destinées à l’entretien des temples et du clergé protestant, avaient été réglées par le synode et déposées entre les mains des consistoires sous le titre de fonds consistoriaux. Le payement de ces impositions, à la fois obligatoires et volontaires, prenait le nom de taille ecclésiastique.
Les jésuites représentèrent aux habitants du Pragela que cette taille était pour eux une charge pénible dont ils pourraient aisément déposer le fardeau ; que leurs pasteurs étaient des gens avides et intéressés; que l'Eglise romaine leur donnerait un culte gratuit, et enfin, le gouvernement décida que nulle taxe de cette nature ne pourrait plus être imposée hors la présence, ni perçue sans l’assentiment d’un homme du pouvoir (1).
(1) Ce fut un juge royal, dans la vallée de Pragela. — Juin 1678.
Le peuple fut satisfait de cette disposition, croyant y voir une garantie pour ses intérêts pécuniaires.
Mais bientôt on agit plus ouvertement. En renouvelant aux pasteurs la défense de prêcher hors du lieu de leur résidence, on interdit aux laïques de présider des réunions religieuses dans les annexes (1). Puis on voulut réduire le nombre, dès longtemps établi, des réunions autorisées (2) ; ensuite on ordonna de démolir des temples, et de cesser les réunions de quartiers (3). En même temps, toutes sortes de faveurs étaient accordées aux catholisés : exemptions d’impôts, suspensions de poursuites, secours aux indigents, hospices ouverts aux malades, dots promises aux jeunes filles, établissements divers facilités à tous : si le catholicisme n’avait lutté qu’avec de pareilles armes, il se fût fait bénir ! quoiqu’à vrai dire, leur triomphe n’impliquerait en rien l’excellence de ses doctrines, et que la vérité soit indépendante des rapports éphémères que créent des intérêts matériels.
(1) Arrêt de la cour du parlement du Dauphiné, portant défense à Claude Pastre , de Ville- Close de Mentoules, en Pragela, et à tous autres de la religion , de faire aucune assemblée sous prétexte de prières , etc ... Grenoble, 7 décembre 1679.- Imprimé. ― -
(2) Le procureur général de Grenoble avait demandé que les assemblées religieuses, tenues simultanément à la Rua et aux Traverses, fussent ré- duites à une seule . Les Vaudois persistèrent à en tenir deux. Il s'ensuivit un procès ; et l'issue n'en était pas douteuse. Il y a un mémoire imprimé des habitants de ces deux villages, défendeurs en requête, contre M. le procureur général au parlement de Grenoble , demandeur , etc... - Grenoble, 1678, ia-40 de 20 p.
(3) « Sur la fin de cette année (disent les procès - verbaux des conversions « en Pragela, sous la date du 19 décembre 1679) , M. Simon Roude a apporté un arrêt , qui défend aux hérétiques de se réunir ailleurs qu'aux licux où résident les ministres ; et ordonne d'abolir les cinquante ou e soixante petits temples, qu'ils avaient dans tous les petits hameaux , où « ils s'assemblaient tous les jours soir et matin. » — Il s'ensuivit un nouveau procès. « M. Simon Roude, prieur de Mentoules, s'était rendu tout- « puissant dans la vallée , » dit un manuscrit de l'époque . ( Rélation historique de la démolition des temples ... en Pragela. Archives particulières de M. le professeur Aillaud , à Pignerol . ) Les pièces de ce procès ont été imprimées : Avertissement pour messire Simon Roude , Prestre , docteur en théologie , prieur de Mentoules, en la vallée de Pragela, syndic de la prévôté de Saint-Laurent d'Oulx , pour les affaires de la religion , en ladite vallée, demandeur en requête du 19 septembre 1680 ; contre les sieurs ministres el habitants de la même vallée , faisant profession de la religion prétendue réformée, défendeurs. Sans date, ni lieu d'impression ; mais imprimé à Grenoble. — Un vol . in fol . de 40 p. — La Réponse faite au nom du demandeur, est in-40 de 14 pages. La réplique des Vaudois, intitulée . Factum, pour les habitants des vallées de Cluson ou Pragela , Cesane et Oulx, faisant profession de la religion P. R. P. défendeurs en requête de septembre 1680, contre messire Simon Roude, etc... est in -40 de 41 pages. Le prévôt d'Oulx voulait obtenir la démolition des temples vaudois , au nom de l'édit de Nantes ; qui , en établissant le culte réformé en France , ne le reconnaissait pas en Piemont. La révocation de l'édit de Nantes fut ensuite invoquée dans le même but. Tant il est vrai que la justice était peu consultée.
Mais ce n’était pas seulement dans les vallées du Piémont et du Dauphiné italien que cette ferveur de prosélytisme se déployait alors.
Dans les antiques retraites du Queyras et du Briançonnais, la même œuvre se poursuivait par les mêmes moyens (1). On y joignait quelquefois un appareil de terreur propre à frapper les esprits faibles. — « A Saint-Véran, disent les missionnaires, la mission se termina par une amende honorable, que l’un des pères fit solennellement, un flambeau à la main, pour réparer l’injure que Jésus-Christ avait reçue d’un méchant hérétique du lieu. » (Il avait brisé un crucifix. )
(1 ) Dans les procès- verbaux de conversions dont j'ai déjà parlé , se trouvent des faits de cette nature , indiqués sous les dates suivantes : A Abriès , 4 janvier et 23 août 1678 ; à Aiguille , 4 juillet 1675 ; à VilleVieille, 24 avril 1677 ; et à Château- Queyras, 14 juillet 1678.
« Ce criminel avait été condamné, par le parlement de Grenoble, à avoir les poings coupés et à être brûlé vif. On ne put exécuter cette sentence sur sa personne, parce qu’il avait pris la fuite ; mais on l’exécuta sur son effigie, avec beaucoup d’appareil, ce qui a fort humilié l’hérésie.
« Le bourreau alla prendre cette effigie dans la maison du criminel, la porta devant les personnes rassemblées, lui coupa les poings, la brûla sur la place publique, disposée en forme d'amphithéâtre fort commode pour cette exécution. Une quantité de fusiliers furent obligés d’assister à ce spectacle , accompgnant deux officiers du parlement, un trompette, un consul catholique, et deux consuls huguenots, qui étaient tous à cheval (1). »
(1) Mêmes procès-verbaux. Date du 29 août 1678.
Malgré toutes ces rigueurs, il paraît que la foi évangélique, non-seulement n’était pas vaincue, mais remportait encore des triomphes sur le papisme, sans employer ni captations ni violences; cela semble résulter d’un édit du 11 juillet 1680 (2), par lequel il était sévèrement défendu aux catholiques d'embrasser le protestantisme, et aux protestants de recevoir les catholiques dans leurs temples.
(2) L'édit est du mois de juin , mais il ne fut publié que le 11 juillet. - Imprimé le 14.
On ne cessait, en outre, de saisir contre les Vaudois tous les prétextes possibles de vexations, soit qu'ils fussent surpris à travailler pendant un jour férié par l'Eglise romaine, soit qu’ils élevassent une haie de buissons à l’entour de leurs cimetières, soit qu’une dégradation quelconque fût survenue à leur passage, dans quelques édifices papistes, « M. le marquis d’Harleville, est-il dit, ayant appris que les gens de Pragela1 avaient rompu une petite image placée sur la porte d’un cimetière, la fit rétablir à leurs frais, beaucoup plus belle qu’auparavant, et plaça auprès un écriteau propre à humilier l’hérésie (1). »
(1) Mêmes procès-verbaux, sous la date du 3 juillet 1677.
Que pouvait-on entendre par ces dernières expressions si souvent reproduites? S’agissait-il d’humilité ou bien d’humiliations? Ni l’une ni l’autre ne manquait à l'Eglise persécutée, et cependant elle croissait toujours ? Jamais sa vie n’avait été plus active de zèle, plus agissante par la charité, plus dévouée pour le règne de Dieu! Toutes les rigueurs du parquet n’avaient pu retenir les ministres dans l’inaction. Il fallut leur défendre encore de multiplier les réunions religieuses hors du lieu de leur résidence, sous peine de 3000 livres d’amende, et d’être privés de leur ministère (2). Puis on renouvela aux laïques la défense de se réunir eux-mêmes sous aucun prétexte de prières, de lecture de la Bible ou de chant des psaumes vu que ces assemblées peuvent devenir tumultueuses (3) ; enfin on résolut d’interdire aux protestants les moyens d’existence temporelle, faute de pouvoir les frapper dans leur existence spirituelle, et, à partir du 9 mars 1682, tous les états, depuis ceux d’avocats et de médecins, jusques à ceux de cordonniers et de lingères, leur furent successivement défendus (1).
(2) Edit du 13 juillet 1632.
(3 Edit du 30 d'août 1682; enregistré au parlement de Paris, le 1er décembre ; publié le 4, et imprimé chez François Muguet, imprimeur du Roy, MDCLXXXII.
(1) Le Semeur, journal philosophique et littéraire. T. XV, p. 254.
Mais il appartenait à l'Eglise vaudoise du Pragela, qui avait précédé l'Eglise réformée de France dans les voies du culte évangélique, de la précéder aussi sur le Calvaire de persécution et de mort, que le papisme travaillait depuis si longtemps à élever pour elles.
L’édit de Nantes n’était point encore révoqué; et déjà, par une sévérité exceptionnelle, cinq mois avant cette révocation, l’exercice de la religion protestante fut expressément interdit dans tout le Pragela, avec injonction de raser tous les temples qui s’y trouvaient (2).
Des édits particuliers appliquèrent ces dispositions, d’un arbitraire si révoltant, aux vallées de Sézane, d’Oulx et d’Exiles (3). Les temples de Fenil, de Chaumont et de Salabertrans, dans la vallée de la Doire, furent alors démolis (1). Ceux de La Rua, des Suchières, de Fenestrelles et d’Usseaux, dans la vallée du Cluson, eurent le même sort (2). D’autres furent laissés debout pour être transformés en églises catholiques ; mais ils ne servirent à cet usage que pendant quatre ans, après quoi on les démolit aussi pour élever à leur place de nouveaux édifices (3). Tels furent ceux de Villaret et des Traverses, où la maison et le jardin du pasteur devinrent l’apanage du curé (4).
(2) Arrest du conseil d’Estat du Roy, portant interdiction à perpétuité de la religion protestante dans toute la vallée de Pragela, etc,., Du 7 mai 1685; imprimé à Pignerol, chez Pierre Guiton. — Cet arrêt fut rendu en suite de la requête du 19 septembre 1680, adressée par le prieur de Mentoules, Simon Roude, à M. d’Herbigny, intendant général eu Dauphiné.
(3) Tous à la date du 14 mai 1685; signés : par le roi: Philippeaux.
(1) Un procès-verbal de la démolition de ces temples existe aux archives de Pignerol.
(2 ) En juin 1678. Relation historique de la démolition des temples .... dans la vallée de Cluson ou Pragela . ( MSC. communiqué par M. le professeur Aillaud, de Pignerol . ) — Le temple d'Usseaux né fut démoli qu'en septembre. Les habitants ayant voulu faire quelque résistance , Louis XIV y envoya une compagnie de dragons. (Autres MSC. ) -
(3) Abrégé de l'état de la vallée de Pragela de 1678 à 1717. MSC.
(4) Rapport au conseil d'Etat, du 25 juillet 1685.
Les matériaux des temples démolis servirent à la construction des chapelles papistes; une partie des biens consistoriaux servit à les doter, et le résultat des ventes d’une autre partie de ces mêmes biens, fut consacré à fonder deux hôpitaux : l’un à Sestières et l’autre à Fenestrelles (5).
(5) Extrait des registres du conseil d'Etat. Motifs et dispositions de l'arrété du 29 juillet 1685.
Qu’on juge de la désolation qui régnait alors au sein de ces antiques Eglises du Pragela, privilégiées depuis si longtemps par le maintien du culte évangélique ! Les Vaudois étaient plongés dans un abattement et des angoisses inexprimables. La Bible, qu’ils s’étaient transmise de père en fils, depuis tant de siècles, allait leur être ôtée, les pasteurs qu’ils se plaisaient à voir au milieu d’eux, étaient déjà proscrits. Défense fut faite de leur donner asile. Ces dignes descendants des Barbes se retirèrent en gémissant, du sein de leurs troupeaux désespérés. Leurs regards, baignés de larmes, suivaient encore, du chemin de l’exil, les cimes de plus en plus éloignées des montagnes natales, où ils avaient prêché la parole de Dieu. Une grande partie des habitants les suivit, même d’entre ceux que l'on avait cru convertis à l'Eglise romaine (1).
(1) Abrégé de l'état de la vallée de Pragela... da 1678 à 1717. « Les ministres, y est-il dit, obligés de sortir du royaume, entraînèrent beaucoup de monde avec eux, même des convertie. » — De cent cinquante familles protestantes qu'il y avait alors au Villaret, quarante-cinq suivirent leur pasteur.
Etant arrivés en Suisse, ces exilés envoyèrent des députés auprès de l’électeur de Brandebourg, pour lui demander un asile dans ses Etats (2). «Nous sommes déjà sortis au nombre de six cents, disaient ces députés vers ia fin de 1683, et au printemps prochain un pareil nombre de nos gens s’expatriera encore (1). »
(2) Ces députés furent un pasteur : Jacques Papon, et deux laïques : Jean Pastrecourt et Jacques Pastre. (Erman et Réclam : Mémoire pour servir à l'histoire des réfugiés français dans les Etats du roi . Berlin 1786 , t . VI. )
(1) Dépêché de M. de Mandelslobe, résident à Heidelberg, datée du 15/25 janvier 1686. (Archives de Berlin.)
L’histoire des colonies vaudoises en Allemagne nous a fait connaître le sort qu’eurent ces tristes émigrations; nous allons voir maintenant quel fut l’état des protestants qui restèrent dans les Vallées.
ET DES VALLÉES ADJACENTES.
SIXIÈME ÉPOQUE.
( Depuis la révocation de l’édit de Nantes, jusques an traité d’Utrecht. Epreuves et restauration momentanée de l'Eglise protestante en Pragela. )
Le Tellier, nommé intendant en Piémont en 1640, s’était souvenu des Vaudois, un demi-siècle après, pour conseiller à Louis XIV les mesures persécutrices que nous venons de rappeler, et sur son lit de mort il voulut étendre ces mêmes mesures à tons les protestants de la France. Ce vieillard, en exhalant son dernier soupir, va jeter la perturbation dans cent mille familles, le désespoir dans un million de cœurs, la misère et l'exil sur les derniers jours d’une multitude de ses compatriotes. Le Tellier signa de sa main mourante la révocation de l’édit de Nantes, le 22 octobre 1685, en profanant les paroles de Siméon, par une application personnelle des plus imméritées. Bossuet prononça son éloge funèbre. L’aigle de Meaux s’est plu à déchirer, par insinuation et par attaques, on pourrait dire de bec et d’ongles, l'Eglise de liberté et d’amour, fondée sur la Bible. Ce beau génie avait un cœur servile. Adulateur des grands, contempteur des petits ( à moins qu’ils ne servissent son ambition sacerdotale), il est resté, quoique, dans l’ombre, l’instigateur caché des mesures tyranniques et cruelles qui ont privé la France d’un demi-million d'habitants, et fait à l'Eglise réformée une si riche couronne de martyrs.
Tel est l'esprit ecclésiastique, privé de l’esprit de Dieu : car, en principe, ce qui est vraiment humain, est seul vraiment divin; niais Bossuet et Le Tellier n’étaient pas d’une époque où l’on ]pût comprendre cette vérité (1).
(1) Homo sum, et nihil humani a me alienum pulo, a dit le paganisme ; hors de moi l'enfer , a dit l'Eglise romaine. Tout est permis contre un damné; ajoute l'inquisition. C'est un acte louable de tuer un hérétique , a osé dire un pape. (Bulle d'Urbain II, citée dans Gratien, « cap. excommunicatorum, causa 23, quæstio 5. ) »
Par la révocation de l’édit de Nantes, le culte protestant était interdit dans tous les Etats de Louis XIV; les temples devaient être rasés, les écoles fermées. Les ministres qui refuseraient d’embrasser le catholicisme devraient sortir du royaume dans l’espace de quinze jours, ceux qui abjureraient recevraient une pension d’un tiers plus forte que leur traitement comme pasteurs. La moitié de cette pension était réversible sur leurs veuves. Tout enfant qui naîtrait désormais devait être baptisé catholique. Les protestants émigrés devaient rentrer sous la domination paternelle et très chrétienne du monarque français, dans l’espace de quatre mois, sous peine d’avoir, après cette époque, tous leurs biens confisqués, et ceux qui tenteraient d’émigrer à l’avenir seraient condamnés : les hommes aux galères, les femmes à la confiscation de corps et de biens.
Les religionnaires, ajoute en terminant l’édit de révocation, pourront du reste demeurer dans l’Etat, sans faire aucun exercice de religion, en attendant qu’il plaise à Dieu de les éclairer (1).
(1) Cet édit ne fut publié dans le Dauphiné qu’à la fin de novembre 1685, — Il avait été imprimé à Grenoble, le 12 novembre, en deux colonnes, sur une grande feuille destinée à servir de placard, fin voici le titre : — Edit du Roy, donné à Fontainebleau, au mois d'octobre 1685; contenant la révocation de l'édit de Nantes et de tous les édits, déclarations et arrête rendue en conséquence; ensemble de toutes concessions faites à ceux de la religion protestante de quelque nature qu’elles puissent être; la démolition de tous les temples, etc....
Ce placard fut affiché à la porte de toua les temples du Pragela.
Mais qu’importe au chrétien une existence dénuée de tout acte de vie?
Les protestants étaient chrétiens, car ils préférèrent l’exil à l’absence de vie religieuse ; d’innombrables multitudes s’expatrièrent à cette époque. Mais les plus pauvres devaient rester. Deux mille habitants du Pragela précédèrent ou suivirent l’expulsion de leurs frères des vallées vaudoises piémontaises: de 1686 à 1687 (1), la plupart d’entre eux rentrèrent aussi dans leur patrie, et y furent réinstallés à la suite de l’édit de Victor-Amédée qui leur en ouvrait le seuil en 1692. Que faisaient cependant ceux qui étaient restés sur les bords du Cluson?
(1) Sans en avoir une désignation précise, on peut le savoir approximativement.
La dépêche de M. de Mensdelslobe , citée à la fin du chapitre précédent , annonce, pour le printemps de 1686, une émigration de six cents Vaudois du Pragela ; il y en avait déjà six cents qui étaient sortis dans l'automne de 1685 ; et les registres du conseil d'Etat de Genève disent, à la date du 31 août 1687 : « Les réfugiés qui sont entrés hier, se montent environ à huit cents personnes ; la plupart du Pragela. » (Extraits des Archives du conseil d'Etat, communiqués par M. le ministre Le Fort. )
Privée non-seulement de pasteurs, mais de la faculté d’avoir entre eux aucune réunion religieuse, ils ne craignaient pas de franchir régulièrement les hautes montagnes ou les profondes vallées, qui les séparaient de leurs coreligionnaires du Piémont, afin de se rendre le dimanche à leur culte. Du haut Pragela ils venaient à Macel par le col du Pis, et de la partie inférieure du Val-Cluson ils se rendaient au Pomaret, à l’entrée du Val-Saint-Martin.
Dans le but d’accomplir ces pieux pèlerinages d’édification et de fraternité, ils devaient quelquefois se mettre en route le samedi soir, pour ne revenir chez eux que le lundi matin. Malgré toutes les difficultés d’un pareil déplacement, ils étaient heureux encore de pouvoir s'y astreindre , à cause de la rigueur avec laquelle tous les exercices religieux étaient poursuivis sur la terre dé France , que le papisme venait de rendre si durement hostile à la liberté.
Les prières et les consolations aux malades étaient elles-mêmes érigées en chef d’accusation. — « L’automne dernier, dit un mémoire de l’époque, le vicaire général de la prévôté d’Oulx a donné avis d’un fait concernant Jean Challier, de Fourrières, qui fut surpris faisant la prière à la manière des protestants, au nommé Pierre Pastre, atteint pour lors d’une maladie très dangereuse.... ce cas demanderait une punition éclatante (1). » Et pendant qu’on faisait un crime aux Vaudois de leurs consolations aux chrétiens expirants, pendant qu’on réclamait une punition éclatante pour des prières proscrites, élevant leur ferveur cachée du milieu des dangers, comme une fleur éclose sur des ruines, veut-on savoir quelles étaient les mœurs de l'Eglise persécutrice des catholiques du pays, auxquels il s’agissait d’assimiler les Vaudois? — « A l’égard des anciens catholiques,» dit le même mémoire (c’est-à-dire de ceux qui avaient de tout temps appartenu à l'Eglise romaine), « il se trouve des gens débauchés par le vin, qui fréquentent les cabarets la nuit.... et font souffrir leurs familles, qui manquent du nécessaire; d’autres commettent des adultères, ou autres crimes qui causent beaucoup de scandale. Il faudra en aviser les consuls (2),etc...»— Ainsi, une simple admonition pour des crimes énormes, commis par les papistes, et des peines sans exemple pour les vertus des protestants! — Telle était la justice de Louis XIV, tel fut toujours l’esprit des castes égoïstes et vaniteuses qui l’avaient subjugué.
(1) Mémoire pour la religion en la Plébanie d’Oulx. Sans date; mais devant se rapportera cette époque, car on y lit: « Les hérétiques continuent « d’aller au prêche, au Pomaret ou autres endroits voisins; s’y vont marier « et y portent baptiser leurs enfants. » (Archives de l’év. de Pignerol.)
(2) Même mémoire; à la suite du premier passage.
Mais les Vaudois du Pragela ne conservèrent pas longtemps le difficile et précieux privilège de pouvoir se rendre, à travers les montagnes, aux assemblées de leurs frères, libres de pouvoir communier.
Le tyran de Versailles le disait à son ambassadeur près le duc de Savoie : « C’est la présence des Vaudois du Piémont, sur les frontières de mes Etats, qui motive la désertion de mes sujets; et vous devez représenter à leur prince que je suis décidé à ne plus le souffrir (1). »
(1) Dépêche de Louis XIV au marquis d’Arcy, du 7 décembre 1685. (Archives diplomatiques de la France. Communication de M. Guizot.)
On sait quel fut le résultat de ces altières prétentions.
Les Vaudois du Piémont furent, en masse, expulsés de leur patrie ; et ces vallées, dernier sanctuaire où retentit, dans les Alpes, la Parole de Dieu, demeurèrent vides comme un tombeau. A ces coups terribles et rapprochés, qui font tomber de partout les antiques rameaux de ce tronc séculaire de l’Israël des Alpes, il semble que sa fin soit proche et qu’il ne doive jamais s’en relever. Hélas ! ce triste présage ne s’est que trop réalisé pour la vallée du Pragela. On la voyait s’éteindre et dépérir, comme une lampe sans nourriture, comme une victime dévorée par des oiseaux de proie.
Chaque jour, les exécuteurs des hautes œuvres, du trône et de l’autel, enlevaient quelque nouveau lambeau à l’épouse du Christ. Pauvre Eglise persécutée ! On lui a pris ses temples et ses ministres, et jusqu’à la liberté de prier. Mais cela ne servait de rien aux ravisseurs ; peu à peu, leurs spoliations deviennent plus intéressées. L’Eglise romaine réclame les biens des Vaudois fugitifs, et Louis XIV les lui accorde (1). Ces biens du peuple, ces biens du pauvre, ces champs héréditaires, fécondés par tant de sueurs, acquis par tant d’économies et de labeurs journaliers.... ah! l’on punit les voleurs, et l’on honorait un tel roi ! — Mais ce ne fut pas tout: restaient les biens consistoriaux. Le monarque spoliateur s’en empara l’année d’après (1), et en fit encore des libéralités à divers établissements catholiques.
(1) Par décret du 24 novembre 1687. - En voici les principales dispositions. 600 pistoles d'or , sur le prix des biens dépossédés , sont données aux dames religieuses de Sainte-Marie de Pignerol ; 1000 à l'hôpital de Saint Jacques ; 1200 au vénérable chapitre des Eglises de Saint -Donat et Maurice ; 1200 pour servir à l'établissement de divers vicaires, destinés à l'instruction des convertis. Le surplus de ces biens est remis au collége royal des RR. PP. Jésuites de Pignerol. Suit l'indication et la valeur des biens confisqués. (Archives de la Pérouse ; communication du professeur Aillaud. )
(1) En janvier 1688; par édit, enregistré au parlement le mois suivant. — Un autre édit , rendu eu décembre 1689, et publié le 9 janvier 1690, dispose des biens laissés vacants par de nouvelles émigrations, en faveur des héritiers, à condition qu’ils ne les vendent ni ne les aliènent, avant le laps de cinq ans. — Cette mesure avait pour but de les retenir dans le royaume.
En 1684 et en 1686, on établit en Pragela deux nouveaux curés; en 1687, on y envoya de Paris cinq docteurs en Sorbonne, pour aider les missionnaires à effacer, autant que possible, les traces, partout vivantes encore, de l'Eglise réformée. En 1688, on fit bâtir de nouvelles églises papistes; et selon un ouvrage du temps, « la religion catholique s’avançait visiblement, lorsqu'on 1690, la guerre s’étant déclarée entre le duc de Savoie et le roi de France, on remarqua un grand refroidissement dans la piété (2). »
(2) Abrégé de l'état de la vallée de Pragela de 1678 à 1717. MSC. déjà cité. Relation historique de l'état de la religion en Pragela. (1711.) Tous ces manuscrits sont , malgré leurs titres , assez insignifiants et ne renferment guère que des détails sans' importance ou de vaines déclamations.
C’est que les Vaudois du Piémont venaient de rentrer dans leurs vallées; et pendant le terrible hiver qu’ils passèrent à la Balsille, de 1689 à 1690, leurs frères du Pragela leur fournirent fréquemment les provisions qui leur manquaient; d’un autre côté, ces derniers avaient l’espoir que, par les chances de la guerre, le Val-Cluson resterait à Victor-Amédée, et serait incorporé à l’ensemble des autres vallées vaudoises.
Ce prince avait envahi le Dauphiné en 1692. A la suite d’une incursion de ses troupes en Pragela, toute la partie de cette vallée, qui s’étend de Fenestrelle à Pérouse, fut livrée aux flammes, le 25 juillet 1693. C’étaient quatre paroisses rendues inhabitables. « Les habitants, dit la relation précédemment citée, s’en éloignèrent tous. Les uns allèrent en Savoie, d’autres dans le Briançonnais, la plupart dans les vallées vaudoises de Luserne et de Saint-Martin. Ces derniers reprirent alors l’exercice de la religion réformée; et nonobstant tout ce que l’on put faire, le suivirent, à la faveur des troubles de guerre, qui eurent lieu jusqu’en 1696. Mais en 1698, la paix étant faite, ces opiniâtres relaps aimèrent mieux tout quitter et aller en Suisse, que de rester dans leurs biens et de reprendre la religion catholique, « De soixante-deux familles de la paroisse de Bourset, il n’en resta que sept ou huit (1). »
(1) Abrégé de l'état de la vallée de Pragela, etc.. — « Ceux qui étaient allés en Savoie, ajoute ce manuscrit, revinrent au contraire, meilleurs catholiques qu’auparavant. »
Ce furent précisément ces cinquante-six familles émigrées de Bourset, qui fondèrent en Wurtemberg la dernière des colonies vaudoises établies dans ce pays. Elle fut dès l’origine la plus pauvre de toutes. On se souvient du modeste hameau de New-Engstedt, entouré de forêts, sur un plateau de la Souabe, où ces pauvres exilés eurent tant de peine à se fixer.
En 1694, les Vaudois avaient pu croire à un meilleur avenir; car le duc de Savoie qui, dès 1692, les avait rétablis dans leur patrie, avait aussi engagé les protestants français à suivre les destinées de leurs coreligionnaires. Les habitants du Pragela envoyèrent plus tard une députation (1) à Victor-Amédée II, pour demander à ce prince qu'il leur accordât les mêmes garanties qu’il avait accordées à leurs frères des vallées piémontaises ; car l'édit du 23 mai 1694, en déclarant que la liberté de conscience serait reconnue aux réformés, ajoute en propre termes (2) : « Pour ce a qui regarde les Vaudois du Pragela et de la Pérouse, a qui font profession de la même religion, ils ne jouiront de ce privilège, que durant l’espace de dix ans, « après la guerre présente. »
(1) Composée d’un ministre : Guillaume Malanot, pasteur d'Angrogne, et de deux laïque» : MM. Peyrot Jean Ferrier.
(2) Voy. Actes Synodaux, de juin et d'octobre 1694, ainsi que ceux du 17 juin 1695.
C’est pendant ces dix années de tolérance précaire que le protestantisme reprit une vigueur inaccoutumée et jeta ses derniers rayons dans la vallée du Pragela.
D’abord, les habitants de cette vallée qui s’étaient retirés sur les terres du duc de Savoie, demandèrent et furent admis à prêter serment de fidélité à ce prince (1). Puis ils reprirent leurs courses hebdomadaires, à Macel et au Pomaret, pour venir assister au culte public, qui avait lieu dans ces localités. Il parait même que le culte de famille s’était religieusement conservé à l’ombre du foyer domestique, dans la plupart des maisons du Pragela ; car les poursuites judiciaires, pour cause de religion, et les mesures répressives, sans cesse renaissantes, que le gouvernement français continua de prendre dans ces contrées, prouvent, par leur multiplicité même, la persistance' et l'étendue de cet attachement héréditaire des Vaudois aux doctrines bibliques : cause permanente aussi des
(1) La demande est du 2 mars 1694; la prestation de serment du lerjüil-let* — H» »e présentèrent au nombre de 222. — Voir : Memoriale dei reli-gionarii delle O0.1U di Pragelalo, San-Marlino e Peroea; et les pièces y an-nexées. (Archives civiles de Pignerol, catégorie I, liasse 31, no 27.)
rigueurs infatigables de l'Eglise romaine. Ce fut au point que les émigrations durent recommencer. Plusieurs Vaudois du Pragela se retirèrent encore en Suisse sur la fin de 1697 (1).
(1) La demande est du 2 mars 1694 ; la prestation de serment du 1er juillet. -Ils se présentèrent au nombre de 222. Voir Mémoriale dei religionarii delle valli di Pragelato, San-Martino e Perosa ; et les pièces y annexées. (Archives civiles de Pignerol , catégorie I , liasse 31 , nº 27.)
(1) Lettres de Berne, 28 janvier 1698, et de Zurich, le 30. (Archives de Berne, onglet E, communication de M. Monastier.)
Bientôt, en vertu du traité de Turin, (18 août 1696), article VII, Louis XIV exigea que Victor-Amédée cessât de donner asile et protection aux protestants d’origine française. En conséquence fut rendu, le 1er juillet 1698, l’édit par lequel ces derniers devaient sortir des Etats de Savoie, dans l’espace de deux mois. Il était en même temps défendu aux pasteurs vaudois de pénétrer sur les terres de France, sous peine de dix ans de galères. On a vu quels troubles, quels désordres dans les familles, et quelles vastes émigrations naquirent de ces rigueurs.
Dans ces contrées désolées, le nombre des églises catholiques se multipliait à mesure que la population diminuait. « Sur la fin de 1698, dit une relation (2), « Louis XIV fit bâtir deux églises en Pragela, et fonda « le traitement de huit curés (3), par lettres patentes, « du mois de septembre de la même année (1). » On s’occupa immédiatement d’élever les nouveaux presbytères et de réparer ceux qui existaient déjà (2).
(2) Etat de la vallée de Pragela de 1678 à 1717.
(3) En mai et en juin 1698, il fut établi cinq nouveaux curés en Pra-gela : savoir, à Fenestrelle, au Villaret , au Bouvet , au Château- du- Bois et à Saint-Pierre du Villar.
(1) Diverses pièces, sur ce sujet, sont aux archives de Pignerol, tiroir A. No· 17 et 18.
(2) Ces derniers étaient ceux de Laval, des Traverses, de la Rua, de Pourrières, Usseaux, Menloules, Chaterant en Bourset, la Chapelle du Janbons et de Méan.
Puis, le zèle amer et tracassier des promoteurs d’apostasies à tout prix, redoubla de ruse et d’activité, pour porter les derniers coups à la fidélité évangélique.
« Plusieurs parents, écrivait-on des vallées, sont « obligés d’envoyer en Suisse les enfants qu’on leur « avait enlevés, et qu’on veut leur reprendre.
« Les instigateurs catholiques parcourent le pays, « d’un endroit à l’autre.... La dette des vallées (par « suite des arrérages d’intérêts, survenus de 1686 à « 1694) s’élève à plus de 300,000 francs. On leur réclame la pleine taille d’impôts, depuis le temps « qu’ils ont été chassés (3). »
(3) Les impôts qui n’avaient pas été perçus de 1686 à 1692.
« Près de vingt-cinq familles ont déjà été gagnées « au papisme, par promesses ou par menaces. On « cherche, par toute sorte de moyens, à affaiblir les « Vaudois. Quand ils seront réduits à peu on les exterminera (1). »
(1) Archives de Berne. Onglet E ; pièces de 1697 à 1698.
L’émigration continuait. Un nouvel édit de Louis XIV défendit aux protestants de vendre leurs biens, sans une autorisation expresse du secrétaire d’Etat (2).
(2) Edit ou déclaration du 5 mai 1699. — Cette interdiction ne s’appliquait qu'à des ventes supérieures à la somme de 3,000 francs.
Dans son mandement, du 20 février 1700, le prieur de Mentoules disait que la religion protestante avait été établie dans ce pays par la violence, et qu’il fallait redoubler de zèle et d’activité pour s’opposer à son infestation (3). L’archevêque de Turin se rendit lui-même, en 1703, dans la vallée du Pragela(4), où il trouva encore beaucoup de protestants, ainsi que dans la vallée de la Doire (5), et il en rapporta les actes authentiques d’un grand nombre de conversions : comme si la foi s’établissait par-devant notaire, et si le don du cœur était une affaire de contrat !
(3) Ce mandement est aux archives de l'évêché de Pignerol.
(4) Visites faites dans la Plébanie d'Oulx, par Monseigneur Vibo, archevêque de Turin. MSC. fol. des archives de l’év. de Pignerol.
(5) Entre autres à Fenil, Salabertrans, Chaumont et Mollaret.
Mais, à la même époque, la guerre recommença entre le Piémont et la France. Victor-Amédée II adressa aux habitants des Vallées une proclamation par laquelle il les invitait à prendre les armes contre Louis XIV (1). Il engageait en même temps leurs coreligionnaires du Pragela à se joindre à eux. Sa protection fut rendue aux Vaudois, alors que leur concours devenait nécessaire. Ce prince, menacé par un roi, en revenait à chercher l’appui du peuple. Que pourrait en effet un tyran abandonné à lui-même?
(1) Elle est datée du 5 octobre 1703. (Moser, pièces justificatives, no 18.)
Le peuple qu’il avait persécuté le défendit encore, et devait bientôt lui donner un asile. Les Vaudois enlevèrent le haut Pragela à la domination de la France, et en même temps à l'oppression de l'Eglise romaine. Ils relevèrent leurs autels ; à l’abri de leurs armes vie-trieuses, le culte protestant se rétablit partout. « Voilà la cause du mal ! dit une des relations déjà citée (2); les ministres du Val-Luserne venaient leur prêcher le dimanche, et en allant et venant ils infestaient le cœur de tous les habitants. »
(2) Pragela, de 1678 à 1717. MSC.
Mais comment se fait-il que le catholicisme, appuyé par tant de moyens de répression, n’ait pu résister à une influence aussi passagère ? — La Bible seule peut répondre, et son langage était connu du peuple à qui les ministres vaudois en appelaient pour juger leurs doctrines.
On pouvait môme espérer alors que cette parole de vie ne cesserait plus d’y animer les cœurs, car Victor-Amédée s’était engagé à faire eu sorte «que tous ceux « de la religion protestante, qui avaient émigré des « vallées du Pragela pussent y rentrer réhabilités, et « jouir des biens qu’ils y acquerraient désormais, « avec le libre exercice de leur religion, ainsi qu’ils « l’exerçaient avant leur sortie (1). »
(1) Tels sont les termes du § III, des articles secrets, du traité conclu entre Victor-Amédée II et l’Angleterre, le 4 août 1704.
Mais cet engagement ne fut pas tenu, comme nous le verrons plus tard; et d’un autre côté les Vaudois s’affaiblirent en se divisant. La vallée de Saint-Martin et une partie de celle de Pérouse se constituèrent en république, sous la protection dérisoire de Louis XIV (2), et vécurent sous ce régime pendant quatre ans (3).
(2) Par traité, passé entre le duc de La Feuillade et les habitants des Vallées, le 15 juillet 1704; et ratifié par Louis XIV, à Versailles, le 25 juillet. — Signé Louis, contresigné Colbert. — (Archives de cour.)
(3) Du 25 juillet 1704, au 17 août 1708.
Quoique cet événement n’ait eu aucune portée politique, et ne fût cependant que politique, il ne laissa pas d’avoir momentanément une grande influence sur le sort des Vaudois.
Le duc de Savoie eut la justice de ne pas en faire rejaillir la responsabilité sur les autres parties des vallées vaudoises. Il leur accorda au contraire de généreux secours. La guerre les avait appauvries, la famine s’y faisait sentir ; ce prince établit dans chaque commune une personne chargée de distribuer du pain aux pauvres (1).
(1) Par un ordre de Bercastel, commandant général de S. A. R. dans la vallée de Luserne; en date du 20 novembre 1704. (Archives de Turin, no 284.)
Il était loin pourtant d’être dans la prospérité. Les armées françaises avaient envahi ses Etats. Le duc de La Feuillade s’était emparé de la Savoie, au printemps de 1704; puis il pénétra en Piémont par le Mont-Cenis, et il entrait à Suze, pendant que le duc de Vendôme entrait à Verceil (2). En 1705, les succès de ces généraux furent plus grande encore, et presque toutes les places du Piémont tombèrent en leur pouvoir.
(2) Suze fut prise le 12 juin, et Verceil le 21 juillet 1704. (Art de verifier les dates.)
Enfin, le prince Eugène vint relever la fortune du duc de Savoie , et battit l’armée française, le 7 septembre 1706, sous les murs de Turin. Les conséquences de cette victoire furent considérables. Les Français, qui se retirèrent à Pignerol, au lieu de se porter sur Casal, perdirent successivement le Milanais, le Mantouan, le Piémont, et enfin le royaume de Naples.
La guerre continua jusqu’en 1710, mais la paix ne fut conclue qu’en 1713.
En 1708, Victor-Amédée s’étant emparé de Fenestrelle, fit passer ainsi sous sa domination toute la vallée de Pragela, dont il n’avait possédé encore que la partie haute, gardée par les Vaudois, et la partie basse, depuis la reddition de Pignerol (13 mars 1707).
Cette vallée fut soumise alors à l’administration qui régissait déjà les autres parties du territoire des Vaudois. Le même gouverneur leur fut donné (1). Les habitants eurent ordre de poser les armes, et ceux qui s’étaient éloignés de leurs demeures furent engagés à y rentrer immédiatement (2).
(1) C’était l'avocat Gasca : deputato per esercire en la qualita d'Intendente nelle valli di Luserna, San- Martino , Perosa e Pragellato... Instructions du 28 décembre 1708. (Turin. Archives de cour.)
(2) Ordre de Victor-Amédée II. daté du camp de Mentoules, 24 septembre 1708. (Même source.) — D'autres pièces, venues du même lieu, sont datées du camp de Balbottet. Ces deux localités sont très rapprochées l’une de l’autre.
Alors, dit un mémoire officiel : « la cour britannique, et leurs hautes puissances d'Hollande, se mirent en devoir de procurer aux protestants du Pragela les mêmes privilèges dont jouissaient leurs frères des autres vallées vaudoises. La reine Anne écrivit elle-même, sur ce sujet, à Victor-Amédée. La réponse de ce prince, dont nous avons une copie dans nos archives (1), et qui est du 3 mars 1709, fut des plus favorables; mais il représenta, en même temps, qu’il lui paraissait convenable, par plusieurs raisons, de remettre cette démarche publique, de sa part, jusqu’à la conclusion de la paix (2). Pour prouver du reste la sincérité de ses intentions à cet égard, il fit enjoindre aux ecclésiastiques romains, du Pragela, de n’inquiéter en aucune façon les Vaudois pour cause de doctrines, et même de laisser ceux qui avaient abjuré libres de revenir au protestantisme (3).
(1) L’original est aux Archives d’Etat du royaume britannique. Lettres : Sardaigne : V. 24.
(2) Mémoire concernant la situation présente des vallées du Piémont.... présenté au Synode assemblé à La Haye, le 9 septembre 1762 (MSC. communiqué par M. Appia.)
(3) Tous les curés du Pragela, avaient été invités, par une circulaire du supérieur de la mission de Fenestrelles, à se rendre dans cette ville le 2 janvier 1709. C'est là que l'intendant Gasca leur fit connaître, de vive voix, les intentions du souverain.
Quatre mois après, l’archevêque de Turin ordonna à ses ressortissants de ne mettre jamais en avant le nom ni l’autorité de Victor-Amédée lorsqu’ils auraient à faire aux hérétiques (1).
(1) « Le 12 mai ( 1709) , nous fûmes assemblés à Fenestrelles , par ordre du « vicaire de monseigneur l'archevêque de Turin , qui nous défendit de nous a servir du nom et de l'autorité de Son Altesse Royale contre les hérétiques. » (Mémoires des Missionnaires. Arch, évêch. de Pignerol. )
Aucune entrave ne semblait donc devoir être apportée au relèvement des Eglises vaudoises en Pragela. Les pasteurs des vallées voisines s’y rendirent et y fonctionnèrent (2). On établit des écoles pour l’instruction de la jeunesse; on rouvrit les réunions de quartier; le culte domestique reprit sa régularité et fut partout organisé avant le culte public. Plusieurs émigrés enfin rentrèrent dans leurs demeures.
(2) Dès le mois de février. (Mémoires de Perron. MSC. — J'en parlerai plus loin.)
Au synode vaudois, qui se tint à Angrogne, le 11 novembre 1709, les députés du Pragela (3) se présentèrent, « munis d’une commission dans les formes, signée des consuls, des conseillers, et de plus cent « chefs de famille, au nom de tous les protestants «de la vallée (4).
(3) MM. Perron, Guyot et Salleng.
(4) Actes synodaux, du 11 novembre 1709. Préliminaires. (Archives de la Table vaudoise.)
Ils demandèrent à rentrer dans l’unité de corps des Eglises vaudoises ; ce qui leur fut accordé avec empressement. L’unité de corps n’était pour eux qu’une manifestation visible de l’unité de foi ; et cette dernière n’avait jamais cessé.
Ce fut avec bonheur que ces divers représentants de l'Eglise vaudoise purent ainsi rendre témoignage de l’union spirituelle qui s’était maintenue entre tous les membres de cette Eglise, à travers les divisions politiques, et toutes les vicissitudes qui avaient agité leur pays.
Quoique séparés, depuis près d’un siècle, parle glaive et le sceptre de deux dynasties, ils 8e retrouvèrent tels qu’ils avaient été dans les siècles antérieurs ; car la descendance des chrétiens évangéliques remonte plus haut que celle des rois.
Mais ce devait être comme une dernière communion entre ces fraternelles vallées : communion suprême et solennelle, contre laquelle la politique humaine se hâta de protester.
« Nous déclarons exécutoires les actes du synode d'Angrogne, dit l’intendant de Pignerol; à la réserve du second article concernant l’admission des particuliers du Pragela : déclarant cet article inadmissible et nul, et le rejetant absolument, par la raison que les habitants du Pragela ne sont pas compris dans les privilèges reconnus aux autres vallées (1). »
(1) C’est la traduction des paroles ajoutées par l’intendant Gasca à la fin des actes de ce Synode.
Mais si l’on refusait de les leur reconnaître officiellement, on les assurait néanmoins qu’ils ne seraient pas inquiétés pour leur culte (2).
(2) « .... Plusieurs personnes des vallées de Pragela et de Sézane sont retournées dans leur ancienne religion protestante, qu’elles professent actuellement, sans en être recherchées ni inquiétées , comme effet en ont été assurées.... (Réflexions sur l’opportunité de rendre public l’article secret du traité du 21 janvier 1705 , etc.... — MSC. Turin. Archives de cour.)
L’Angleterre, de son côté, continuait de s’intéresser aux Vaudois. Comme alliée de Victor-Amédée, elle se chargea de la solde de leurs milices, auxquelles on avait confié la garde des frontières. Chaque soldat reçut une paye de dix philips. L’hiver de 1708 à 1709 ayant fait périr tous les biens de la terre, d’autres secours furent encore distribués (3).
(3) Relation historique de la démolition des temples, et de l’établissement des Eglises paroissiales, en Pragela. (MSC. de la bibliothèque de M. Aillaud, à Pignerol.) — Cet ouvrage prétend que des secours étaient accordés pour ramener au protestantisme les Vaudois catholisés : ce qui en fit, dit-il, prévariquer plusieurs.
Sans posséder des paroisses organisées, les habitants du Pragela avaient donc le privilège de se réunir pour leur culte ; et comme une forte plante, dont on cesse pendant quelques jours de retrancher les rameaux, leur Eglise fit alors de rapides progrès.
« Nous voyons, avec les regrets les plus sensibles,» disent les curés du Pragela, dans une requête de cette époque, « que les habitants de cette vallée ne profitent pas du bonheur qu’il y a d’être sous la domination d’un prince aussi grand par sa valeur que par sa piété (1).
(1) Cet éloge, adressé à Victor-Amédée, est littéralement le même que celui précédemment adressé, par les mêmes hommes, à Louis XIV, alors en hostilité avec le duc de Savoie.
« Ils s’étaient enfin convertis..... et aujourd’hui ils retournent avec fureur à l’hérésie. —Le premier dimanche du carême, un ministre est venu prêcher à Usseaux, et beaucoup de gens s’y sont rendus; le second dimanche, le nombre s’en est accru et le troisième encore davantage.
« Le pitoyable état où nous voyons que cette vallée Va être réduite, nous oblige à recourir à votre Seigneurie, pour mettre un terme à cette abomination (2). »
(2) Supplique du chapitre d'Oulx , mars 1709. Sans autre date. - Requête de MM. les curés de Pragela , du 13 mars 1709. Signée : Blanc , curé de la Rua; Poncel, curé d'Usseaux ; Merlin, curé de Traverses ; Prin, curé de Pourrières ; Bonne, curé de La- Val. Dressée par le notaire Joseph Samuel. (Turin , Archives de cour ; nos de série , 670, 671. )
Le Conseil royal, qui avait été établi à Pignerol, et qui prit alors le nom de Sénat, s’occupa de restreindre l’usage de cette dangereuse liberté, toujours si fatale au papisme. Il voulut pour cela mettre des entraves aux rapports fraternels, qui se renouvelaient avec tant de promptitude, entre les Vaudois des diverses vallées ; et les ministres du Val de Luserne furent invités à ne pas se rendre en Pragela, en même temps qu’on ordonnait aux habitants du Pragela et aux autres réfugiés français, domiciliés dans la vallée de Luserne, de la quitter, sous bref délai (1).
(1) Ordre du commandant de Luserne, adressé aux syndic· de cette vallée, sous la date du 25 mai 1709. (Archives du Villar, cahier religionarii, fol. 161.)
Les pasteurs cependant, étrangers aux considérations politiques qui réglaient la conduite de Victor-Amédée, considérant avec raison les chrétiens évangéliques du Pragela comme une des parties les plus intéressantes de leur troupeau, se rendirent auprès d’eux toutes les fois qu’ils en furent requis, ou que les devoirs de leur charge le leur permettaient (2).
(2) «Le 27 février 1709 vint en Pragela un ministre qui pervertissait « tout le peuple. Le 23 mars, M. Bastie baptisa trois enfants; presque « toute la population s’y rendit. Le 15 avril vint un autre ministre, pour un mariage, etc... » (Mémoires des missionnaires de Fénestrelle. MSC. — M. Bastie était le pasteur de La Tour.
Le sénat de Pignerol, sans avoir le droit de prendre aucune mesure répressive contre l’exercice d’une liberté autorisée par le souverain , voulut néanmoins témoigner son mécontentement; il le fit, en rappelant, le 2 avril 1710, par une sorte de mandement, les interdictions précédentes, portées contre le culte réformé, dans les vallées de Pérouse et de Pragela.
Les protestants, forts de leur droit, de leurs convictions, et du besoin de protester contre la tyrannie dont ils avaient souffert, répondirent à cette manifestation par l’acte le plus solennel de leur culte ; et, le 7 avril 1710, pour la première fois depuis vingt-six ans, ils proclamèrent, à Usseaux, le rapprochement de leurs chères Eglises, la communion de tous les cœurs vaudois, par la célébration de la sainte cène, à laquelle vinrent prendre part les habitants de toutes les vallées, confondus en une seule famille avec ceux de la Doire et du Cluson.
Le clergé catholique de ces dernières vallées adressa au sénat de Pignerol un manifeste(1) sur le peu de cas que les protestants avaient fait des interdictions qu’il avait rappelées ; et un mémoire, rédigé par des légistes, tendit à prouver que les Vaudois du Pragela n’étaient pas fondés à jouir de la liberté de conscience (1).
(1) Daté du 28 mai 1710·
(1) Mémoire touchant l'établissement , les progrès et la cessation de la religion prétendue réformée dans la vallée de Pragela ; et touchant l'engagement de S. A. R. à l'égard du rétablissement de ladite religion, ensuite de son traité d'alliance avec les Anglais et les Hollandais. ( MSC. infol. de la bibliothèque du roi , à Turin.
« Son Altesse Royale, y est-il dit, a promis, par le traité du 21 janvier 1704, et par les conventions précédemment arrêtées à Utrecht, que les protestants émigrés du Pragela pourraient y rentrer et y exercer librement leur culte comme avant leur sortie ; accordant les mêmes privilèges à tous autres de la même religion qui viendraient s’y établir; moyennant que les une et les autres ne tenteront en aucune manière de détourner les catholiques de leur religion, ni de leur causer aucun dommage.
« Or, les protestants émigrés du Pragela n’ont quitté cette vallée que parce que leur culte y avait été interdit. Us n’avaient donc pas la liberté de conscience avant leur sortie ; aux termes du traité, la liberté de conscience doit donc leur être retirée. »
Tel est le résumé de l'argumentation. A la suite de ces démarches, le duc de Savoie, pour juger probablement de l’importance des protestants du Pragela, en demanda la liste nominale avec l’état de leurs biens (1).
(1) Ces pièces sont aux archives de cour, à Turin. La lettre de Victor-Amédée II qui les réclame, est adressée al Marchese di Borgo, et datée du 14 avril 1710.
Ayant trouvé sans doute qu’ils n’étaient pas à ménager, les vexations recommencèrent. L’ambassadeur de Hollande s’en plaignit, et le marquis de Saint-Thomas, ministre des affaires étrangères, répondit que les Vaudois étaient des turbulents et des rebelles avec lesquels on n’usait que de trop de douceur (2). Bientôt, en effet, on leur enjoignit d’observer le chômage des fêtes catholiques(3). En France, on interdit aux protestants du Dauphiné de conserver des armes (4); partout la société de propagandâ fide et extirpandis hœreticis renouvela ses manœuvres.
(2) La note de l'ambassadeur hollandais, M. Van der Meer, et la réponse du marquis de Saint-Thomas, datée da 23 février 1711, sont aux archives de Turin. — Il s’agit de l'arrestation du consul protestant Guyot, qui avait négligé de faire mettre des châssis à l'église catholique de Pragela.
(3) Edit de Victor-Amédée II, du 22 mai 1711, commençant ainsi : « Sur « la remontrance à nous faite par notre procureur général, substitut au « conseil supérieur de Pignerol, que nos sujets des pays et terres de nouvelle conquête dans le Pragela, n'observent pas les fêtes commandées par « notre sainte mère Eglise, etc.... » (Turin, archives de cour.)
(4) Edit de Louis XIV, signé à Versailles, 17 de septembre 1712.
« En 1740, durant la guerre, dit Dieterici (5), des maraudeurs français ayant commis toute sorte de dégâts dans la vallée de Pragela, le gouverneur savoyard défendit toute réunion de plus de douze à quatorze personnes. Sous prétexte de cette ordonnance, on empêcha tout culte public en Pragela. Le capitaine Friquet, que Victor-Amédée avait chargé, en 1709, d’écrire à ses coreligionnaires émigrés, pour les engager à rentrer dans leurs foyers, où il leur promettait pleine liberté de conscience, fut une des premières victimes de ces retours à l’arbitraire. Des réunions religieuses s’étaient tenues dans sa demeure ; il fut cité à Pigne-roi, et, pour échapper à une condamnation, il dut lui-même s’expatrier (1). »
(5) Histoire des Vaudois en Brandebourg.... Chap. VII.
(1) Jean Gonnet et Jean Guigas furent cités en même temps que lui, et partagèrent le même sort.
Dans l’intervalle, le ministère anglais, protecteur des Vaudois, avait été changé, Au milieu des événements politiques on les perdit de vue. Lors du traité d’Utrecht ils furent oubliés par les puissances protestantes et l’on ne fit rien pour garantir leurs droits.
L’Angleterre, qui avait garanti au duc de Savoie la possession de la vallée de Pragela à condition que ce prince y maintiendrait la liberté religieuse, fut tenue à l’écart par d’autres dispositions.
Victor-Amédée s’étant rapproché du roi de France, entrevit la possibilité d’augmenter ses Etats du comté de Nice tout en gardant la vallée de Pragela à condition d’y détruire le protestantisme. Et, pour que cette double cession pût être présentée comme un échange dé territoire entre les deux puissances, il céda la vallée de Barcelonnette à Louis XIV, qui accepta cet arrangement désavantageux comme une honorable stipulation , afin d’évincer ainsi l’Angleterre du seul droit qu’elle aurait eu d’intervenir sur les frontières d’Italie. Et c’est ainsi que, par des transactions secondaires dans le conseil des potentats, tout l’avenir religieux d’un peuple fut sacrifié à l’ambition cachée du papisme qui poursuivait sa perte.
« Nous avons un mémoire de M. Léger (1), écrit-on de Genève, sur les engagements de Victor-Amédée II avec la cour d’Angleterre, et la facilité avec laquelle cette cour aurait pu , lors de la paix d’Utrecht, faire jouir les Pragelains des mêmes prérogatives dont jouissent les trois autres vallées.— Mais une négligence les fit oublier et leur vallée fut perdue (2). »
(1) Pasteur et professeur à Genève, neveu de l'historien ; mort le 18 janvier 1719 , âgé de soixante-sept ans et quatre mois.
(2) Mémoire concernant la situation présente des vallées du Piémont.... présente au Synode de la Haye, le 9 septembre 1762. (Archives synodales des Eglises wallones.) — Copie communiquée par M. Appia.
Ainsi s’exprimaient, un demi-siècle après cet événement, des hommes qui furent au nombre des plus constants protecteurs des Vaudois. Il nous reste à voir maintenant de quelle manière est survenue la perte qu’ils déplorent; et comment, sur les rives du Cluson, le flambeau de l’Evangile s’est éteint, depuis plus d’un siècle, au souffle de la tyrannie et de l’intolérance.
Puisse un nouvel historien avoir à dire un jour qu’il s’est rallumé au souffle
de la liberté!
HISTOIRE DES VAUDOIS DU PRAGELA ET DES VALLÉES ADJACENTES.
SEPTIÈME ÉPOQUE.
(Depuis le traité d’Utrecht (1713), jusqu’aux premières émigrations, amenées par les édits précurseurs de celui de 1730.)
Nous avons vu que, par le § III des articles secrets du traité conclu entre Victor-Amédée II et l'Angleterre, le 4 août 1704, tous les protestants fugitifs de la vallée de Pragela avaient acquis le droit d’y rentrer et d’y jouir du libre exercice, tel qu'ils en jouissaient avant leur sortie.
La même condition fut stipulée dans le traité de La Haye, du 21 janvier 1702. Mais on trouve aux archives de la cour de Turin une note diplomatique ainsi conçue : « Par l’article V du traité d’alliance contre S. M. Anne d’Angleterre et le roi (1) , l'acquisition des vallées de Pragela, Oulx..., etc., lui avait été promise, en manière que ce devait être une acquisition à son profil (gratuite). Dans l’article III des secrets dudit traité, le roi a réciproquement promis à ceux de la religion protestante le libre exercice de leur culte. Mais S. M. britannique, n’ayant pu, lors de la paix d’Utrecht, faire céder ce pays, parle roi de France au roi de Piémont, il en résulte que la promesse de l’Angleterre n’a eu aucun effet. Conséquemment la promesse du roi ne l’engage pas non plus ; puisqu’il tient maintenant ces vallées en vertu d’un échange direct qu’il en a fait avec Louis XIV pour la vallée de Barcelonnette (2). »
(1) Victor-Amédée II prit le titre de roi le 21 décembre 1703. (Comme roi de Sicile.)
(2) Turin, Archives de cour, no de série, 497.
Le traité d’Utrecht fut conclu le 11 avril 1713 (3).
(3) Cinq traités différents furent conclus ce jour-là entre la France et d’autres puissances européennes. Celui qui eut lieu entre Louis XIV et Victor-Amédée II fut signé à quatre heures de l’après-midi. — L’article IV, était ainsi conçu : « S. M. T. C. transporte à S. A. R. de Savoie, irrévocablement et à toujours, les vallées qui suivent; savoir : la vallée de Pragela, avec les forts d’Exiles et de Fenestrelles; et les vallées d’Oulx, de Sésane, Bardonèche et Château-Dauphin ; et tout ce qui est à Peau pendante des Alpes, du côté du Piémont. Réciproquement, S. À. R. cèle la vallée de Barcelonnette... de manière que les sommités des Alpes, serviront à l’avenir de limite entre la France et le Piémont.
Sur la fin du mois précédent Victor-Amédée avait fait témoigner aux Vaudois les bonnes dispositions dans lesquelles il était à leur égard, et la satisfaction qu’il avait ressentie de leur belle conduite pendant la guerre qui venait de finir (1); mais à peine le traité eut-il été conclu, que l’oublieux monarque ne daigna pas même répondre à leurs demandes les plus respectueuses et les plus légitimes (2).
(1) Ce témoignage fut apporté aux Vaudois par le marquis d'Antourne, le 31 mars 1713.
(2) Vers la fin d’avril 1713, Victor-Amédée fit un voyage en Pragela, pour visiter ses nouvelles possessions : entre autres, les forteresses de Fénestrelles et d'Exiles. Les Vaudois lui adressèrent une requête à l’effet d’obtenir le libre exercice de leur culte; mais cette requête resta sans réponse.
Il ne se prononça pas néanmoins contre les vœux d’organisation ecclésiastique qui lui étaient exposés, et ne dit rien qui pùt faire croire aux Vaudois qu’il eût le projet de les dépouiller de la liberté de conscience qu’il leur avait promise ; mais il refusa de prendre aucun engagement à cet égard, en exigeant toutefois de ses nouveaux sujets le serment de fidélité qui les engageait à son service (3). Louis XIV, voyant que l’exercice du culte protestant n’était pas immédiatement réprimé dans les vallées qu’il avait cédées, défendit à ses propres sujets, nouvellement convertis au catholicisme, d’avoir aucun rapport avec les protestants étrangers (1).
(3) Cette prestation de serment eut lieu le 29 juillet 1713.
(1) Par édit du 8 novembre 1713.
La fréquentation des Vaudois paraissait surtout excessivement pernicieuse à leurs alentours catholiques. Dans les prônes, les mandements et même les rescrits de cette époque, on ne cesse de recommander aux catholiques de ne point prendre des Vaudois à leur service, de ne pas assister à leurs assemblées ; et l’on ajoute que, si un papiste doit, par convenance, accompagner le convoi funèbre d’un protestant, il devra aussi se retirer du cimetière avant que le pasteur officiant ait commencé de parler.
C’est que la Bible donnait à ces modestes enfants des Alpes une puissance de conversion plus efficace, pour changer les cœurs, que tous les appels à la violence dont l'Eglise romaine avait fait usage pour recruter de serviles adeptes.
«En 1713, dit Dieterici(2), le duc de Savoie se rendit en Sicile pour s’y faire couronner, et il y resta jusque vers le milieu de 1714. Les ennemis des Vaudois en profitèrent pour détruire leur église en Pragma.
(2) Histoire des Vaudois en Brandebourg , ch. VII.
En 1713, l’intendant savoyard (1) Pavie ordonna de n’y installer aucun maître d’école, sans l'approbation du clergé catholique. Deux instituteurs précédemment installés durent cesser leurs fonctions en février 1714. Puis, les consuls, syndics et autres magistrats protestants de la vallée, furent remplacés par des magistrats catholiques. Les premiers avaient été, selon la coutume, élus six mois avant leur entrée en fonctions. A cette époque, Victor-Amédée était encore en Piémont, et il ne s’éleva aucune opposition contre ces élections. Mais au commencement de 1714 elles furent annulées en l’absence du souverain. Les Vaudois s’adressèrent à leurs protecteurs étrangers.
(1) Cette qualification n’indique pas sa nationalité, mais seulement qu’il était au service du duc de Savoie.
Le capitaine Friquet écrivit alors au ministre Papon, ancien pasteur du Pragela, qui desservait alors l'Eglise française de Francfort-sur-le-Mein, pour lui faire connaître les griefs de ses compatriotes. Ce pasteur remit les représentations des Vaudois au Résident de la cour de Berlin (1), qui les fit passer au roi de Prusse; et ce dernier, par une lettre du 24 mars 1714, chargea ses représentants d’Angleterre, de Hollande et d’Augsbourg, de faire connaître à ces diverses cours, les dangers croissants qui menaçaient l’existence du protestantisme dans la vallée de Pragela. a Vous pouvez déclarer, y est-il dit, que nous sommes disposés à concourir à toutes les mesures que les états généraux, la reine Anne et les états évangéliques de l’empire jugeront à propos de prendre, pour préserver d’une ruine imminente la religion réformée, dans les vallées du Piémont. »
(1) M. Reinhold Hecht.
Cette première tentative n’ayant pas produit l’effet qu’il en avait attendu, Frédéric-Guillaume renouvela ses instances par une lettre du 28 avril 1714, dans laquelle il disait : « Vous ferez, verbalement et par écrit, les représentations les plus pressantes à S. M. la. reine et à ses ministres.....pour qu’ils disposent le duc de Savoie à laisser une entière liberté de conscience à nos coreligionnaires du Pragela, et à remplir fidèlement la promesse qu’il a faite à cet égard. » Mais Victor-Amédée était alors absent, et les poursuites continuaient contre les Pragelains.
« Qui sait même, écrivait-on alors, s’il ne prolonge pas à dessein son absence, afin de pouvoir dire à son retour, que tout s’est fait à son insu? Pendant ce temps le grand coup sera donné, et S. A. s’excusera sur ce que sa conscience ne lui permet pas de détruire un ouvrage de conversion (1). »
(1) Lettre écrite de Vevey, sous la date du 17 avril 1714, et citée par Dieterici. Ch. VII.
Ces violences, que pressentait l’auteur des lignes qui précèdent, ne tardèrent pas à se manifester. Au mois de mai 1714, le commandant de Pérouse entra en Pragela avec des troupes, envahit, au milieu de la nuit, la demeure des principaux d’entre les Vaudois, les fit arracher de leur lit et conduire à Fenestrelles chargés de chaînes (2).
(2) Détails tirés d’une lettre du capitaine Friquet, écrite de Genève, le 31 mai 1714. Citée par le même auteur.
Le roi de Prusse, ayant appris ces cruels traitements, renouvela ses sollicitations en faveur des Vaudois.
« Nous apprenons de toute part, écrit-il à la date du 19 juin 1714, et vous verrez par l’incluse ci-jointe, que les persécutions contre les Vaudois vont toujours en augmentant : au point que l’entier anéantissement de la religion évangélique sera inévitable, dans ces contrées, si l’on ne vient au secours de ces pauvres gens.... Vous supplierez en notre nom S, M, la reine de la Grande-Bretagne, de faire les plus pressantes instances auprès du duc de Savoie, pour que la liberté de conscience soit maintenue dans ces vallées. »
L’ambassadeur d’Angleterre près la cour de Turin reçut ordre de parler dans ce sens aux ministres de Victor-Amédée. Ses représentations produisirent d’abord quelques heureux effets. Le prince étant revenu de Sicile, imprima une direction plus modérée aux poursuites réactionnaires qui avaient lieu à Pragela. On ne tarda pas néanmoins de renouveler aux pasteurs des autres vallées vaudoises la défense de se rendre dans celle du Cluson, pour célébrer leur culte. L’un d’eux ayant bravé cette défense, fut emprisonné par ordre de l’intendant de Pignerol. L’intervention des ambassadeurs protestants près la cour de Turin n’eut pas de peine à obtenir sa liberté; mais ce fut dès lors avec une réserve bien naturelle que ses collègues et lui-même se renfermèrent de plus en plus dans le champ de travail qui leur était assigné, dans les limites de leur paroisse.
Les Pragelains toutefois ne se découragèrent pas : les Anciens de chaque commune se chargèrent, comme par le passé, de présider, tour à tour, de familières et édifiantes réunions de prières.
Alors, que fit-on? Ces Anciens reçurent l’ordre de comparaître à Turin. Ils s’y rendirent; on s’empara de leurs personnes, et on les transporta en différentes villes du Piémont, où on les retint prisonniers (1). Tous ces billets de comparution ne furent pas reçus avec la même soumission par ceux auxquels ils s’adressaient. L’un des Vaudois qui en reçut, écrit dans ses Mémoires ; « C’était au mois de mai 1714. Le roi se trouvait en Sicile. On donna des billets aux principaux de notre vallée, afin de les exiler dans le Piémont, et de leur faire changer de religion. Pour me garder de cette persécution, je fus obligé de quitter le pays, et de laisser mon père, âgé de quatre-vingts ans, malade et alité, ainsi que ma femme, qui était presque moribonde; et je restai six semaines dehors, avant de pouvoir rentrer chez moi (2).»
(1) Il y en eut huit qui subirent ce sort. — Ces détails sont tirés d’une pièce sur papier timbré, intitulée : Minute de requête pour présenter au roi, laquelle n’a pas été présentée. Elle se trouve aux archives de l’évêché de Pignerol.
(2) Mémoire des persécutions pour notre sainte religion, qui me sont arrivées depuis le mois d'août en l'année 1708, que le roi de Sardaigne avec les alliés, ont conquis notre pays de Pragella. Ces mémoires sont ceux d'un Ancien de l'Eglise de Suchières , nommé Jacob Perron. Désormais pour abréger, je les citerai sous ce titre : Mémoires de Perron. - Ce manuscrit m'a été communiqué par M. Lombard- Odier, de Genève , dont la famille avait , en 1730, accueilli l'auteur exilé , qui lui laissa ce souvenir.
Ces six semaines, il les avait passées dans la vallée de Luserne; ce qui prouve que la mutualité fraternelle de ces pauvres vallées se maintenait toujours.
« Pendant mon absence, continue le narrateur, on apporta un de ces billets ( de comparution ) à mon père, et quelques jours après, l’officier de justice vint lui dire, de la part du châtelain, qu’il n’avait qu’à lui donner trente livres, argent de Piémont, pour des informations que ledit châtelain, le greffier et le procureur fiscal avaient faites contre lui, pour fait de religion. »
Qu’on juge par ces détails à quelles exactions révoltantes se livraient contre les Vaudois les magistrats de ces contrées : impunis et peut-être encouragés dans leurs poursuites, à raison du détriment qu’elles apportaient aux protestants, ils s’y livraient avec d’autant plus de zèle qu’ils y trouvaient leur intérêt.
« Le greffier, dit Perron. ajouta que si cet argent ne lui était pas donné, il viendrait sortir nos meublés de la maison.
« Mon père lui répondit qu’il n’avait fait tort ni offense à personne; qu’il n’avait pas d’argent; qu’on pouvait le dépouiller de ses meubles, si l’on voulait ; mais que pour sa religion, il ne la quitterait jamais. »
Et cependant la plus grande gène régnait alors dans ces vallées (1). La famine était si grande, qu’on voyait des malheureux, sans asile et sans nourriture, errer dans les campagnes, cherchant à vivre de l’herbe des champs (2). Les moines, les jésuites et les missionnaires de tout froc profitaient de cet état de choses pour obtenir des promesses de catholisation, en échange de quelque monnaie ou d’un morceau de pain (3). On forma même le projet d’exploiter, par des mesures d’ensemble, la triste position du pays à cet égard (1). Tous les curés reçurent des secours, destinés uniquement aux catholisés, et refusés aux protestants.
(1) Rapport du triste état des Eglises du Pragela et des anciennes Vallées ; daté du 1er juin 1714. (Archives de la vénérable compagnie des pasteurs de Genève ; registre S. p. 258.)
(2) Lettre de Reynaudin à MM. de Genève; 15 juin 1714. — Même source, p. 260. — Ce Reynaudin était alors pasteur de Bobi. En 1689, n’était encore qu’étudiant, il quitta l’académie de Bâle, pour suivre l’expédition d’Arnaud , dont la relation fut écrite par lui.
(3) Mêmes pièces.
(1) Projet, , per contenere ne limiti , gl' eretici ; impedire a loro progressi; ajutare le conversioni, e sostenere li convertiti. Ou y propose, entre autres, de donner à chaque curé, six cents livres par an, pour doter quinze filles catholisées; de payer les impôts et les dettes des convertis; d'obtenir en leur faveur des exemptions diverses, etc.... (Archives de Turin. — N° de S. 247.)
Mais en même temps que les Vaudois du Pragela étaient dispersés violemment en Piémont, on repoussait de Turin leurs coreligionnaires qui eussent voulu s’y établir (2).
(2) Progetlo di reale biglietto, pel vicario di Torino, nel concernente i religionarii. (Arch, de T. S. 512.) — 11 s’agit, dans cette pièce, d’une foule de restrictions imposées à la résidence et au commerce des protestants étrangers dans la capitale.
On faisait fermer les écoles protestantes des vallées du Cluson et de la Doire; et l'on y interdisait d’une manière formelle la célébration publique du culte réformé (3). Les Pragelains réclamèrent contre celte interdiction.
(3) Requête des habitants du Pragela. (Sans date ; mais devant être de 1714 à 1715.) — Archives de l’év. de Pignerol.
On répondit à leur supplique en les empêchant de tenir même des assemblées religieuses particulières. « Sur « les remontrances qui nous ont été faites (4), dit Victor-Amédée, que des assemblées clandestines se « tiennent fréquemment dans les vallées d’Oulx, « d’Exiles, de Cézane, de Bardonèche et de Pragela... « Nous défendons aux religionnaires de ces contrées « de se réunir au nombre de plus de dix personnes, « soit de l’un, soit de l’autre sexe, en quelque lieu et « sous quelque prétexte que ce soit, sauf qu’il s’agisse de la réunion des conseils municipaux. Les « transgresseurs de cet ordre seront punis d’une « amende de cent écus d’or, pour la première fois , « et de dix ans de galères pour la seconde. Les « femmes coupables d’une pareille infraction encourront une amende de vingt écus d’or pour la première fois, et le supplice de deux heures de carcan pour la seconde (1). »
(4) Par l’intendant de Pignerol, sous l’influence du conseil, dont les membres étaient conduits par le clergé de la ville, qui s’inspirait lui-même des jésuites du Pragela.
(1) Donné à la Vénerie, le 1er février 1716. Signé : Victor-Amédée ; contresigné : Lanfranqui.
Cet édit fut publié en Pragela, le 7 de février 1716. On ne saurait dire à quelle multitude de vexations patentes ou cachées, de tracasseries sourdes, de poursuites de toute sorte, il servit de prétexte entre les mains d’une magistrature servile et d’un clergé haineux.
« Il a été constaté, disent des instructions subséquentes, que dans l’écurie de Pierre Ronchail, se « sont trouvées ensemble douze personnes, hommes « ou femmes : sans compter les petits enfants et trois « femmes qui étaient devant la porte (1). » — Là-dessus, rapport, dénonciation, réquisitoire, descente de la justice sur les lieux, emprisonnements, frais d’avocat, condamnation, ruine de la famille, dispersion de ses membres, qui s’exilent pour éviter les galères ou le carcan ; abandon des enfants, exposés à périr de misère, et triomphe du papisme persécuteur.
(1) Substance des éclaircissements donnés sur lesdits articles , par M. le président Borda, dans sa lettre à S. M. du 13 juillet 1727. (Pièce aux archives d’Etat. Turin, no de S. 530 bis.)
En vain met-on en avant que, parmi les douze personnes dénoncées, se trouvait une mendiante, à qui on venait de faire la charité; trois enfants d’une famille consanguine, qui jouaient avec leurs petits cousins Ronchail, et une femme malade visitée par deux de ses voisines : toutes ces représentations sont écartées par les juges. Pierre Ronchail, accablé de vieillesse, est condamné à deux ans de prison, son frère Etienne à trois coups d’estrapade, et toute la famille solidairement aux frais et à cent écus d’or d'amende, pour chacun (1).
(1) Cette sentence est du 4 juin 1727 ; mais comme les faits se rapportent connextivement à l'édit de 1716 , j'ai cru pouvoir les présenter ici , comme une conséquence immédiate de cet édit.
Voilà un exemple des égards que l'on avait alors pour ces mêmes Vaudois, dont Victor-Amédée II avait si souvent loué la fidélité, et une preuve des fruits qu’était destiné à porter l’édit du 1er février 1716.
Privés ainsi de toute espèce de moyen de célébrer leur culte, soit en public, soit en particulier, les invincibles évangéliques du Pragela reprirent leurs pèlerinages dominicaux, aux temples de Macel et du Pomaret. Ils ne craignaient pas de faire de longues courses pour aller assister aux assemblées religieuses de leurs frères, à qui les anciens édits de la maison de Savoie garantissaient le libre exercice de leur culte. Mais cette ressource leur fut encore enlevée, et cela par les instigations du clergé, toujours puissantes sur le conseil de Pignerol (2).
(2) Voici la série des pièces qui se rapportent à ces faits. I. Réquisitoire du procureur général, demandant que l'on interdise aux protestants du Pomaret de recevoir les catholiques à leur culte. (En date du 31 mars 1717.) — II. En date du 2 avril : rescrit de Victor-Amédée, conforme à celte demande. — III. En date du 30 : requête des réfugiés, à qui il avait été permis de résider dans les vallées. — IV. Biglietto Regio, par lequel il leur est accordé d’aller au temple, moyennant une permission écrite et personnelle, accordée par le gouverneur de Pignerol. — V. Nouvel ordre (en date du 8 mai) qui interdit de recevoir dans le temple du Pomaret les protestants de Pragela.־־־ VI. Manifeste du conseil, rappelant toutes ces mesures et daté du 28 mai. (Extrait des registres de l'ancien conseil supérieur de Pignerol et des archives de Turin.)
Quelques-uns des protestants français, que le duc de Savoie avait personnellement retenus dans ses nouveaux Etats, obtinrent par faveur des billets d’entrée, au temple du Pomaret. Mais, sous divers prétextes, ces billets furent ensuite retirés à la plupart d’entre eux (1). Puis on renouvela aux Vaudois la défense de travailler les jours de fête catholique (2); ils réclamèrent encore, et obtinrent de pouvoir travailler ces jours-là à portes closes, ou dans leurs champs, moyennant une permission du juge (3). Ce n’étaient que de nouvelles voies ouvertes à l’arbitraire et aux plus frivoles motifs de vexations.
(1) Par la raison surtout qu’ils étaient domiciliés en Pragela, avant le traité d’Utrecht.
(2) Rescrit du 14 juillet 1718. (Archives du Villar, cahier Religionarii fol. 176.)
(3) Rescrit du 9 août 1718. — Cette pièce est sous forme de biglieto regio, dans les archives de Turin ; et de simples instructions à l’intendant de Pignerol, dans les archives de cette ville.
Les Pragelains envoyèrent alors un député à Genève (4), pour demander conseil et protection. La Suisse à son tour recourut à l’intercession de la Hollande et de l’Angleterre (1). On obtint quelques concessions insignifiantes (2); mais ce soulagement ne fut que momentané.
(4) Il y arriva le février 1719, et alla de là à Zurich.
(1) Lettre du 6 février 1719. (Archives des pasteurs de Genève, registre S. p. 768.)
(2) 25 juin 1720 : instructions au sénat de Pignerol, pour user d’indulgence à l’égard des Vaudois.
Un nouvel ordre (3), plus sévère que les précédents, interdit enfin le culte réformé d'une manière absolue. Mais on ne pouvait fermer les cœurs comme les temples, et ce culte proscrit, malgré les entraves qui lui étaient suscitées, renaissait toujours dans le secret des bois ou des chaumières; comme ces plantes vivaces qu’on voit se renouveler du soir au matin, entre les fentes de la pierre qui les comprime, et dont les jets sans cesse renaissants, remplissent de leur vigueur la moindre issue laissée libre, il n'avait besoin que d’un peu d’air pour vivre et pour fleurir.
(3) En date du 17 juillet 1720.
On interdit itérativement aussi, aux pasteurs des autres vallées vaudoises, de recevoir aucun étranger dans leurs temples (4), afin d’en proscrire par là leurs coreligionnaires du Pragela. Les réclamations les plus pressantes furent inutilement adressées au souverain (1) : des adversaires y répondirent (2); le fanatisme s’excita, les rigueurs continuèrent, et enfin on ordonna à tous les habitants des Vallées acquises par le traité d’Utrecht, de faire baptiser leurs enfants dans l'Eglise romaine, vingt-quatre heures après leur naissance : sous peine de deux cents livres d’amende, à chaque Contravention (3).
(4) En date du 28 septembre cl du 22 octobre 1720.
(2) Memoria sopra il raccorso , fatto.... e sopra diversi abusi dei proteslanti. (Arch. de cour. ) — Longue et fastidieuse dissertation , sans cœur et sans justice.
(3) Arrêt de la cour de Pignerol, rendu le 21 avril 1721 ; sur le rapport du procureur général.
(3) Arrêt de la cour de Pignerol, rendu le 21 avril 1721 ; sur le rapport du procureur général.
C’est en vain que les Vaudois adressèrent de nouvelles requêtes : ils ne reçurent de secours et de consolations que des protestants étrangers (4).
(4) Entre autres, 500 florins de l'Eglise vallonn de Middelbourg, où l'un des fils d'Henri Arnaud était alors pasteur.— 9 janvier 1722. — (Archives des pasteurs de Genève, vol. T. p. 120.)
Le code civil, promulgué en 1723, sous le titre de Constitutions piémontaises, sanctionna tous les ordres iniques contre lesquels ils protestaient (5), et leurs nouvelles suppliques furent moins écoutées encore que les précédentes.
(5) Voir le chap. X. De plus, p. 25, 605 etc., de l'éd. in-40.
Mais ces infatigables défenseurs de la liberté de conscience, envoyèrent alors à Genève un jeune homme de leur vallée, afin qu’il s’y formât au ministère évangélique, pour venir ensuite leur prêcher la parole de Dieu. Ils espéraient que, n’étant pas d’origine étrangère, il lui serait permis d’exercer son pacifique ministère au sein de sa patrie, comme cela avait lieu dans les autres vallées vaudoises (1). Ils ne prévoyaient pas qu’avant la fin de ses études, l'Eglise qui lui était destinée, aurait elle-même terminé la longue carrière de ses souffrances et de ses luttes désespérées.
(1) Le député envoyé de Pragela à Genève, pour obtenir dans l'académie de cette ville , l'admission d'un jeune Pragelain , se nommait Borel. (Il y arriva le 21 mars 1723. - Une commission fut nommée le 14 , pour examiner sa proposition. Le rapport fut favorable. L'élève qui fut admis , se nommait Guyot. Il y arriva le 4 juin , et fit honneur à ses bienfaiteurs. ) Borel obtint aussi du gouvernement bernois la création d'une bourse, à l'académie de Lausanne, pour un autre étudiant de Pragela. (Voir, Registres de la compagnie des pasteurs de Genève, vol. T. p. 247-250, 258, 307, 315, 335, 405, 431, etc.)
Le prosélytisme redoublait d’efforts pour abattre cette Eglise presque égorgée, mais non vaincue. On avait obtenu que tout enfant vaudois’, qui embrasserait le catholicisme, serait autorisé à exiger juridiquement de ses parents encore vivants, la part d’héritage qui lui fût revenue après leur mort (2). Cet article donna issue à des menées nombreuses, par lesquelles on cherchait à détourner des enfants de la foi domestique, afin de poursuivre ensuite en leur nom les auteurs de leurs jours, pour obtenir la division du patrimoine paternel, et l'affaiblissement des familles vaudoises.
(2) Constit., p. 25.
On conçoit combien de troubles, de désordres et d’animadversions durent résulter de ces iniquités.
Cependant, au milieu de ce zèle amer, il y avait aussi des actes de désintéressement remarquables : de la part surtout de ces âmes simples et onctueuses qui, à travers les œuvres du papisme, voyaient la charité de Christ. En 1724, par exemple, on comptait déjà plus de quatre-vingts jeunes filles vaudoises, la plupart des vallées de Pérouse et de Pragela, qui s’étaient catholisées, et avaient été dotées aux frais de leur nouvelle Eglise (1).
(1) Mandement du vicaire général de l'archevêché de Turin, date du 18 janvier 1724. (Imprimé.)
Mais on défendait, en même temps, aux notaires protestants de recevoir les actes testamentaires des catholiques, et à ces derniers, de vendre des terres aux protestants, hors des limites tolérées (2).
(2) Biglietto regio, al Senato di Pinerolo, du 27 juin 1724.
A diverses reprises enfin, l’ordre d’honorer, par une oisiveté improductive, la célébration des fêtes papistes, fut renouvelé aux travailleurs vaudois (1). On conçoit encore, sous combien de prétextes futiles on pouvait dès lors les inquiéter.
(1) 2 juillet 1721 ; 12 mai 1724, etc.
En voici un exemple. « En 1726, dit Jacob Perron, dans ses mémoires, la veille du jour que les catholiques appellent la Fête-Dieu, et qu’ils ont coutume de faire planter de petits feuillages devant leurs maisons, le curé des Suchières me vint dire, en présence de deux témoins, qu’il avait ordre du roi (ce qui n’était pas vrai) de me faire garnir ma maison, comme les catholiques. Il ajouta que ceux de notre religion le faisaient bien dans les autres villages où passait la procession, et que si je ne le faisais pas, il en avertirait le châtelain pour informer contre moi. »
Perron se refusa à faire ainsi un acte d’adhésion à des cérémonies que réprouvait sa foi, et les gens de justice vinrent verbaliser. Il fut cité devant le gouverneur de Fenestrelle, et il n’échappa qu’avec peine aux soldats envoyés pour s’emparer de lui.
Ailleurs, on trouve une lettre de MM. Friquet et Gonnet (1), par laquelle ils exposent que le 7 du mois de mars (1726), s’étant assemblés pour célébrer un jeûne, au nombre de douze personnes, ils furent espionnés par le curé du lieu, qui écrivit en cour; d’où il y eut ordre, quelques jours après, au sénat de Pignerol, d’en informer. Ce qui ayant été fait, ils furent arrêtés par ordre du même sénat, et conduits dans les prisons de Pignerol, où ils ont été détenus cinq semaines; puis, condamnés à cent écus d’or, chacun, outre les frais de la détention, qui montent à neuf cents livres. Ils ajoutent qu’ils n’ont contrevenu à aucun édit de leur souverain, puisqu’ils n’ont été assemblés qu’en petit nombre et uniquement pour prier Dieu ; qu’ils ont présenté une requête au roi de Sardaigne, pour être déchargés de cette amende exorbitante ; mais que la requête a été renvoyée au procureur fiscal de Pignerol, qui avait déjà poursuivi leur condamnation; et qu’ainsi ils n’avaient plus aucun recours que dans la charité de leurs frères. »
(1) Datée des Traverses, en Pragela, le 5 juin 1726. Ce qui en est dit ici est extrait textuellement des registres de la vénérable compagnie des pasteurs de Genève, vol. V, p. 198. Séance du 21 juin 1726.
« M. Léger (2), est-il dit ensuite, expose que ces personnes sont tout à fait dignes de considération ; qu’il existe à la vérité un édit du roi de Sardaigne, portant défense aux habitants du Pragela, de se réunir au nombre de plus de dix personnes (1), mais que l’on avait entendu par là des chefs de famille, vu qu’il y a, dans ces vallées, des familles dont les membres sont plus nombreux, et que, dans l’assemblée en question, bien qu’ils fussent douze personnes, il n’y avait que huit chefs de famille. »
(2) Pasteur à Genève.
(1) L’édit du 1er février 1716.
Mais ces raisons, quelque justes qu’elles fussent, n’étaient pas appréciées par les persécuteurs; et pour la moindre prière que les habitants du Pragela étaient surpris à faire ensemble, pour quelques pages de la Bible lues en famille, ils étaient traités comme des criminels.
Une foule de détails pourraient se joindre aux exemples que j’ai déjà cités ; et quoique ces détails soient quelquefois insignifiants, ils ne laissent pas de faire connaître, d’une manière plus intime que les pièces officielles, l’état dans lequel se trouvaient alors les Vaudois de cette vallée et les tracasseries journalières qu’ils étaient exposés à subir.
Ainsi, pour cette même année de 1726, on trouve un mémoire du sénat de Pignerol, exposant au souverain : « Que les hérétiques, quoique obligés de faire baptiser leurs enfants par les curés en vertu de l’arrêt du 21 avril 1721, les élèvent néanmoins dans la foi protestante; et là-dessus, le sénat de province propose, pour réprimer ces intolérables abus: 1° de faire enlever les enfants à leurs parents, et de confier le soin de leur éducation à des congrégations catholiques; 2° de déroger à l’édit du 12 mai 1679 (émané de Louis XIV), qui prononce peine de mort contre les relaps (et qu’on ne pouvait appliquer à toute une population) ; pour mettre en vigueur l’arrêt du 7 mai 1685 (émané du conseil d’Etat), lequel interdit, d’une manière absolue, la profession, soit publique soit particulière, de toute autre religion que le catholicisme(1).»
(1) Ce mémoire a neuf pages in-folio. — Il est intitulé : Remontrance. — Il n'a point de date. Mais il y a la date de sa réception à Turin ; savoir, le 8 janvier 1726. (Archivée de cour, no de série 493.)
En pareil temps, le même sénat étendait, de son chef, à toutes les paroisses du Val-Pérouse, la défense précédemment signifiée à celle du Pomaret (2), de ne recevoir dans les temples protestants aucun des habitants du Val-Cluson : sous peine de bannissement pour les pasteurs, et de confiscation des biens pour les an-ciens de l'Eglise (1).
(2) Rescrit du 2 avril, et manifeste du 28 mai 1717.
(1) Rescrits du sénat de Pignerol, en date du 14 mai et du 15 juin 1726.
Les Vaudois, à leur tour, exposent dans une requête fortement motivée, que les anciens et les pasteurs ne pouvaient faire la police d’un temple, ni connaître individuellement tous ceux qui entraient dans les assemblées (2) ; mais l’avocat Fiscal, de Turin, prit des conclusions (3) conformes aux rescrits du conseil de Pignerol; et les interdictions arbitraires de ce corps furent maintenues avec la pénalité excessive qu’il y avait attachée (4).
(2) Les requêtes des Vaudois n’ont jamais été datées jusques à 1827, sauf de très rares exceptions.
(3) En date du 14 septembre 1726.
(4) Par lettres royales du 28 octobre et du 22 décembre 1726. — Citées dans les Instructions du 20 juin 1730.
L’année suivante, le pasteur de Saint-Jean, Cyprien Appia, fut poursuivi pour avoir, baptisé l’enfant d’un habitant de Fenestrelle, nommé Simon Rochette. Ce procès devint très long. Le pasteur fut condamné au bannissement, avec confiscation des biens; mais lord Edges, ambassadeur d’Angleterre près la cour de Turin, obtint sa grâce. « Je veux qu’il soit bien reconnu, dit Victor-Amédée II à cette occasion, que ce n’est point du tout par égard pour les Vaudois, mais par considération personnelle de l’ambassadeur, que cette grâce est accordée.»
Ces Vaudois néanmoins étaient, vingt ans auparavant, au dire du même prince, les amis les plus fidèles de son adversité, les soutiens de son trône, les amés et féaux de son âme reconnaissante.
Mais le papisme avait voilé ces souvenirs ; il mettait à leur place la défiance et les rigueurs. Plus on lui accordait d’intolérance, plus il en réclamait encore.
Les curés de Pragela se plaignirent de ce que les habitants de la vallée n’assistaient pas à la messe, n’observaient pas les fêtes catholiques, contractaient mariage à des degrés de parenté défendus par l’Eglise (1), et ensevelissaient leurs morts sans le secours des prêtres. Ils demandaient en conséquence de nouvelles rigueurs (2).
(1) Anche il terzo grado di consanguinita.
(2) J'ignore la date de leur pétition ; je n’ai va que le rapport dressé sur cette pétition par l’abbé di Barolo. II est daté du 12 septembre 1726. — MSC. de 10 pages in-fol. — (Turin, Arch. C. S. 494.) — Les conclusions du rapport sont favorables à la demande, et signalent même d’autres pièces de ce genre antérieurement présentées.
Mais pour comprendre quelques-uns de ces faits, il faut se rappeler qu’il était défendu aux protestants d’avoir des cimetières clos (3), et que la famille d’un décédé, pour ne pas abandonner la dépouille du défunt dans un terrain ouvert à toutes les profanations, préférait souvent l’ensevelir dans une propriété privée.
(3) En vertu des édits du 2 juillet 1618 et du 25 juin 1620.
Il avait aussi été défendu aux Vaudois de se réunir, au nombre de plus de six personnes, pour un convoi mortuaire (1); et ces diverses prohibitions donnaient encore matière à d’incessantes tracasseries.
(1) Par l'édit du 5 février 1698, se rapportant aux Vaudois de Saluces.
En 1727 eurent lieu les poursuites intentées à la famille pragelaine dont nous avons déjà parlé, « Le 9 du mois de mars, » dit le rapport de M. Hedges, chargé d’affaires britannique, qui prit à cœur l’infortune de ces pauvres gens (2), « le P. André, chapelain du Laux, en Val-Cluson, entra chez Pierre Ronchail, avec un sergent, pour voir combien ils étaient et ce qu’ils faisaient.
(2) Le rapport est daté du 30 juin 1727, et adressé au marquis de Saint-Thomas, ministre des affaires étrangères en Piémont. (Turin, Arch. C. S. no 530 bis.)
« Vous le voyez, Monsieur, répondit ce brave homme; les uns accommodent le bétail, les autres ne font rien, et ces enfants s’amusent à badiner. « Ils étaient huit de la famille; puis une mendiante, à qui on avait donné une écuelle de soupe, et la belle-sœur de Ronchail, avec sa cousine germaine. Malgré cela, les poursuites eurent lieu, la condamnation fut prononcée, et cette famille fut perdue.
D’autre part, on faisait remise des peines encourues, pour des délits plus graves, aux coupables qui abjuraient leur foi (1); comme si ce n’avait pas été encore augmenter leur culpabilité que de faire trafic de leur conscience.
(1) Memoria esattamente racoltasi, da registri e relazione esistenti nell' uffizzio della grande cancellaria , etc.... Pièce datée de Turin, 26 août 1727. (Arch. C. S. 496.)
Aussi, en butte à tant d’intolérables injustices, les pauvres Vaudois du Pragela commençaient-ils à s’éloigner de leur triste patrie. Ceux qui avaient des terres, les affermèrent ou les transmirent à leurs parents, pour qu’ils leur en fissent passer les rentes à l’étranger. Ils achetaient ainsi, au prix d’un exil volontaire, la liberté de conscience qui leur était si chère. Mais cette amère douceur leur fut encore disputée. « Si Votre Majesté, dit-on à Victor-Amédée, daignait ordonner que tous les biens de ceux qui sortent sans sa permission fussent confisqués, ce serait un excellent moyen de retenir ces gens-là, dans les heureux Etats de Votre Majesté (1). » Quel langage et quelles mœurs !
(1) La pièce est datée de Suze, 8 janvier 1728, et lignée Perron, chirurgien major, au régiment de Rhebinder. — Ce chirurgien était un apostat, cousin germain de Jacob Perron, auteur des mémoires que j’ai cités.
On s’élevait surtout contre tous ceux qui favorisaient ce progrès ou ce retour des catholiques au protestantisme, et l’on a lieu de s’étonner qu’il ait pu se produire de telles conversions, au milieu des dangers dont elles étaient environnées. Mais ceux qui les accomplissaient attestaient par cela même la puissance de leurs convictions (2). Un ministre de Pragela, nommé Perron, ayant reçu charge d’âmes dans la paroisse d’Onex près de Genève, était allé évangéliser dans ses alentours. Nous ignorons le traitement qu’il y reçut; mais, dans une lettre du curé de Pontverre(3), nous trouvons les paroles suivantes : « Je ne pense pas qu’il ait jamais plus l’insolence de venir dogmatiser dans ma paroisse (4). Le même curé s’irrite contre les personnes de Carouge, « qui, dit-il, par « une malice plus que mortelle, s’avisent, avec une « insigne impudence, de prêter des habits laïques aux « moines et prêtres qui vont apostasier dans la ville « de Genève, cette infortunée Samarie (1), etc... »
(2) Ep. Philip. IV, 13.
(3) Baillage de Gaillard, en Savoie.
(4) Lettre du 18 juillet 1727. (T. A. C. S. 508.)
Ainsi les portes de la Suisse étaient assiégées à la fois par ceux qui voulaient changer de religion et par ceux qui voulaient conserver la leur. Les uns et les autres faisaient pour cela le sacrifice de leur patrie et de leurs biens. Mais ils s’en acquéraient de plus sûrs dans le ciel. Plusieurs Vaudois étaient déjà sortis.
Un nouvel édit de Victor-Amédée portait que, dans une famille protestante dont le père ou la mère se seraient catholisés, tous les enfants devraient être élevés catholiques (2). On alla bientôt jusqu’à demander l'annulation pure et simple des édits sur lesquels reposaient les garanties des Vaudois (3), sauf celui de 1694, auquel avaient pris part la Hollande et l’Angleterre. Mais ces puissances n’avaient rien stipulé pour la conservation de l'Eglise des Vaudois dans le Pragela; Louis XIV insistait pour qu’ils fussent détruits. Les hautes influences du clergé tendaient au même but. Une jeune femme, aimée du vieux monarque (1), joignit sa voix à celle des persécuteurs. Victor-Amédée se laissa arracher l’une après l’autre, et comme à regret, toutes les mesures d’intolérance qui frappaient ce peuple inoffensif.
(1) Lettre du 4 juillet 1727. (Même source, no 509.)
(2) Biglietto regio , du 17 juillet 1728 ; cité dans une pièce intitulée : Réponse au mémoire remis par M. le duc de Bedfort , ministre d'Angleterre, à M. le chevalier Ossorio , et par celui- ci envoyé à Turin , avec sa lettre du 31 mai 1748, etc .... (Turin, Arch. d'Etat , S. no 459.)
(3) Memoria distesa in casa del signor Marquese di san Tomaso, li 24 oltobre 1728 , circa il capo da aggiungere alle costituzioni a rignardo de Valdesi. Progetto di capo per l'aggiunta alle costituzioni, etc.... (Même source, nos 441 et 471.)
(1) Victor-Amédée II avait alors plus de soixante ans.
Chacune de ces mesures était suivie de quelques nouvelles émigrations. Les Vaudois du Pragela furent détruits en détail, ils ne disparurent pas tout à coup, mais comme les neiges de leurs montagnes, dont l’épaisse toison s’affaisse insensiblement sur la terre qu’elle recouvre, et qui s’évanouit sans que l’œil ait pu suivre tous les progrès de sa disparition. On voit ainsi cette Eglise, où jadis se tenaient des synodes de cent cinquante pasteurs, qui plus tard comptait quatre-vingts lieux de culte public, qui ensuite n’eut plus que des réunions religieuses privées, qui enfin fut dépossédée de toute prédication évangélique, on la voit' dépérir et s’éteindre, en se ranimant au moindre souffle de liberté, pour s’affaiblir encore dans l’oppression et disparaître enfin sans retour.
Il nous reste à faire connaître les dernières atteintes qu'elle eut à subir, les souffrances qu’elle endura, et le zèle dont le plus grand nombre de ses enfants firent preuve, en préférant l’exil à l’abandon de leurs doctrines.
ET DES VALLÉES ADJACENTES.
HUITIÈME ÉPOQUE.
(Extinction de l'Eglise vaudoise en Pragela.)
En 1729, les Vaudois souffraient d’une grande misère (1) ; des secours étrangers purent seuls les mettre à l’abri du besoin (2). Les congrégations et les ecclésiastiques papistes qui, en Piémont, poursuivaient l’œuvre de extirpandis hœreticis, profitèrent avec empressement de ces pénibles circonstances, pour multiplier leurs instances rénégatrices auprès des pauvres gens, qu’ils offraient de soulager dans leurs nécessités, mais en mettant à prix leurs bienfaits. Ce n’était point la charité aimante et désintéressée de l’Evangile; ce n’était pas même la noblesse d’âme du païen qui, se reconnaissant homme, voulait aussi que rien de ce qui intéressait l’humanité ne lui restât étranger (1) : c’était ce zèle étroit, quoique actif, des sectaires qui, d’une question de fraternité n’ont jamais su faire que des questions de confrérie. Ce qu’ils appelaient des conversions était des triomphes de parti. La charité qui aime et qui comprend, qui supporte tout et qui excuse tout, leur demeurait étrangère.
(1) Voir sur ce sujet un mémoire du ministre Léger, inséré dans tes registres de la vénérable compagnie des pasteurs de Genève, vol. X, p. 173 et suivantes.
(2) Dix mille florins de la Hollande, et quatorze mille livres de Piémont, dont l'origine n'est pas indiquée. (Mémoire précité.)
(1) « Homo sum, et nihil humani a me alienum puto »
Ils ne le prouvaient que trop, par les récriminations incessantes, les insinuations haineuses, les dénonciations perfides, dont les Vaudois fidèles se trouvaient l’objet de leur part.
Ces pauvres gens étaient accusés, sans examen, de toute sorte de méfaits. L’incrédulité, la corruption, le discrédit des prêtres, la négligence aux offices, le ralentissement des offrandes, des ex-voto, des enrôlements de néophytes dans les diverses corporations catholiques : tous ces griefs étaient imputés aux Vaudois. On demandait en conséquence qu’ils fussent exclus de toute charge, de tout emploi, de tout commerce avec les catholiques (1); et,· comme on le présume, les réunions religieuses étaient poursuivies plus sévèrement que jamais.
(1) Parere sovra la toleranza degl' eretici, in Piemonte. ( Arch. de C. S. no 464.)
« Le 2 janvier 1729, raconte Perron dans ses mémoires, un jésuite monta de Fénestrelle, et vint chez moi pour me parler de religion. — Est-il possible que vous soyez si opiniâtre dans vos idées ! me dit-il. — Ce n’est point de l’opiniâtreté, lui répondis-je; mais le soin de mon salut m’est plus cher que la vie; et le roi pourrait me faire mettre en pièces, que je ne renoncerais pas à ma religion. — Croyez-vous donc avoir plus d’esprit que le roi? II est bien catholique. —Je sais très bien, repris-je, que mon esprit n’est pas à comparer avec celui du roi ; mais Jésus-Christ a dit : « Je te rends grâce, ô Père du ciel et de la terre, de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux entendus, et les as révélées aux petits enfants et aux simples; parce que tel a été ton bon plaisir. »
« Le jésuite resta un moment sans répondre; puis il s’écria : Est-il possible que les Vaudois soient venus semer une telle religion dans ce pays !
« Les Vaudois n’en sont pas la cause. — Et qui est-ce donc? — C’est Dieu lui-même qui, par sa grande bonté, a voulu rallumer dans ces lieux le chandelier de sa sainte parole. — Ne brille-t-il pas dans l'Eglise romaine? — Monsieur, je ne biaiserai point sur cette question. Jésus nous dit que ceux qui le confesseront devant les hommes, il les confessera devant son Père qui est aux cieux; et que tous ceux qui le renieront devant les hommes, il les reniera aussi ; et pour moi ce serait renoncer à l’Evangile que de ne plus pouvoir en appeler à son autorité sans réserve, car elle est la seule divine (1). »
(1) Ces derniers mots ne sont pas dans le manuscrit, dont ils ne font du reste que compléter le sens. J'ai cru pouvoir aussi modifier quelquefois les expressions originales, telles que opiniatrise , pour opiniâtreté, tic.
Je passe sous silence d’autres détails, pour arriver à l'événement qui les domine tous. Comme de nombreux ruisseaux qui se perdent dans le débordement d’une grande inondation, toutes les épreuves particulières dont les Pragelains eurent alors à souffrir, se sont perdues dans la catastrophe générale, qui devait les anéantir.
L’édit du 20 juin 1730, promulgué sous forme d’Instructions au sénat de Pignerol (1), renouvela toutes les dispositions cruelles et restrictives, prises depuis les temps les plus anciens contre les Vaudois.
(1) Cette pièce a été publiée par Borelli. — Elle se trouve aux archives de Turin, en un vol . MSC. in-fol . sous ce titre : Istruzione a riguardo de Valdesi.
Il est dit, au chapitre XX de ce code exceptionnel: « que tous ceux qui étaient nés dans l'Eglise romaine, ou qui avaient abjuré le protestantisme par quelque motif que ce fût, avant 1686, et qui ensuite étaient rentrés ou revenus dans l'Eglise réformée, devaient être condamnés à mort, en vertu des édits, antérieurs à 1686, qui prononçaient cette peine contre les relaps ; et qu’en outre, tous ceux qui, étant nés catholiques ou en dehors des limites territoriales des vallées vaudoises après 1694, auraient néanmoins suivi le culte protestant, et tous ceux qui, s’étant catholisés depuis 1686, seraient également revenus au protestantisme, devraient encourir la même peine, savoir : la perte de la vie; mais que, par grâce spéciale et par clémence extraordinaire, digne à jamais d’exciter l’admiration des peuples reconnaissants, Sa Majesté leur laissera la vie, sous la réserve que dans six mois, tous les individus étant dans les conditions susdites, reviendront au catholicisme, ou sortiront du pays.»
Les mêmes suggestions qui avaient agi sur la vieillesse de Louis XIV, agissaient alors sur Victor-Amédée II; c’était l’influence des prélats et des jésuites; et cette influence, dans l’une et l’autre cour, s’était augmentée en même temps que l’immoralité des monarques. L’analogie est remarquable jusque dans les détails : Louis XIV reçut le crucifix sanglant des mains adultères de la Maintenon, devant laquelle il déposa bientôt la dignité du diadème ; et Victor-Amédée II devenait cruel et bigot, sous l’influence pareille d’une intrigante ambitieuse, pour laquelle il abdiqua bientôt (1); qu’il épousa, comme le roi de France avait épousé la veuve d’un burlesque ; et qui le fit jeter en prison par ses intrigues (2), après l’avoir déshonoré par sa prostitution (3).
(1) Le 2 septembre 1730.
(2) Dans la nuit du 28 au 29 septembre 1730.
(3) Les pamphlets écrite à cette époque contre la personne dont il est ici question, et que je ne nomme pas, vont beaucoup trop loin, dans les écarts qu’ils lui attribuent; le terme que j’emploie serait injuste dans un sens absolu ; mais il est certain qu'elle eut des rapports intimes avec Victor-Amédée II, avant le mariage morganatique qui les unit, et qui doit avoir eu lieu du 4 au 10 septembre 1730.
Voilà quels étaient les persécuteurs des Vaudois, les adversaires de la Bible, les antagonistes mortels de toute liberté. Le vice brille au premier rang, servant d’appui à Rome qui le guidait.
« A l’égard des habitants de Pragela, Salabertrans, « Bardonèche et Château-Dauphin, » était-il dit dans le code draconien de 1730, a vous devez tous les considérer ouvertement comme catholiques, sans vous « enquérir de ce qu’ils pensent ; mais sans souffrir « aucun exercice religieux, autre que ceux de la religion romaine. »
En outre, il était enjoint aux protestants français, qui, depuis 1698, se seraient établis dans les vallées Vaudoises, d’en sortir au terme de six mois, avec défense d’y rentrer, sous peine de fustigation pour la première fois, et de cinq ans de galères à la seconde.
Ces mesures entraînèrent immédiatement un grand nombre d’émigrations. Mais elles avaient été précédées par d’autres actes de rigueur, qui ne faisaient que trop prévoir ce triste résultat.
« En 1730, dit Perron dans ses mémoires déjà cités, vers le commencement de février, le comte de La Tuille vint avec un jésuite et une dizaine de soldats dans la communauté d’Usseaux, qui est à une lieue et demie de chez nous. Voyant de quelle manière nos pauvres gens étaient traités, je m’en allai dans la vallée de Luserne, où je passai dix-sept jours. Etant revenu à mon village, le comte, avec sa troupe, y arriva le 26 février. Le soir, vers les neuf heures, six soldats vinrent chez moi, et demandèrent : — N'est-ce pas ici que demeure Jacob Perron? — Et je leur répondis de mon lit (car j’étais déjà couché) : — Oui, le voici; que demandez-vous? — Ils me dirent : Levez-vous ; venez parler à M. le comte.
« Ces soldats m’escortèrent jusque dans la maison curiale, où je trouvai une quinzaine de personnes réunies, parmi lesquelles étaient le comte, le jésuite et sept curés.
« Et le jésuite me dit : — Vous voilà donc, prédicateur! car c’est vous qui prêchez aux autres dans ce pays? — Hélas, Monsieur, vous vous moquez de moi. Est-ce que je suis capable d’être prédicateur, moi? Certes, il faut avoir plus de science que je n’en ai, pour cela.—Je sais ce que je dis; et je puis prouver que vous avez fait pleurer de vos gens, pour les empêcher de changer de religion. On vous a vu entrer dans les maisons, etc... »
« Puis le jésuite me dit : — Ne voulez-vous pas venir à la messe? — Et je lui répondis : — Non, Monsieur; ni moi, ni mes enfants. Je suis né dans ma religion, et avec l’aide de Dieu, je veux y mourir. — A ces paroles, le révérend père me donna un coup de poing dans l’estomac, et dit au comte : — Voyez voir comme ce maraud-là me répond ! — Puis il dit aux soldats : —Menez-moi cet homme en prison, à grands coups de bourrade. — Monsieur, lui dis-je, il vaut mieux souffrir en faisant bien, si telle est la volonté de Dieu, que de vivre.... Mais les soldats me firent sortir et me conduisirent en prison, comme avait dit le jésuite, à grands coups de bourrade, tellement qu’ils me jetèrent quatre fois par terre, devant que d’arriver. »
On l’emprisonna près du couvent, dans une pièce dont la porte fut barricadée au moyen de barres transversales, liées entre elles par des cordes, et on le fit garder par des soldats.
« Le lendemain, dit-il, le chanoine Ponsat, vint, et me dit : — Êtes-vous toujours le même obstiné? — La vérité n’a pas changé depuis hier. — Prenez garde ! on vous punira d’une manière exemplaire. Songez à votre femme qui est près d’accoucher ! Vos enfants sont jeunes et malades. Si vous veniez à mourir, que deviendrait votre famille? — Dieu est le soutien des veuves et le père des orphelins, répondis-je. Qu’on fasse de moi tout ce que l’on voudra ! rien n’arrivera sans sa volonté; mais il vous est inutile de me dire que je change de religion, car je ne le ferai jamais. — Si telle est votre résolution, je n’ai plus rien à vous dire. —Et ainsi, il se retira.
« Le lendemain, 1er mars 1730, vers les dix heures du matin, le comte de La Tuille vint et me fit sortir. — Voulez-vous toujours être opiniâtre pour votre religion? me dit-il. — Monsieur, je vous assure, que ce n’est pas de l’opiniâtreté; car pour toute autre chose.... — C’est assez! reprit-il; prends tes mesures pour sortir du pays, d’ici à demain ; et si tu n’es pas hors du village, .avec ta famille, demain matin, à dix heures, je te ferai fourrer dans un lieu d’où tu ne sortiras plus. — Et je lui répondis : — Adieu, Monsieur! puisque vous me l'ordonnez... de sortir... voilà qui est fait; je sortirai.
« Je m’en allai chez moi ramasser quelques hardes, et le lendemain, à dix heures, j’étais prêt à partir. Deux montures portaient notre bagage; mais ma femme ni mes enfants ne pouvaient aller à cheval, à cause du mauvais temps et des mauvais chemins : car il y avait beaucoup de neige. Et le jésuite vint chez moi et me dit : — Allons ! c’est une plaisanterie : où voulez-vous aller, avec votre femme qui est prête à accoucher, et vos enfants débiles, dans la saison où nous sommes et avec le temps qu’il fait ?.Restez chez vous, et pourvu que vous n’en sortiez pas, on vous laissera tranquille.—Et il ordonna à deux hommes qui étaient avec lui, de décharger les montures.
« Mais leur dessein était d’attendre après les couches de ma femme, pour faire baptiser l’enfant catholique, et nous forcer tous à aller à la messe, pensant que ma femme étant accouchée, je ne pourrais pas la faire partir dans cet état. Aussi je lui répondis : — Monsieur, puisque vous et M. le comte, m’avez ordonné de partir, et m’avez déjà fait maltraiter par vos soldats , voici, je suis prêt, je partirai. —Et en même temps je sortis, en tenant mes enfants par la main. Un soldat nous accompagna jusqu’au dehors du village, et le soir j’allai coucher à Fourrières, où ma femme eut mille peines à pouvoir arriver.
« Le lendemain matin, j’en repartis par un temps affreux, avec onze hommes, pour porter, conduire et frayer chemin à ma pauvre famille. Nous étions les premiers des persécutés, chassés du pays en cette année dure. Nous passâmes le col de la Fenêtre : où je pensai tout perdre, femme, enfant et la vie, à cause du temps effroyable et des tourmentes qu’il faisait. Mais, avec l'aide de Dieu, je m’en tirai et vint coucher à Suze. »
Nous ne le suivrons pas dans les vicissitudes de son voyage. Il lui fallut presque constamment faire porter sa femme et ses enfants, à cause de la difficulté des chemins et de la profondeur des neiges. Le Mont-Cenis, où nulle roule praticable n’était tracée à cette époque, multiplia surtout les dangers sur la route des exilés. Puis leurs muletiers voulaient s’en retourner. A Aiguebelle, fis refusèrent d’aller plus tom. Il fallut doubler leur salaire pour les engager à conduire jusqu’à Genèse la famille exténuée. Perron arriva dans cette ville hospitalière le 10 mars 1730, et sa femme y fit ses couches peu de jours après. — « A Dieu seul sage, Père, Fils et Saint-Esprit, soient gloire, empire et magnificence ! Amen. » — Tels sont les derniers mots du mémoire qu’il nous a laissé.
Les souffrances, les peines, les regrets de cette première famille exilée, durent se reproduire diversement pour toutes celles qui suivirent.
Dès le 20 mai 1730, Victor-Amédée avait ordonné au comte de Chiusan de faire sortir du Pragela les familles vaudoises les plus endurcies, c’est-à-dire les plus attachées à leur religion. Il leur offrait néanmoins la faculté de demeurer dans leur patrie; à condition qu’elles promettraient d’abjurer. Ces familles étaient au nombre de vingt-trois; quatre seulement se prévalurent des conditions offertes, et préférèrent la patrie terrestre à celle du ciel. Les dix-neuf autres, composées en tout de cinquante neuf personnes, s’expatrièrent en gémissant, mais en glorifiant Dieu. Ah ! le Seigneur était glorifié par leur sacrifice bien plus que par leurs paroles.
Ces familles proscrites arrivèrent à Genève dans le mois de juin, et y reçurent tous les secours nécessaires à leur état. Elles furent ensuite réparties en divers lieux du vaste canton de Berne, où quelques-unes d’entre elles sont demeurées depuis lors. La plupart s’en éloignèrent cependant l’année suivante, après s’être jointes aux nouvelles émigrations de leurs compatriotes, qui avaient dû bientôt les suivre sur le sol de la Suisse (1).
(1) Du Tillier, Hist. de Berne, MSC. cahier 109, p. 90.
Victor-Amédée écrivit le 6 juin au comte de Chiusan, pour le féliciter d’avoir exécuté ses ordres du 20 mai. « Il en résulte, dit-il, que personne n’est sorti du « pays, si ce n’est volontairement et sans violence (1). » Quelle dérision!
(1) Ces passages de la lettre du 6 juin , que je n'ai pas eue sous les yeux, sont reproduits et cités dans la lettre du 24 juin 1730, adressée également par le roi au comte de Chiusan . ( Turin, arch. de cour, catégorie dei Valdesi ; no de série 499.)
Après la promulgation de l’édit du 10 juin 1730, le nombre des expatriés devint bientôt si considérable, que le gouvernement lui-même en fut effrayé, et crut devoir prendre des mesures pour s’opposer à la dépopulation du pays. Mais comme la garde des frontières était confiée aux milices vaudoises, il en résulta que ces milices non-seulement laissèrent passer leurs compatriotes émigrants, mais quelquefois se joignirent à eux pour abandonner cette terre de servitude. D’autres fois, quand ces milices étaient catholiques, elles abusaient de leur position pour dévaliser les émigrés (2). On défendit alors aux habitants de garder eux-mêmes leurs frontières.
(2) L'ordre du 30 juillet , qui retira ces milices , avait pour but avoué d'empêcher les voleries et brigandages qui se commettaient sous prétexte de la religion. Lettre du ministre de l'intérieur à l'évêque de Pignerol , datée du Valentin, ce 5 de septembre 1730. ( Arch. de l'év. de Pignerol. )
Cet ordre ne fit que de les rendre plus libres de les abandonner. Ceux mêmes qui avaient accédé à toutes les apparences d'une abjuration forcément subie par leur faiblesse, voyant le courage et la fermeté de ceux qui s’expatriaient pour ne pas fléchir sous un tel joug, revenaient à eux-mêmes, et suivirent plus d’une fois leurs compatriotes à l’étranger, afin de reprendre en commun le culte de leur enfance, qui n’avait jamais cessé de leur être cher. Il semblait qu’ils se relevassent ainsi à leurs propres yeux, en expiant l’apostasie par l’exil, et l’erreur d’un instant par la fidélité du reste de leur vie.
« J’apprends avec douleur, écrit-on de Turin (1) « que, par une fausse interprétation de l’ordre du roi, a en date du 3 juillet dernier, lequel défend aux « communautés de cette province de faire la garde a dans les lieux et passages par où plusieurs de ses « sujets sortent du royaume, quelques nouveaux « convertis se sont faussement persuadés que c’était « la liberté de s’expatrier... J’ai cru en conséquence « que je devais avoir l’honneur de vous avertir de « trois ou quatre choses que vous direz aux curés de « votre diocèse.
(1) Même lettre : datée du Valentin, 5 de septembre 1730.
« 1° J’ai mis sur pied des détachements de troupes « pour arrêter les fugitifs. Les châtelains sont chargés « de découvrir les guides qui font le commerce infâme... de conduire les sujets du roi au delà des « frontières. Quand ces misérables seront arrêtés, je « les ferai pendre sans forme de procès.
« 2° Je sais qu’il s’est répandu dans cette province « beaucoup de faux avis... tendant à faire croire aux « religionnaires qu’ils trouveront plus de bonheur en « pays étranger. Et par là non-seulement ils s’exposent à être tués en passant les frontières, mais après, « ils ne peuvent plus réhabiter dans le Piémont, et a enfin ils se rendent coupables de violer les serments qu’ils ont faits.... en embrassant le catholicisme. »
On leur faisait un crime de manquer de foi à l’Eglise romaine, quelles qu’eussent été les violences employées pour obtenir leur catholisation; et lorsque quelqu’un ne voulait pas abjurer, on lui faisait encore un crime de sa fidélité à la foi d’adoption et de conscience pour laquelle il sacrifiait peut-être ses biens, son repos et sa vie. Telle est l’équité des oppresseurs !
Toutes ces injustices, accompagnées de tant de cruautés, n’étaient pas de nature à faire aimer aux Vaudois l'Eglise persécutrice qui leur ouvrait son sein.
Peu de temps, en effet, après la promulgation de l’édit du 20 juin, une foule de protestants réfugiés dans les diverses vallées vaudoises firent leurs préparatifs de départ. On leur avait accordé six mois pour abjurer ou pour s’expatrier, et presque tous s’expatrièrent. La généreuse intercession de leurs protecteurs étrangers, et particulièrement du roi de Prusse, essaya vainement de prévenir ce désastre.
« Nous venons d’apprendre, avec beaucoup de douleur écrivait Frédéric Guillaume I à Victor-Amédée II (1), que Votre Majesté a trouvé bon d’ordonner à ses sujets protestants de la vallée de Pragela, « d’abandonner sur-le-champ la religion qu’ils professent, ou bien de quitter le pays de leurs ancêtres.
(1) Le 25 d’avril 1730.
« Comme ces pauvres gens n’ont commis aucun « crime qui leur dût attirer la disgrâce de Votre Majesté, « nous ne pouvons être que très sensiblement touché « de les voir accablés d’un si grand malheur, et presque entièrement plongés dans la misère... Nous vous « prions instamment... qu’ils puissent demeurer ou « retourner dans leur patrie, et y vivre en bons et « fidèles sujets de Votre Majesté (2). »
(2) Dieterici, p. 398.
Victor-Amédée répondit qu’il tenait la vallée de Pragela en vertu du traité d’Utrecht, qui ne lui imposait aucune obligation à l’égard des Vaudois (1).
(1) Sa lettre est datée de Rivoli, 10 juin 1730. — Voir Diesterici, p. 399.
Mais le roi de Prusse ne se découragea pas. « Nous « ne saurions nous dispenser, dit-il, de témoigner à « Votre Majesté qu’en vertu de l’édit du 23 mai 1694, « les Vaudois ne devaient être recherchés ni molestés « en aucune manière pour cause de religion... La « communion de foi que nous professons avec ces « pauvres gens, et qui nous les fait considérer comme « nos frères en Jésus-Christ, est le motif qui nous « engage... à prier Votre Majesté de les faire jouir, « sans interruption de tout ce que l’édit sus-mentionné dispose en leur faveur.
« Comme c’est la première marque d’amitié que « nous demandons à Votre Majesté, nous espérons « qu’elle aura la bonté de ne pas refuser (2). »
(2) Datée de Berlin, 14 novembre 1730. — Diet. 400.
« Loin d’avoir contrevenu à l’édit de 1694, répond Victor-Amédée, notre édit du 20 juin 1730 apporte, en faveur des Vaudois qui ont contrevenu aux anciens édits, une considérable modération des peines qu’ils ont encourues (3). »
(3) Datée de Turin, 23 décembre 1730. — Diet. 401.
« Nous aurions été fort consolé, reprit Frédéric-Guillaume, s’il avait plu à Votre Majesté d’accorder quelque chose à nos intercessions. Nous l’espérions d’autant plus, qu’il nous semblait que les Vaudois susdits devaient être compris dans les dispositions générales de l’édit de 1694. Cependant, comme Votre Majesté nous assure du contraire, et qu’il n’appartient qu'à elle d’expliquer le sens des édits qui regardent l'intérieur de ses Etats.... nous espérons encore obtenir de sa clémence ce que nous n’osons plus espérer comme un pur effet de sa justice. Que Votre Majesté veuille bien considérer d’un œil de compassion et de miséricorde le triste état où ces pauvres gens sont réduits : non pour avoir commis des crimes qui leur auraient pu attirer la disgrâce de votre Majesté, mais uniquement parce qu’ils ont suivi le mouvement de leur piété, et par conséquent la main du Tout-Puissant, qui conduit la conscience des hommes, et qui en est le seul et souverain arbitre (1). »
« Il s’agit d’une affaire qui est consommée, répond durement le roi de Piémont. J’en ai regret, mais je n’y puis revenir, et prie néanmoins Votre Majesté de croire à toute mon amitié (2). »
Dans la liste des Pragelains expatriés, nous trouvons le notaire Guyot, dont le fils avait espéré pouvoir exercer un jour le ministère évangélique dans ses vallées natales; il était alors étudiant à Genève (1). Au nombre des proscrits se trouvait aussi l’auteur des mémoires que j’ai souvent cités, Jacob Perron, et sa jeune famille(2) ; avec eux un pauvre aveugle sexagénaire (3); puis la famile Ronchail, si cruellement ruinée par d’iniques procès ; le grave et doux vieillard qui présidait aux Traverses le culte religieux en l’absence du pasteur, et dont la femme était devenue mère d’un troisième enfant, sur la route de l’exil (4). Le chirurgien Gonet, le mécanicien Papon, le géo-mètre Bert et une foule de personnes arrachées à la culture des terres ou aux soins des troupeaux, les accompagnaient, déployant le môme courage, supportant les mêmes souffrances.
(1) Un de ses frères exerçait déjà dans cette ville l'état de chirurgien.
(2) Il était Agé de cinquante-six ans et avait cinq enfants; son frère Jacques était âgé de quarante-sept ans et avait neuf enfants. Le médecin Jean Perron en avait le même nombre, et Claude Perron en avait huit.
(3) Nommé Etienne Cantelme.
(4) Ce digne ancien des Traverses se nommait Jean Pastre ; son frère Thomas marchait accompagné de sa femme et de six enfants.
Avant la fin de l’année, plus de huit cents proscrits étaient passés des vallées vaudoises sur le sol étranger (1). Quelques-uns d’entre eux partirent pour la Hollande (2), d’autres séjournèrent en Suisse ou passèrent en Allemagne. Ceux qui restèrent en Piémont durent accepter la profession publique du catholicisme, et leurs enfants, élevés dans cette communion, en devinrent plus tard des adhérents sincères.
(1 ) Etat des pauvres persécutés de la vallée de Pragela , cantonnés au pays de Vaud, sortis en 1730. Un MSC. de 10 p. in-fol. - Bibl. particulière de feu M. Appia, pasteur à Francfort, S. M. — En mai 1730, il y avait, dans le canton de Berne , 360 Vaudois du Pragela ( Dieterici, p. 404–407) , et sur la fin de l'année, les vallées vaudoises comptaient en Suisse 840 proscrits. (Id. p. 414.)
(2) Lettre de Cyprien Appia, pasteur de Saint-Jean, du 3 mars 1731. — Archives particulières.
Mais de grandes perturbations avaient été jetées dans les familles (3). Des divisions intestines avaient surgi, même entre les pasteurs des vallées. J’en parlerai plus loin.
(3) Situation présente des Eglises vaudoises. — Mémoire du pasteur Léger (de Genève), allant du 12 mai au 1er novembre 1730. — Registres de la vénérable compagnie des PP. de Genève, vol. X, p. 177.
On fit de nombreuses requêtes pour obtenir quelques adoucissements dans l'application des mesures cruelles du 20 juin; l’Angleterre et la Hollande, qui intervinrent à ce sujet, purent à peine obtenir d’insignifiantes concessions (1).
(1) La lettre des états généraux de Hollande est du 7 novembre 1730 et la réponse de Victor- Amédée II , du 2 décembre. La lettre du roi d'Angleterre (George II) est du 23 février 1731. — Un mémoire spécial fut ensuite présenté sur cette question par son ambassadeur près la cour de Turin, sous la date du 27 avril 1731. Toutes ces pièces sont à Turin, aux archives de cour.
Ces concessions, cependant, qui se bornèrent à recommander des ménagements dans l’exécution des mesures contre lesquelles on réclamait, firent croire aux pauvres expatriés qu’on se lassait enfin de les persécuter, et l'amour de la patrie en rappela quelques-uns dans leur vallée natale (2). On se récria aussitôt sur ce qu’ils allaient y ramener l’hérésie, et ils fiirent obligés de 8e conformer aux cérémonies extérieures du papisme, sous peine des galères.
(2) Vers le commencement de 1732.
Quelques-uns même, qui étaient rentrés furtivement pour terminer des affaires de famille et qui refusèrent d’abjurer, furent incarcérés (3).
(3) Tel fut un nommé Grill. On dit de lui , dans une lettre du 7 mars 1733 « Il est maintenant prisonnier au sénat de Turin... Ses biens ont été « confisqués, et sa famille, composée de quinze personnes, est réduite à la « plus affreuse misère. » -( Correspondance du modérateur des Eglises vaudoises , depuis le 18 février 1733, jusques au 4 mars 1734. - Cahier contenant vingt- deux lettres. - Archives partic. )
On employait maintenant, pour retenir les fugitifs des moyens tout aussi violents qu'on en avait employé pour motiver leur expulsion.
Contrairement à la liberté de relapsation laissée, par les édits de 1692 et 1694, à ceux qui, ayant abjuré sous l’influence de moyens coercitifs, auraient voulu revenir au protestantisme, on ordonna, en 1733, à toutes les personnes qui avaient fait profession de la religion romaine avant 1686, ou qui, sans l’avoir professée, avaient cependant été baptisées selon ses rites, d’y demeurer fidèles et de ne pas sortir des Etats du roi de Piémont sous peine de la confiscation des biens et des galères (1).
(1) Même correspondance. — Lettre du 12 juillet, adressée à M. Turretin, recteur de l'académie de Genève.
Quelquefois il se trouvait des familles , où l’un des deux époux n’encourait pas l'application de ces mesures, tandis que l’autre en était menacé. Il suffisait, par exemple, qu’un enfant eût reçu le baptême dans l'Eglise catholique au jour de sa naissance, pour que cet événement, oublié plus tard dans la profession constante du protestantisme, servit de prétexte à des poursuites incessantes. Cet enfant, devenu homme, s’était marié, avait une famille et se trouvait être l’appui d’une nouvelle génération, mais on n’en tenait compte : comme l’épée de Damoclès, le souvenir comminatoire d’une vaine cérémonie dont il n’avait pas eu connaissance, demeurait suspendu sur sa vie; de telle sorte qu’au nom de ce baptême de malheur, reçu dans son enfance, on tourmentait le reste de ses jours, en brisant violemment les affections les plus sacrées.
Deux mères de famille se trouvèrent dans ce cas. Elles s’enfuirent d’abord devant les rigueurs de l’édit ; puis l’amour maternel les rappela dans leur famille, et « depuis qu’elles sont revenues, écrit-on des « Vallées (1), elles ont été obligées de se cacher. « La première fois, leurs maris les avaient fait repartir incessamment (2). Aujourd’hui, Mme la marquise « d’Angrogne s’est inutilement employée en leur faveur... Leur père avait changé de religion plusieurs « années avant 1686 ; elles étaient donc nées et avaient « été baptisées catholiques. » Devenues grandes, elles suivirent la religion protestante, mais par l’édit de 1730, il leur était enjoint ou de demeurer en exil ou de rentrer dans le papisme.
(1) Lettre du 12 juin 1733. (Même correspondance.)
(2) Ou voit que c'était pour la seconde fois que ces malheureuses mères rentraient tous le toit domestique.
« La Marie Ponsat, née Danne, a très mal fait de revenir, ajoute la même lettre. Le vicaire Danne lui a dit, en présence de témoins, qu’elle se donnât garde d'aller au prêche, autrement qu’elle s’attirerait de mauvaises affaires, ainsi qu'au ministre » qui l’aurait admise à ses offices. — Antoine Geymet, qui est aussi revenu, est dans de grandes perplexités, etc.... — « Nous n’osons plus nous assembler pour aucune « affaire, écrit-on encore, si ce n’est en synode, et « par permission expresse de S. M., en suite du procès qui a été intenté à cinq d’entre nous, qui s’étaient abouchés pour des affaires publiques (1). »
(1) Même correspondance. Lettre du 24 août 1733.
La plupart d'entre ceux qui étaient rentrés dans leur patrie, durent donc en sortir de nouveau. Quelques-uns étaient doublement déçus: et par l’absence des avantages qu’ils espéraient trouver à l’étranger, et par les obstacles inattendus qu’ils rencontraient à leur retour.
Plusieurs de ces malheureux émigrants, surtout d’entre ceux qui appartenaient à la vallée de Pragela, depuis si longtemps privée d’une instruction religieuse régulière, ne répondaient pas à l’antique réputation de l'Eglise vaudoise dont ils venaient de sortir, ou dans laquelle, plutôt, ils voulaient demeurer en quittant leur patrie.
« Il y en a, écrit-on de Berne (1), qui sont d'une ignorance et d'une irréflexion extraordinaire. Ils reçoivent nos aumônes, et puis ils s'en retournent. — La plupart de ces pauvres gens disent que, s’ils avaient eu ce petit subside dans les Vallées, ils auraient subsisté en hiver, au lieu qu’ils le dépensent en voyage.—J’en ai vu qui sont d’une telle ignorance, que MM. les pasteurs méritent des reproches. — On devrait nous envoyer une liste de ceux d’entre eux qui ont le plus besoin d’être secourus. Leurs Excellences de Berne sont fort charitables... mais la chambre commise pour les Vaudois ne se tient pas maintenant (2). »
(1) Lettre de M. de Frey , du 15 octobre 1733. (Même correspondance.)
(2) Tous ces fragments de lettre sont choisis de manière à indiquer par eux-mêmes des faits dont la connaissance est nécessaire à l'histoire, mais que le cadre restreint de cet ouvrage ne permet pu d’exposer avec étendue.
— « Ce monsieur nous maltraite bien ! » écrit le pasteur Reynaudin à la suite de ces observations. « Son idée de dresser un mémoire précis et juste des pauvres de chaque Eglise est inexécutable, parce que dans ces circonstances, chacun se fait pauvre,... et puis, tous ont besoin. — Je ne voudrais pas ajouter qu’il a tort de conclure de l’ignorance ou idiotisme de quelques-uns à celle du général;... mais il est aisé à des gens comme lui, dont la position est comme un paradis en comparaison de la nôtre, de trouver à redire à des gens comme nous, déjà assez malheureux et sous bien des croix pesantes, etc.....(1) »
(1) Ces observations se trouvent à la suite de la lettre précédemment citée, écrites de la main même de Reynaudin.
Mais les reproches adressés aux pasteurs des Vallées portaient surtout sur le grand nombre de leurs ouailles qu’ils avaient laissées partir, et qui maintenant étaient à charge à ceux qui les avaient accueillies.
« Lorsque j’étais à Berne, répondit le modérateur (2), j’ignorais entièrement la sortie d’un si grand nombre de familles. La rencontre que j’en fis sur la route m'affligea extrêmement. Quoique l’on eût écrit de Genève que l’on recevrait toutes celles qui étaient en danger de succomber... je les ai toujours exhortées d’avoir patience et de ne point se mettre en chemin sans avoir quelque assurance certaine qu’elles seraient reçues. — L’on venait en foule chez moi pour avoir des attestations: ce que je leur ai absolument refusé. L’on m'en a même voulu du mal. — Tous ces pauvres gens se sont mis en chemin pendant mon absence. — Le bruit s’était répandu qu’on avait donné trente écus par tête à ceux qui étaient partis pour la Hollande; cela en a entraîné plusieurs qui, n’ayant pas de quoi vivre et ne voulant ni mendier ni abjurer, ont marché sur cette espérance. »
(2) Même correspondance. Lettre du 2 novembre 1733.
D’autres, plus malhonnêtes (il y en a partout), n’avaient pour motif que l’intérêt et, se voyant déçus, ils sont revenus, criant avec menaces, dans leurs quatre murailles vides, qu’ila allaient accuser les membres du consistoire et les pasteurs, de les avoir engagée à partir... Cette affaire est devenue fort sérieuse; on prend des informations, et les poursuites menacent bien des gens innocents. »
L’auteur de la lettre prie son correspondant de recevoir de diverses personnes la déclaration du contraire et de lui envoyer cette pièce, légalisée. Ne tardez pas de me la faire parvenir, lui dit-il, « elle presse, et Dieu veuille qu’elle arrive avant que l’on fasse d’autres procédures ! — Voyez à quoi nous sommes exposés! Moïse n’eut pas plus de traverses, dans la conduite du peuple d’Israël, que nous, dans nos paroisses, etc....»
Ces citations suffisent pour donner une idée de l’état dans lequel se trouvait alors l'Eglise vaudoise.
Décimée par le prosélytisme, l’ignorance, la misère et l’exil; chargée de l’entretien de ses pasteurs et de ses maîtres d’école; remplie de troubles, causés par les dernières luttes de son antique foi, et les premières atteintes de l’esprit d’incrédulité qui lui fit tant de tort dans le dix-huitième siècle, nous la verrons bientôt se fatiguant en de stériles agitations, à travers les vicissitudes sans gloire de ce siècle sans majesté.
Les destinées de l'Eglise protestante du Pragela se terminent ici.
Le sénat de Turin rendit encore un décret pour interdire les émigrations (1) : ce qui prouve qu’elles n’avaient pas cessé à cette époque; mais la plupart de celles qui furent définitives avaient déjà eu lieu.
(1) A la date du 9 octobre 1733. Défense sotto pena corporale, a noi arbitraria, da estendersi sino alle morte, secondo le circonstanze delle persone e de casi , oltre la confiscazione de beni , de sortir du royaume sans une permission spéciale. ( Arch . du Villar ; cahier Rel. fol . 177.)
Ces Vaudois expatriés se fondirent avec ceux dont les colonies naissantes venaient de s’établir en Allemagne. Les villages de Waldorf et de Frederichsdorf leur durent surtout leur accroissement.
Une autre partie de ces proscrits alla s’établir en Hollande, quelques-uns passèrent en Amérique, d’autres restèrent en Suisse, surtout dans l’Oberland Bernois (1); et ceux qui demeurèrent sur les rives du Cluson et de la Doire furent dès lors considérés comme catholiques, en vertu des instructions du 20 juin 1730, qui avaient frappé le dernier coup sur ce peuple depuis si longtemps opprimé.
(1) Du Tillier, hist. de Berne, 133,134. — Muller, Hist, de la confédération suisse... continuée par Monnard et Vuilliemin. T. XIV, p. 42.
Quelques rares exceptions laissèrent survivre en Pragela un petit nombre de familles attachées en si-lence à la doctrine évangélique, comme pour attester que là l'Eglise vaudoise avait vécu. Là aussi l’Evan-gile avait régné, et le dernier triomphe du papisme fut de le livrer aux flammes, dans ces mêmes montagnes, par la main de ses prêtres, un siècle après les événements que nous venons de raconter (2).
(2) Quelques exemplaires de la Bible et des Evangiles furent saisis récemment en Pragela , par des missionnaires catholiques. Ces ecclésiastiques résolurent de détruire eux-mêmes les Bibles saisies. A cet effet , ils élevèrent un bûcher, avec tout l'appareil d'un auto- da-fé, dans le jardin du curé de la Rua, et y brûlèrent solennellement les saintes Ecritures. - Ce fait a eu lieu le 18 juin 1838. Ces missionnaires se nommaient : Grant, Marjollet et Villien . ( Note communiquée.)
Les lumières de notre siècle ont trouvé Rome aussi éloignée de la civilisation moderne que de la primitive Eglise.
Comme les reliques qu’elle adore, elle n’est elle-même qu’un débris du passé, entouré d’une vénération imméritée.
En voyant, aujourd’hui, tant de peuples aspirer à leur affranchissement et la liberté se montrer toujours du côté de l’Evangile, on ne peut croire à la durée de cette tyrannie dégradante, qui retire à l’homme jusqu’à sa liberté de conscience, et qui proscrit la Parole de Dieu.
Heureuses les contrées dans lesquelles le servilisme pontifical n’a exercé sa fatale influence que pour y faire des martyrs !
HISTOIRE DES VAUDOIS DEPUIS L'EXPULSION
de 1698 jusqu’à celle de 1730.
(Le duc de Savoie dans la vallée de Luserne, la république dans celle de Saint-Martin.)
SOURCES ET AUTORITÉS : — Toutes inédites et de peu d’étendue. On les a indiquées au bas de chaque page.
En vertu de l’édit du 1er juillet 1698, tous les réfugiés français, proscrits par la révocation de l’édit de Nantes, qui s’étaient retirés dans les vallées vaudoises, sur les invitations expresses de Victor-Amédée II (1), furent obligés de quitter cet asile; et allèrent avec une partie des habitants originaires du Pragela, ainsi qu’un grand nombre d’autres familles vaudoises qui leur étaient alliées, fonder en Allemagne les colonies dont on a vu l’histoire dans les chapitres précédents.
(1) Edits de juin 1692 et de mai 1694.
Cet événementqui privait les vallées vaudoises d’une partie considérable de leur population, ne put manquer d’être très douloureux pour ceux qui le subirent. — La mesure qui l’amena ne fut assurément point prise dans l’intérêt des Vaudois ; cette expulsion inattendue et cruelle de la moitié d’un peuple violemment déchiré et traînant ses lambeaux dans l’exil, dut être à bon droit regardée comme une persécution nouvelle.
Mais ce ne peut être sans motifs que la Providence a permis cette catastrophe ; et à présent que la poussière soulevée par ce bouleversement subit, est tombée aux yeux de l’historien, on ne saurait méconnaître l’influence providentielle que cette élimination de tous les étrangers du milieu des Vaudois dut avoir pour l’intégrité, le maintien, la conservation à part et sans mélange de cet Israël des Alpes, déjà éprouvé par tant d’infortunes, dans le plan des destinées auxquelles il avait été appelé. Cette mesure n’avait été prise par le roi de Piémont que sur les instances réitérées, et peut-être impérieuses, de Louis XIV, dont les catholiques fureurs poursuivaient ses sujets fugitifs jusque dans l’asile sacré d’une hospitalité étrangère; et Victor-Amédée, en fermant cet asile aux proscrits des autres nations, rassura les habitants originaires des vallées vaudoises, sur leur repos et sur leur avenir (1). Ses vues étaient toutes politiques : les résultats furent tout religieux ; mais ils ne se développèrent que plus tard.
(1) La lettre de Victor-Amédée II, adressée dans ce but au comte Martiniano, gouverneur de Pignerol, est du 23 août 1698 ; il le charge de dire aux Vaudois : che puono con ogni quiette e sicuritta , applicarsi a luor affari domestici; poiche proveranno sempre gli effetti della sua reggia prottetione (sic).— Lecomte Martiniano adressa une ampliation de cette lettre au sieur Pasca, podestat de la vallée de Luserne, qui à son tour la fit connaître dans toutes les communes vaudoises. — (Archives du Villar; cahier Religionarii, fol. 107.)
Privée des sept pasteurs d’origine étrangère, qui devaient sortir du Piémont avant le 1er septembre 1698, l'Eglise vaudoise tint un synode extraordinaire à Bobi, le 12 août de la même année, afin de pourvoir immédiatement au service des paroisses qui allaient devenir vacantes ou qui l’étaient déjà ; et les six pasteurs d’origine vaudoise, qui restaient seuls dans les vallées, se répartirent la charge de les desservir (2).
(2) Celle répartition eut lieu de la manière suivante : Léger, pasteur de Bobi, joignit à cette paroisse celle du Villar; MALANOT, pasteur d'Angrogne y joignit Saint-Jean. Ces deux pasteurs devaient en outre desservir en commun la paroisse de La Tour. REYNAUDIN , pasteur de Pral , devait se transporter à Ville- Sèche et joindre à son champ de travail le Pomaret . BERTIN restait à Macel et desservirait de plus la paroisse de Pral. JACQUES JAHIER, pasteur de Pramol , desservirait en outre Rora. BERNARD Jahier, enfin , joindrait à sa paroisse de Saint- Germain celles de Prarusting et de Rocheplate. - Le Synode ajoute que « si la divine providence rappelait un jour dans ces vallées les pasteurs qui sont obligés d'en sortir présentement, chacun d'eux retournera dans l'Eglise qu'il laisse vacante. »
Le personnel de la Table vaudoise fut aussi renouvelé (1).
(1) Le Modérateur, Henri Arnaud, fut remplacé par David Léger, modérateur adjoint. Ce dernier poste fut confié à Malanol; et la charge de secrétaire, occupée par David Jordan, fut donnée à Laurent Bastie.
En même temps on demanda au roi l’autorisation de faire venir provisoirement de la Suisse, des pas-teurs destinés à remplacer les ministres français (2) ; et cette autorisation ayant été obtenue, on écrivit dans ce but à l'académie de Genève, qui pourvut sans retard aux besoins qui lui étaient exposés (3). Le synode demanda aussi que l’on fît arriver, aussitôt que possible, au terme de leurs études, les étudiants vaudois qui se préparaient au ministère évangélique, dans les facultés de théologie suisses ; il exposait enfin les pressantes nécessités des Vallées, les dettes dont leurs communes étaient chargées, le dénûment des habitants, la misère, la pénurie, l'absence de travail, les mauvaises récoltes et l'impossibilité où seraient les Vaudois de pourvoir à l’entretien de leurs pasteurs sans des secours étrangers (1). Ces secours ne leur furent pas refusés ; les membres d’un même corps sont solidaires les uns des autres, et l’inépuisable charité des protestants, qui jouissaient alors d’une position plus heureuse que ceux des vallées du Piémont , permit à ces derniers de relever leur culte et leurs écoles, qu’un zèle patient et dévoué avait jusque-là soutenus.
(2) Le capitaine Pastre et Joseph Donneaud furent pour cela députés à Turin, par le synode de 1698.
(3) Archives de Berne , onglet E. Lettre du modérateur ( 23 septembre 1698) recommandant les pasteurs sortants. — Archives de la vénérable compagnie de Genève, vol. O. p. 499, 510 etc. , et vol. Q. p. 20, 82 etc. , sur la demande et l'envoi des pasteurs suisses. Ces derniers , qui vinrent aux Vallées, et les paroisses où ils furent placés sont : DUBOIS, à Bobi ; Dind , au Villar ; SENEBIER , à La Tour ; DECOPPET , à Saint-Jean et DUTOIT à Prarusting. Les pasteurs vaudois se placèrent dans les paroisses les plus pauvres, les plus montagneuses et les plus difficiles ; savoir, BERTIN à Rora MALANOT à Angrogne , J. JAHIER à Pramol , B. JAHIER à Saint- Germain , DAVID LÉGER au Pomaret ( il fut remplacé, deux ans après, par JACQUES LÉ GER et lui-même alla à Ville- Sèche) ; LAURENS BERTIN à Maneille et à Mace (il fut remplacé l'année suivante par HENRIOD) ; et PAUL REYNAUDIN, à Pral et à Rodoret. Ces dispositions se rapportent à l'année 1699. — Reynaudinpassa à Bobi en 1705 , en remplacement de PORTAZ, qui lui- même avait remplacé DECOPPET en 1703. M. SENEBIER se retira en 1700 (sa lettre de rappel est de novembre 1699) ; mais en 1701 eut lieu la consécration de deux ministres vaudois : JEAN JAHIER et CHARLES BASTIE. -
(1 ) Mémoire touchant l'état politique et ecclésiastique des Vaudois , par rapport au pressant besoin d'assistance qu'ils réclament pour acquitter leurs dettes. ( Arch. de la vén. comp. des pasteurs de Genève, vol . Q. p. 83. ) — Ce mémoire fut envoyé au duc de Zell ; à l'archevêque de Canterbury ; à l'évêque de Salisbury, pour S. M. Britannique ; à M. Spanheim professeur à Leide, pour les états généraux de Hollande ; au comte de Dhona , pour l'Electeur de Brandebourg ; au premier pasteur de la cour de Hesse- Cassel et à M. Herwart, envoyé du roi d'Angleterre en Suisse.
Indépendamment des réunions générales des synodes, qui n’avaient lieu qu’une ou deux fois par an, et qui plus tard ne revinrent que tous les cinq ans, les pasteurs de chaque vallée vaudoise avaient alors leurs colloques particuliers, qui les réunissaient tous les mois (1). Ils prêchaient dans leur paroisse, deux fois chaque dimanche, et faisaient un service de prière, suivi d’une instruction religieuse, chaque jour sur semaine (2). Un pasteur, manquant de paroisse, ne craignit pas de diriger lui-même l’école de La Tour (3). Les paroisses menacées de perdre leur culte ne reculaient pas devant d’onéreux sacrifices pour se le maintenir (4). La suspension momentanée des subsides que la reine Anne avait accordés aux pasteurs vaudois, ne ralentit en rien leur activité dans l’accomplissement de toutes les fonctions de leur ministère (1). Les retours cruels de violence arbitraire, subis par les Vaudois de la part de leur prince, ne les empêchèrent pas de lui prouver leur fidélité dans mainte circonstance. Une révolte éclata à Mondovi, en juin 1700, et les milices vaudoises contribuèrent puissamment à l’étouffer.
(1) On lit dans les actes synodaux du 10 février 1699 : a Les pasteurs du colloque de Val-Luserne desserviront l'Eglise de Rora tour à tour. » (Archives de la Table.)
(2) Les pasteurs venus de la Suisse furent autorisés à ne faire qu’une prédication le dimanche et une catéchèse sur semaine, mais pendant la première année seulement de leur ministère dans les Vallées. (Même source.)
(3) Ce fut Abraham Henriot, venu également de la Suisse. — De 1699 à 1700. — C’était une école latine et italienne. — Voir les actes du synode du 19 juillet 1701.
(4) On lit dans les actes synodaux du 28 octobre 1699 ; « l'Eglise de Prarusting ayant été obligée de dépenser près de trois cents livres pour se « maintenir dans l'exercice public de la religion dont le droit lui avait été « contesté... toutes les autres Eglises des Vallées sont vivement pressées « de leur tendre la main... pour marquer leur union et leur charité chrétienne. * —Le rescrit de Victor-Amédée, qui autorise les Vaudois de Prarusting à avoir un temple, est du 20 octobre 1699. (Turin, Arch, de la cour des comptes, Regio controrollo generale. An. 1699, no 199, fol. 112.) — Un rapport sur l’érection de ce temple, et sur l’ancien emplacement de Rocheplate, où l’on exige que le nouveau soit bâti, sa trouve aux Archives d'Etat. Cat. Vald. no de série 488.
(1) Voir les Actes synodaux de juin 1700 et de juillet 1701.
Victor-Amédée II était alors en dissentiment avec la cour de Rome (2), au sujet de la monarchie de Sicile (3); et ces dissentiments se prolongèrent pendant une vingtaine d’années.
(2) Mercure historique , T. XVIII , p. 16 , 238 ; T. XX, p. 7, 128, 616 ; T. XXI, p. 235, 355, 480, etc. Toutes ces indications se rapportent aux dates comprises entre juillet 1700 et novembre 1702.
(3) Urbain II , par une bulle du 5 juillet 1098, avait accordé à Roger , comte de Sicile, qu'un tribunal , appelé la Monarchie de Sicile , aurait le droit de juger souverainement et sans appel toutes les affaires ecclésia- stiques. Clément XI contesta à Victor-Amédée Il les priviléges de cette institution ; et finalement, il publia , le 20 février 1715, une Constitution , pour l'abolir. Il y eut appel de cette bulle au pape mieux informé ; et le débat se prolongea jusqu'à la mort du pontife.
Il ne devait pas tarder d’être de nouveau en hostilité avec la France, et d’attirer sur ses Etats le fléau de la guerre , plus redoutable alors que l’animadversion de Rome.
En 1701, ayant reconnu le duc d’Anjou pour roi d’Espagne, il lui donna en mariage sa seconde fille (1). Mais bientôt, entraîné dans une voie contraire, il se tourna contre son gendre, après avoir trompé la France et l’Espagne, pendant deux ans, avec cette duplicité de haut parage qu’on décore du nom de diplomatie, et qui ôterait tout prestige à l’art de gouverner, s’il ne devait être basé que sur de pareils moyens.
Ces fluctuations capricieuses d’une politique qui sacrifie tout à l’intérêt, et qui ne demeure constante que dans son inflexible égoïsme, brisant avec indifférence les liens de l’honneur et ceux de l'affection, pour se ranger toujours au parti du plus fort, présentent un aspect affligeant, qui repousse les hommes droits.
(1) Louise-Gabrielle de Savoie, qui fut mariée par procureur, le 11 septembre 1701. Le duc d'Anjou , né le 19 décembre 1683, fut appelé à la couronne d'Espagne, le 2 octobre 1700, par le testament de Charles II , qui rappelle dans cet acte les droits de Marie-Thérèse, aïeule du duc d'Anjou. En vertu de cet acte, il fut déclaré roi d'Espagne , sous le nom de Philippe V, à Fontainebleau, le 16 novembre 1700, et le 24 du même mois, à Madrid : où il fit son entrée le 14 avril 1701. — Le traité d'Utrecht (11 avril 1713) seul le mit en possession paisible de ce trône contesté.
Toutes les puissances de l’Europe avaient confirmé l’élection du duc d’Anjou comme roi d’Espagne, à l’exception de l’Autriche, qui voyait avec jalousie un prince de la maison de France monter sur le trône de Charles II (1). Mais bientôt l'Empire germanique tout entier, l’Angleterre et la Hollande, formèrent une ligue (2), pour détrôner ce monarque. Les veilles haines de ces puissances contre Louis XIV, qui le soutenait, en étaient le véritable motif.
(1) Prédécesseur de Philippe V, en Espagne.
(2) Signée le 7 septembre 1701.
Victor-Amédée, nommé généralissime des armées de France et d’Espagne, en Italie (3), au lieu de défendre son gendre avec affection, son allié avec loyauté, prit des engagements secrets avec leurs ennemis. La maison d’Autriche lui avait promis le Montferrat pour prix de sa défection ; et doublement perfide, il combattit encore contre les impériaux en diverses rencontres. Ce manège dura pendant deux ans.
(3) En septembre 1701.
Les armées impériales, commandées par le prince Eugène, et les troupes françaises commandées par Catinat, se rencontrèrent en Piémont, dès le milieu de 1701 (1). Le maréchal de Catinat reçut successivement plusieurs petits échecs, qu’il ne pouvait attribuer à la seule habileté de son adversaire. Il soupçonna la connivence du duc de Savoie avec ses ennemis, et fit part de ses soupçons à la cour de Versailles, qui les repoussa. Mais dix-huit mois après, Louis XIV ne pouvait plus douter qu’ils ne fussent fondés, et prenant soudain une de ces résolutions énergiques, auxquelles dispose une volonté altière, développée par l’habitude d’un pouvoir obéi, il ordonna au duc de Vendôme de désarmer et de retenir prisonnières, les troupes du duc de Savoie qui se trouvaient dans le Milanais (2). Ces ordres furent exécutés. Trois cent quarante officiers piémontais se virent inopinément privés de la liberté et répartis en diverses forteresses.
(1) Le 9 juillet 1701 eut lieu le combat de Carpi, sur l'Adige. Le 1er septembre, combat de Chiari, près de l'Oglio. Escarmouches nombreuses.
(2) Louis XIV écrivit en même temps à Victor-Amédée : « Monsieur, puisque la religion, l'honneur, l'intérêt , les alliances et votre propre signature ne font rien entre nous, j'envoie mon cousin, le duc de Vendôme, à la tète de mes armées pour vous expliquer mes intentions. » ( Lamberty F. II , p. 564.)
Cette nouvelle arriva à Turin le 1er d’octobre 1703. Aussitôt les portes de la place sont fermées; la plus vive agitation se répand à la cour et dans la ville ; l'ambassadeur de France est arrêté dans son hôtel (1); et les Français domiciliés à Turin reçoivent l’ordre de ne pas en franchir les murailles.
(1) La même mesure fut prise à l’égard de l'ambassadeur d’Espagne. — Merc. hist. T. XXIV, p. 508.
Toutes les troupes disponibles sont mises sur pied, celles qui étaient en Ivrée et ailleurs, rappelées aux fortifications; les rapports avec l’Autriche deviennent plus intimes (2). Le duc de Savoie cherche à rallier toutes ses forces; et voici de quelle manière il donnait alors connaissance aux Vaudois de ces événements :
(2) Le 25 octobre 1703 fut signé le traité d'alliance offensive et défensive entre la Savoie et l'Autriche, par lequel cette dernière puissance garantissait à Victor-Amédée la possession du Montferrat Mantouan : prix convenu de la défection de ce prince. ( Art de vérifier les dates. )
« Chers et bien-aimés fidèles,
« La violence inouïe que la France vient d’exercer « contre la bonne foi des traités et le droit des gens, « ayant fait désarmer nos troupes, qui étaient à son « service dans le Milanais, retenu nos officiers prisonniers, et faisant marcher un corps de troupes « pour envahir nos Etats.... Nous vous le faisons savoir, étant persuadés que le même motif, qui vous « a portés à nous faire connaître dans toutes les occasions des guerres passées, votre fidélité et votre « zèle, vous inspirera à ne nous en donner pas moins « de marques dans celle-ci, qui est beaucoup plus « importante.
« Vous devez, à cette fin, sans perte de temps, « former vos compagnies, ainsi que vous avez fait « dans la dernière guerre, et accepter tous les refugiés français qui voudront venir dans vos vallées; « vous devrez même les convier à s’y rendre pour « agir conjointement avec vous. Nos commissaires « pourvoiront à la subsistance de ces troupes..... Il « s’agit du soutien de nos Etats, de notre gloire et de « votre salut... Et sur ce, nous prions Dieu qu’il vous « ait en sa sainte et digne garde (1). »
(1) Cette lettre est datée de Turin, le 5 octobre 1703. - Elle fut envoyée à chaque pasteur vaudois , avec une autre lettre qui leur était personnelle et qui portait aussi la signature de Victor- Amédée, sous l'adresse suivante : A notre cher, bien-aimé et féal N. ministre de... Ces pièces se trouvent dans LAMBERTY, Mémoire pour servir à l'histoire du dix- huitième siècle. T. II ; Mercure historique, T. XXI, p . 629. La lettre de Victor-Amédée adressée aux Vaudois, est en outre dans Moser, pièces justificatives, no 18 ; et dans Erman et Reclam , T. VI. Je n'en ai cité que la partie essentielle à l'histoire. --
Les Vaudois mirent aussitôt sur pied trente-quatre compagnies de leurs vaillantes milices, et ne tardèrent pas d’attirer l'attention par de brillants coups de main.
« Le duc de Savoie leur ayant permis de se nommer un commandant, écrivait-on, sur la fin de l’année, ils ont choisi M. de Malanot, qui était un de leurs capitaines dans la guerre précédente (1).
(1) Ce passage est textuellement reproduit du Mercure historique, T. XXV, janvier 1704. — Cependant je dois faire observer que la particule dont on pourrait faire précéder un nom quelconque parmi les Vaudois, est étrangère dans leurs habitudes à toute signification nobiliaire, contrairement à ce que l’on pourrait croire en lisant ici le nom de leur commandant. — Lorsque différentes personnes portent le même nom, on les distingue par celui du lieu qu’elles habitent, précédé de l’article contracté. Mais aucune distinction de rang n’a jamais été attachée chez eux à ces désignations.
« Ils ont déjà fait diverses courses sur les frontières de Provence et de Dauphiné, et ont exigé cinquante mille livres de contribution de cette dernière province, outre un grand nombre de bestiaux. Ils ont offert cet argent à S. A. R. ; mais elle a voulu le leur laisser, afin de leur donner moyen de se mieux armer et équiper (2). »
(2) Mercure historique, T. XXV, p. 136.
Aussi, pendant que les Vaudois lui étaient utiles, Victor-Amédée traitait-il sévèrement ceux qui venaient se plaindre d’eux (3).
(3) « Le gouverneur du fort Mutino, qui venait se plaindre des habitants « des Vallées, fut arrêté à Pignerol. » Mercure historique, T. XXIV], p. 509.
Ce peuple, toujours sacrifié, ou par la tyrannie de ses rois lorsqu’ils étaient puissants, ou par son dévouement à leur cause lorsqu’ils étaient menacés, se signala encore par de nouveaux exploits en l’année 1704.
Mais dans l’intervalle, leurs rangs s’étaient augmentés d’une foule de réfugiés français, venus de la Suisse (1) ou des Cévennes.
(1 ) Louis XIV avait envoyé un chargé d'affaires , M. de Puissieux , pour obtenir du gouvernement suisse qu'il empêchât les réfugiés français qui s'y trouvaient, d'aller prendre les armes sous les drapeaux du duc de Savoie. -De longues conférences s'ensuivirent. -Voir Mercure historique , T. XXIV, p. 512, 634, 641 , 648 ; T. XXV, no de janvier, etc.
Ces derniers avaient pris les armes contre Louis XIV, au commencement de 1703. « Ce n’est point ici une révolte, » disaient-ils, dans leur manifeste (2), ni une rébellion des sujets contre leur souverain. Nous lui avons toujours été soumis et fidèles... Mais c’est un droit de la nature qui nous oblige de repousser la force par la force; autrement nous serions complices de nos propres malheurs, traîtres à notre foi, à nous-mêmes et à notre patrie, etc.... »
(2) Daté du 17 février 1703. Imprimé à part.
Malgré l’intrépidité de leurs chefs, ils furent écrasés (3) ; les habitants d’Orange, qui avaient résisté plus longtemps, furent bannis et se retirèrent en Prusse. Les fugitifs des Cévennes, dont la tête était mise à prix ou dont les biens avaient été confisqués, se retirèrent aux Vallées.
(3) Voir les histoires des Camisards. Lamberly, T. II, etc.
Les forces de Victor-Amédée s’augmentèrent avec avantage de ces hardis partisans, aguerris aux privations et aux dangers. Dans sa prospérité cependant, il avait interdit aux Vaudois de leur donner asile (1). Plus tard, il dut encore les bannir (2). Aujourd’hui, ils étaient d’autant mieux accueillis, que ses Etats étaient plus menacés. Le duc de La Feuillade (3) venait de s’emparer de toute la Savoie (4). Bientôt, il traversa les Alpes. En juin 1704, il prit la ville et le château de Suze. Quelques jours après, le duc de Vendôme se rendît maître de Verceil (5), où près de six mille hommes furent faits prisonniers. La place d’Ivrée ne tarda pas de subir le même sort (1).
(1) En avril 1763. « Le duc de Savoie a fait venir quelques- uns des principaux habitants des Vallées et leur a déclaré , pour tous, qu'il leur défendait , sous de rigoureuses peines , d'avoir aucun commerce avec les a soulevés des Cévennes , ni de donner retraite à aucun d'eux , etc ..... » Mercure historique , T. XXIII, p. 355.
(2) Par les Instructions du 20 juin 1730.
(3) D’autres disent, le maréchal de Tessé.
(4) A la réserve du fort de Montmellian, qui ne se rendit qu’en 1705. On en démolit alors les fortifications.
(5) Suze fut prise le 12 juin, et Verceil le 21 juillet.
(1) Le 30 septembre 1704.
Pendant que le duc de Vendôme poursuivait ainsi ses succès, le duc de La Feuillade chercha à détacher les vallées vaudoises de la cause de leur souverain. Après avoir occupé Suze, il se porta dans nos vallées. Il offrit d’abord de les préserver de tous les inconvénients de la guerre, si elles voulaient garder la neutralité entre lui et le duc de Savoie (2). Ce fait suffit à démontrer l’importance de leurs armes. « Les habitants des vallées de Saint-Martin et de Saint-Germain, qui sont les plus exposées, avaient assez de penchant à cette neutralité; mais M. Van-der-Meer, ministre des Etats généraux, s’y étant rendu avec M. Arnaud, rassura entièrement les esprits et fit évanouir les desseins des Français (3). »
(2) Mercure historique, T. XXVI, p. 140.
(3) Il s'agit ici du ministre Henri Arnaud, qui avait présidé à la rentrée des Vaudois dans leur patrie en 1689, qui fut proscrit en 1698, et qui revint aux Vallées en 1703. Il exerça alors son ministère dans l'Eglise de Saint-Jean , comme l'atteste un mémoire , daté du 27 décembre 1706 , en ces termes : L'Eglise de Saint-Jean est maintenant desservie par M. Henri Arnaud, en qualité de ministre provisionnaire. (Etat des Eglises des Vallées. Bibliothèque particulière de M. Appia, à Francfort. ) Peu après, Arnaud se rendit à Londres, car il y était en 1707. - D'après la tradition, il aurait voulu faire passer la vallée de Luserne sous le régime républicain qu'avait adopté celle de Saint-Martin, et sa tête eût été mise à prix. ( Je tiens cette tradition du dernier des pasteurs vaudois en Wurtemberg , M. Mondon, successeur du fils d'Arnaud, à Gros-Villar, et mort presque centenaire, il y a peu de temps. Un autre fils d'Arnaud fut nommé pasteur au Pomaret en 1713.- Le premier se nommait Scipion et le second Vincent.)
« Là-dessus, le maréchal voyant qu’il n’y avait rien à faire par la négociation, fondit de tous côtés sur les Vaudois. Il fit attaquer le fort de Mirabouc, par M. de Lapara (1), pendant que lui-même entra dans la vallée de Saint-Martin, avec le reste de ses troupes, et s’en empara (2).
(1) Le 20 juin 1704.
(2) Ses troupes continuèrent de l'occuper , jusqu'au 8 d'août 1708. ( Attestation notariée de cette occupation, en date du 18 mai 1713. — Archives du Perrier.)
« II passa ensuite dans celle de Saint-Germain, où il trouva beaucoup de résistance de la part des Vaudois, qui en gardaient les avenues, mais qui enfin, furent obligés de plier à cause de la supériorité des ennemis.
« Cependant, le marquis de Parelles y étant arrivé, avec l’ordre de faire marcher les milices du voisinage au secours des Vallées, et le duc de Savoie y ayant aussi envoyé quelques troupes réglées, ceux des vallées de Saint-Germain envoyèrent leurs femmes, leurs enfants et leurs effets mobiliers dans les communautés voisines et dans les bois, après quoi ils s’assemblèrent de nouveau sous le commandement de M. de St-Hippolyte (1).
(1) Le 30 juin 1704.
« Ils commencèrent, le même jour, à reconquérir leurs postes, et dès le Ier juillet ils attaquèrent les Français à Angrogne, et les défirent, n’ayant eu de leur côté que cinq hommes tués et sept blessés. Cet avantage déconcerta tellement les ennemis, que dès-lors ils commencèrent à quitter à la sourdine les hauteurs des environs d’Angrogne, et peu à peu ils abandonnèrent entièrement la vallée d’Angrogne, ainsi que celle de Luserne (2). »
(2) Le fort de Mirabouc, qui avait été assiégé, fut dégagé parles Vaudois le 14 juillet 1704.—Tous les passages entre guillemets sont extraits du Merc. hist. T. XXVI, p. 140 et suivantes.
Il n’en fut pas de même pour la vallée de St-Martin. Le duc de La Feuillade persuada à quelques communes de s’ériger en république indépendante (3), sous la protection de Louis XIV. Son but était d’avoir un pied à terre pour ses troupes, en Piémont, et de diviser le pays en affaiblissant d’autant la domination de Victor-Amédée. On sait d’ailleurs que la vallée de Saint-Martin est une des plus fortes des Alpes. Ce n’est pas son étendue qui la rend importante, mais sa position. Enfin les Vaudois avaient acquis un renom, qui les faisait paraître à l’étranger plus grands qu’ils n’étaient. Ce peuple figurait, pour ainsi dire, au rang d’une puissance, de dernier ordre sans doute, mais plus connue cependant que bien d’autres qui avaient droit à ce titre.
(3) Il avait voulu persuader la même chose aux communes du Val-Luserne, mais ce fut sans succès. — Loc. cit. p. 248.
C’est ce qui explique comment Louis XIV a pu descendre à signer, avec toutes lés formes d’un traité sérieux, l’inconcevable mystification, ou la puérile ruse de guerre, qui fit croire pendant quatre ans à la république de· Saint-Martin (1).
(1) Son existence n’étant mentionnée par aucun historien, j’ai cru devoir citer un plus grand nombre de témoignages à l’appui de ce fait. — Même remarque, pour le séjour de Victor-Amédée à Rora, qui a été contesté. — De là, l’abondance des notes qui suivent.
Voici les principales dispositions de ce traité :
« Les chefs, anciens, syndics, conseillers, capitaines et autres officiers de la vallée de Saint-Martin, « Pomaret, Envers-Pinache et Chenevières, tant catholiques que de la religion prétendue réformée : » 1° s’érigent et sont reconnus en république, sous la protection du roi de France et de ses successeurs ; 2° ils se constitueront leurs propres règlements, qui seront approuvés et maintenus par S. M. T. Ch.; 3° ils établissent parmi eux la liberté de conscience, avec la réserve que les réfugiés français ne pourront venir en jouir; 4° que pour Raffermissement et la défense de ladite république, ״S. M. y entretiendra à ses frais les troupes nécessaires (1).
(1 ) Ces lignes soulignées reproduisent les termes mêmes du traité. - Il a en tout sept articles, qui descendent quelquefois à des détails sans valeur politique. Le cinquième stipule au nom des Vaudois : « que S. M. « et ses successeurs leur fournira (sic) toujours du sel au Périer, à deux sols la livre. On lit au bas du traité : « Nous, ayant pour agréable le sus- « dit traité, acceptons et promis (sic) , d'observer invariablement tous les points ; en témoin de quoi nous avons signé ces présentes de notre main, « et à icelles fait apposer notre scel secret. » " -
« A Versailles , le 25 juillet 1704. » Signé Louis, contresigné Colbert. (Traité passé entre le duc de La Feuillade et les particuliers de la vallée de St-Martin, le 15 juillet 1704. Turin, Archives de Cour, no de S. 486) .- D'après un mémoire de l'époque, les propositions du général français , à cet égard, auraient d'abord été repoussées par les Vaudois du Val- Pérouse et du Val- St-Martin ; mais il se saisit de leurs biens et c'eût été pour y rentrer qu'ils consentirent à ce traité. (Mémoire pour les Eglises évangéliques des vallées du Pragela, de 1704 à 1707. Arch. des P. P. de G. vol. R.
C’était tout ce que voulait La Feuillade, et pour ne pas revenir sur ce sujet, disons tout de suite que les destinées de cette éphémère république ont été aussi malheureuses pour ceux qui en faisaient partie que pour leur alentours. Les troupes françaises s’y étant établies, conformément au traité, et l’ayant occupée pendant tout le temps de son existence (1), faisaient des incursions hostiles sur les terres environnantes (2). Il s’y rassembla des vagabonds de tous pays, qui vinrent lui demander asile (3). Les pasteurs et les maîtres d’école cessant d’être soutenus par la répartition des subsides anglais (4), et bannis peut-être par quelque caprice populaire, furent obligés de s’éloigner, errants et sans ressources (5); l’instruction primaire et le culte divin y tombèrent rapidement en décadence (1); et lorsque le peuple réclama des pasteurs, on s’adressa, pour remplir ces augustes fonctions, à des jeunes gens sans vocation (2), qui commirent les actes les plus irréguliers (3)·
(1 ) Jusqu'au 8 août 1708. Attestation notariée, dans les Archives du Perrier.
(2) « L'Eglise de St- Germain, dans la vallée de Pérouse, est présentement abandonnée de ses habitants et sans aucun exercice de religion, à cause des ennemis qui l'ont entièrement ruinée et brûlée. Elle n'a point de ministre ni de régent d'école , attendu qu'ils sont obligés d'être réfugiés dans le voisinage, un peu plus éloignés des ennemis.
« L'Eglise de Pramol est pareillement déshabitée de ses paroissiens , à cause que les ennemis l'ont de même brûlée en plus grande partie ; et ils sont obligés de se recouvrer dans les autres endroits des Vallées. » (Mémoire sur l'état des Vallées du 27 décembre 1706. )
(3) « Cette vallée étant tombée dans la rébellion , est maintenant habitée par la lie et par l'écume de divers peuples ... qui portent les armes contre S. A. R. » (Mémoire pour les Eglises évangéligues du Piémont , de 1704 à 1707. Genève, Arch. de la vén. comp . des P. P. vol. R.)
(4) « Ces 784 louis d'Angleterre ne nous valent ici que 4 livres ducaes pièce. Il se trouve donc que les pasteurs ne reçoivent que 200 ducats chacun, et les maitres d'école 100. Pour le régent latin, il y en aura environ 170. Mais il y en avait beaucoup moins encore, devant le malheur de la vallée de St- Martin. »> (Mémoire en faveur des Vallées, 1708. Même source . )
(5) « Les trois Eglises de la vallée de St- Martin... ayant eu le malheur de tomber dans l'infidélité... leurs pasteurs les ont quittées . » ( Loco cit . ) — « L’assemblée ayant délibéré sur l’état des pasteurs errants, et le moyen de les faire subsister... » décide qu’une retenue sera faite sur le traitement de leurs collègues de la vallée de Luserne. — « Jean Jahier, ci-devant pasteur à Pral, sera censé pasteur du camp volant... » (Actes synodaux du 7 octobre 1704. — Arch, de la Table vaudoise.)
(1) « L'Eglise de Villesèche, qui était devant leur révolte composée des communautés de Rioclaret, Faët, Bouvil, Traverses et St-Martin, n'a maintenant, ni ministre , ni maître d'école , ni exercice religieux d'aucune sorte. » (Etat des Eglises de la vallée de St- Martin et du Pomaret, présentement dominées par les ennemis) . Mémoire sans date. - Il y est dit ensuite : « Toutes les autres Eglises de ces vallées sont dans le même état. » (Communiqué par M. Appia. )
(2) Voir les Arch. de la comp. des P. P. de Genève. Registre R. pages 312. 313.
(3) Mentionnés dans une lettre de Reynaudin , du 28 septembre 1708 (même source). Voir aussi les actes synodaux du Villar, 23 octobre 1708 (Arch. de la Table vaudoise .)
Les Vaudois considéraient cette vallée comme perdue pour leur Eglise (4), et craignaient que, leur unité de corps étant ainsi brisée, la perte totale ne s’ensuivît (5). Mais enfin, la guerre étant finie, la vallée de Saint-Martin rentra sous la domination de Victor-Amédée, qui accorda une amnistie complète à tous ses habitants (1), en considération de la fidélité que lui avait témoignée la vallée de Luserne, où il avait trouvé un asile au temps de ses malheurs. Car les généraux français l'avaient privé momentanément de presque tous ses Etats.
(4) « La vallée de St-Martin , que l'on croyait perdue , étant revenue à ses devoirs... » (Convocation synodale adressée par le modérateur Reynaudin, à Messieurs les pasteurs, anciens, directeurs et autres chefs de famille, etc... Datée de Bobi, 26 décembre 1708. Arch. du Villars . REL. fol. 158.)
(5) Cette division entraînera inévitablement la ruine de ces vallées. » (Mémoire sur l'état des vallées vaudoises , du 27 décembre 1706. ) « La conservation de la vallée de Luserne dépend de celle de la vallée de St-Martin... sans quoi, on ne peut pas espérer de pouvoir subsister longtemps. » (Mémoire pour les Eglises des vallées du Piémont.)
(1) Sous le nom de patentes de grâce , datées du camp de Balbottet, 17 août 1708 , accordant l'amnistie , à condition que les prétendus républicains renouvelleront leur serment de fidélité à la maison de Savoie, entre les mains du gouverneur Gasca. Cette pièce commence ainsi : « Dopo « l'enorme crime di rebellionne, comesso da i particolari, e abitanti della « valle di san Martino, etc ... : étant tous coupables du crime de haute trahison et de lèse-majesté, ils ont encouru peine de mort, etc... Mais son Altesse Royale, mue de compassion, etc... leur fait grâce. » (Archives d'Etat à Turin. Vald. no. des. 482. )
Le duc de Vendôme, qui avait assiégé Verrüe dès le 22 octobre 1704, s’empara de cette place le 10 avril 1705, après la plus belle défense qui jamais ait été faite par des assiégés (2).
(2) Ce jugement est tiré du Mercure historique , T. XXVII, page 479 ; les dates sont tirées de l'ouvrage des Benédictins , car le Mercure place la reddition de Verrüe au 7 avril.
Le duc de La Feuillade prit d’assaut Villefranche (3), Montalban et Nice, dont le gouverneur se transporta dans la citadelle, sans pouvoir y tenir plus de trois jours (1).
(3) Le 2 avril 1705 d'après le Mercure, et le 7 mars d'après l'Art de vérifier les dates. Mais le château de Villefranche ne fut pris que le 3 avril .
(1) La ville fut prise le 6 et la citadelle le 9 avril 1705.
La Miradole se rendit à discrétion, le 11 mai, après vingt-deux jours de tranchée. Le 16 août, les troupes impériales et savoyardes, commandées par le prince Eugène, sont défaites près de Cassano ; puis les fortifications de Nice, d’Ivrée et de Verrüe sont détruites par les Français. L’année d’après, ces derniers remportent encore une brillante victoire à Calcinato (2). Turin est investi par eux, du 12 au 13 mai; et dans la nuit du 3 au 4 juin, ils ouvrent la tranchée. Le duc de Savoie se retire à Bubiane, où il reçoit une députation des officiers et des pasteurs des vallées vaudoises (3). Il alla ensuite à Luserne, où selon les expressions d’un ancien manuscrit, les Vaudois lui firent une retraite assurée (1). On a lieu de croire que cette retraite fut la profonde vallée de Rora (2) où Janavel, avec dix-huit hommes, avait pu arrêter une armée, et devant laquelle s’arrêta aussi l’ennemi qui avait suivi le duc de Savoie jusqu’à Briquéras (3). Peut-être même ne fut-ce que devant les armes des Vaudois que le général français s’arrêta dans cette circonstance (4). Victor-Amédée, en se retirant ainsi au milieu de ces valeureux montagnards, avait pour but, non-seulement de chercher un refuge qui ne lui eût pas manqué ailleurs, mais surtout de les rattacher à son service par des témoignages personnels de bienveillance, qui leur fissent oublier ce qu’ils avaient . souffert. Il savait en effet que le duc de La Feuillade leur avait offert la protection de la France; il importait de prévenir une défection semblable à celle de la vallée de Saint-Martin, ou du moins de donner à la vallée de Luserne des marques de confiance et de bon vouloir dignes de sa fidélité. Victor-Amédée II te-naît en outre à organiser les forces militaires de ces fidèles sujets, qui accoururent autour de lui, en grand nombre (1), et peut-être à s’en faire une garde personnelle destinée à remplacer les Suisses, qui l’avaient abandonné (2).
(2) Le 19 avril 1706.
(3) « Pendant la guerre qui vient de finir , S. M. le roi de Sardaigne « semblait vouloir favoriser les Vaudois, jusque- là même que, l'année 1706, « s'étant rendu dans la vallée de Luserne, dans le temps que l'armée de France les poursuivait par tant de près , les pasteurs et officiers protestants des Vallées, se sont rendus à Bibiane et à Luserne, pour lui protester une fidélité inviolable et à toute épreuve. Ce prince les reçut « très gracieusement, leur disant que s'ils lui étaient fidèles , comme ils le protestaient, ils trouveraient en sa personne un bon ami, aussi bien qu'un père affectionné , et les maintiendrait dans tous leurs priviléges, sans " permettre qu'on y apportât la moindre infraction. » (Extrait d'une note manuscrite placée à la suite d'une copie des Négociations de 1686, appartenant à M. Ant. Blanc, de La Tour. Ces mots, la guerre qui vient de finir, permettent de croire que la note a été rédigée peu après les événements dont elle fait mention . Le dernier qu'elle relate est du 9 août 1718 .
(1) A la paix d'Utrecht, l'influence de la cour britannique aurait pu « faire jouir les Vaudois du Pragela des mêmes prérogatives dont jouissent a les trois autres vallées, d'autant plus que celles-ci avaient, au sujet du siége de Turin, procuré retraite assurée à leur souverain... et que tout a cela était récent . » ( Mémoire concernant la situation présente des vallées du Piémont et celle du ministère dans ces Eglises , dressé par les pasteurs commissaires... chargés au nom du synode... du soin de veiller à leurs intéréts, etc... Présenté au synode de La Haye, le 9 septembre 1762. ( Archives des Eglises vallones, communiqué par M. Appia. )
(2) Voir Monastier, T. II , p. 173. · - Gilles, Waldensian Researches. Brokedon Excursions. Acland , etc.
(3) Histoire militaire du Piémont, par le comte de Saluces, T. V, p. 189 ; cité par Monastier, T. II , p. 172.
(4) Lors de l'arrivée de Victor-Amédée dans la vallée de Luserne, les Vaudois, « exposant leur propre vie pour son service, se sont opposés à l'armée française avec tant de vigueur, qu'ils ont obligé l'ennemi de se retirer et d'abandonner la vallée de Luserne. » ( Note précitée, MSC. de M. Antoine Blanc.) - « Le duc de Savoie vint ensuite dans la vallée de Luserne, où La Feuillade voulut encore le combattre, mais il fut repoussé « partout et rentra dans son camp. » (Histoire du prince Eugène... édition de Vienne, 1755, en 5 volumes in- 80, T. III , p. 77.
(1) Expressions du comte de Saluces. Hist. militaire du Piémont v. 189.
(2) Mercure historique , T. XXVII, p. 1705. — « Les Vaudois sont encore fiers d'avoir, en 1706, lors du siège de Turin, donné asile à Victor-Amèdèe, leur plus cruel persécuteur, qui vint, sans gardes, se jeter « entre leurs bras, jusqu’à l’approche de l’immortel Eugène. Ce fut dans « le village de Rora qu’il se retira, et tous nos hommes, en état de porter les armes, le suivirent au siège ou plutôt à la délivrance de sa capitale. · (Lettre de M. Paul Appia, député de la vallée de Luserne, à M. le comte de Nieperg, datée de La Tour, ce 2 décembre 1799. — Communiquée par M. Appia, de Francfort.)
On le vit en effet arriver à Carmagnole, escorté de six-cents Vaudois et de cent Camisards qui avaient appartenu à l’intrépide régiment de Cavalier. (1). Ce ne fut pas sans avoir remercié le secrétaire général de la vallée de Luserne, des bons offices qu’il lui avait rendus, au nom de tous les habitants de la vallée (2); il avait même laissé à Rora un souvenir de sa main aux hôtes qui l’avaient reçu (3).
(1) Histoire du prince Eugène de Savoie. Edition de Vienne de 1755, T. III, p. 104.
(2) « Invitati dalli buoni serviggi , sin qui resi , con ogni applicatione, ( - fedelta e zelo , del Nodaro Collegiaro, Guiseppe Brezzi, del Villar , « in qualita di segretaro delle valli di Luserna, deputato dal corpo, in generale delle ufficiali valdesi, etc... » - (Rescrit de Victor- Amédée II , daté de Bubiane, 31 juillet 1706, et imprimé en 1711 , in Torino , per Gio Battista Valetta , stampatore di S. A. R.) Victor-Amédée arriva à Bubiane le 7 juillet 1706; il y resta jusqu'au 14, dans la maison des missionnaires. ( Storia della missione, dal P. Bonaventura di vergemoli . MSC. fol . Arch. Ev. Pignerol. ) De là il alla à Luserne ce ne peut donc être que du 16 au 28 juillet qu'il se rendit à Rora, puisque le 31 juillet il était de retour à Bubiane.
(3) Un gobelet d'argent. (Voir tous les écrivains modernes. ) Monastier T. II , p. 173. Gilly, Narrative of an excursion.... Beattie , Vallées vaudoises pittoresques , p . 170, etc.
A Carmagnole, le prince Eugène vint le rejoindre avec huit régiments de troupes de ligne et quatre mille dragons. Le duc s’arrêta ensuite quelques jours au château de Pianesse, et marcha de là sur Turin, dont il fit lever le siège aux Français (4), à la suite d’une brillante victoire qui lui rendit ses Etats (1).
(4) Le 7 septembre 1706 . - - Le duc de Savoie et le prince Eugène étaient arrivés, dans la nuit du 6 au 7, sur la colline de Superga, où Victor- Amédée, en vertu d'un vœu qu'il avait formé alors , fit élever, neuf ans après , une fort belle église , sur les plans de Philippe Juvara , de Messine , en l'honneur de la Vierge, « qui, à ce que prétendait le peuple, avait reçu dans son tablier les bombes que les Français faisaient pleuvoir sur Turin. » (Mémoire pour servir à l'histoire des Vaudois , MSC. fol . p. 61 , par M. Paul Appia. Se rapportant surtout à l'époque de la Restauration . Communiqué par la famille Appia. ) - -
(1) On frappa, au sujet de cette victoire, une médaille représentant la chute de Phaeton, avec ces mots : Mergitur Eridano MDCCVII . Sur le revers, on voit le duc de Savoie embrassant le prince Eugène, et la Renommée qui vole au- dessus d'eux , en faisant flotter une bandelette où est écrit : Sabaudia liberata : io triumphe!
La perte des vaincus ne monta cependant qu’à deux mille hommes ; mais la consternation fut telle, qu’au lieu de se porter sous Casai, pour couvrir le Milanais, leur armée regagna Pignerol, pour se retirer en Dauphiné. C’était abandonner tout ce qu’elle avait conquis. Encore subit-elle de nouvelles pertes pendant cette retraite.
Les Vaudois, commandés par le colonel de Saint-Amour, la harcelèrent pendant tout le temps de leur retraite, et lui enlevèrent plusieurs convois (2). Ils avaient établi un camp volant qui se portait avec rapidité d’une montagne à l’autre, et qui fit des incursions jusques en Dauphiné.
(2) L'Esprit des cours ... , T. XV. Histoire militaire du Piémont , T. V, page 212 .
La guerre se poursuivit faiblement pendant quelques années. En 1707, les troupes françaises et espagnoles remirent aux alliés les places qui leur restaient en Lombardie (1), et évacuèrent ce pays.
(1) Par capitulation du 13 mars.
L’année suivante, Victor-Amédée tenta de s’emparer du Dauphiné; mais l’habile maréchal de Villars, gouverneur de cette province, fit échouer tous les desseins du duc. Ce dernier regagna cependant les terres cisalpines que lui avait enlevées La Feuillade, et entre autres la vallée de Saint-Martin (2). Il avait établi son camp près de Mentoules (3), où des dé-pûtes de la vallée de Luserne (4) vinrent solliciter sa clémence, en faveur de leurs coreligionnaires égarés, dont la puérile république s’était évanouie devant l’ombre de son avant-garde. « Sa Majesté, dit l’un de ces députés, s’entretint avec nous pendant une demi-heure, avec la bonté d’un père et une douceur qui est presque sans exemple de la part d’un souverain envers ses sujets (5). » Aussi ne refusa-t-il pas son pardon à ceux pour qui il était sollicité, n’exigeant d’eux que de renouveler à sa dynastie leur serment de fidélité (1). Il autorisa en même temps un synode destiné à pourvoir aux besoins des padisses restituées (2).
(2) Suze s’était rendue le 30 octobre 1707.
(3) A Balbotlet.
(4) Paul Reynaudin, modérateur, accompagné de MM. Goante et Léger.
(5) Lettre de Reynaudin, datée de Bobi, 26 septembre 1708. (Archives du Villar, cahier Religionarii, fol. 158.
(1) Patentes de grâce, datées du camp de Balbottet, 17 août 1708. (Archives de cour.) .
(2) Décret daté du même camp, le 13 de septembre 1708.
C’est en 1708 aussi que le duc de Savoie (3) entra en possession du Monferrat, qui lui avait été garanti par l’Autriche lors de son alliance avec les impériaux (4).
(3) On donnait déjà à Victor-Amédée le titre de Majesté, mais comme roi de Sicile et non comme roi du Piémont. Ce ne fut qu’à partir du 18 août 1718, qu’il prit la Sardaigne en échange de la Sicile, et le titre de roi de Sardaigne, hérité par ses successeurs.
(4) En vertu du traité du 25 octobre 1703.
L’année d’après se passa sans incident remarquable; mais en 1710 le maréchal de Berwik fut envoyé en Savoie par Louis XIV, et les Vaudois reprirent les armes pour leur prince. « On a publié à Turin, écrit-on de cette ville, que ceux qui voudront aller servir parmi eux, jouiront du payement et des gages ordinaires de la milice, jusqu’à la fin de la campagne (5).
(5) Mercure historique et politique, La Haye , 1710. No de juillet, page 524.
C’était un nouvel appel adressé indirectement aux réfugiés français. Pourquoi faut-il que les rois, après la victoire, aient été si souvent infidèles aux promesses qu’ils avaient faites dans leurs revers ? Ces malheureux proscrits, déjà deux fois trompés, le furent encore une troisième; car plusieurs d’entre eux vinrent alors joindre leurs armes à celles des défenseurs du trône de Savoie.
Victor-Amédée II déclara, le 26 mai 1711, qu’il allait se mettre en personne à la tête de ses troupes (1); et peu après il eut reconquis la Savoie. L’année suivante, le maréchal de Berwik traversa le mont Genèvre avec une armée française, et vint camper à Cézane (2). De là il se rendit maître des vallées d’Oulx et de Pragela. Le roi de Piémont leva aussitôt le camp de Saint-Columban, où il se trouvait alors, et vint repousser l’ennemi en Dauphiné. Pendant ce temps le baron de Saint-Rémy s’était emparé de la vallée de Barcelonnette ; et les Vaudois, au milieu de tous ces mouvements dont ils étaient le centre, ne laissaient pas d’agir avec leur valeur et leur audace accoutumées. Beaucoup d’excursions et d’escarmouches victorieuses qu’ils firent à cette époque, contribuèrent puissamment à repousser l’ennemi, ainsi qu’à leur donner à eux-mêmes les moyens de se pourvoir de munitions, et de s’équiper aux dépens de leurs adversaires. Le roi, pour leur témoigner sa satisfaction, ordonna au comte de Bagnol, d’envoyer un caissier à Pignerol, afin de payer les arrérages qui étaient dus à ces vaillantes milices, auxquelles il offrit même une continuation de solde, sur pied de guerre, si elles voulaient continuer de défendre les passages des Alpes comme par le passé (1).
(1) Extrait d’une lettre de Turin, du 17juin 1711. (Mercure historique et politique. No de juillet, p. 551.)
(2) Le 11 juillet 1712. (Id. No d’août 1712, p. 1647.
(1) Même collection. No de mai 1713, p. 372.
Le traité d’Utrecht (2) avait rendu Victor-Amédée paisible possesseur de ses Etats agrandis. Les hautes vallées du Cluson et de la Doire lui demeurèrent avec le comté de Nice, en échange de la vallée de Barcelonnette, qui restait à la France ; et nous avons vu déjà combien les Vaudois du Pragela eurent à souffrir, plus tard, de l’abandon dans lequel les puissances protestantes laissèrent alors leurs intérêts inaperçus.
(2) 11 ami 1713.
Les Pragelains, cependant, assistèrent par députés au synode général des Eglises vaudoises qui eut lieu à cette époque, pour la réorganisation de leur Eglise (1). Mais ils ne jouirent pas longtemps de cette faveur. Les actes de cette assemblée furent déclarés exécutoires, à la réserve de l'incorporation des anciennes paroisses vaudoises du Pragela dans l’ensemble unitaire de toutes celles des vallées (2).
(1) A Bobi, le 11 novembre 1709. — On s’était déjà occupé, dans le synode précédent, «de procéder, pour le service de Son Altesse Royale, à l’établissement de quelques pasteurs, dans la vallée de Saint-Martin, propres pour confirmer ces gens-là dans la fidélité qu’ils devaient à leur « légitime souverain, » (Préliminaires des actes synodaux du 23 octobre 1708. — Archives de la Table vaudoise.)
(2) Voir la déclaration de l'intendant de Pignerol , apposée au bas des actes du Synode de Bobi 1709. - C'est dans le synode du Villar ( 23 octobre 1708) que nous trouvons pour la première fois l'intervention du pouvoir civil pour sanctionner les actes de nos assemblées religieuses en les déclarant exécutoires : « quelli (articoli) admettiamo e dichiaramo esecutorii.. Pasca, intendente e direttore. » - En d'autres circonstances , l'appui du pouvoir séculier eût été précieux et eût pu donner une grande force aux décisions de nos synodes , si elles avaient été contestées. Mais jamais ils n'en eurent besoin.
Henri Arnaud, qui était venu reprendre du service aux Vallées en 1703 (3), en était reparti en 1707 (4). Le roi d’Angleterre l’invita vainement à venir à sa cour (1), le modeste pasteur des Alpes, ne pouvant résider parmi les habitants de ces vallées du Piémont qu’il avait reconquises, préféra rejoindre ses compatriotes exilés, dans la modeste colonie des bords de l’Eintz, où il s’occupa, comme Xénophon, à mettre en ordre la relation de ses patriotiques travaux (2).
(3) Voir Mercure historique, T. XXVI, p. 140, et le Mémoire pour les Eglises du Piémont, daté de Saint-Jean, 27 décembre 1706. (Arch, des PP. de Genève, vol. R.)
(4) Voir l’article XV des actes synodaux du 13 et 14 février 1708. ( Archives de la Table vaudoise.)
(1) Acland, The glorious recovery, etc.... Bracebridge. — Plenderbath et Mémoires de Paul Appia. (Communiqués.)
(2) Imprimée en 1710. — Les uns disent à Bâle, d’autres à Cassel. — Réimprimée à Neuchâtel en 1845.
La peuplade vaudoise, qu’il venait de quitter, subissait des destinées moins heureuses encore. Appauvrie par les vicissitudes récentes qu’elle avait souffertes, et par la guerre qui venait de se terminer, elle achevait de s’épuiser, afin de pourvoir aux besoins des nombreux réfugiés qu’elle avait accueillis (3). En enlevant des bras à l’agriculture, les enrôlements militaires avaient augmenté le nombre des bouches à nourrir (1), et sans les secours étrangers qui furent accordés aux Vaudois (2), la générosité de leur prince (3) n’eût pu les empêcher peut-être de succomber aux plus extrêmes privations (4).
(3) Ordre de Bercastel , gouverneur de Luserne aux réfugiés français , e allri stranieri.... che non sono arrolati , e che possedono alcun registro, de quitter le pays dans trois jours. Daté de Luserne, 27 avril 1706. — (Archives du Villar , cod. Religionarii , fol . 131. ) — Mais cet ordre ne produisit qu'un effet momentané : car on trouve, à la date du 18 septembre 1708 , une note des pauvres et des réfugiés étrangers dans les vallées vaudoises et au 25 mai 1709, un nouvel ordre d'expulsion : de l'exécution duquel sont rendues responsables les communes vaudoises qui servaient d'asile à ces refugiés. (Arch. Villar, cod. cit. fol . 161) ; enfin, à la date du 23 mars 1714, un nouvel ordre pour le même objet . ( Id. ib . fol . 171. )
(1) Rapport sur le triste état des Eglises du Pragela et des anciennes vallées : Adressé à Genève par les pasteurs vaudois; daté du 1er de juin 1714. (Arch, de la vénérable compagnie des PP. de Genève, vol. S. p. 258.) — La cause première en était les édits de 1703 et de 1704, par lesquels Victor-Amédée avait appelé sous les drapeaux les proscrits étrangers.
(2) Mémoire en faveur des Vallées en 1707. (Arch. PP. Gen. vol. R.) — Mémoire du ministre Léger, délégué par la compagnie pour se rendre aux Vallées, etc... allant du 2 d’août 1629 à la fin de novembre, et inséré dans les mêmes archives, vol. X, p. 173 et suivantes. — Un mémoire justificatif des opérations de Léger fut publié l’année d'après, sous la date du 20 octobre 1730. (Communiqué par M. Vaucher Mouchon, de Genève.)
(3) Stato delle compagnie Valdesi , che hanno servito S. M. durante l'hor scorsa guerra... quali hanno continuamente gioïto del pane e delle contribuzione, staleli graziosamente accordati da detta S. M. , etc ... Pièce datée de Saint- Jean, 22 mai 1717. (Se trouve aux Archives d'Etat , Turin, catég ., Vald. , no S, 456. ) MSC. de 40 p . fol . Les noms sont écrits sur deux colonnes ; il y a 73 colonnes. La minute est du notaire Joseph Brezzi.
(4) Lettre des pasteurs de Bobi et du Villar à la vénérable compagnie des PP. de Genève, exposant qu’il règne dans le pays une famine si grande, que l’on voit des malheureux obligés de se nourrir avec l’herbe des champs. « Les catholiques, disent-ils, reçoivent des secours, par leurs coreligionnaires et plusieurs des nôtres sont en danger de sacrifier leur foi pour conserver leur vie. » — Ecrite par Reynaudin le 15 juin 1714. — Le conseil de la ville de Genève décida qu’il serait accordé cent écus de secours, pour les Eglises de Bobi et du Villar. (Arch. comp. vol. S. p. 260 et 270.)
Cet état de misère se prolongea pendant bien des années (5). L’Eglise vaudoise, néanmoins, semblait se consolider (1). Les habitants de ces contrées avaient retrouvé des amis. Plusieurs d’entre les magistrats, appelés à les gouverner, se montrèrent même leurs protecteurs (2). Mais la bienveillance du souverain (3) et l’estime de leurs alentours ne purent prévaloir contre l’influence hostile de l’Eglise romaine, qui ne cessait de les poursuivre. Elle obtint qu’on les obligeât de cesser toute œuvre manuelle pendant les jours de fête catholique (4), et qu’il leur fût interdit de recevoir dans les temples, aucune personne étrangère à leur culte (1) ; puis, sous prétexte de sécurité publique, leurs droits les plus légitimes furent souvent méconnus (2). Déjà, on avait voulu restreindre le nombre de leurs temples (1), et la propagande redoublait d’activité pour leur susciter de nouvelles tracasseries (2).
(5) Voir Mémoire sur la situation présente des Eglises, évangéliques des Vallées... présenté au synode de La Haye, le 9 septembre 1762.
(1) Voir les Actes synodaux de l'Eglise vaudoise, depuis 1708 jusqu’à 1730.
(2) Le marquis de Bercastel, gouverneur de Luserne, spirito da un atto di carita , e mosso a compassione verso il detto popolo , se compiaciuto di farli l'offerta e di dar e sborsar, la soma di liure trecento ducati d'argento... pour l'érection du temple du Villar. Tiré d'un acte notarié du 11 février 1706. Le temple fut terminé en 1707. Ce n'était qu'une reconstruction. - ( Cette pièce et beaucoup d'autres qui s'y rapportent se trouvent dans les archives du Villar, cahier religionarii du fol. 121 au fol . 157.) - La cloche de cet édifice fut refondue en 1719, par un nommé Nigretti de Crussol. Les conventions faites avec cet artiste sont du 28 avril , et se trouvent au fol. 174. -
(3) En 1693 et 1694 , en 1703 et en 1706 , en 1708 et en 1713 , VictorAmédée II avait témoigné aux Vaudois non- seulement de la bienveillance mais même de l'attachement et de la reconnaissance. ( Voir à ces dates. ) On lit dans une lettre du modérateur à l'ambassadeur d'Angleterre à Turin « Que Votre Excellence veuille bien rappeler à notre souverain, qu'il avait donné sa parole à lord Molesworth ( prédécesseur de lord Hedges) de ne plus inquiéter les Vaudois. » La lettre est du 26 mai 1727.
(4) Un ordre de Victor - Amédée II , daté du 14 juillet 1718 , enjoignit aux Vaudois de s'abstenir de toute espèce de travail pendant les jours de fête de l'Eglise romaine. (Arch. du Villar , id. fol . 176.) Les Vaudois réclamèrent contre cette interdiction ; et par un nouvel ordre , daté du 9 d’août 1718, il leur fut permis de travailler chez eux, à portes closes, pendant les heures seulement où les catholiques pouvaient se livrer à de pareils travaux. Afin de vaquer à ceux pour lesquels les catholiques avaient besoin d’une permission du curé, les protestants devaient en obtenir une du juge. (Cette pièce est sous forme de biglieto regio dans les archives de Turin, et d'instructions explicatives transmises par le comte de Mellarède, ministre de l’intérieur, dans celles de Pignerol.) — Le second article de l’édit du 25 juin 1720 confirmait ces dispositions. — Mais les Vaudois réclamèrent encore contre ce chômage forcé des fêtes d’une autre Eglise que la leur. (Memoria sopra il raccorso fatto, nel 1718, dalli protestanti , per la liberta di travagliare le festi , e sopra diversi abusi. — Arch, de cour, Turin, no de série 451.) — De nouvelles instructions furent adressées, en 1721, au sénat de Pignerol, pour confirmer l’édit du 14 juillet 1718. (Id. no 452.) — Mais les tracasseries auxquelles donnait lieu l’arbitraire de cet édit, devinrent si criantes, que sur une nouvelle requête des Vaudois, le roi les adoucit un peu : par rescrit du 12 mai 1724, confirmant les dispositions du 25 juin 1720; — et par biglieto regio du 27 juin 1724, confirmant celles du 9 août 1718. — (Même source, nos 442, 927, etc.)
(1) Le conseil supérieur de Pignerol, demanda d’abord le 31 mars 1717, que l’on empêchât les protestants du Pomaret de recevoir des catholiques à leur culte. (C’était surtout pour en éloigner les réformés du Pragela, qu’on avait forcés à suivre les rites de l'Eglise romaine.) Victor-Amédée II, par un rescrit du 2 avril 1717, fit droit à cette demande. — Le 28 mai parut un manifeste, qui admit quelques exceptions personnelles à cette interdiction. (Turin, Arch, de cour, Cat. Valdesi : du no 474 à 478.) Mais cette interdiction fut bientôt étendue à tous les temples vaudois. (Ordres du 28 septembre et du 22 octobre 1720 : cités dans une requête de 1721.)
(2) Ordre du 20 juin 1714, qui, en bannissant des protestants français du pays, interdisait aux Vaudois eux-mêmes d’en sortir. — Note du procureur général, datée du 11 septembre 1714, disant que ces mesures sont pour la tranquillité publique. (Archives du Périer.)
(1) Lorsque le territoire de Luserne et celui de Saint-Jean ne faisaient qu'une seule commune (en 1688, par suite de la dépopulation du pays, provenue de l'expulsion des Vaudois) , les catholiques de Saint-Jean élevèrent une église qui plus tard, lors du retour des exilés , passa au culte protes- tant, en vertu de transactions qui nous sont inconnues ; et la restitution de cet édifice au culte catholique fut ordonnée par décret du 12 mai 1717. Le temple de Saint- Germain, qui avait été démoli en 1686 et relevé en 1711 , n'était pas à la même place que l'ancien. Par ce motif on demandait qu'il fùt détruit ; mais comme l'emplacement du temple primitif ne put être exactement déterminé , on laissa subsister celui qui existait . ( Risoluzioni prese nel congresso tenuto avanti S. E. il signor conte ministro e primo segretario di stato , Mellarède , li 12 maggio 1717. (Turin, Arch. de cour , Valdesi, no de S. 473.) . Un édit spécial de Victor-Amédée avait autorisé le culte protestant dans la commune de Prarusting : dalle regioni di costa longia e Massera in su, verso la montagna ; e alla Duriva del Colloretto , ove vi e un piccolo canale, etc... ( Edit du 20 octobre 1699. Se trouve aux Archives de la cour des comptes, à Turin , Reg. contr. gen . MDCXC. no 199, fol. 112.) Les instructions du 20 juin 1730 ne pouvaient supprimer cet édit ; mais elles statuaient : qu'aucun temple nouveau ne pourrait être élevé dans les Vallées ; et quant à celui de Prarusting, il est dit : vogliamo ben permettere che sussista la campana (quelques auteurs ont lu : la cabane) ; à condition toutefois, qu'elle ne recevra aucune extension, et que le pasteur qui demeurait autrefois à Rocheplate y rétablira sa résidence, sans pouvoir demeurer à Saint-Barthélemy. » ( Istrultione a rignardo de Valdesi, 20 juin 1730, artic. IX. ) — Plus tard, tous les lieux de réunions religieuses, hors les temples, furent fermés dans les Vallées. ( Décrets du sénat de Turin, du 19 février 1756 et du 18 janvier 1771. Arch. du S.) - -
(2) En particulier pour obtenir des catholisations. - - Les dots étaient fixées ; ( stato delle dotti... costituite a figlie convertite... etc. Arch. Cour. S. 448.) Les dons même abondaient. (Acte testamentaire du 2 juillet 1723, par lequel le testateur dispose de ses biens en faveur des Vaudois qui se catholiseraient . Archives de l'Intendance de Pignerol, catégorie 1re, classe 4, article VIII, no 8. ) Pour les tracasseries, j'ai un mémoire intitulé Griefs des vallées du Piémont, qui est de 1721 . Il serait trop long d'entrer dans les détails.
Les vexations suivirent les rigueurs (1), les tentatives criminelles elles-mêmes demeurèrent impunies (2); des actes cruels se faisaient jour par intervalle (3), ou s'enveloppant de mystère, inspiraient plus d'effroi (4).
(1) Des poursuites criminelles étaient intentées aux pasteurs qui accordaient leur office ecclésiastique à quiconque était né sur la rive gauche du Cluson ou du Pragela, où le gouvernement ne voulait reconnaître que des catholiques. Pour avoir administré le baptême à un enfant né à Fenestrelle, le 18 avril 1727, le pasteur de St-Jean, Cyprien Appia, fut condamné au bannissement et à la confiscation des biens. Mais l'ambassadeur d'Angleterre, Lord Hedges, obtint sa grâce. « Nous n'osons plus nous assembler pour aucune affaire, » écrivait- il plus tard, « en suite du procès qui « a été intenté à cinq d'entre nous, qui s'étaient abouchés pour affaires publiques... » (Lettre d'Appia, datée du 24 août 1733 , à M. Chetwind, à Londres. · Correspondance vaudoise. ) Ce procès se termina aussi par une condamnation, mais grâce à l'indulgence du souverain elle fut annulée par des patentes, datées du 16 avril 1734, et entérinées le 20. Au nombre de ces personnes se trouvait un nommé Daniel Musseton. — Cyprien Appia s’y trouvait encore impliqué, ainsi que d'autres pasteurs.
(2) C'est en 1727 que paraît avoir été formé, par les moines du Villars, le projet de faire sauter, au moyen d'une mine, le temple protestant du lieu, bâti en 1707. J'ai donné des détails sur ce fait, dans un volume sur les Vaudois, publié en 1834, page 53. Voir aussi BLAIR, History of the Waldenses, (2 volumes in- 80 . ) Edimbourg, 1833. Tome II , page 533.
(3) Il s'agit ici des enlèvements d'enfants vaudois , qui avaient lieu de temps en temps, d'une manière violente ou subreptice. -La correspondance vaudoise, de 1725 à 1765, qui a été entre nos mains, en contient un grand nombre. - « On ne néglige rien pour porter les enfants à la révolte « contre leurs père et mère... Etienne Odin, de Prarusting est fort inquiet « au sujet de sa fille , qui s'est catholisée... Le tribunal de Pignerol fait « vendre judiciairement les biens d'Odin, pour en doter l'apostasie de sa • fille, au préjudice de ses enfants fidèles... Toutes les requêtes que nous « avons présentées depuis 1718, ont été sans résultat. » ( Passages extraits de diverses lettres du modérateur, depuis le 5 janvier jusqu'au 12 juin 1727. )
(4) Lors de la démolition du couvent du Villar on trouva des squelettes humains, muraillés dans l’intérieur des parois épaisses de l'édifice.
La protection des puissances étrangères n’était efficace que pour réparer et non pour prévenir (1). La défiance régnait partout (2), les plaintes des Vaudois n’étaient plus écoutées (3), leurs synodes ne pouvaient qu’effacer des griefs particuliers (1), maintenir l'union dans les familles (2), veiller aux bonnes mœurs (3) et sauvegarder la discipline (4).
(1) Les Eglises évangéliques du Piémont, qui ne subsistent que par un « miracle perpétuel de la Providence... ont toujours été l'objet d'une tutélaire protection de la part des souverains de la Grande- Bretagne, depuis le règne de la reine Marie. Les afflictions auxquelles elles sont continuellement exposées la leur rendent plus nécessaire que jamais. » ( Lettre de condoléance, écrite le 10 septembre 1727, par le modérateur des Eglises vaudoises au roi d'Angleterre Georges III , à propos de la mort de son père Georges II . Correspondance vaudoise. ) « A l'étranger, dit le mémoire de « 1729, sur l'état des Eglises vaudoises, leur plus ferme appui est mainte- « nant l'Angleterre, comme avant la paix des Pyrénées, elles étaient soua tenues par le roi de France. » ( Registres de la vénérable compagnie des P. P. de Genève, volume X, pages 174 etc.) On doit y ajouter la Hollande et la Prusse, qui certes ont, dans tous les temps, bien plus fait pour les Vaudois que la France. -
(2) Même contre les pasteurs : car les secours en argent, venus de l'étranger, n'avaient pas de destination fixe. Le synode en disposait. Une partie du traitement des pasteurs et des maitres d'école était prise sur ces sommes. De là quelques irrégularités, beaucoup de jalousies rivales , et des bruits de malversation sans cesse renaissants, quoique toujours démentis. Les directeurs des Eglises vaudoises se plaignaient de l'ingratitude et des accusations auxquelles ils étaient en butte. -Leurs Lettres, d'un autre côté, étaient souvent interceptées à Pignerol . On n'osait s'épancher, se fier à personne, ni au dedans ni au dehors, etc. ( Les registres de la vénérable compagnie des P. P. de Genève, vol. T. V. X, ainsi que la correspondance du modérateur vaudois , et un grand nombre de lettres et de pamphlets du temps, qu'il serait trop long de citer en détail, renferment les preuves de tous ces faits. ) En 1727, un imposteur s'était présenté à Londres, avec des papiers supposés et le cachet falsifié des Eglises vaudoises, pour se faire attribuer les secours qui leur étaient destinés . (Lettre du modérateur à M. Chetwind, procureur des Vaudois à Londres, en date du 6 mai 1727, etc.) - (3) Nos requêtes ne sont pas répondues, nos plaintes restent sans écho, « on va jusqu'à retenir les lettres que nous vous faisons parvenir. » Correspondance vaudoise de 1718 à 1729. — ( Lettres à M. Hedges à Turin, et à M. Turretin à Genève. ) a Les livres que nous faisons venir de Genève pour l'instruction religieuse de nos enfants, sont arrêtés au bureau du « Pont d'Arve , sans qu'on les en puisse retirer. » ( Note de la main de Cyprien Appia, datée de 1729.) « Nos députés ne peuvent avoir accès aua près du roi... nos requêtes sont desservies... » (Synode du 28 novembre 1724, § 5) , etc. -
(1) Voir, Actes synodaux, du 3 juin 1694, art . 1 et 2; du 25 octobre 1695, article 7 et 9 ; du 25 avril 1697 , article 2 et 5 , du 28 avril 1705, article 7 et 10 ; du 23 octobre 1708, article 8 et 9 ; de 1712, article 3 ; de 1724, § 7; de 1727, § 4 ; de 1729, § 9 et 16, etc. « Les Vaudois sont peu favorisés par la magistrature catholique, mais les procès qu'ils ont entre « eux se terminent presque toujours par l'entremise de leurs ministres ou « autres, qu'ils choisissent pour arbitres . » ( Briève narration des Vaudois, ou sujets protestants de S. M... faite par un gentilhomme, en ses voyages d'Italie sans date ; mais il y est parlé des démêlés de la cour de Rome avec la maison de Savoie, il y a quatorze ans de cela : ce qui tend à faire placer cette note en 1707 , s'il s'agit des démélés de 1694 relatifs au rétablissement des Vaudois, ou en 1733, s'il s'agit de ceux relatifs à la Monarchie de Sicile , qui se prolongèrent jusqu'en 1729. (Archives d'Etat à Turin. Cat. Valdesi. No de série 458.
(2) Voir les Actes synodaux, aux § déjà cités. (Archives de la Table vaudoise.)
(3) Voir en outre les synodes de 1703, § 14; de 1707, § 7, 8; de 1708, § 11 , 12 ; de 1712, § 6, 11 ; de 1713, § 4 , 15 ; de 1716, § 9 ; de 1718, § 8, 9 ; de 1725, § 3 et de 1729, § 8, 9 et 16.
(4) Voir le synode de St- Germain , 29 novembre 1729 , article VIII. (Suivent diverses dispositions . ) Le synode précédent, d'après une lettre du modérateur à M. Iselin , à Bâle (datée du 12 mars 1727) , « a pris la • résolution d'examiner désormais les étudiants , avant de les envoyer aux a places qui leur seront accordées par les académies étrangères. - Toutes les opérations de ces assemblées n'avaient du reste pour objet que le maintien de l'ordre, des bonnes mœurs, des doctrines évangéliques, et de la discipline. Pour les dispositions de détail, voir les procès-verbaux de - leurs opérations.
Mais cette discipline elle-même avait participé à l’ébranlement de leurs destinée? (1); les doctrines dissolvantes du siècle croissaient sans détruire le fanatisme religieux, qui n’avait plus même, pour son intolérance, l’excuse de la conviction (2).
(1 ) Mêmes sources que pour les notes précédentes, et de plus, synode de 1708, art. 1 et 2 ; de 1710, § 23 et 24 ; de 1715, 4 et 8 ; de 1716, 2 ; de 1727, 5, etc. « Nos écoles sont très irrégulièrement tenues. » (Lettre du modérateur à Jacques Léger, pasteur à Genève , datée du 5 avril 1728. ) « Nos Eglises ont besoin de réformes considérables. » (Lettre à M. Burlamaqui, du 23 avril même année. )
(2) Il était défendu alors aux Vaudois : 10 d'acquérir des propriétés hors de leurs limites et d'exercer certaines professions ; 20 de s'établir hors de leurs vallées , même pour commercer; 30 de faire des prosélytes dans l'Église romaine, et de s'opposer à son prosélytisme parmi eux ; 4º de réclamer leurs enfants enlevés sous prétexte d'abjuration ; 50 d'augmenter le nombre de leurs temples et de leurs ministres, dans l'intérieur même des vallées ; 60 de tenir des assemblées religieuses , ou de simples réunions de prière, hors de ces temples et sans la présence du pasteur. (Voyez Gilly, Vigilantius and Valdo, page 32.) - Chacune de ces interdictions devenait un prétexte à de faciles calomnies et à de promptes procédures. -
L’Eglise vaudoise multipliait les prières et les jeûnes publics, afin d’attirer la bénédiction de Dieu sur son avenir (3).
(3) De 1701 à 1726, sept jeûnes publics et solennels furent ordonnés par le synode, dans les Vallées. — Celui de 1720 était pour conjurer le fléau de la peste ; et celui de 1723, pour remercier Dieu d’en avoir été préservés. —
Cependant la société tendait à se transformer, les mœurs se modifiaient et l’esprit du passé cherchait d’autant plus vivement à regagner son empire.
La promulgation de l’ancien statut piémontais (1), qui aggravait la position des Vaudois (2), concorda avec l’ouverture du concile d’Embrun (3) qui fomenta les dissensions amenées par la bulle Unigenitus.
(1) Le synode du 28 novembre 1724, eut pour but principal d’examiner, au point de vue des intérêts vaudois, ce qui avait été publié en 1723, sous le titre de Royales constitutions. (Voir les procès-verbaux de cette assemblée.)
(2) L’édit du rétablissement des Vaudois (23 mai 1694) n’y était pas rappelé. — Il n’y était fait aucune mention des habitants des Vallées, quoique les Juifs fussent, par les mêmes constitutions, mis à couvert de toute insulte et violente. (Tels sont les termes d’un placet dressé par le synode de 1724.) — L’observation des fêtes catholiques y est rendue obligatoire. — On interdit aux protestants d’avoir des notaires de leur religion, quoiqu'ils en aient eu de temps immémorial. (Termes du même placet.) — Ou oblige les parents à se dépouiller de leurs biens en faveur de leurs enfants catholisés, qu’ils avaient précisément le moins de motifs de favoriser, etc.
(3) Ouvert le 16 d’août 1727. — Ce fut à la date du 24 octobre 1728 que fut rendu un parère, circa il capo da aggiungere alle costituzioni a riguardo de valdesi, où il est dit, à propos de l’édit de 1694, sur lequel les Vaudois s’appuyaient pour demander le maintien de leurs privilèges, que « les « circonstances venant à changer, les édits perdent de leur valeur. » (Turin, Arch. de cour. S. 441.) Cette maxime n’a pas besoin de commentaire.
Les remontrances furent vaines de la part des Vaudois, pour obtenir des dispositions plus équitables et plus douces (4) ; on pressentait au contraire de nouvelles rigueurs, et l’édit du 20 juin 1730, publié sous forme d'instructions au sénat de Pignerol, ne fit que réunir et codifier, pour ainsi dire, toutes les mesures dont ils avaient gémi. C’est alors que furent expulsés pour la seconde fois, de leurs vallées, tous les protestants d’origine étrangère, et qu’à quelques exceptions près, tous les protestants originaires du Pragela s’en virent bannis sans retour (1).
(4) « Malgré toutes nos requêtes nous n’avons pu obtenir le moindre « relèvement. » (Dernières paroles d’un mémoire dressé en 1728, sous ce titre : Griefs des Vaudois. Archives particulières.)
(1) La liste nominale des Vaudois de Pragela, exilés en 1730, et qui trouvaient dans le canton de Berne, au mois de mai de cette année là, se trouve dans Dieterici, page 404. Leur nombre est de 360 personnes. — Ceux des autres vallées qui étaient en Suisse, comme exilés, en décembre 1730, se montent à 480 personnes. La liste en est aussi donnée par Dieterici, page 408-414. (Total des Vaudois exilés à la fin de 1730: 840.)
Les organes de l'Eglise vaudoise et ses protecteurs étrangers réclamèrent vainement contre ces abus de pouvoir : on répondit à leurs justes griefs par d’insidieuses subtilités (2) ou par des promesses presque toujours illusoires (1). Ils renouvelèrent leurs requêtes (2).
(2) « Toutes les réclamations des Vaudois ou des puissances qui les protégent, ne sont fondées que sur l'édit du 23 mai 1694 ; or cet édit laisse « subsister tous ceux qui étaient antérieurs à 1686, et par conséquent la plénitude de l'action du souverain. » ( Progetto di capo per l'agiunta alle costituzioni... Arch. de Cour, no D. S. 471.)· Au lieu d'accorder plus de liberté aux Vaudois , il faut les restreindre autant que possible. (Parere sovra la toleranza degl' eritici , in Piemonte. Même source, no 464.sans date. ) « Le roi d'Angleterre fit faire des représentations au sujet des Vaudois, par lord Molenvorck , son envoyé extraordinaire à Turin ; on « promit de régulariser leur position d'après les édits antérieurs, et tous « les articles de l'édit du 20 juin 1730 furent successivement communiqués à l'ambassadeur anglais , avec l'édit qui leur servait de base. Il en « a reconnu l'exactitude : on est donc mal venu à s'en plaindre aujourd'hui. » (Extrait et résumé d'une note remise au secrétaire d'Angleterre, Allen, le 27 avril 1731. — Même source, n° 465.) — Il fut reconnu cependant que plusieurs des édits avancés n’étaient pas applicables aux vallées vaudoises. (Rescrit du 12 août 1730, publié par Borelli.) — Les états généraux de Hollande avaient écrit à Victor-Amédée pour le même objet, en date du 7 novembre 1730 ; la réponse du roi, polie mais évasive, est du 2 décembre 1730. (Arch, de cour, nos 467, 468.) — L’influence du clergé catholique s’exerçait alors sur le roi, par l’intermédiaire d’une personne, pour laquelle il croyait pouvoir sacrifier le repos des Vaudois, puisqu’il ne tarda pas à lui sacrifier son trône.
(1) Le roi de Prusse écrivait à Victor- Amédée, sous la date du 6 janvier 1725 : « La tranquillité des Vaudois ne saurait m'être indifférente... on veut « les obliger à l'observation des fêtes catholiques, contrairement à l'édit du 23 mai 1694... l'ordonnance par laquelle ils doivent fournir une pension « à leurs enfants qui auraient abjuré la religion de leurs pères , ne me paraît pas moins dure... enfin on arrête à la douane les livres qui sont nécessaires pour l'exercice de la religion protestante... Je prie Votre Majesté d'être bien persuadée que de toutes les marques d'amitié qu'elle me « pourra donner, celle d'avoir égard à mon intercession pour les Eglises « vaudoises me sera toujours la plus agréable. » Cette lettre, pleine d'un si noble et si touchant intérêt, se trouve en entier dans Dieterici, pages 395-397. Victor- Amédée y répondit le 3 mars 1725 : « Monsieur mon a frère, j'ai reçu très agréablement la lettre de V. M. qui vient de m'être « rendue. J'aurai toujours un empressement sincère de rencontrer au possible vos satisfactions ; mais je ne puis me refuser celle de lui dire que ales offices qu'elle accorde aux Vaudois mes sujets, par un pur effect d'intercession généreuse, me trouvent déjà prévenu par les sentiments de bonté et de protection , avec lesquels je regarde la fidélité et le zèle des a mêmes Vaudois, et par conséquent leur tranquillité. L'on n'est point dans a le cas qu'elle coure aucun risque, puisque mon intention est qu'elle soit « autant permanente que le sera leur attachement à remplir leurs devoirs; « et je prie Votre Majesté d'être persuadée de la parfaite amitié et con- « sidération, avec laquelle je suis , Monsieur mon frère, de Votre Majesté, a le bon frère : Victor-Amédée. » - Quoique cette lettre ne répondît à aucun des faits mentionnés par le roi de Prusse, elle n'en est pas moins remarquable par le témoignage que Victor-Amédée rend à la fidélité des Vaudois, ainsi qu'à leur attachement à leurs devoirs.
(2) Le 20 novembre 1730 ; signée par 165 chefs de famille des Vallées , présentée au roi par Appia et Léger, députés.
Mais ces protestations du droit ne firent qu’exciter l’injustice (1); et les dénis de justice agrandissaient encore le champ des vexations (2).
(1) Recherche de toutes les personnes actuellement protestantes, mais qui étaient nées ou avaient été baptisées dans l'Eglise romaine, avant 1686 et après 1676, pour les obliger à rentrer dans le catholicisme ou à sortir du pays. (De 1730 à 1732.) —Rescrit du 9 octobre 1733, interdisant aux Vaudois qui n’étaient pas dans ce cas, la faculté de sortir du pays pour accompagner leurs parents à l’étranger. (Archives du Villar. Cahier rel. folio 177.)
(2) Toutes les poursuites criminelles qui eurent lieu à cette époque, pour fait de religion, et les proscriptions multipliées qui décimèrent les vallées vaudoises, ainsi que les mesures précédemment citées, ne le prouvent que trop.
Etait-ce un châtiment de la Providence infligé à cette peuplade (plus éprouvée que mille autres, par les verges de l’amour jaloux de son Dieu), pour la punir du zèle décroissant qui se manifestait chez elle, et du relâchement de mœurs dont ses propres synodes se plaignaient déjà (3)?
(3) Dans les préliminaires de chaque exhortation à un jeune public. (Actes synodaux, etc.
«La fin du dix-huitième siècle, » dit M. Monastier (4) (et nous n’hésitons pas à faire peser ce jugement sur le dix-huitième siècle tout entier), «s’était quelque peu ressentie, aux Vallées, du déclin de la pensée religieuse généralement affaiblie partout. L’esprit chrétien, si vif et si fécond jadis, s’alimentait avec plus de lenteur à la source pure de l'Evangile. Une raison orgueilleuse et fragile, un sens humain, d’autant plus fier qu’il était plus borné, commençaient à revendiquer une place dans la théologie. »
(4) Tome II, page 198.
Nous verrons ces germes d’affaiblissement moral et religieux se développer dans le chapitre suivant, et décroître heureusement vers la fin de cette histoire.
L’Eternel, dit David, n’a point abandonné son peuple, et le Dieu d’Israël s’est souvenu de son héritage. Puisse de même l’Israël des Alpes ne jamais oublier les grâces de son Dieu !
DE LA PHILOSOPHIE DU DIX-HUITIÈME SIÈCLE SUR L’ÉGLISE VAUDOISE, ET SUITE DES ÉVÉNEMENTS jusqu’à la révolution française.
(De 1730 à 1792.)
SOURCES ET AUTORITÉS : — Indiquées au bas des pages.
Aucune époque n’a laissé un plus grand nombre de documents que celle dont nous allons traiter (1); mais aucun horizon n’est plus monotone que celui des faits qui la remplissent. Jamais les événements n’ont été plus nombreux ni moins saillants qu’en cette partie de notre histoire.
(1) On ne doit pas oublier que ces documents sont presque tous inédits. J’en indiquerai un assez grand nombre pour qu’on puisse juger de leur richesse, en mentionnant les sources d’où ils émanent.
L’esprit de persécution continuait à s’exercer de mille manières contre le repos des Vaudois ; mais il avait perdu son audace , comme leur foi son héroïsme. La hardiesse passait à des idées nouvelles, aussi éloignées de la foi que de l’intolérance. Une longue suite de vexations rampantes et assidues, cauteleuses et acharnées, sourdes et tracassières à la fois, s’étendit comme un réseau étouffant sur l'Eglise vaudoise.
Cette Eglise elle-même se ressentait obscurément déjà de l’influence dissolvante du dix-huitième siècle. « Les candidats au saint ministère, dit M. Monastier, « n’acquéraient plus, pour la plupart, dans les académies étrangères où ils allaient se préparer, qu’une « froide orthodoxie ou des germes fatals de socinianisme. La vertu fut souvent prêchée et exaltée, « plus que l’œuvre du Christ, plus que la foi, plus « que l’amour du Seigneur (1). » Et c’est alors aussi que la vertu devenait plus rare !
Cet apparent contraste n’est qu’une conséquence parfaitement claire aux yeux du chrétien; et la métaphysique elle-même, en reconnaissant aujourd’hui qu’un grand nombre de phénomènes moraux s’opèrent an dedans de nous-mêmes, sans l'intervention de notre propre volonté, devra forcément avancer vers l’instauration logique de cette influence mystérieuse, libre et puissante, que le plus humble enfant de Christ connaît déjà sous le nom de la grâce de Dieu.
(1) Monastier. Hist. des Vaudois, t. II » p. 198.
Mais à l’époque où ce chapitre doit reprendre l’histoire des Vaudois, les questions de forme se disputaient encore un empire qui déjà ne leur appartenait plus.
C’était surtout le formalisme étroit et tyrannique de l'Eglise romaine qui voulait s’imposer, et qui luttait par la violence contre la répulsion croissante qu’il inspirait.
« Nous avons d’amères tribulations, écrivait-on des Vallées, car les personnes nées ou baptisées catholiques, avant 1686, et celles qui se sont catholisées dans la persécution, mais qui sont revenues à leur Eglise en des temps plus calmes, ainsi que les y autorisait l’édit de 1694, ont reçu l’ordre, contrairement à cet édit, d’abandonner le protestantisme, et de ne pas sortir du pays pour l’aller professer au dehors , sous peine de confiscation des biens et des galères. Plusieurs d’entre ceux qui sont rentrés depuis 1730, sont morts dans les prisons ; d’autres sont errants dans les montagnes, ou sans ressources à l’étranger (1).
(1) Lettre da 12 juillet 1733, adressée par M. Cyprien Appia, pasteur de Saint-Jean, à M. Turretin professeur à Genève. (Archives partic.)
« Le 23 juin dernier, dit un autre Vaudois (en 1535), une de mes filles, nommée Catherine, nous fut enlevée sans que nous sussions d’abord ce qu’elle était devenue. Mais quelques jours après, son petit frère, âgé de sept ans, la rencontra; et elle, l’ayant pris par la main, le conduisit au Périer, chez le prêtre don Quadro. J’allai alors chez cet ecclésiastique pour réclamer mes enfants; mais il refusa de me les rendre, sous prétexte qu’ils s’étaient catholisés. Je dis alors que le petit, de sept ans, n’était pas en âge de raison pour une chose semblable; mais tout fut inutile, et je ne les revis plus (2).
(2) Requête de Jean Richard, natif et habitant du village des Prals, dans la vallée de Saint-Martin. — Bile n’est pas datée. (Archives de cour ; Turin, S. 528.) Le signataire demande que ses enfants lui soient rendus. — Je n’ai point trouvé de réponse à cette requête.
Les pasteurs vaudois réclamèrent à Pignerol pour que ces enfants fussent rendus à leur malheureux père; mais ils n’obtinrent que des promesses sans résultats ; et la requête adressée au roi dans le même but ne paraît pas même avoir reçu de réponse.
Cependant l’édit du 18 août 1655 n’autorisait l’abjuration des enfants, contrairement à la volonté des auteurs de leurs jours, qu’à un âge déterminé (1). Mais l’influence des auteurs de ces rapts était si grande, que plusieurs faits semblables se reproduisirent encore.
(1) Plus de douze ans pour les garçons et plus de dix pour les filles.
On lit dans les actes synodaux des Vallées (2) « L’assemblée ayant la douleur de voir que contre « les édits de nos souverains, et notamment contre « la patente de Pignerol de 1655, on a enlevé quelques enfants à leurs parents, a arrêté qu’on suppliera très humblement S. M. d’ordonner qu’ils « nous soient restitués, et qu’à l’avenir on observe « en notre faveur les royales et gracieuses dispositions de S. M. et celles de ses glorieux prédécesseurs. »
(2) Synode tenu aux Clots, le 23 octobre 1736, § V.
Les représentations du synode étant restées inutiles, on recourut à la médiation de l’Angleterre, qui n’obtint pas de meilleurs résultats. « On n’a point enlevé d’enfants aux Vaudois, fut-il répondu à l’ambassadeur de cette puissance ; on a seulement reçu dans l'hospice de refuge (1) ceux qui s’y sont volontairement retirés (2). »La note d’où sont extraites ces paroles ajoute même que deux enfants qui n’avaient pas atteint l’âge voulu, savoir : un garçon de onze ans et une fille de sept, avaient été renvoyés de l’hospice à leurs parents. Mais si ce fait a eu lieu, ce n’a pu être que par un faux semblant, préparé peut-être pour la circonstance; car on trouve au contraire, que cet hospice, loin de renvoyer volontairement à leurs parents les enfants qu’il avait réclusionnés, n’aspirait pas moins qu’à obliger les parents eux-mêmes à lui restituer forcément ceux de ces enfants qui avaient échappé à la surveillance de leurs ravisseurs, pour retourner dans leur famille (3).
(1) Opera del rifugio , cd ospizio pe' cattolizzati e cattolizandi. Fondé d'abord à Turin, en 1679, par la duchesse Marie, régente alors des Etats de Savoie. A cet établissement était affectée une rente de 3000 francs prise sur les revenus de l’ordre de Saint-Maurice et Lazare ; et de 2500 francs sur ceux de la compagnie de Saint-Paul. C’est en 1740 seulement qu’il fut transporté à Pignerol. — On peut voir de très longs détails, sur ce sujet, dans Duboin, t. XIII, vol. XV, de la p. 217 à 251.
(2) Réponse au mémoire remit par M. le duc de Bedfort, ministre d’Anglelerre, à M. le chevalier Ossorio, et par celui-ci envoyé à Turin, avec sa lettre du 31 mai 1748, à M. le marquis de Gorzègue, au sujet des représentations des Vaudois. (Inscription de l’enveloppe renfermant cette note, aux archives d’Etat à Turin.)
(3) Cela résulte d’une dépêche de l'Intendant de Pignerol, qui avait demandé à l'Avocat Général, se possa obligarsi un religionario, a restituire all' ospizio, un figlio minore d'anni dieci ? · La réponse de l'avocat général fut négative. ·— Cette réponse est datée de Turin, 21 juillet 1778. (Archives de cour ; no de S. 613. ) Mais on trouve, à la date du 15 novembre 1747, une requête de Pierre Roche, ayant pour but d'obtenir la restitution d'un enfant qui lui avait été enlevé, avant l'âge autorisé pour les abjurations ; c'est en vain que le père produisait l'acte de naissance de son enfant : cet acte fut renvoyé cinq fois de suite, pour être rédigé sous des for- mes différentes. J'ignore si la restitution a été obtenue.
Les moines et les curés, disséminés dans les Vallées, étaient les pourvoyeurs naturels de l'hospice détentionnaire. On demanda au gouvernement de restreindre le nombre de ces ecclésiastiques. Loin de le diminuer, on l'augmenta. C’est à cette époque que remonte l’érection de l’évêché de Pignerol (1). Le gouvernement répondit qu’on n’avait envoyé dans les Vallées que le nombre de prêtres strictement nécessaire, pour la direction spirituelle des catholiques (2).
(1) En 1748.
(2) Réponse au Mémoire du duc de Bedfort. (Pièce déjà citée.)
On espérait, par ces paroles, donner !échangé aux étrangers sur l’existence des missions prosélytistes qui avaient lieu dans les Vallées. La dénégation était implicite, quoique non exprimée en termes formels ; et cependant ce prosélytisme organisé était incontestable. Qu’on juge par là de la foi qu’on pouvait attacher à de semblables promesses, lorsque les rapports diplomatiques étaient si peu sincères.
Dans cette même note il est dit (1) qu’on n’avait jamais fait contribuer les protestants aux frais du culte catholique ; et néanmoins, deux ans auparavant, les Vaudois de Saint-Jean contribuaient encore à la dépense du cierge pascal et à l’entretien des cloches de l’église papiste de leur localité, comme nous l’apprennent leurs propres requêtes (2).
(1) A l’article V.
(2) Datées de mars 1746.
Et, par une inconcevable injustice, les poursuites les plus sévères étaient alors dirigées contre tout protestant qui eût été soupçonné de faire des prosélytes à l'Eglise réformée (3). C’était de la part du papisme une défiance accusatrice qui laissait soupçonner bien peu de force dans ses doctrines.
(3) On intenta un procès au pasteur de Saint- Jean ( Daniel Isaac Appia), sur l'accusation d'un renégat prétendant que ce pasteur lui avait fait des représentations pour le détourner d'embrasser le catholicisme. ( Lettre d'Appia an commandant de Pignerol, pour se justifier de cette accusation. La letre n'est pas datée , mais on y trouve cette phrase qui en détermine l'époque : Sotto li tre di questo medesimo mese d'Agosto del cadente anno 1773.) Comme, depuis 1708 jusqu'à 1780, il y eut dans les vallées vaudoises huit pasteurs qui portèrent le nom d'Appia , je crois utile d'en donner ici la généalogie. Deux frères de ce nom, Paul et Cyprien , qui avaient fait l'un et l'autre leurs études en Angleterre, furent consacrés à La Tour, le 13 février 1708. - Paul Appia fut pasteur à Prarusting, de 1708 à 1724 ; puis au Villar, de 1728 à 1738 ; et enfin à Bobi , de 1739 à 1756. Son fils , Paul Joseph, fut pasteur à Maneille, de 1732 à 1734 ; puis à Rora, de 1735 à 1764. Il eut un fils , nommé Paul , qui fut pasteur à Prarusting, de 1750 à 1760 ; puis à Bobi, de 1760 à 1768. Cyprien Appia fut pasteur à Saint-Jean, de 1708 à 1738. Son fils, Daniel Isaac, à Augrogne, de 1736 à 1739 ; puis au Villar, de 1739 à 1761. Le fils de Daniel Isaac se nommait simplement Daniel et fut pasteur à Saint- Jean, de 1745 à 1762. Celui-ci eut deux fils : Cyprien Barthélemy qui fut pasteur à Maneille, de 1760 à 1762 ; puis à Prarusting, de 1762 à 1787 ; et Daniel Isaac Appia, qui fut pasteur à Saint-Jean, de 1762 à 1780. (C'est de ce dernier dont il est question dans cette note. )
La crainte du protestantisme était telle qu’on s’opposait, même d’office, à ce que ses adhérents fussent en majorité dans les conseils municipaux (1); et Ton allait jusqu’à interdire le culte de famille, dans lequel la Bible offrait aux âmes simples de nos bons montagnards, la nourriture spirituelle dont elles avaient besoin (2).
(1) Informations et rapport du commandant de Pignerol, sur la formation du conseil de Prarusting, ch’ erano tutti religionarii. Datées du 13 juillet 1747. (Turin, Archives de cour, no de S. 577.)
(2) Décret du Sénat de Turin, datée du 18 janvier 1771, et renouvelant l’interdiction de toute assemblée ou conférence religieuse hors des temples. (Archives du Sénat.) — Elles avaient déjà été interdites par défenses du 19 février 1756 et du 9 août 1769.
C’était les priver de l’un des biens auxquels ils tenaient le plus ; et le prix qu’ils y attachaient est attesté par les nombreuses, mais inutiles requêtes qu’ils adressèrent à cet égard à l’autorité (3), qui se réservait ainsi la faculté de faire à son gré d’arbitraires poursuites, sous prétexte de réunions religieuses.
(3) « Après la lecture du mémoire, présenté par M. Jahier, touchant les « démarches qu'il a faites , de concert avec MM. ses collègues, pour obtenir la révocation des défenses prononcées par le royal Sénat, concernant les exercices de religion hors des temples... l'assemblée décide qu'on « renouvellera les requêtes présentées à ce sujet le 12 mars 1771, et le 23 « septembre 1773. » ( Procès-verbal du Synode tenu au Chiabas, le 6 mai 1772, article VII . ) Mais il paraît que ces requêtes furent inutiles, car dans le Synode du 12 au 13 octobre 1774, le pasteur Jahier lut un nouveau mémoire sur la suite de ses démarches ; et à la date du 24 octobre 1774, un ordre de l'intendant de Pignerol (Sylvestre Beltram) , renouvelait la défense di far adunanze, Sinodi o colloquii , in luoghi e case particolari, senza licenza di S. M. (Arch. part.)
Ces vexations d’ailleurs n’étaient pas les seules. Arrivait-il par exemple que des vieillards se laissassent aller, par faiblesse d’esprit ou par toute autre cause, à embrasser le catholicisme, on voulait que leurs enfants élevés dans la foi protestante abandonnassent leurs propres convictions, pour entrer dans l'Eglise romaine (1). Quant aux enfants illégitimes, ils étaient de plein droit acquis au papisme (2); et souvent il y eut pour la mère coupable une douleur non moins cruelle que la honte, à voir son nourrisson enlevé de ses bras pour être transporté à l’hospice des catholisés. D’un autre côté, les vallées vaudoises souffrirent pendant presque toute la durée du dix-huitième siècle, d’une extrême misère; tantôt provenant des événements publics (1), tantôt causée par de mauvaises récoltes (2); quelquefois aggravée par les poursuites du fisc (1); ou par des sinistres inattendus (2), amenant ici la ruine lente des familles, là leur démoralisation (3).
(1) Ordre du Sécrétaire d'Etat, au département de l'intérieur, enjoignant au Préfet de Pignerol de veiller à ce que les enfants nés de parents protestants, mais qui se seraient ensuite catholisés , fussent élevés catholiques . Cet ordre, basé sur le Biglietto reggio du 17 juillet 1728, est daté du 14 avril 1744. (Turin, Archives du Sénat : Materie eccles. et ordinarie, dé 1738 à 1745. Registre V. Fol. 351.)
(2) Nel 1751, un fanciulo essendo nato da due heretici, sciotti amendue dal Vincolo matrimonalie , fu scritto dal Prefetto da Pinarolo al senato, etc... Il fut décidé que cet enfant serait enlevé à ses parents et élevé catholique. (Parere , sul ricorso del Vescovo di Pinerolo, toccanto l'allevamente nella cattol. rel . de spurii nati da religionarii. Daté du 21 mai 1788 - Turin. Archives d'État. Cat. Valdesi, no 518. ) Par un real biglietto du 24 juin 1739, Charles-Emmanuel III avait ordonné, pour un enfant né en de telles circonstances, la recherche de la paternité, afin que si le père était protestant, l'enfant ne fût point élevé catholique. D'après un ordre du sénat de Turin, daté du 2 mai 1755, le préfet de Pignerol devait recommander aux juges de Saint - Jean et d'Angrogne de veiller à ce que deux enfants, qui se trouvaient en pareil cas, fussent élevés par leurs mères, jusqu'à ce qu'ils pussent être recueillis par l'hospice . Les mères devaient être tenues de présenter ces nourrissons, toutes les fois qu'elles en seraient requises. ( Détails tirés du mème parere. ) - En 1757 , les Vaudois adressèrent une requête pour avoir la faculté d'élever dans leur religion de tels enfants, lorsque les parents ou l'Eglise voudraient s'en charger. - Cette requête n'est pas datée, mais le Mémoire du Sénat de Pignerol, présenté à S. M. sur cette demande , est daté du 29 novembre 1757. Il rappelle que cette matière a déjà été examinée en juin 1739, et d'une manière contradictoire en 1751. Il propose de s'en tenir aux dispositions du 18 août 1655. - - -
(1) « Les calamités dont Dieu a affligé divers peuples, les châtiments « dont il nous a visités nous- mêmes, dans ces dernières années, par la ténuité des récoltes (seule ressource de ce pays) et autres malheurs qui ont « réduit la plupart des habitants à un état de pauvreté lamentable... en- « gagent l'assemblée à décider qu'un jeûne public sera célébré, etc... » (Actes du synode vaudois, tenu au Villar, le 19 avril 1768, art. IV et V.)
(2) Les rigueurs de l'hiver ont détruit nos récoltes et causé une grande misère. » (Synode du 19 octobre 1716, § IV. ) « Nos récoltes ont presque totalement manqué... » (Lettre de Cyprien Appia, septembre 1728. ) — « Il y a 27 ans que j’exerce le ministère dans les Vallées. Nous sommes toujours exposés à la haine et aux outrages de nos ennemis. Nous gémissons sous les croix les plus pesantes. Les Vallées sont pauvres et ne peuvent faire que très peu de chose pour leurs pasteurs. Sans les secours britanniques nous ne pourrions subsister. » (Lettre du même, cahier de 1734.) — Les récoltes manquèrent encore en 1752, en 1768, et en 1779.
(1) Séquestre mis sur les biens, dont les impositions étaient en retard. ( Archives du Perrier, an. 1716. ) Mémoires de Léger, sur l’état des Vallées en 1729. (Archives des P. P. de Genève, vol. X. p. 174, etc.) A brief account of the Vaudois of Piémont. Brochure publiée en 1753. — « Nous sommes écrasés de taxes extraordinaires, pendant que les catholiques sont même exemptés de la taille royale. » {Correspondance vaudoise, lettres de 1764, etc.)
(2) « Nous souffrons encore beaucoup du terrible malheur arrivé en 1728. » (Lettre de Cyprien Appia, modérateur, datée de Saint-Jean, ce 3 mars 1731.) — Il s’agissait d’une inondation. — Une autre inondation désastreuse eut lieu en septembre 1738. C’est à la suite de ce débordement que fut construite à Bobi la digue nommée le rempart. Des collectes furent faites de 1739 à 1743, en Hollande et en Angleterre, pour l’élever, et subvenir aux besoins des habitants. ( L'état distributif de ces secours forme un MSC. in-fol. de 40 pages. Sur 372 chefs de famille qui y figurent, comme parties prenantes, il y en a 186 (la moitié juste,) dont la signature n’est représentée que par un signe de convention. — Cette particularité peut servir à faire connaître, avec assez d’exactitude, l’état de l'instruction primaire dans les vallées vaudoises, à cette époque, par la proportion de ceux qui savaient écrire leur nom, sur ceux qui étaient complètement illettrés.
(3) Note sur les événements survenus après 1730, · Beaucoup de nos gens n’entrevoyant qu’inquiétudes et désordres chez eux, voulurent s’expatrier. — Les uns, ayant su qu’on accordait des secours plus considérables à ceux qui étaient serrés de plus près par le prosélytisme (afin de les en garantir), affectèrent d’être près d’abjurer pour avoir part à ces secours. D’au-très vendirent leurs biens à perte et passèrent à l’étranger. N’y ayant pas trouvé la fortune qu’ils avaient espérée, ils revinrent plus misérables et plus inquiets. Souvent aussi, ceux qui avaient abjuré pour échapper aux poursuites de l’édit, ne purent se soustraire à celles de leur conscience. Quelques-uns se rendirent en Suisse pour y reprendre la religion qu’ils avaient abjurée. Leurs biens furent alors confisqués en Piémont, et de grands dangers les y attendaient s’ils voulaient y revenir. On faisait même des procès aux pasteurs, en les accusant d’avoir encouragé ces catholisés à la rélapsation ; et l’on défendit à ceux qui restaient de sortir du pays. D’autres, après avoir tout dépensé en pays étranger, revenaient augmenter la misère de leurs vallées natales. Des parents protestants avaient des enfants baptisés catholiques ; et plusieurs de ces enfants étant revenus à la foi de leurs pères, furent poursuivis comme relaps. Le relâchement des' liens de famille, de la discipline et des mœurs, furent le résultat de cette vie agitée et vagabonde. Le pays s’en ressentit longtemps, etc. »
Cette pauvreté excessive provenait en partie du manque de travail et de commerce : triste résultat dès interdictions de toute nature qui pesaient sur les Vaudois; elle était due, en partie aussi, à la surabondance de cette population, resserrée dans les limites infranchissables des trois Vallées, où ils étaient parqués (1). Mais on doit dire, à l’honneur des doctrines évangéliques, que les Eglises protestantes étrangères furent aussi assidues à soulager les Vaudois que l'indigence à les frapper (1).
(1) « Outre que les limites, qu’on leur a de temps en temps restreintes, sont petites, il ne leur est pas permis, quoique chrétiens, d’en sortir pour s’établir ailleurs, avec leurs frères, dans les Etats du même souverain; de sorte que ces montagnes sont en certains lieux trop peuplées, en d’autres pas assez. Le commerce y est impossible, la pauvreté générale, etc.....»
(Requête des Pasteurs vaudois aux magnifiques Seigneurs de la Florissante République Helvétique, à Zurich ; elle est datée du 15 mars 1728. Ecrite de la main de Reynaudin, modérateur adjoint, et signée de neuf autres pasteurs, parmi lesquels Vincent Arnaud, fils du colonel. — Arch, part.)
(1) Longue série de pièces et de lettres, s'étendant du 16 mars 1730 au 11 août 1731 , et toutes relatives à la gestion et à la distribution des dix mille florins accordés par la Hollande aux vallées vaudoises . ( Mémoire du professeur Léger, imprimé à Genève en 1731 , in - 40 de 30 pages. - Voir aussi le mémoire manuscrit renfermé dans les Archives des pasteurs de Genève, vol. X. 177.) Etats de secours accordés par la Hollande aux Eglises vaudoises, fait et arrêté à Delft , le 13 mars 1738, par M M. les commissaires du Synode vallon , etc ... ( Mémoire communiqué. ) Ces secours étaient réguliers et accordés, 10 aux pauvres de chaque paroisse ; 20 aux pasteurs en activité ; 30 aux pasteurs émérites ; 40 aux veuves de pasteur ; 50 aux maîtres d'école. A la date du mémoire, il y avait dans les Vallées 68 écoles, participant à ces secours ; et trois veuves de pasteurs, qui recevaient chacune 60 florins. C'étaient MMmes Léger, Bastie et Reynaudin. Elles vivaient toutes trois ensemble à Villesèche. De 1739 à 1744 , eurent lieu des distributions de secours , en suite de l'inondation de 1738. On trouve, à la date de 1741, un tableau général des subsides ecclésiastiques pour les Vallées , où l'Angleterre figure pour 270 livres sterling. En 1758, un mémoire pour les Eglises évangéliques des vallées de Luserne, Pérouse et Saint-Martin, adressé au stadhouder et suivi d'une note sur un secours extraordinaire de 300 francs, accordé en décembre 1758, par les Eglises vallonnes, aux pauvres des Eglises vaudoises, ainsi que pour l'établissement d'une maison d'école à Villar- Pinache. Enfin le Mémoire concernant la situation présente des Eglises évangéliques des vallées vaudoises... présenté au Synode tenu à La Haye, le 9 septembre 1762, etc. complète le tableau des secours étrangers , reçus à cette époque par les Vallées.
Le roi de Sardaigne peut-être eût pu contribuer davantage à les secourir ; car ils lui avaient donné récemment de nouvelles preuves de leur fidélité. « Vous savez, Messieurs, écrivait l’intendant de Pignerol aux ministres vaudois, en 1733, que Sa Majesté notre souverain a déclaré la guerre; et vous n’ignorez pas sans doute, qu’il part pour se mettre à la tête de l'armée. Je dois donc vous avertir qu’il faut, s’il vous plaît, exhorter vos troupeaux à faire des prières extraordinaires.... pour le succès de ses armes (1). » On verra plus loin que les Vaudois eux-mêmes contribuèrent par leur valeur, à les rendre glorieuses.
(1) Lettre datée du 17 octobre 1733. (Correspondance du modérateur des Eglises vaudoises de 1732 à 1734. (Archives particulières.)
La cause de cette guerre était cependant bien éloignée des intérêts du peuple piémontais. Il s’agissait de la couronne de Pologne, que l’empereur d’Autriche (2) voulait faire passer sur le front de l'Electeur de Saxe. La France s’y opposait, et le roi de Sardaigne s’allia à la France. Il joignit ses troupes à celles du maréchal de Villars, et prit à l’Autriche diverses places en Italie (3). La mort du maréchal (4) mit un terme aux exploits de Charles-Emmanuel III, mais ne l’empêcha pas d’en recueillir les fruits ; car le traité de paix, qu’il conclut l’année suivante avec la cour de Vienne (5), augmenta ses Etats de tout le Novarais, et de quelques autres terres lombardes.
(2) Charles VI.
(3) Pavie, le 4 novembre 1733 ; Milan, le 30 décembre même année; Novare, le 7 janvier 1734 ; Tortone, le 28, etc.
(4) Survenue à Turin, le 17 juin 1734. De Villars était âgé de 84 ans.
(5) Signé à Vienne, le 3 octobre 1735. — Par ce traité, les royaumes de Naples et de Sicile furent cédés à Don Carlos, allié de la France, et issu de la maison de Bourbon. ־— Il était fils de Philippe V et d’Elisabeth Farnèse ; né le 20 janvier 1716; duc de Parme et de Plaisance en 1731, et roi des Deux-Siciles en 1735 ; il fut proclamé roi d’Espagne sous le nom de Charles III, à Madrid, le 11 de septembre 1735. Il laissa alors Ferdinand, son troisième fils, à Naples, comme roi des Deux-Siciles. — Ce ne fut qu’en 1761 (le 15 d’août), qu’eut lieu le pacte de famille, conclu à Versailles, entre les quatre souverains de la maison de Bourbon, à la suite duquel l’Angleterre leur déclara la guerre.
Peu d’années après, la guerre se ralluma entre l’Autriche et la France (1); mais cette fois, le roi de Sardaigne, fidèle à la politique habituelle de ses prédécesseurs, se déclara contre la France et s'unit à l’Autriche (2).
(1) La France était alors soutenue et alliée de l’Espagne.
(2) En 1742.
L’armée française tenta une invasion dans le Piémont, par les passages des Alpes vaudoises, en 1742; Charles-Emmanuel la repoussa en Dauphiné.
L’année suivante, les Français s’étant unis aux Espagnols pénétrèrent en Piémont par le Var, et battirent le roi de Sardaigne, près de Coni, le 30 septembre 1744.
Ils firent ensuite le siège de Coni, mais ne purent s’emparer de la place, où les Vaudois, disent les historiens, déployèrent une grande valeur (3).
(3) Voir Monestier, t. II, p. 182.
Trois ans après, eut lieu la bataille de l’Assiette (1), dont le succès fut dû principalement aux Vaudois, et dont la conséquence fut encore d’agrandir les Etats de leur souverain (2).
(1) Le 19 juillet 1747.
(2) Par traité, signé à Aix-la-Chapelle, en 1748.
Le col de l'Assiette est situé entre Fenestrelles et Exilles, sur la montagne qui sépare la vallée de Pragela de celle de la Doire. Les Piémontais unis aux impériaux (3) y avaient élevé de forts retranchements. Le maréchal de Bellisle vint les y attaquer ; il avait neuf canons; ses adversaires n’en possédaient pas un. Il avait huit bataillons de réserve, et toutes les forces piémontaises étaient en activité. L’attaque commença vers le milieu du jour, et le feu se prolongea jusqu’au soir.
(3) Il y avait huit bataillons de troupes piémontaises, et trois bataillons de troupes impériales. (Ces détails et les suivants sont tirés d'un manuscrit intitulé : Memorie storiche estratto dal libro titolato, liber rerum notabilium et decretorum, pro hoc conventu Sanctæ-Mariæ : Gratiarum Carmeli collecti ; da Fra Cypriano , segretario del convento. — Arch. de l'évêché de Pignerol. ) — J'ai aussi consulté pour les détails , deux ballades ou sirventes, sur cet événement. L'une de ces pièces est en patois, et commence ainsi :
Sé fossé may senti, etc.....
L'autre , écrite en mauvais français, fut composée probablement par un soldat vaudois ; ce n’est qu’un long jeu de mots sur le nom du champ de bataille.
On peut en juger par les vers suivants :
Dix mille fantassins
Y ont laissé la vie....
Voulant tremper leurs doigts Dans l'Assiette aux Vaudois.
Cette complainte a 22 couplets. — D’après les historiens français, il ne périt à la bataille de l'Assiette que 1500 hommes. — La relation que je cite donne des nombres différents. Je les ai adoptés à cause de leur précision, mais je ne puis les garantir. Des recherches sur cet objet eussent été pour moi difficiles et superflues.
A la faveur de leur artillerie, les Français gagnèrent d’abord du terrain ; ils gravirent la montagne jusqu’au pied des retranchements ennemis; mais par une vigoureuse sortie, les Piémontais les repoussèrent avec avantage. Le maréchal de Bellisle ralliant ses troupes sur les plateaux inférieurs, leur donna quelques instants de repos; puis les ayant encouragées, il les ramena vaillamment à la charge. Elles montèrent cette fois à l’assaut avec tant de rapidité, que la mousqueterie piémontaise ne put les faire reculer. Le combat s’engagea à l’arme blanche sur presque toute la ligne. Le poste que les Vaudois occupaient demeura tellement rempli de cadavres, qu’on l’appela depuis lors le Vallon de la mort (1). Mais l’ennemi tenait toujours. Quelques-uns de nos montagnards, se rappelant alors les heureux succès de leur tactique de guérillas, firent rouler des pierres énormes sur les assaillants, et cela en telle quantité, que les Français, malgré leur vigoureuse initiative, plièrent encore devant ces foudroyantes avalanches de rocs et furent une seconde fois repoussés.
(1) Ces détails sont extraits des Mémoires de Paul Appia. (Manuscrit communiqué par la famille de l'auteur.)
« Alors, dit notre relation, Bellisle, qui dans cette affaire s’était fort bien conduit, malgré ses revers, et à qui le rouge en montait au visage, résolut d’y engager et sa gloire et sa vie.
« Il fait un dernier effort, ramène une troisième fois ses troupes fatiguées; leur donne l’exemple, s’élance à leur tête et sous le feu de l’ennemi, s’exposant comme un simple soldat, il vient avec toute l’audace d’un héros planter, le premier, un étendard sur nos retranchements. C’était glorieux; mais ce fut tout. Le lant maréchal fut tué sur la place.
« Sa troupe perdit six mille hommes en morts ou en blessés; et parmi eux, plus de trois cents officiers. On prit en outre trois drapeaux.
« De notre côté, continue le narrateur, nous eûmes deux cents morts ou blessés, parmi lesquels trois officiers, dont l’un se rétablit (1). »
(1) Relation précitée : Memorie storiche, estratte dal libro titolato , liber rerum notabilium, etc.....
L’attention du souverain, ayant ainsi été favorablement ramenée sur les fidèles et valeureux habitants des montagnes vaudoises, Charles-Emmanuel leur accorda d’abord quelques faveurs.
Ils purent avoir des notaires de leur communion (1). La justice civile se montra moins partiale à l'égard des protestants (2) ; l'autorité les protégea même en diverses circonstances.
(1) Charles-Emmanuel II établit, à l'usage des protestants, six offices de notaires , dans les vallées vaudoises, à condition que ces officiers civils ne contracteraient que pour leurs coreligionnaires. — Patentes royales, du 14 février 1746. (Dérogeant ainsi au § 4, du chap. 2, Titre XXII, livre V, des Constitutions ou code général du royaume.) — Avant la concession de ces patentes, divers notaires protestants avaient néanmoins été autorises à exercer leur charge dans les Vallées. — Jean-Pierre Brezzi, à SaintJean, avait été patenté le 4 septembre 1732; Jacques Brezzi, son frère , avait été patenté le 7 août 1733, pour exercer à La Tour ; mais il transporta son office à Saint-Germain. — Jean François Combe enfin occupait, à Saint-Jean, un office de notaire, acheté le 22 juillet 1708, à Manfredo Danna : mais pour lequel Combe n’avait été patenté qu’à la date du 5 mai 1741. (Extrait de diverses pièces, des archives de cour.)
(2) En 1774, les Vaudois réclamèrent contre des taxes injustement perçues sur eux. (Leur requête, selon l’usage regrettable de ces temps, n’est pas datée.) — Un ordre de la chambre des comptes, en date du 17 août 1774, portait que les droits injustement perçus leur seraient remboursés. (Ces deux pièces ont été imprimées sur une même feuille.)
Mais l'Eglise romaine n’en mit que plus d’activité dans ses menées de vexations et de prosélytisme. Elle obtint à la fois de nouvelles Instructions, plus rigoureuses que celles de 1730 (3), et la faculté d’ouvrir, aux portes des Vallées, l’office de captations et d’enlèvements qui jusque-là avait été placé à Turin, sous le titre de Refuge ou d'Auberge de la Vertu (1) ; cet établissement reçut ensuite plus d’extension encore (1); et c’est à cette époque que doivent se rapporter diverses tentatives d’abjuration poursuivies par la violence, non point seulement sur des enfants, mais sur des hommes faits (2).
(3) Instructions du sénat de Turin, datées du 29 juillet 1740, et adressées aux juges des vallées vaudoises, sur la conduite qu'ils auront à tenir à l’égard des religionnaires. Elles renferment 32 articles, s'appuyant tous sur des édits antérieurs : comme celles de 1730, dont elles sont le commentaire pesamment aggravé.— D'après ces nouvelles instructions, s’il arrivait qu’un protestant tombât malade hors des limites légales des vallées vaudoises, le pasteur ne pourrait aller le visiter sans être accompagné d'un laïque ; il lui était défendu de passer la nuit auprès du malade ; il ne pouvait y séjourner qu'un jour, et devait s'abstenir d'y célébrer aucune espèce de culte. — Le culte catholique, en revanche, devait pouvoir être célébré partout, même dans les localités complètement protestantes, si les curés ou les missionnaires le jugeaient convenable. — Le nombre des pasteurs et des temples vaudois ne pouvait être augmenté. — Tout exercice religieux soit public, soit privé, était interdit à Saint-Jean. Encore moins était-il permis d’y avoir une école. Il était défendu au pasteur d’y résider ; et s’il se trouvait appelé auprès d’un malade, il ne pouvait y passer plus d'une nuit. (C’est alors que les Vaudois de Saint-Jean célébrèrent leur culte au Chiabas, temple bâti sur le territoire d’Angrogne.) — En outre par ces instructions, il était défendu aux Vaudois de recevoir des catholiques dans leurs temples, d’enclore leurs cimetières, d’acheter ou d’affermer des biens hors des limites tolérées, et d’avoir aucun rapport religieux avec les étrangers. — Les mariages mixtes sont aussi défendus, à moins que le conjoint protestant ne signe préalablement la promesse d’embrasser le catholicisme. — Les enfants des protestants pourront être enlevés à leurs parents, à un âge déterminé (pour les garçons, en sus de douze ans et pour les filles, en sus de dix), si ces enfants manifestent le désir de se catholiser. (Et l’on conçoit combien il était facile de supposer ce désir, ou de le faire naître, par l’appât de quelque promesse, dans l’esprit irréfléchi de l’enfant.) Enfin, les étrangers protestants ne pourront s’établir dans les vallées vaudoises que moyennant une permission expresse de Sa Majesté. — Con questi lumi, ajoutent les instructions en terminant, restando voi sufficiamente instrutto, di cio che riguarda li sudetti religionarii , non avete dunque che a vigilare, etc....
(1) L'Alberga di virtu était un établissement antérieur au Refuge, mais auquel ce dernier fut primitivement uni. (De 1679 à 1739.) En 1740 le Refuge fut transporté à Pignerol, et ouvert sous le titre d'Hospice pour les catholisés et ceux qui veulent se catholiser. — On devait y instruire les refugiés dans quelques arts ou métiers, qui leur permissent de gagner leur vie lorsqu’ils en sortiraient. Mais bientôt l’intérêt religieux ou plutôt ecclésiastique l’emporta sur celui de l’industrie et de la charité. Cet établissement ne fut plus alors destiné qu’à propager les doctrines et les formes du culte catholique, parmi les protestants. Cette propagation avait surtout pour objet de rattacher à l'Eglise romaine les enfants qu'on parvenait à attirer dans l’hospice. Il prit alors le nom d'Hospizio di Catecumeni. (En 1772.)
(1) En date du 28 décembre 1740, ordre royal , pour fournir 20,000 livres, à la construction de l'hospice à Pignerol. Du 13 mai 1744, nouvel ordre , pour subvenir aux agrandissements de cette construction. - - - Du 1er mai 1745, patentes pour organiser l'administration de l'établissement. — Du 14 juin 1745, Biglietto reggio, ordonnant d'y transporter les enfants vaudois, entretenus nell' alberga di Virtu, in Torino. Du 24 juiu 1730, concordat avec Benoît XIV , appliquant le quart des rentes provenues de bénéfices vacants, à l'hospice de Pignerol. (Articles VI et VII. ) - Du 21 mars 1752, patentes par lesquelles S. M. déclare prendre cet établissement sous sa protection, et en approuve les règlements. — Par ces derniers : 10 l'é tablissement est réputé séculier ; 20 la direction en est confiée à une commission qui sera présidée par l'évêque , et en son absence par le gouverneur ou le commandant de Pignerol. Cette commission se réunira une fois par mois. (Articles II , III et IV. ) L'hospice ne pouvant entretenir à la fois plus de cinquante pensionnaires, on les divisera en deux catégories . ( Article XVI) etc. Voir Duboin, T. XIII , vol . XV, p. 220-228.
(2) Il existe un petit poëme fort imparfaitement rhythmé, mais plein de naïveté et quelquefois d'énergie, dans lequel un Vaudois, nommé Michelin , raconte qu'étant parti un samedi soir , pour aller dans la vallée de Saint-Martin , il fut arrêté au Pomaret , par les soldats , conduit à la Pérouse fouillé, privé de ses habits , et jeté dans un cachot. Là, dit-il :
Je n'étais assisté d'aucune nourriture :
Et mon corps grelottait par la grande froidure.
Viennent ensuite quelques détails sur sa captivité ;
Les enfants, le matin ,
Venaient devant ma porte
Me disant , Michelin.... Ne nous chantez-vous plus la chanson de l'Assiette ?
Il s'agit ici de cette ballade que j'ai citée à propos du combat de l'Assiette. Peut-être était-elle l'ouvrage du même barde des montagnes , maintenant prisonnier. Comme Homère, le pauvre Michelin paraît avoir été aveugle ; car dans ce récit, il ne parle que de ce qu'il entend, et jamais de ce qu'il voit ; il raconte qu'il tomba , en se promenant dans son cachot ; et enfin, que les gens du peuple lui disaient : Chantez, avec votre violon , et vous gagnerez deux ou trois picaillons . (Le picaillon est une ancienne monnaie piémontaise, valant deux deniers. ) - " Quand les archers venaient, dit-il ensuite, il fallait employer la force, pour éloigner la foule des portes de mon cachot. » Et les curieux s'entretenaient de lui , dans les termes suivants :
S'il se faisait chrétien
Se disaient- ils l'un l'autre ,
On lui ferait du bien .
Mais il n'est pas des nôtres ;
Et puisqu'il ne veut pas
Changer de religion ,
On va le laisser là
Périr dans la prison.
Quatre strophes sont ensuite consacrées à narrer les différents propos de la foule :
Croyez-vous que cela le tirera d'affaire ?...
Que peut-il avoir fait , ce pauvre misérable ? ...
" Et moi , dit-il, qui écoutais tout cela , couché sur la paille, je priais Dieu , de me soutenir En fermeté de foi , pendant toute ma vie. »
Il y eut aussi des visiteurs charitables qui lui apportèrent quelque soulagement. Puis des moines qui vinrent le presser d’abjurer. Enfin il fut conduit à Pignerol, où il subit un nouvel emprisonnement et de nouvelles sollicitations :
Si vous n’abjurez pas votre infâme hérésie...
Votre corps périra
Au fond d’une prison
Et l’on confisquera
Toute votre maison.
Ma maison est au ciel; c’est en lui que j’espère !...
Quand j’aurais en ce lieu
Tout perdu, corps et biens,
Mon âme devant Dieu
Ne craindra jamais rien.
Enfin la persévérance des convertisseurs fut vaincue par la persévérance du captif à demeurer dans l’Evangile ; et Michelin fut remis en liberté. — Cette pièce de vers a 37 couplets, de 2 quatrains chacun. — J’ai cru devoir la citer, malgré son peu de mérite littéraire, à raison des sentiments qui y sont exprimés, et des détails qu’elle fait connaître ; car ces détails font quelquefois mieux comprendre le caractère de l’époque, que des documents plus sérieux.
(1) Obligé de me restreindre dans ces notes déjà trop étendues, je ne puis qu'indiquer ici , sans développements, les actes synodaux et les matières y traitées , qui se rapportent à cet objet. Consistoires: Synode de 1760, § VII ; Synode de 1768, § XIII . Diaconie : Synode de 1765, § IV. Sanctification du dimanche : Synode de 1722, § I et X ; de 1724, § I ; de 1727, § VIII ; de 1745, § IV ; de 1748 ; § IX ; de 1753 ; § III ; de 1760, § II etc. Culte 1718, XIV ; 1722, VIII, XI ; 1729 , VIII ; 1745, X ; 1762, II, etc. Synodes : 1820, VIII ; 1744, V; 1791 , IV, etc. « Le modérateur et l'adjoint, feront, l'année où il n'y a pas de synode, une tournée dans toutes les Eglises, pour s'enquérir de leurs besoins et maintenir la bonne harmonie entre les paroissiens et leur pasteur. » ( Actes du synode tenu aux Clots , le 23 octobre 1736, § 10.) Le synode de Saint- Germain, 29 novembre 1729, remarquait avec douleur que la discipline était de plus en plus relâchée (§ VIII ) et le synode de La Tour, (1748, ) ordonna que tout pasteur lirait chaque année, à Pâques, du haut de la chaire, les articles de la discipline extraite des actes synodaux, afin que les fidèles ne pussent arguer d'ignorance à cet égard (§ VIII. ) — Ce premier extrait disciplinaire avait été fait par le pasteur Bastie, mais c'était un ouvrage fort incomplet.
(1) Une lettre de l'intendant de Pignerol, datée du 12 septembre 1754, autorise la Table Vaudoise à rédiger et à signer des requêtes au nom des Vallées. Dans le synode tenu en 1754 à Saint-Germain , il fut arrêté que l'on ferait un inventaire de tous les papiers relatifs aux Eglises vaudoises, et qu'ils seraient remis au modérateur, pour être conservés de mains en mains, dans les archives du corps qu'il devait présider. ( § VIII. ) L'introduction des membres laïques dans le corps de la Table Vaudoise fut tentée en 1722. ( Synode du Villar, art. XIII .) Elle fut proposée de nouveau au synode de 1795, et ne fut admise définitivement qu'à celui de 1823. - Dans le synode de 1765, on décida que deux personnes, parentes l'une de l'autre, ne pourraient faire ensemble partie de la Table. (§ IX. ) -
(2) Les subsides d'Angleterre avaient été suspendus, en 1723. L'arriéré fut soldé en 1726. Sur le rapport du procureur général, Edouard Worthey, (daté de Londres, 30 mai 1726, ) Georges I régularisa leur payement ultérieur. (Ordonnance signée à Wite-Hal , le 9 juin 1726.) Par une procuration, datée du 20 mai 1726, les Eglises vaudoises avaient autorisé le banquier Schetwynd, à Londres, à toucher cet argent, pour le leur faire passer en Piémont, où ils le recevaient des mains d'un banquier de Turin . (Cette même année 1726, l'Eglise d'Amsterdam , avait fait passer des secours aux Vallées. ) Georges II renouvela l'ordonnance qui assurait aux Vaudois la régularité de ces subsides. La première distribution eut lieu sous son règne, le 25 mars 1728. -
(3) Il y en avait alors 68 dans les communes vaudoises, et 14 seulement participant régulièrement aux secours étrangers : savoir les 13 régents des écoles communales qui recevaient chacun 160 francs des subsides britanniques, et celui de l’école latine, qui recevait 250 francs de la Holladde. — Les 54 autres instituteurs recevaient leur salaire des élèves, et ne tenaient école que pendant trois ou quatre mois durant l'hiver.
(1) Il y avait à Lausanne cinq places ou bourses d’étudiants vaudois, payées par les cantons évangéliques de la Suisse. En 1726, on en transporta une à Genève. En 1727, le synode des Eglises wallonnes en fonda une à Marbourg. La reine Anne en avait établi trois en Angleterre. Il y en avait alors une, puis il en fut créé une seconde à Bâle, au collège d’Erasme ; deux autres enfin furent créées à Genève, après 1730. Il y en eut ainsi ,trois dans cette ville, et en tout treize. — Voir les actes synodaux du 16 septembre 1693; du 3 juin 1694 ; du 6 octobre, même année ; du 17 juin 1695 ; du 19 juillet 1701 ; du 17 septembre 1720 ; du 13 novembre 1725 ; et successivement, aux années 1727, § VI ; 1729, § VII ; 1743, § II ; etc.
Dès l’année 1727, on trouve l’origine de la petite Eglise protestante de Turin, qui n’obtint un service régulier qu’un siècle plus tard (2), et qui, tout récemment à peine, a pris rang au nombre des Eglises vaudoises (3).
(2) Le pasteur de Saint-Jean, Cyprien Appia, qui avait fait ses études en Angleterre, offrit à l’ambassadeur de cette puissance, près la cour de Turin, d’aller célébrer un service religieux dans son hôtel, toutes les fois qu’il le désirerait. (Lettre du 5 janvier 1727.) Ce ne fut qu’en 1897, par arrêté du 6 juillet, qu’un pasteur vaudois fut nommé Chapelain des Légations protestantes, à Turin. .
(3) Voir l’Echo des vallées vaudoises, du 6 septembre 1849, p. 43 ; et dans ce vol. chap. XXIV.
Les entraves ne lui ont pas manqué (4); mais il lui a suffi de la patience et de l'espoir en Dieu pour les surmonter heureusement. Puisse-t-elle maintenant l’en bénir et le glorifier par sa vie chrétienne !
(4) Un reggio vilietto , al vicario di Torino, riguardente i religionarii slabiliti, in questa citta, datée du 23 mars 1753, ordonnait :
1° Que tous les protestants de Turin auront à se faire inscrire à la police ;
2° Qu'ils n'auront jamais à leur service de domestique catholique ;
3° Qu'ils ne pourront obtenir d'y résider au delà d'une année : ce terme écoulé, la permission sera prorogée s'il y a lieu ;
4° Ils ne pourront affermer des propriétés aux environs de Turin, sans autorisation spéciale de l'autorité ;
5° Nul d'entre eux ne pourra se livrer à l'industrie du filage ou de l'ouvraison de la soie, réservée exclusivement aux catholiques ;
6° Il leur est interdit de parler, d'écrire, ainsi que de distribuer des livres ou des estampes, et de tenir des conférences sur des sujets religieux.
L'ambassadeur britannique, lord Rochefort, fit , à la date du 4 juillet 1753 , une protestation dans laquelle on remarque ce passage : « Je ne suppose pas qu'en interdisant tonte conférence religieuse , on prétende empêcher personne de venir assister au culte, qui a lieu dans la chapelle de la légation. »
La réponse du roi, à cette note, est du 7 juillet 1753. Il y est dit à cet égard : Les protestants continuant de fréquenter la maison du ministre a d'Angleterre, comme ils ont fait par passé, nous fermerons les yeux là-dessus, par manière de tolérance. » ( Arch. du Turin, no de S. 529, 530. 531.)
Les restes longtemps oubliés des anciennes Eglises vaudoises, dans les Alpes françaises, s’étaient aussi peu à peu relevés (1). Des rejetons nouveaux et pleins de sève poussaient autour de la souche, qui semblait disparue. Et fidèles à leur origine, ces Eglises renaissantes profitèrent du premier rayon de liberté que fit luire sur elles l’époque Où nous allons entrer, pour s’unir aussitôt en un seul corps, avec leurs sœurs des vallées du Piémont (1). Cette union temporelle n’a pu se maintenir, mais on peut espérer que leur union spirituelle n’a fait depuis lors que s’accroître. Dieu permit encore que les mêmes hommes y contribuassent plus tard (2).
(1) Voir, dans le chapitre IV de la 1re partie de cet ouvrage, à l'année 1775, le Mémoire sur les progrès de l'hérésie dans la vallée du Pó et en Queyras.
(1) On lit dans les actes du synode de 1801, § III : « Les Eglises de Saint-Véran, Molines, Fonsillarde, La Chalp, Arvieux et Brunissard, dans le département des Hautes-Alpes, ayant délégué à la vénérable assemblée le citoyen David Monnet, son pasteur actuel... demandent instamment d’être considérées comme ne faisant qu’un seul corps avec les nôtres. » Le synode l’accorda avec empressement, et se réjouit de cet échange de témoignages fraternels, aux deux côtés des Alpes. — Le vénérable pasteur Monnet est aujourd’hui (1850) le doyen des pasteurs de l'Eglise vaudoise.
(2) Le bienheureux Felix Neff vint aux Vallées en 1826; son influence, quoique plus lente à se manifester, n’y fut pas moins profonde que dans les Alpes françaises, où son souvenir est si justement vénéré.
Pendant ce temps, l’esprit de l’avenir avait commencé de se manifester. L’hostilité séculaire du papisme contre l'Eglise réformée tendait à s’effacer entre les représentants les plus éclairés des deux cultes (3). Les Vaudois éprouvaient moins de peine à compléter l’exercice du leur (4). Des motifs nouveaux rattachaient l’intérêt de leur Eglise à l’union de ses membres et à la rectitude de leur vie.
(3) Dans le synode de 1701, on décida de s’adresser à l’évêque de Pignerol, pour obtenir le déplacement du curé de Pramol : « persuadés (est-il dit à l’art. V), que ce prélat, le modèle de la douceur, de l’équité et « de toutes les vertus chrétiennes, éloignera, dans sa sagesse, un homme « qui peut semer la discorde. »
(4) Des exercices religieux se faisaient à Saint-Jean, contrairement à l’édit de 1740; mais on n’usait pas alors de rigueurs pour les faire cesser. — Cependant, par requête du 11 février 1792, les Vaudois avaient demandé d’avoir une cloche au temple de Serres. La réponse, datée du 13, fut négative. — En 1722, le conseil supérieur de Pignerol s’était opposé à la reconstruction du temple de Faët. (V. Synode du Villar, 6 octobre 1722, § II.)
Ainsi s’oubliaient peu à peu les anciennes difficultés, qui avaient fait craindre pour l’existence de l’Eglise vaudoise (1), et les dissensions intestines qui avaient menacé son bonheur (2).
(1) On lit dans une lettre, écrite de Saint-Jean, le 3 mars 1736: « Ceux de la plaine sont si extraordinairement endettés envers des créanciers, la plupart catholiques, que quand ces derniers voudront être payés, il faudra que la plupart de leurs débiteurs déshabitent. Il y en a toujours quelques״ uns qui changent... Cette Eglise se perd peu à peu... » (Correspondance vaudoise, Arch, part.)
(2) Sans m’étendre sur cette matière, je renvoie au mémoire de Léger, inséré dans les Archives des pasteurs de Genève, vol. X, p. 177, et à celui qu’il fit imprimer en 1731. — Voici cependant quelques passages d’une lettre adressée par le synode ,wallon à l'Eglise vaudoise, le 17 déc. 1730. « Nos Eglises pourraient-elles être insensibles aux divisions funestes qu’elles voient naître dans votre sein ?... Au nom de Dieu, Messieurs et très « honorés frères, prenez des précautions efficaces, sous les yeux du puissant scrutateur des âmes, pour étouffer d’une manière chrétienne, dès « leur naissance, ces premiers feux d’une dissension, dont les suites vous « seraient éternellement funestes. »
La cause qui les avait produites ne s’était que trop longtemps maintenue ; car, depuis le fils de Reynaudin jusques au docte et caustique Peyran, on ne cessa presque jamais d’avoir aux Vallées quelque pasteur dont la vie scolaire avait été non-seulement peu sérieuse, mais trop souvent répréhensible (1), La fièvre innovatrice et dissolvante du siècle les poursuivit même quelquefois jusque dans leur paroisse (2). Mais ces écarts devenaient de plus en plus rares ; et les actes de contrition, d’humilité, de repentance, les nombreux appels de l'Eglise vaudoise à l’esprit du Seigneur, par des jeûnes et des prières, furent enfin écoutés (3). Elle sortit, pour ainsi dire, une seconde fois du moyen âge.
(1) Le fils de Reynaudin fat renvoyé de l’académie de Bâle, pour sa conduite irrégulière; après avoir précédemment été éloigné d’Utrecht, il quitta cette dernière ville en compagnie de Scipion Rostan, qui fut successivement à Utrecht, à Lausanne, à Genève ét à Bâle, et qui partout laissa des sujets de reproche. — Cette jeunesse agitée ne l’empêcha pas néanmoins de montrer un noble cœur et une conduite irrépréhensible, au temps de sa maturité. — Nous pourrions en dire autant de Jacques Peyrau, dont la jeunesse a fourni matière à un mémoire très rigoureux. Mais il nous est permis d’oublier ces juvenlia, dont la mémoire de Th. de Bèze lui-même n’a pas eu a souffrir, pour nous rappeler que le synode de Bobi (octobre 1760), adressa des remerciements spéciaux à Peyran, pour l’excellence de sa modérature, et dans le même article (§ l) le cita comme un modèle aux modérateurs à venir.
(2) Il existe un mémoire latin, qui doit se rapporter à l’année 1780, dans lequel les pasteurs Jacques Peyran et Paul Appia, avaient été accusés de vouloir supprimer l’effusion de l’eau, dans la cérémonie du baptême. — Ces pasteurs protestèrent dans le synode du Pomaret (20 juillet 1830) contre cette inculpation.
(3) « On ne saurait se dissimuler l’état déplorable dans lequel le monde « chrétien est depuis longtemps plongé » (disait le synode de 1782, § II) ; « le vice continuant de régner parmi nous et même d’augmenter son empire ( synode de 1788, § II), » montre les funestes effets des passions « déréglées qui éclatent de temps en temps, » (Synode de 1777, § III.)
« Nos chutes sont si fréquentes, nos transgressions si multipliées, nos vices « si nombreux, que nos consciences, d’accord avec la religion, nous pressent de solliciter la clémence divine. » (Synode de 1774, § III.) Et les jeûnes solennels qui eurent lieu depuis lors, savoir, en 1775, 1778, 1781, 1783,1786, 1789 et 1799, ont tous été précédés par de pareilles humiliations, ferventes de repentir, pleines de prières et de supplications, telles que nulle Eglise, peut-être, n’en adressa jamais de plus profondément senties.
Le souffle subversif qui l’avait effleurée, bouleversait maintenant le monde, en ébranlant tous les trônes de l’Europe par la chute de la monarchie française. La révolution de 1790 venait d’éclater. Nos vallées elles-mêmes furent bientôt entraînées dans l’effrayante orbite de ses innovations.
« Tout alors, dit M. Monastier (1), tendait à détourner l’âme de la vie intérieure, cachée avec Christ en Dieu. La puissance de l'intelligence humaine, unie à la force matérielle, s’était faite la régénératrice du monde. Il n’était question que d’organisation sociale, de conquêtes visibles et de gloire mondaine; il ne restait pour ainsi dire plus de place sur la terre pour les intérêts du ciel. »
(1) T. II, p. 200.
Mais on peut dire aussi, que ce fut là un temps d’orage, et que le propre des orages est d’être rapides et de purifier l’air.
Aussi la lourde atmosphère du passé s’est-elle dégagée, dans ces agitations, des éléments vieillis qui étaient incompatibles avec la vie du progrès.
Dieu tire le bien du mal, et il dirige à leur insu les hommes qui s’agitent sous sa main.
PENDANT LES GUERRES SURVENUES EN ITALIE A LA SUITE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
(De 1789 à 1801.)
SOURCES ET AUTORITÉS.- En général, les auteurs modernes, mentionnés à la fin de la Bibliographie. — En particulier les Mémoires inédits de Paul Appia, renfermant le récit des événements qui ont eu lieu dans les vallées vaudoises , de 1799 à 1816. Enfin, les sources de détail indiquées au bas des pages.
Les scènes révolutionnaires dont la France était le théâtre, n’excitèrent d’abord, dans les vallées vaudoises, qu’un sentiment de prudente réserve.
Dans un sermon prononcé en public (1), un pasteur vaudois s’étant permis, en 1789, de faire allusion aux événements qui s’accomplissaient de l’autre côté des Alpes, fut suspendu de ses fonctions pour six mois. « Cette décision, dit M. Monastier, était aussi sage que juste, car le prédicateur avait manqué à son devoir, soit comme sujet du roi de Sardaigne, en attirant l'attention sur des questions antipathiques à son gouvernement, soit comme pasteur, en introduisant la politique dans la chaire chrétienne. — Il était difficile que des hommes aussi peu favorisés du pouvoir que les Vaudois l’avaient été, pussent montrer, en de pareilles circonstances, plus de prudence et de modération (1).»
(1) A l’ouverture du synode de 1789, dit M. Monastier, T. II, p. 193. Mais aucun synode n'a été tenu, que je sache, dans les vallées vaudoises, de 1788 à 1791.
(1) Monastier, T. II, p. 183.
Mais il était difficile aussi que d’ardentes sympathies pour la cause de la liberté ne fissent pas en secret palpiter bien des cœurs, dans ces pauvres vallées si longtemps asservies.
Le fait même que nous venons de citer prouve l’existence de ces sympathies secrètes, dont l’expression publique était seule blâmée.
Et comme si le génie du passé avait pressenti sa défaite, comme s’il avait voulu livrer une dernière lutte au génie des temps modernes, l’esprit haineux et fanatique du vieux papisme se redressa au seuil de cette nouvelle ère, pour conspirer le massacre des Vaudois; il voulut répondre par de nouveaux martyres à cette acclamation républicaine : « liberté, fraternité, égalité, » dont les échos de nos montagnes, commençaient à vibrer.
En 1792, la guerre s’était déclarée entre la France et l’Autriche. Le Piémont soutenait cette dernière puissance. Vers la fin de l’année, la Savoie, conquise par Montesquiou, et la province de Nice, par Anselme, furent unies à la France, qui venait de s’ériger en république (1).
(1) 21 septembre 1792.
Le roi de Sardaigne (Victor-Amédée III), ayant fait prendre les armes aux Vaudois, leur confia la défense de leurs frontières, sous les ordres du général Gaudin (2).
(2) Originaire Suisse ; né à Nyon ; son nom est écrit dans quelques auteurs Gudin, et dans d’autres Godin.
Toutes les milices vaudoises étaient campées sur la crête des Alpes, pour s’opposer à l’ennemi. Il ne restait dans le bas des Vallées que les femmes, les enfants, les vieillards, les infirmes : faibles défenseurs! dit M. Monastier (3).
(3) T. Il, p. 185.
Le fanatisme catholique conçut l’idée d’une nouvelle Saint-Barthélemy contre ces familles protestantes, ainsi privées de leurs protecteurs naturels, occupés à la défense de la patrie.
L’exécution de ce complot devait avoir lieu dans la nuit du 14 au 15 mai 1793. La liste des conjurés portait plus de sept cents noms. Une colonne d’assassins, réunie à Luserne, devait, à un signal donné, se répandre dans les communes de Saint-Jean et de La Tour, pour y mettre tout à feu et à sang (1). La maison du curé de La Tour, son église, le couvent des Récollets et quelques maisons des catholiques du lieu, étaient remplies de sicaires, prêts à courir également au pillage et au massacre (2).
(1) Monastier, II, 185.
(2) Ces détails et les suivants sont tirés d’un mémoire contemporain, qui donne même, en partie, les noms des conjurés. — L’auteur fut plus tard membre du conseil général du département du Pô, comme représentant du canton de Luserne.
Mais il se trouvait aussi des catholiques généreux, qui avaient refusé de s’associer à cet odieux attentat. Ces hommes probes valaient mieux que le catholicisme ; et pour la quatrième fois dans le cours de cette histoire, nous avons la douceur de voir sortir des rangs de l'Eglise romaine les libérateurs du peuple qu’elle voulait anéantir.
Don Brianza, curé de Luserne, avait non-seulement refusé de s’associer aux conspirateurs, mais il se hâta encore de faire connaître cette conjuration à ceux dont l’existence était menacée.
Le capitaine Odetti, de Cavour, accourut aussi pour en prévenir les Vaudois, et défendre les amis qu’il avait parmi eux.
Aussitôt un message pressant est envoyé au général Gaudin (1), pour obtenir qu’il fasse descendre ses troupes des montagnes, ou du moins qu’il permette à la légion vaudoise de venir préserver ses foyers de l’invasion des assassins.
(1) Dont le quartier général était à Malpretus, au-dessus de Bobi.
Le brave général, ne pouvant croire à d’aussi perfides cruautés, n’attacha aucune importance à cette révélation.
Un nouveau messager lui est dépêché sans qu’il produise plus d’effet.
Un troisième arrive et lui présente la liste des conspirateurs. Le général ne peut y croire. D’ailleurs, il a des ordres; il ne saurait abandonner son poste, ni consentir à la retraite d’une partie de ses troupes; et ce troisième émissaire revient encore sans avoir rien obtenu.
Dix-sept personnes se rendent successivement auprès de lui. Le temps pressait; l’alarme était donnée; les milices vaudoises, frémissantes d’indignation, brûlaient de courir au secours de leurs familles. Enfin les magistrats de La Tour et du Villar viennent eux-mêmes confirmer, au général Gaudin, la réalité de cette atroce conspiration, et le supplier de les en garantir.
Il se décide alors.
C’était la veille du jour fatal ; on répandit le bruit d’une prochaine attaque des Français; les troupes se replièrent ; les compagnies vaudoises prirent position dans leurs communes respectives. Mais les milices de Saint-Jean et de La Tour, plus éloignées de leurs demeures et plus impatientes d’y rentrer, descendirent alors avec tant de rapidité, que plusieurs soldats perdirent en route une partie de leurs bagages. Le retard d’un instant, qu’ils eussent mis à relever de terre un objet échappé de leurs mains, leur eût semblé pouvoir compromettre l’existence de ce qu’ils avaient de plus cher et constituer la perte la plus irréparable.
Voyant arriver ces troupes irritées et aguerries, les conjurés se sauvèrent par la porte du couvent des Recollets, qui donnait sur le torrent d’Angrogne (1).
(1) Ces détails sont tirés du mémoire précité. — Il existe sur cet événement un poème manuscrit de 225 vers, commençant ainsi :
Dieu tout-puissant, Dieu de nos pères, Ton bras s'est encor déployé...
(Arch, partic, de M. Appia.)
On remit la liste de leurs noms, dressée par eux-mêmes, au duc d’Aoste (2), qui avait témoigné de l’intérêt aux Vaudois; mais aucun de ces traîtres ne fut poursuivi. Le roi (3) fit même des reproches au général Gaudin d’avoir permis à ses troupes d’abandonner leur poste : — Sire, répondit-il, c’est le plus beau jour de ma vie; car j’ai empêché l’effusion du sang et n’ai point eu à en verser.
(2) Qui monta sur le trône en 1706, et prit le nom de Charles-Emmanuel IV.
(3) Victor-Amédée III.
Il n’en fut pas moins éloigné du service. Mais s’il encourait la disgrâce des cours, il devint l’objet de la plus vive gratitude de la part des Vaudois qui lui devaient leur conservation.
« Les Français, dit M. Monastier, qui n’ignoraient pas combien la position de ce pauvre peuple avait été précaire et exceptionnelle, crurent qu’ils n’auraient pas de peine à le porter à la révolte, à leur livrer les passages des Alpes, et à faire cause commune avec eux. Ils se trompaient. Les Vaudois estimèrent la fidélité au serment, même dans une condition inférieure, préférable aux splendides espérances de liberté religieuse, civile et politique, obtenue par un parjure. Cette belle conduite ne put cependant faire taire la calomnie, ni étouffer le soupçon (1). »
(1) Monastier, T. II, p. 184.
Le fort de Mirabouc s’était rendu. Cette place était très faible; elle n’avait que deux canons; l’une de ces pièces sauta quand on y mit le feu. La garnison se composait d’une seule compagnie de Vaudois et d’invalides piémontais. Un officier suisse, nommé Mesmer, y commandait. Les Français vinrent surprendre le fort, du côté du col La Croix. On accusa les Vaudois de les avoir favorisés. Mesmer était malade ; il se rendit : et à vrai dire, il n’eût pu résister; mais il était protestant, et il fut fusillé dans la citadelle de Turin.
La tyrannie du gouvernement piémontais devenait plus soupçonneuse, à mesure qu’elle se voyait plus menacée. Le colonel Frésia avait succédé dans les Vallées au général Gaudin. Un de ses officiers d’ordonnance était Vaudois; il se nommait Davit; on l’accusa de trahison et il fut mis à mort. Les deux militaires les plus élevés en grade, dans les milices vaudoises, le colonel Marauda et le major Goante, furent jetés en prison (1).
(1) Ces détails sont extraits de Monastier. T. II, p. 186.
Toutes les puissances de l’Europe s’étaient coalisées contre la France (2). Elle s’agrandissait en les combattant. Le souffle orageux de la terreur avait passé sur elle (3); Napoléon faisait ses premières armes (4); le Piémont pressentait des dangers. Le général Zimmerman, ancien colonel des gardes suisses à Paris, ayant échappé au massacre du 10 août (5), venait d’entrer au service du roi de Sardaigne. Il sut bientôt se concilier l’affection générale.
(2) Moins la Turquie, la Suisse, le Danemark et la Russie. (7 mars 1793.)
(3) Du 28 mars 1793 au 27 juillet 1794.
(4) A Toulon; en décembre 1793.
(5) 1792.
Quoique catholique romain, il réclama pour les Vaudois les droits civils et politiques, que la France leur avait offerts, et que leurs princes, fidèles à la politique de Rome, persistaient à leur refuser. Le duc d’Aoste, second fils de Victor-Amédée, se chargea de transmettre au souverain les réclamations du noble général. Le roi répondit à son fils : « Nous avons lu « le mémoire que le général Zimmerman nous a remis de votre part, touchant les désirs que nos chers « fidèles sujets, les Vaudois, vous ont fait témoigner « relativement à leur existence politique actuelle. D’après les preuves constantes et distinguées, qu’ils ont « données de tout temps à nos royaux prédécesseurs, « de leur attachement et de leur fidélité, et le dévouement qu’ils ont montré dans la guerre actuelle, « nous ont d’abord disposé à accueillir favorablement le contenu dans ledit mémoire, et à leur faire « ressentir dès à présent les effets de notre bienveillance spéciale : nous réservant, quant à quelques-uns des articles qui exigent maintenant de plus « amples renseignements, de leur accorder, après la « guerre, telles concessions qui, étant compatibles « avec la constitution de l’Etat, pourront les assurer « toujours plus du cas que nous faisons de leurs services.»
A la suite de ces paroles embrouillées, et pour prix de tant de fidélité, de bravoure et de vertus qu’il se plaisait à reconnaître aux Vaudois, Victor-Amédée III leur accordait : 1° l’autorisation d’exercer la médecine, mais uniquement parmi leurs coreligionnaires.
2° La promesse qu’on ferait cesser les abus dont ils étaient victimes, surtout en matières fiscales. (Mais les abus ne doivent exister pour personne. Sous quelle législation avait donc été tenu le peuple des Vallées, pour qu’on en fût venu à oser présenter la cessation des abus comme une grande faveur?) 3° Nous défendons, ajoutait-il, qu’on enlève aux Vaudois leurs enfants, avant l'âge établi. (Mais la loi le défendait déjà; et cet âge établi, n’était-il pas le comble de l’arbitraire?) 4° S’il arrive qu’on fasse peser sur les Vaudois des charges dont les catholiques seraient exempts, nous y ferons pourvoir selon que la justice exige.
Voilà quelles étaient ces faveurs signalées annoncées avec tant d’apparat; voilà jusqu’où s’étendait la bienveillance spéciale du roi de Sardaigne à l’égard de ces Vaudois, qui avaient donné de tout temps des preuves constantes et distinguées de leur fidélité à ses royaux prédécesseurs.
Il continue ainsi :
« Vous voudrez bien annoncer à nos chers et fidèles « sujets vaudois, nos déterminations et nos sentiments « ci-dessus exprimés; en leur faisant sentir qu’autant « que nous sommes persuadés, qu’ils en seront plus « animés à déployer, dans cette occasion, tout leur « zèle, leur courage et leur bravoure contre nos ennemis; ils doivent aussi compter toujours plus, avec « confiance, sur notre empressement à leur donner, à « la fin de la guerre (1), des marques les plus partilières de notre protection spéciale ; et sur ce nous « prions Dieu qu’il vous ait dans sa sainte et digne « garde (2). »
(1) Une armistice fut conclu à Cherasco, le 28 avril 1796, et la paix signée bientôt après.
(2) Donné À Turin, le 4 juin 1794. Signé : Votre très affectionné Père V. Amé. Contresigné : Granéri.
Est-ce bien là le langage d’un père qui écrit à son fils, d’un prince qui traite en père ses sujets? Les promesses enveloppées sous cet ajournement à la fin de la guerre n’ont point été réalisées; mais les témoignages de bienveillance à l’égard des Vaudois croissaient en raison des dangers extérieurs, et ces dangers passés, les rigueurs reprenaient leur cours.
Quelques insignifiantes concessions suivirent d’abord ces promesses pompeuses. Les communes de Maneille et de Chiabrans obtinrent d’avoir un cimetière (3).
(3) Par autorisation du 6 décembre 1694. (Turin, archives de cour, no de S. 617.)
On accorda aux Vaudois une nouvelle ratification de leurs privilèges, (1) déjà ratifiés plus de cinquante fois, sans qu’aucune extension, en harmonie avec les besoins et les lumières du temps, y eût été apportée depuis trois siècles. Et à mesure que la grande voix du siècle actuel semblait se faire moins entendre, cette faveur précaire s’éloignait des enfants des martyrs, pour se reporter du côté de leurs persécuteurs (2).
(1) Le 1er février 1795 ; sanctionnant ceux du 14 septembre 1448. (Turin : Arch. de la cour des comptes. Un petit vol . in- fol. sur papier timbré ; no 576. )
(2) Par un rescrit royal du 3 décembre 1796 , enregistré le 17 janvier 1797, le roi accordait une somme de 2114 francs aux catholiques et catholisés des Vallées. (Turin, Arch. d'Etat, no 507. Le no 506 est intitulé : Relazione sopra l'origine del' annual grazia, sovra i tribuli, che S. M. fa, alle communita delle vall , etc... C'est en suite de ce rapport que le rescrit a été rendu.) - ---
« Il n’est personne, cependant, que la cour de Savoie devrait avoir plus à cœur de s’attacher que les habitants des Vallées, » dit encore le général Zimmerman, dans un de ses mémoires (3); « car leurs « montagnes sont presque partout des remparts inexpugnables... et une armée, quelque nombreuse qu'elle « fût, pourrait échouer dans l’entreprise de les soumettre ; s’il était possible que jamais des démarches hostiles détruisissent cet amour pour leurs souverains, dont ils ont donné en tant d’occasions les « preuves les moins suspectes. »
(3) Accompagnant une lettre du même, datée du 15 juin 1797. (Turin, Arch. d'Etat. )
Dans la lettre d’envoi, jointe au mémoire, il est dit que plusieurs propositions de soulèvement démocratique avaient été faites aux Vaudois par les habitants de la plaine, mais que ces montagnards les avaient toujours repoussées; et le mémoire ajoute : «les feux « de la plaine seront toujours des feux de paillé, si « nous savons nous conserver imperturbablement les « montagnes. »
« Le général a parcouru lui-même les Vallées, » est-il dit dans la lettre (1); « il s’y est entretenu avec « les moindres habitants; et quelle a été sa peine... « de les entendre se plaindre amèrement... surtout de « l’enlèvement des enfants, dont un, âgé de neuf ans, « vient d’être récemment ravi pour l’hospice de Pignerol ! La nature de ces plaintes, ajoute-t-il, « mérite la plus prompte et la plus grande considération. »
(1) A la troisième page.
Il propose, dans son mémoire, « de traiter les Vaudois sur pied d’égalité avec les catholiques, » et recommande en particulier à l’attention du souverain le colonel Maraude, le major Musset, les deux frères Arnaud, de La Tour, et le modérateur Geymet qui, dit-il, « est un homme d’esprit, instruit, doux et généralement estimé, ne voulant que l’ordre et la « paix, etc. »
Ce devait être aux administrations françaises de rendre justice à son mérite; car dans l'article premier du synode de 1801, on lit : « Le citoyen Geymet, modérateur des Eglises vaudoises, ayant été nommé « sous-préfet de l’arrondissement de Pignerol, l’assemblée le remercie de ses soins, et nomme pour « le remplacer J. R. Peyran. »
Mais avant que ces événements se fussent accomplis, un nouveau roi était monté sur le trône ébranlé de Victor-Amédée III. C’était le frère du jeune duc d’Aoste, à qui Zimmerman s’était adressé une première fois, en faveur des Vaudois (1).
(1) Il monta sur le trône le 10 octobre 1796, sous le nom de Charles-Emmanuel IV.
Les Vaudois eux-mêmes lui adressèrent une requête, dont voici, pour abréger, les points principaux, suivis des réponses correspondantes faites par le ministre d’Etat (2).
(2) Signée Geymet modérateur, et Meille secrétaire (de la Table vaudoise). La requête n’est pas datée ; mais le parere du ministre porte la date du 19 juillet 1797.
Demandes : 1° Qu’on ne fasse pas contribuer les protestants aux dépenses du culte catholique. — Réponse : Il faut se conformer à l’usage (1).
(1) On se souvient que dans sa réponse au mémoire remis par le duc de Bedfort, au chevalier Ossorio, et par celui-ci envoyé à Turin le 31 mai 1748, le gouvernement piémontais affirme (§ V), qu’on n’a jamais fait contribuer les protestants pour le culte catholique.
2° Que les élections municipales se fassent sans acception de culte.—La loi s’y oppose, et veut expressèment que le nombre des conseillers catholiques soit supérieur à celui des protestants : quelle que soit du reste la portion de la population appartenant à l’un ou à l’autre culte.
3° Que lorsqu’on diminuera les impôts pour les catholiques, ils soient aussi diminués pour les protestants. — Cela peut dépendre de la volonté de Sa Majesté, mais ne ferait que restreindre les revenus de l’Etat.
4° Que, sans augmenter le nombre de leurs tem-pies, les Vaudois puissent réparer ceux qui existent. — Ceci mérite quelque égard, quoique les anciens édits n’admettent ni réparation, ni agrandissement des temples (2).
(2) M. le ministre aurait bien dû nous faire connaître les édits qui interdisent les réparations aux édifices religieux.
5° Que les habitants de Saint-Jean puissent avoir une école dans cette commune. — Refusé.
6° Que les protestants soient admis aux emplois civils comme les catholiques. (C’était ce que demandait Zimmerman ; c’était ce que le duc d’Aoste avait fait espérer, n’étant que l’héritier du trône: aujourd’hui qu’il régnait il ne s’en souvenait plus.) — Il n’y a point de réponse à cette dernière demande.
On voit combien l’esprit de réaction était prompt à repousser les Vaudois, dès que l’appui de leurs armés n’était plus nécessaire.
C’est qu’alors l’esprit national de l’Italie s’était uni aux haines aristocratiques des divers pouvoirs de ce pays, dans un élan commun contre là domination étrangère. Bonaparte, vainqueur, avait forcé le roi de Sardaigne à conclure une alliance offensive et défensive avec la république française (1); mais la cour de Savoie n’eut pas été plus fidèle à la république qu’elle ne l’avait été à Louis XIV. Charles-Emmanuel IV espérait être bientôt affranchi de ses embarrassants alliés. Les Français étaient massacrés à Vérone (2) ; Venise s’insurgeait contre eux (3) ; la liberté semblait pâlir. Voilà pourquoi la tyrannie haussait le ton dans les vallées vaudoises. Mais avant qu’elle ait pu restaurer le passé, une révolution éclate à Gènes (1), et la république ligurienne est proclamée (2). Milan lui répond à l’autre bout de l’horizon et proclame la république cisalpine (3). Ces cris de liberté couvrent la voix du despotisme. Le danger revenait pour les rois; leur langage change à l’instant; et par ses instructions du 18 juillet 1797, adressées au sénat de Pignerol (4), Charles-Emmanuel IV annonce inopinément : 1° que les Vaudois ne seront plus tenus de fournir aux dépenses du culte catholique; 2° qu'on ne fera aucune acception de personnes dans les charges publiques (ceci ne se rapportait sans doute qu’aux élections municipales) ; 3° que lorsque Sa Majesté accorderait quelques exemptions aux papistes, elles seraient également accordées aux protestants; 4° que les Vaudois pourront, non-seulement réparer leurs temples, mais les agrandir et tenir leurs réunions religieuses partout où ils le jugeront convenable; 5° qu’à l’exemple de la Divinité qui fait du bien à tous, Sa Majesté veut rendre tous ses sujets heureux.
(1) Traité signé à Turin le 5 avril 1797.
(2) Du 4 au 6 avril 1797.
(3) Du 17 avril au 16 mai.
(1) Du 22 au 23 mai.
(2) Le 14 juin.
(3) Le 6 juillet.
(4) Déposées aux Archives de cour ; no de S. 594.
Et comme si ces concessions inattendues n’étaient pas suffisantes, Charles-Emmanuel écrit encore au préfet qu’il doit engager les Vaudois à s’adresser en toute confiance à leur souverain, les assurer de son affection toute particulière, etc. (1). On voit bien que les temps avaient changé. A une sourde agitation succédèrent rapidement des mouvements tumultueux ; et cela jusques à Montcalier, aux portes de Turin. La vérité exige de nous l’aveu que les Vallées n’y restèrent pas étrangères. Une troupe de révolutionnaires, composée de catholiques aussi bien que de Vaudois, se rendit à Campillon, au château du marquis de Rora, et lui demanda ses titres féodaux pour les anéantir. « Mes amis, leur répondit-il, avec une présence d’esprit et une aménité admirables, si ce ne sont que « mes titres que vous voulez, je vous les abandonne « volontiers, à l'exception d’un seul, que vous ne « m’arracherez pas : je veux parler de mon titre d’ami « des Vaudois, de ma vieille affection pour eux. » Ce mot, dit à propos, suffit pour les désarmer; ils se retirèrent sans commettre le plus petit désordre (1).
(1 ) Cette lettre est datée du 25 août 1797. ( Même source : no 595. ) Ces pièces furent publiées sous forme de Biglietto regio, le 26 août ; mais avec quelques modifications. L'autorisation accordée aux Vaudois d'exercer la médecine envers leurs coreligionnaires y est rappelée. L'obligation d'avoir dans les conseils communaux une majorité catholique y est maintenue. Quant aux temples, il est permis de les réparer et de les agrandir, pourvu qu'on n'en augmente pas le nombre. Une autre pièce datée également du 25 août 1797 , et qui semble n'avoir été que l'étude préparatoire de celles-ci, est intitulée : Parere intorno ad una rappresentanza de religionarii delle valli, in qua espongono varii aggravii. — Ce mémoire, a 22 pages in-fol. (Même source. Nos 511 et 618.)
(1) Monastier, T. II, p. 189, 190. — L’auteur ne donne pas la date de ce fait. Dans son récit il semble se rapporter à l'année 1797 ; mais quoique je m’abstienne de le déplacer, je crois qu’il se rapporterait avec plus d’exactitude à l'année 1799, où d’autres faits analogues se sont produits : notamment à La Tour, où l'on força le comte Rorengo à jeter lui-même ses parchemins dans un feu de joie, allumé au centre de la place publique, et à se joindre à une ronde révolutionnaire dansant autour de l’arbre de la liberté. — C’est à cette époque aussi que le vaste jardin, situé en face de la demeure du comte, fut détruit et qu'on nivela la place publique qui s’y trouve maintenant.
Les Vaudois cependant, en vertu des instructions du 18 juillet (1797), qui les autorisaient à former leurs réunions religieuses partout où ils le jugeraient convenable, demandèrent à pouvoir ériger un temple à Saint-Jean. Mais Napoléon avait quitté l'Italie (2); l’effervescence des premiers jours s’était calmée; le trône semblait se raffermir et la bienveillance que Charles-Emmanuel avait promise aux Vaudois, s’éloigna d’eux dans la même mesure. Il leur fut répondu que la paroisse de Saint-Jean, ayant été privée de temple dans le passé, n’avait droit d’en élever aucun (1). Mais des armements nouveaux s’opérèrent bientôt en France pour une destination mystérieuse (2) ; le danger semblait revenir en Piémont, et l’intérêt se réveilla soudain pour les Vallées. La commune du Pomaret en profita, pour demander l’autorisation d’agrandir et de clore son cimetière protestant. Elle lui fut accordée (3). C’était à ce qu’il semble une bien légère faveur. Cependant elle fut retirée, dès que le pouvoir crut se sentir plus fort (4).
(2) Pour se rendre à Rastadt. Il partit le 17 novembre 1797.
(1) Extrait d’une de lettre M. P. Appia au comte de Nieperg, datée de La Tour, 2 décembre 1799. (Communiquée.)
(2) Pour l’expédition d’Egypte; de septembre 1797 à février 1798.
(3) Par décret du sénat de Turin, en date du 16 février 1798.
(4) Par un nouveau décret du sénat de Turin, en date du 11 avril 1798.
Cette versatilité contribua à le déconsidérer. Charles-Emmanuel IV abdiqua, sans dignité, la couronne de ses pères, et se retira à Cagliari (5).
(5) L'abdication est datée du 20 frimaire , an VII. ( 10 décembre 1798. ) Dans le 1er article, le roi de Sardaigne déclare renoncer à tout pouvoir , et ordonne à ses sujets d'obéir au gouvernement provisoire qui sera établi par le général français : ( Suchet . ) — L'héritier présomptif du trône ajouta au bas de l'acte d'abdication : Io garantisco che non portero impedimento alcuno all'esecuzione del presente atto . Vittorio Emanuele. ( IĮ monta sur le trône en 1814, sous le nom de Victor-Emmanuel IV. )
Je renvoie au chapitre suivant l’exposition des meures prises par le gouvernement provisoire, qui fut alors établi en Piémont.
Son règne fut de peu de durée (1).
(1) Devant l'invasion dont nous allons parler, le gouvernement provisoire se retira à Pignerol; ensuite à Fenestrelle, où sa retraite fut couverte par les Vaudois qui repoussèrent les Autrichiens, au défilé du Malanage. La place de Fenestrelle demeura aux Français pendant tout le temps de l’occupation austro-russe.
Une nouvelle coalition s’était formée contre la France (2) ; et six mois s’étaient à peine écoulés, qu’une armée russe envahissait le Piémont, sous les ordres de Suwarow (3). Napoléon n’était plus là; Milan (4), Turin (5), Alexandrie (6), tombent au pouvoir des alliés. Les républiques de Gènes et de Naples, ont bientôt cessé d’exister (7).
(2) Par suite du traité d’alliance offensive et défensive entre l'Angleterre et la Russie, signé le 5 janvier 1799. (Un simple traité d’alliance avait déjà été formé entre les deux puissances, le 18 décembre 1798.)
(3) Prononcez Souvarof.
(4) Le 20 juin.
(5) Le 22 juillet.
(6) Rendu le 24 mai.
(7) La République parthénopéenne avait été établie après !*occupation de Naples, par Championnet. (Le 23 janvier 1799.) — On lit dans la vie de ce général, que la population de Naples, et surtout le clergé, voyait avec déplaisir l'occupation de cette ville par l’armée française. — Le jour où s’opère annuellement le prétendu miracle de la liquéfaction du sang de saint Janvier, patron des Napolitains, le prodige habituel tardait à se réaliser. — C’est un signe de la colère divine contre l’occupation française disaient les moines. — Le peuple commençait à manifester des intentions menaçantes. — Le général est averti. — Allez dire à l’évêque que je le rends responsable de l'effectuation du miracle, dit-il à l’un de ses aides de camp. Si dans dix minutes le miracle ne s’est pas accompli, Son Excellence sera immédiatement fusillée. — Il est inutile d'ajouter que la liquéfaction du prétendu sang de saint-Janvier eut lieu quelques instants après que ce message fut parvenu au prélat. — Le général Championnet était protestant.
L’armée française, victorieuse à la Trébie (1) et à Novi (2), reculait, épuisée par ses victoires, devant des forces supérieures (3).
(1) La bataille de la Trébie eut lieu du 17 au 19 juin 1799. Les Autrichiens prétendent l’avoir gagnée.
(2) Le 15 août.
(3) A Novi, les Français perdirent 10,000 hommes. — Les Austro-Russes eurent 12,000 morts et 7,000 blessés. — Mais leur armée était de 70,000 hommes et celle des Français de 45,000. Le général Joubert, qui les commandait, y périt.
A Carmagnole, la population indigène se souleva contre la garnison , et la bravoure des Vaudois contribua puissamment à comprimer l’émeute (4).
(4) Voir là-dessus les réflexions de Monastier, T. II . p. 191 . Un contemporain présente ainsi ce fait : « L'administration générale du Piémont s'était réfugiée à Pignerol... On fit partir pour cette ville quatre à cinq cents Vaudois, qui croyaient ne pas devoir aller plus loin ; mais on les fit marcher jusqu'à Noun, où ils se trouvèrent enveloppés par deux mille Français , qui les forcèrent de marcher sur Carmagnole.... » (Lettre au comte de Nieperg , précédemment citée . )
Cependant il fallait reculer. Les cosaques venaient d’envahir Pignerol. Des blessés français, des invalides, augustes et misérables débris de l’armée de Vérone, refluaient devant eux. a Ces malheureux, dit un contemporain (1), étaient arrivés à La Tour, entassés sur plusieurs charrettes. Ils venaient de Cavour. Ils mirent pied à terre sur la grande place. On apporta du pain, du fromage, du vin. Plusieurs d’entre eux souffraient cruellement. Il y en avait dont les blessures !l'avaient pas été pansées depuis plus de quinze jours : parce que les Cosaques les poursuivaient, pour ainsi dire, l’épée dans les reins. Le chirurgien Fissour vint en panser plusieurs. Mais au moment où on allait les loger, une fausse alarme de l’arrivée des Cosaques, qu’on disait être aux Blonats, les jeta dans la terreur. Les charrettes qui les avaient amenés étaient reparties pour Cavour; la plupart d’entre eux avaient de la peine à se traîner. On les accompagna jusqu’à Sainte-Marguerite où ils firent une halte nouvelle, et poussèrent le soir jusqu’à Bobi, où ils arrivèrent sans argent, sans médicaments et sans linge. »
(1) Mémoires de Paul Appia , sur les événements qui se sont passés de 1799 à 1816. - L'auteur de ces mémoires fut nommé membre du conseil général et juge de paix La Tour. - Ses écrits sont la principale source à laquelle j'ai puisé pour l'année 1799. Ils m'ont été communiqués par le vén. M. Appia, pasteur de l'Eglise française de Francfort S. M. , à la mémoire duquel mon respectueux attachement ne saurait témoigner trop de reconnaissance.
C’est à l’humanité du pasteur de Bobi, le vénérable Emmanuel Rostan, et au dévouement de ses paroissiens, que les blessés français durent alors d'être rendus à leur patrie.
Voici comment le fait est officiellement exposé, dans un ordre du jour du général en chef de l’armée française (1).
(1) C'était le général Suchet. Il envoya lui-même cet ordre du jour au ministre Rostan , avec une lettre qui se terminait ainsi : « Le général en « chef, citoyen pasteur, a pensé ne pouvoir dans cette circonstance donner « un témoignage plus sensible de sa satisfaction , qu'en offrant une telle < conduite à l'admiration de l'armée. » Les deux pièces sont datées du camp de la Pietra, 3 frimaire 1799. ( 24 novembre 1800. ) - Une lettre du chef de bataillon Pressecq, commandant de place au quartier général , accompagnait cet envoi. - Je suis bien flatté, citoyen pasteur, d'avoir reçu « de mon général l'honorable mission de vous faire passer le paquet cijoint. Il le remercie ensuite d'avoir sauvé la vie à tant de leurs frères « d'armes. Je n'ai pu , dit-il , donner plus tôt connaissance au général de cette belle action, attendu que ce n'est que dans le mois de brumaire dernier « que j'en ai été instruit, et cela par un pur hasard , etc.... »
Rostan reçut plus tard une lettre du chancelier de l'ordre de la légion d'honneur (baron de Lacépède) , qui lui annonçait la décoration. — J'expliquerai plus loin pourquoi il ne l'a pas reçue. Voici les premières lignes de l'ordre du jour de Suchet. « Le général en chef , à qui il a été « rendu compte des actes d'humanité et de républicanisme, exercés envers « les Français, par les habitants de la vallée de Luserne et surtout par le « respectable vieillard Rostan , ministre protestant, ordonne que les détails « de leur louable conduite soient offerts à la reconnaissance de l'armée. » Suit le narré des événements.
« Trois cents malades ou blessés étaient arrivés à Bobi, dans le dénûment le plus absolu et prêts à périr faute de secours.
« Le respectable vieillard Rostan et son épouse se montrèrent dans cette circonstance avec cette noble simplicité qui caractérise les républicains. Ils n’ont qu’un veau et vingt-cinq pains, qui sont aussitôt distribués aux malades. Ce vénérable vieillard ne borne pas là sa générosité : il y ajoute le peu de vin qu’il a et quelques chemises qui sont employées au pansement des blessés. Vers la fin du jour (c’était plutôt quelques jours après) (1), on craint d’être surpris; car les ennemis n’étaient plus éloignés de Bobi que de quatre milles. A l’aspect du danger, la sollicitude du citoyen Rostan est réveillée de nouveau. Il fait un appel à ses compatriotes de toute la vallée, pour les inviter à porter sur leurs épaules (au delà des frontières piémontaises) (2), les trois cents français malades ou blessés.
(1) Cette parenthèse se trouve dans l’écrit de Suchet. Les Austro-Russes arrivèrent à La Tour le 3 juin ; et c’est le 4 juin (1799) que les blessés français furent transportés de Bobi en France.
(2) Cette parenthèse n’est pas dans l’ordre du jour.
« Cet appel est bientôt suivi de l’exécution. On traverse le col La-Croix, qui est un des plus longs et des plus difficiles des Alpes, et encore couvert de neige. Après dix heures d’une marche des plus pénibles, on arrive au premier village de France où les blessés sont déposés. Ils oublient leurs maux, pour bénir leurs libérateurs; et les braves habitants de la vallée de Luserne, qui venaient de faire preuve d’un courage au-dessus de tout éloge, retournent dans leurs foyers.
« Puissent une telle conduite et un tel dévouement être d’un utile exemple et trouver des imitateurs ! »
Ce fait cependant fut imputé à crime aux Vaudois, par leurs ennemis piémontais (1) ; et Souwarow leur adressa une menaçante proclamation.
(1) Voy. Monastier T. II, p. 192. — Cet auteur a cru devoir rappeler au bas de cette page que Marauda, dans son ouvrage, Tableau du Piémont, revendique l'honneur de cet acte de dévouement, accompli, dit-il, par ses ordres. — Voici une anecdote contemporaine, qui montre la valeur de cette assertion. — « En 1801 (dit Appia dans ses mémoires), me trouvant à Turin, je fis visite à M. Marauda, qui était alors occupé d'écrire son Tableau du Piémont.’— Vous pourriez y insérer la belle action de Rostan. — Quelle est-elle? dit-il. — Je la lui racontai. — Il ignorait donc ce fait; et lors de la publication de son ouvrage, je fus extrêmement surpris de voir qu’il se l’appropriait : se faisant adresser une lettre où l’on disait que, sous ses ordres des soldats de son corps avaient sauvé ces Français. — Mais en 1799, ce corps n'existait pas. Marauda était alors dans la vallée de Saint-Martin, emmenant avec lui le cheval de Jean Bonjour de La Tour, qu'il n’a jamais voulu payer, et que les Austro-Russes lui prirent à Pral, au moment où il cherchait à passer le col, pour se retirer à Abriès. » — C'est à cause de l’incertitude jetée sur la belle action du pasteur de Bobi, par cette réclamation de Marauda, qu’on ne donna pas suite au projet de décorer le vénérable Rostan. —Marauda lui-même demanda la croix d'honneur, mais sa lettre resta sans réponse. — Je ne puis le juger comme militaire (quoique les mémoires d’Appia contiennent encore cette note : « Marauda avait fait le double espion en 1792 et 1793) ; » mais, comme historien, il n’a aucune autorité. — Son nom ne se serait pas même trouvé dans ces pages, sans la note de M. Monastier.
« Peuples ! leur disait-il, quel parti comptez-vous de tenir? Hommes séduits, vous protégez les Français ; les perturbateurs, les ennemis de la tranquillité publique. Ils se sont déclarés les ennemis de l'Homme-Dieu ! et l’ancien attachement de vos aïeux pour tes dogmes chrétiens. .. vous a procuré la protection de l’Angleterre. Les Français se sont déclarés les ennemis de cette puissance; et cette puissance, votre bienfaitrice, n’est-elle pas maintenant notre alliée ? etc (1).... »
(1) Cette proclamation, qui n’est pas datée, est imprimée sur deux colonnes, l’une en italien et l'autre en français. Hahn la donne en entier à la p. 207, du 2e vol. de son ouvr. Hist. des Sectes au moyen âge.
Déjà tes troupes russes étaient arrivées à Pignerol. « Les habitants de la vallée de Luserne (dit Appia dans ses mémoires), prévoyant qu’ils ne tarderaient pas à recevoir leur visite , jugèrent à propos de nommer des députés, pour aller à leur rencontre et traiter avec elles (2). Je fus du nombre; et le 3 juin 1799, à la pointe du jour, ayant été prévenu que les coalisés paraissaient en grand nombre du côté de Luserne, je me levai ; mais avant que je fusse habillé, les cosaques parcouraient déjà les rues de La Tour, en poussant des hourras! effrayants.
(2) Ces députés furent : Jean Daniel Peyrot ; Jacques Vertu ; Pierre Volle, de Saint-Jean, ancien capitaine des milices vaudoises ; l'avocat Plochtu, quoique catholique ; et Paul Appia, l'auteur des mémoires.
Des pillards les suivaient pour nous dévaliser. Mes collègues étaient absents ; Pierre Voile défendait sa maison contre le pillage. Jacques Vertu avait perdu la parole de saisissement, et ne pouvait me suivre. Je revins sur mes pas, fort inquiet du parti que j’avais à prendre ; car j’hésitais à me présenter seul à quatre ou cinq cents furieux, qui ne pourraient peut-être pas comprendre mes paroles. — M. Appia, prenez garde ! me dit un catholique, que je rencontrai; car vous avez encore Votre cocarde tricolore. — Je le remerciai de son avis et remplaçai aussitôt ma périlleuse cocarde par un morceau de papier blanc. Puis, élevant les mains vers le ciel, je priai Dieu de m’assister et dans l’espoir d’être utile à ma patrie, je m’acheminai vers les Cosaques. Ils venaient de massacrer huit hussards de Zimmerman. Mon cœur tremblait comme suspendu à un fil. On commençait le pillage; je vis la boutique des frères Long envahie.
Le danger raffermit mon courage. Ce que Dieu garde est bien gardé : remettant mon sort entre ses mains, je m’avançai sans crainte vers l’officier qui me parut le plus élevé en grade. — Qui êtes-vous? et que voulez vous? me dit-il en allemand.
Je lui répondis, dans cette langue, que j’étais un magistrat du lieu et que je désirais savoir ce qu’il exigeait des habitants de La Tour.
— Qu’ils mettent bas les armes; et qu’on nous livre tous les Français.
— Nul n’est armé. Les Français sont en fuite ou massacrés.
— Votre nom? .
— Appia. '
— Garantissez-vous sur votre tête la vérité de ce que vous dites?
— Oui, Monsieur.
— En ce cas, je vais sonner la retraite.
Mais avant de le quitter, je voulus m’informer du lieu où se trouvait son général. — Il n’y a point de général! reprit-il.
— Et votre commandant?
— Il est à Saint-Jean.
— Donnez-moi un sauf-conduit pour me rendre auprès de lui.
Il réfléchit un moment, puis il dit : — Vous n’en avez pas besoin.
Alors il fit sonner la retraite, et je me mis à la recherche de mes collègues en députation.
Les deux premiers que je vis n’osaient sortir, parce qu’ils avaient entendu dire au premier officier qui avait paru, qu’on allait mettre tout le bourg à feu et à sang. Je les rassurai et nous nous mîmes en marche pour Saint-Jean.
On s’y battait; car nous entendions le bruit de la fusillade. Chaque coup me portait au cœur. Arrivés aux Blonats, nous fûmes cernés par trois patrouilles de Croates. Mais il nous était impossible de rien faire comprendre. A ce moment parut un officier sur le pont. Nous levâmes un mouchoir blanc en l’air; il nous répondit de même et nous fit amener à lui. Lui ayant expliqué l’objet de notre mission, il nous dit d’aller le rejoindre à Luserne, auprès du colonel Woisach.
Nous y allâmes. Cet officier nous reçut très bien. La première chose que je lui demandai fut de rendre la liberté à la fille aînée de Pierre Voile, qui avait été arrêtée par les soldats. Il me l’accorda tout de suite. Enhardi, je lui demandai la même grâce pour une trentaine de prisonniers, que nous avions vus sous la halle; mais il nous la refusa. Après quoi il nous dit : «Messieurs, retournez dans vos maisons; dites aux «habitants d’être tranquilles et de reprendre sans « crainte leurs travaux. »
Je le priai de me donner cet ordre par écrit.
— Allez l'écrire, et je le signerai.
Nous entrâmes chez le curé où nous écrivîmes l'ordre; mais le colonel était déjà monté à cheval; nous nous hâtâmes de le lui apporter et il le signa sur le pommeau de la selle.
Je lui demandai encore l’autorisation , d’établir des patrouilles, pour nous garantir du pillage.
— Allez, répondit-il; tout ce que vous ferez sera bien fait. — Et il ajouta cette autorisation sur le billet qu’il avait signé.
Il nous avait parlé moitié en latin et moitié en allemand.
Nous partîmes fort satisfaits de notre mission. »
L’auteur raconte ensuite qu’il favorisa l’évasion d’une compagnie de soldats français (1), en leur donnant des guides pour les conduire à Angrogne, et de là sur les terres de France, leur évitant ainsi de tomber entre les mains des ennemis.
(1) Appartenant à la trente-troisième demi-brigade de ligne, que le général Carpentier avait envoyée à Zimmerman, depuis Briançon.
Il fit aussitôt établir une garde spéciale, dans chaque commune vaudoise (1).
(1) Les catholiques, dit-il, et ceux qui espéraient le pillage, ne pouvaient comprendre comment on remettait aussitôt les armes aux mains d’une population qu’on était venu désarmer. Aussi disaient-ils, à propos des Vaudois : « Quand le diable viendrait, il est tout de suite leur ami »
Puis, observant que la faveur qu’il avait obtenue pour le repos des Vaudois, ne dépendait encore que d’un subalterne, il résolut de la faire sanctionner par le général en chef.
Ayant réuni ses codéputés, il partit avec eux pour Pignerol.
« Arrivés à Briquéras י dit-il, nous tombâmes au milieu de quelques centaines de Cosaques, qui brûlaient d’envie de nous dévaliser. L’un d’eux avait même déjà porté la main à la bride de mon cheval; mais un officier autrichien nous fit relâcher. »
A Pignerol, le comte Zuccato introduisit les députés auprès du comte Denison, commandant l’avant-garde des troupes austro-russes.
— Messieurs, leur dit cet officier, vous venez d’une vallée rebelle ; il faut vous rendre aux arrêts. Et il les fit reconduire dans leur hôtel, par un huzard, chargé d’y mettre bonne garde.
« Ce huzard, ajoute l’auteur, parlait très bien le hollandais. Nous entrâmes en conversation. Il avait habité Amsterdam et se trouvait lié avec plusieurs personnes de ma connaissance. Au bout de quelques temps.il fut tout à fait de nos amis.
« L’auberge était remplie d’officiers autrichiens, parmi lesquels il y en avait de blessés. Ils avaient été repoussés au Malanage par nos gens des communautés de Prarusting, Angrogne et Saint-Germain, qu’on avait postés là, pour couvrir la retraite du gouvernement provisoire. Ces officiers nous regardaient de bien mauvais œil.
« II était arrivé dans la journée dix à douze mille Austro-Russes, qui bivouaquaient sur les places de Pignerol. Ces troupes étaient destinées à marcher contre la vallée de Luserne.
Cette cruelle pensée m’empêcha de prendre aucun repos durant la nuit.
« Au point du jour, une éclatante musique se fit entendre. C’était le régiment russe qui faisait sa prière. Un moment après, on frappa à grands coups de crosse de fusil à la porte de l’hôtel, puis à celle de notre chambre. C’était un aide de camp, arrivant pour nous conduire au prince Bagration, qui logeait chez le comte de Pavie, l’un de nos plus cruels ennemis. Le sort de notre chère patrie allait peut-être dépendre des hasards d’une entrevue. Mais non, il dépendait de Dieu; et Dieu nous protégeait; car ce prince russe se trouva être un ange de bonté, dont les Vaudois béniront à jamais la mémoire.
« II écouta patiemment tout ce que je lui exposai sur la position de nos vallées, et je terminai par lui dire que je lui apportais la soumission des habitants. — C’est bien! dit-il; l’avez-vous par écrit? — Non, Monseigneur. — Eh bien, allez l’écrire et signez-la.
« La lui ayant apportée, nous lui demandâmes la grâce de trente-trois malheureux prisonniers, que nous avions vus à Luserne. — Je vous l’accorde, répondit-il avec obligeance.
« Etant sortis ensuite, nous vîmes sur la place une tourbe de cinq à six cents hommes, chargés de sacs, de cordes et de hottes. — Que veulent ces gens-là? dit le prince. — Vous demander des armes. — Pour quoi faire? — Pour saccager et piller nos vallées. — Qu’on chasse cette canaille ! dit-il à un colonel ; et un régiment de Croates l’eut bientôt dissipée.
« Un officier de Nice était sur la place de Saint-Donat, devant une table où se signaient des enrôlements volontaires; là il criait à la foule : Ki veul piè parti per ender contra i Barbets (1)? Dès qu’il eut appris l’ordre de Bagration, il disparut aussi. »
(1) Qui veut s'engager pour marcher contre les Vaudois?
Les députés se rendirent ensuite à la mairie, où les ordres du prince devaient leur être expédiés avec des passeports. Mais avant de les leur remettre, on leur Ht signer une déclaration, par laquelle ils répondaient, sur leur tête, de la tranquillité des Vallées.
Ces dignes patriotes n’hésitèrent pas à signer. Etant revenus aux Vallées, ils apprirent qu’une horde de quelques centaines de brigands , s’était jetée sur la colline de Prarusting, pour se livrer au pillage et qu’on avait déjà incendié le quartier des Gay (2).
(2) La perte subie dans ce quartier fut évaluée à 25,000 francs.
Aussitôt les députés vaudois mandent un exprès, pour en donner avis au prince. Bagration fit immédiatement cesser ces brigandages, et peu de jours après, il envoya une estafette à La Tour, pour engager ces mêmes députés à revenir à Pignerol.
— Messieurs, leur dit-il, en les voyant, j’ai été si satisfait de la manière franche et loyale avec laquelle vous avez agi, que je n’ai pas voulu quitter cette ville sans avoir le plaisir de vous revoir. Mais ce n’est pas le seul motif qui m’a fait désirer votre présence; demain vous serez appelés à faire votre soumission au maréchal.
Le lendemain, ils partirent avec le comte Zuccato, pour se rendre à Turin, auprès de Suwarow.
« Des officiers reconnaissant le comte lui dirent : D’où venez-vous, Zuccato? — D’une expédition manquée. — Laquelle? — Nous devions marcher aujourd'hui contre la vallée de Luserne : ce pays s’est rendu; voici les députés 1). »
(1) Avant d'entrer à Turin , le comte recommanda au postillon de faire le tour de la ville pour y pénétrer par la porte du Pô, car les Français occupaient encore la citadelle, et tiraient sur toutes les voitures ou les cavalcades qui entraient par Porte-Neuve. Ah bah ! dit le postillon , (pour éviter une demi- heure de chemin) , on ne tirera pas dans ce moment. — S vous n'avez pas peur, ni moi non plus , dit Zuccato ; ce n'est pas mon métier. -Et la voiture fut lancée au galop. Mais bientôt une roue se détache et, au même instant . un boulet passe sur la tête des voyageurs. « Je suis persuadé, dit Appia, que l'artilleur crut que c'était lui qui nous avait renversés, » — Cet accident n'eut pas de suite fâcheuse.
Après quelques heures de repos, ils furent conduits dans le palais du maréchal, qui logeait chez le prince de la Cisterne; mais ne pouvant les recevoir ce jour-là, il les invita à dîner, pour le lendemain, à huit heures du matin.
«En attendant l’heure du dîner, on nous introduisit dans la salle de l’état-major, où nous trouvâmes le colonel Contsnikow (1), et le jeune prince de Gorciakow (2)..... Ces messieurs parlaient le français avec une volubilité qui m’étonna.... Ayant été introduits dans la salle à manger, nous vîmes entrer un petit homme âgé, en veste blanche à la Keyserlitz : culottes blanches, et petit bonnet de cuir sur la tête; bas et bottes souples, tombant sur ses talons... c’était le maréchal. Le comte me prend par la main et me présente. Je veux lui répéter de vive voix l’acte de soumission que nous avions donné par écrit; mais il me dit : — Cela n’est pas nécessaire ; je sais tout. —Puis il m’embrasse, en prononçant ces mots ; pace, amicizia e fratellanza!...(3) Je me rappelai malgré moi, que cet homme qui nous recevait si bien, était ce cruel général qui avait fait mettre à feu et à sang le faubourg de Praga à Varsovie, et je frémis en pensant que nous aurions pu avoir le même sort.
(1) Prononcez Consnicof.
(2) Prononcez Gorchicof.
(3) Paix, amitié et fraternité. « Vrai salut de Jacobin ! » ajoute l'auteur. (Page 41 du manuscrit.)
« Après cela un domestique vint lui apporter un grand verre d’eau-de-vie, qu’il avala tout d’un trait.
Un moment après, le même domestique lui apporta une assiette, dans laquelle il y avait une douzaine de gros raiforts avec du sel et de l’huile. Il les croquait avec ses gencives décharnées, aussi facilement que s’il avait eu encore de jeunes dents. Puis il vint vers moi, m’en mit trois dans la main gauche, et me fit servir un verre d’eau-de-vie.
« Quand nous eûmes fini notre raifort, il nous dit : — Messieurs, de quelle religion êtes-vous? Dites-vous toi ou vous au Bon Dieu ? — Lui ayant fait connaître notre foi, il se tourna vers un vieux général danois, et il lui dit : — Priez pour ces messieurs.
« Le général joignit les mains, et commença une prière avec beaucoup d’onction. Mais il paraît que Suwarow ne l’approuvait pas; car lui mettant la main sur le bras, il l’interrompit, et se mit à lui en réciter une, que le général danois répétait à mesure et mot pour mot.
« Les témoins de cette scène singulière avaient beaucoup de peine à s’empêcher de rire. Quand elle fut achevée, le maréchal nous dit : — A présent mettons-nous à table. »
Après le dîner il fit connaître aux députés vaudois qu’ils devaient aller rendre leurs devoirs au président du conseil suprême (1).
(1) C’était le comte Thaun, de Saint-André, marquis de Revel. — Le conseil se réunissait dans les palais de la place de Saint-Charles.
Le comte Zuccato les introduisit. — Excellence , dit-il, voici trois députés vaudois... Mais le président ne lui en laissa pas dire d’avantage, et se levant comme un furieux : — Ces gens sont d’une vallée rebelle ; ils ont le cœur pourri !
« Qu’on juge de notre situation, écrit Appia. Le président était venu se placer en face de nous; et dans notre perplexité, ignorant les griefs qu’il pouvait avoir contre nous, nous ne savions que répondre à cette brutale inculpation.
« Mais le digne comte Zuccato ne se laissa pas imposer, et il répondit avec fermeté : — Ces messieurs sont d’honnêtes gens, auxquels leur patrie doit beaucoup. Au surplus, ils sont sous la protection immédiate du maréchal Suwarow.
« A ce nom redoutable, le président resta un moment interdit; ses lèvres tremblaient; on voyait éclater dans tous ses traits la rage de ce que cette expédition contre les vallées avait manqué (2). Il l’avait, dit-on , suggérée; il était doublement irrité.
(2) « On savait à Turin qu’il était parti une expédition contre les Vallées. Les Vaudois qui habitaient cette capitale étaient dans la consternation. Ayant rencontré Malanot dans la rue des Ambassadeurs : — O ciel ! me dit-il, comment êtes-vous ici? — Je viens de La Tour. — Les vallées vaudoises subsistent-elles encore ? etc... » (Extrait des mêmes mémoires.)
« Cependant, lorsqu’il eut appris l’accueil que nous avions reçu, il nous fit trois fois des excuses, et finit par nous inviter à dîner, pour nous faire, dit-il, oublier sa balourdise. »
On conçoit aisément que les députés vaudois n’eurent garde d’accepter une pareille invitation. Ils se hâtèrent de revenir aux Vallées, et d’y donner connaissance du résultat de leur mission, par une circulaire envoyée dans toutes les communes.
Quelques temps après on envoya en station, à La Tour, trente à quarante Cosaques, commandés par un lieutenant, « Rien n’égale la gloutonnerie de ces troupes, » dit l’auteur des mémoires que nous venons de citer (1). » Ces soldats rapportaient souvent de la campagne des noix vertes, et des grappes de raisin à peine formées; ils mettaient tout cela dans leur marmite, avec la viande qu’on leur donnait et y ajoutaient des bouts de chandelle pour l’assaisonner.
(1) Ces détails ne sont pas d’une grande valeur historique ; mais ils caractérisent trop bien la scène que nous venons de parcourir, pour que nous ayons cru devoir les supprimer.
« Je leur vis faire ce beau potage dans leurs quartiers; mais jamais ils n’ont voulu loger dans aucune maison. Leur défiance était extrême. Ils couchaient pêle-mêle avec leurs chevaux. Le matin, à l’aube du jour, ils se tournaient vers l’orient, et faisaient leur prière avec une multitude de signes de croix. Le respect qu’ils portent à leurs supérieurs est incroyable (1). Ils vont jusqu’à s’approcher d’eux, à genoux, pour leur baiser les bottes, après avoir été frappés du knout.
(1) Lorsque leur colonel Stadion m’envoyait une lettre, le Cosaque qui en était chargé me l’apportait immédiatement; et quelle que fût l’heure de la nuit où il arrivât, il me faisait lever pour me la remettre et m’en faire signer un reçu. J’écrivais mon nom sur le registre du poste en grosses capitales grecques, et alors ils pouvaient le lire, etc... » (Mêmes mémoires.)
« Ils étaient enthousiastes de Suwarow. Un soir, ayant invité à souper leur lieutenant Kitow (2), avec le trucheman, qui était Bohémien , je vins à lui faire une question sur le maréchal. Aussitôt Kitow se lève debout, tire son sabre, le met entre ses dents, prend un pistolet dans chaque main, et les élevant au-dessus de sa tête il s’écrie, d’une voix stridente, malgré le sabre qu’il mordait : Oh ! Souvarof ! Souvarof !...
(2) Prononcez Kitof.
« Ma femme et mes enfants en eurent une peur mortelle. »
Je supprime de nombreux détails, entre autres sur une échauffourée de Marauda, qui faillit entraîner la ruine de sa patrie.
Ayant recruté en France une troupe irrégulière de quelques centaines d’hommes, il vint par le col La-Croix, attaquer les Cosaques cantonnés à La Tour.
Il fut repoussé ; mais il était Vaudois : on crut ses compatriotes d’intelligence avec lui; ils furent accusés de trahison; et les députés qui avaient garanti sur leur tête la tranquillité des Vallées, manquèrent d’y perdre la vie. Les uns furent arrêtés, d’autres prirent la fuite (1). La protection divine leur fournit encore dans cette circonstance les moyens de se justifier et l’inquiétude se calma.
(1) Appia raconte, à ce propos , les détails de son évasion en France ; mais ils sont trop personnels pour trouver place ici.
L’animosité de leurs ennemis fut moins prompte à s’apaiser.
Lorsque le comte de Dénison commandait encore à Pignerol, il écrivit un jour aux représentants des Vallées, et personnellement à Appia, que des conférences révolutionnaires avaient lieu à La Tour.
Appia se hâta d’accourir auprès du commandant , pour le dissuader. Il le trouva fort irrité. — Je suis mieux instruit que vous ne pensez, lui dit Denison ; je connais les membres de votre club, et il les lui nomma (1). — Je puis vous assurer, reprit le député, que non-seulement on vous a indignement trompé sur la formation de ce prétendu club, mais que d’entre les personnes désignées, il n’en est pas deux, peut-être, qui depuis un an se soient trouvées ensemble. — D’où viennent donc ces accusations? —· Ce serait à moi de vous le demander? — Laissons cela : mais d’où vient cette haine dont vous êtes l'objet? car il n’est pas de jour que quelque prêtre ne soit à assiéger ma porte, pour m’exciter contre vous (2).
(1) C'étaient Lauzaroth , lecteur et chantre à Bobi ; Peyrot , pasteur à Rora ; Frache de La Tour, Brezzi etc. -
(2) Le député ayant expliqué au commandant que cette haine provenait de la différence de religion, Dénison s'écria : Bon Dieu ! cela est- il possible ? Nous vivons, nous, dans la meilleure intelligence avec les Kalmouks ; et pourtant ils sont idolâtres. Oui, mais vous n'êtes pas catholiques ! (Mêmes mémoires. )
« Le prince Bagration m’avait déjà tenu le même langage, » observe Appia dans ses mémoires.
« Et lorsque le général Wukassovich arriva à Pignerol, en 1799, un chanoine de cette ville s’empressa de l’irriter contre les Vaudois par les plus fausses accusations. Nous nous hâtâmes, dit-il, de dresser l’apologie de notre conduite, depuis le 3 juin, et de la lui apporter.
Il put vérifier les faits. Mais alors il ajouta : —J’ai encore ici, dans les prisons, un de vos montagnards, qui a voulu tuer un de mes sergents d’un coup de pistolet.
« J’étais instruit de l’affaire. — Mon général, lui dis-je, cet homme n’est pas Vaudois; c’est un catholique de Lusernette. — Ayant reconnu la justesse de ces informations, Wuskasovich nous renvoya, en disant : Allez ! soyez tranquilles; je réglerai ma conduite sur votre modération.
« Un jour d’hiver , poursuit le narrateur (c’était en décembre 1799), je vois venir chez moi le colonel Papius, accompagné de plusieurs officiers. — Monsieur, me dit-il, nous sommes informés que les Vaudois veulent nous empoisonner ou nous livrer aux Français.
« Je restai un moment interdit. Mon indignation ne pouvait s’exprimer. Mais Dieu me donna du calme. Je fis venir mes trois enfants, dont l’aîné n’avait que neuf ans, et je dis au colonel : — Monsieur, voilà mes enfants ; je les chéris plus que ma vie; prenez-les en otages ; et s’il vous arrive une seule égratignure de la part d’un Vaudois, faites-en ce que vous jugerez à propos ! »
Ah ! il connaissait bien ses compatriotes, le noble citoyen qui s’exprimait ainsi; et plus que personne, il était digne de les représenter !
Les officiers se retirèrent rassurés, et lui laissèrent ses enfants; mais ce trait de l’histoire moderne est digne aussi des plus beaux jours de l’antique Italie.
Je n’irai pas plus loin : les faits me pressent et me débordent. Malgré mes soins pour abréger, je sens se briser le cadre de ce travail, sous la pression des événements multipliés qu’il doit encore contenir. Que la sécheresse des pages suivantes, où une extrême concision me permettra seule de faire entrer tout ce que comporte le sujet du chapitre, soit compensée par les détails plus animés de celles-ci.
Napoléon était revenu d’Egypte (1); il avait dissous le Directoire (2), organisé le Sénat (3), reçu le titre de premier Consul (4), reconstitué les tribunaux (5), l’administration (6) et l’armée (7).
(1) Du 94 août au 16 octobre 1799. — (2) Le 10 novembre. — (3) Le 24 décembre. — (4) Le 13 décembre. — (5) Le 17 mars 1800. — (6) Le 17 février 1800. — (7) Du 10 novembre 1799 au 27 avril 1800.
Il fallait sa main puissante pour reconstruire , en aussi peu de temps, l'avenir de la France avec les débris du passé.
Le 6 mai 1800, il part de Paris, pour venir se mettre à la tête de l’armée des Alpes. Dix jours après, il franchit avec elle les neiges du Saint-Bernard. Une semaine s’est à peine écoulée, que les places de Suze, d’Yvrée, de la Brunette, sont déjà entre ses mains. Le 2 de juin, il était à Milan.
Toutes les troupes coalisées contre lui s’étaient réunies dans la plaine d’Alexandrie. Il y marche ; les bat à Montébello (1), et son armée jusque-là victorieuse (2), parut cesser de l’être à Marengo. «Il était trois heures de l’après-midi ; tous les généraux regardaient la bataille comme perdue. Dans la persuasion que l’armée française était en déroute, Zach manœuvrait pour lui couper la retraite. — Soldats ! il nous faut coucher sur le champ de bataille ! —s’écrie Napoléon. » Au même instant, il donne l’ordre de marcher en avant. L’artillerie est démasquée ; elle fait pendant dix minutes un feu terrible; l’ennemi étonné s’arrête; la charge est battue en même temps sur toute la ligne : et cet élan qui se communique comme la flamme au cœur des braves, les entraîne à la voix de leur chef. Desaix arrive avec sa division, calme et intrépide ; et l’ennemi qui croyait nous couper la retraite, est tourné lui-même par sa gauche.
(1) Le 9 de juin. — Il fit aux Autrichiens six mille prisonniers.
(2) La prise des places de Nice (29 mai), de Novare (30 mai), de Turbigo (31 mai), de Pavie (3 juin), de Lodi (4 juin), de Crémone (5 juin) et de Plaisance (7 juin), précéda la bataille de Marengo.
« Dans ce moment, Bonaparte ordonne à la cavalerie de passer au galop par les intervalles. Cette manœuvre hardie décide le succès.
« Les Autrichiens plient de partout. L’ardeur des nôtres s’en augmente; ils s’emparent de Marengo... La bataille est gagnée (1). »
(1) Extrait d’un écrit du maréchal Lannes, cité dans l’histoire de Napoléon par Hugo, p. 154-158. — La bataille de Marengo eut lieu le 14juin. — Un armistice fut signé le 15; et le traité d’Alexandrie, qui rendait le Piémont et la Lombardie à la France, fut conclu le 16 juin 1800. — Le lendemain 17, Napoléon était de retour à Milan.
Tout le Piémont et toute la Lombardie, retombèrent ainsi sous l’influence de la France ; et la république cisalpine fut soudain proclamée.
« Cet événement, dit M. Monastier (2), auquel d’ailleurs les Vaudois n’avaient pris aucune part, leur faisait une position comme ils n’en avaient jamais eu, comme ils n’auraient jamais osé l’espérer. En un jour, et comme par enchantement, ils voyaient tomber toutes les lois prohibitives, sous lesquelles ils avaient si longtemps gémi. La barrière qui les séparait des autres citoyens venait d’être brisée. Un libre champ était ouvert à l’activité de leurs lumières et de leur industrie. De parias méprisés, ils passaient au même rang politique que leurs persécuteurs les plus hautains. Et, ce qui leur était plus précieux que tout le reste, ils allaient jouir sans entraves de cette liberté religieuse, pour laquelle ils avaient lutté pendant trois siècles. »
(2) T. II, p. 190.
C’est au chapitre suivant que nous allons les voir dans cette nouvelle position.
SOUS LA DOMINATION FRANÇAISE.
(De 1799 à 1814.)
SOURCES ET AUTORITÉS. - Les mêmes qu'au chapitre précédent. - Plus, Raccolta delle leggi , providenze e manifesti, emanati dai governi francese e provisorio, e dalla municipalita di Torino, etc ... deux vol. in-40 le premier de 320 et le second de 240 pages. Destinées des Vaudois pendant et depuis la révolution française... par Jean Vater (en allemand) , Berlin 1820. Actes synodaux de l'Eglise vaudoise. Archives consistoriales de 1800 à 1814. - - Documents particuliers.
Le Piémont avait été réuni à la France le 2 février 1799; il lui échappa au mois de juin de la même année; et il rentra sous la domination française après la victoire de Marengo, en juin 1800.
Ce chapitre comprend donc deux périodes, dans lesquelles la domination française s’est exercée sur les vallées vaudoises : la première contient les six premiers mois de 1799 ; la seconde commence un an après, et se poursuit jusques à la restauration des anciens pouvoirs (1814.)
L’année intermédiaire (de juin 1799 à juin 1800), présente l’invasion des troupes austro-russes, dont nous avons parlé séparément, pour ne pas interrompre le développement des faits actuels, par celui d’un fait étranger. Charles-Emmanuel IV s’était retiré à Cagliari, le 9 décembre 1798; un gouvernement provisoire fut institué le jour même (1) ; et dès le lendemain il fit paraître avec la signature d’Eymar (2), et sous les yeux de Joubert (3), une proclamation où il était dit : « Peuples !... l’aurore de la raison a paru sur « votre horizon, avec l’armée française... Les noms « d’un Joubert, d’un Eymar, d’un Grouchy, seront « un éternel objet de tendresse et d’admiration pour «les cœurs sensibles. »
(1) Composé de treize membres. — (2) Signant : vu, au nom du gouvernement français, — (3) Général en chef de l'armée française, alors en Italie.
L’enflure et la vanité se disputent le sourire du dédain à la lecture d’une pareille pièce. Mais des mesures plus sérieuses suivaient ces paroles déclamatoires.
Toutes les anciennes administrations étaient provisoirement maintenues ; et tous les titres de noblesse disparaissaient devant celui de citoyen (1).
Divers décrets parurent ensuite pour l'organisation des municipalités (2), des gardes nationales (3) et des finances publiques (4). Toute autorité séculière fut retirée à l'Eglise (5). La loi civile cessa de protéger l'irrévocabilité des vœux ecclésiastiques (6) ; et enfin, le gouvernement nouveau, « considérant que la différence de culte ne doit introduire, parmi les citoyens d’un peuple libre, aucune différence de droits « ni de devoirs, » décréta qu’à l’avenir les protestants jouiraient des mêmes prérogatives que les catholiques (7).
(1) Décret du 10 décembre 1798. — (2) Le 15 décembre. — (3) Le 18. — (4) Le 21. Par ce décret les intendances furent abolies et remplacées dans chaque province, par un conseil des finances publiques. — (5) Décret du 19 décembre 1798. — (6) Même décret. — (7) Décret du 31 décembre 1798. —
La torture et l’inquisition avaient été abolies (8) ; le droit d’asile dans les églises supprimé (9), et la liberté de la presse rendue illimitée (10).
(8) La torture, par décret du 17 décembre 1798 ; et l,inquisition, par celui du 28 janvier 1799. — (9) Par décret du 6 janvier 1799. Ce droit d’asile ne profitait qu’aux criminels, dont il favorisait l’impunité. — (10) Le 17 janvier.
En même temps, on avait décidé que la magnifique chapelle de Superga, bâtie sur une colline, aux portes de Turin, serait, comme le Panthéon de Paris, «destinée à recevoir, sous le nom de Temple de la Reonnaissance, les restes des citoyens qui auraient « bien mérité de la patrie, » sans distinction de culte (1).
(1) Décret du 6 janvier.
Le collège des nobles, le tribunal des apanages, les ordres de la Nonciata et de Saint-Maurice disparurent du même coup (2).
(2) Par décret du 1er, du 10 et du février 1799.
Le Piémont avait été réuni à la France (3) . Les gardes nationaux de la vallée de Luserne furent convoqués à La Tour (4), pour prêter serment de fidélité à la constitution, au pied de l’arbre de la liberté.
(3) Par décret du 2 février 1799. — (4) Le 20 janvier 1799.
Le commandant de Pignerol s’y était rendu (5). L’auteur des mémoires, si souvent cités dans le chapitre précédent, Paul Appia, que la confiance de ses concitoyens avait revêtu du titre d’officier municipal, y prononça une chaleureuse allocution.
(5) C’était le général Niboyet.
« Citoyens et frères! leur dit-il, vous voilà donc enrôlés sous l’étendard de la liberté; ce n’est point pour vous faire quitter vos foyers qu’on vous donne des armes, c’est au contraire pour les défendre; pour veiller à la tranquillité publique; pour purger le pays de quiconque voudrait attenter soit à la vie, soit aux propriétés des citoyens.
« Je vous invite à bannir désormais, comme des frères, toute haine et tout esprit de parti.
« Ainsi disparaîtront de la société ces infâmes délateurs, qui la déshonorent et la troublent... Lorsqu’il doit accuser, le véritable républicain ne craint pas de mettre, comme le Scythe, son nom sur la flèche qu’il décoche.
« Citoyens! pénétrez-vous bien de la grandeur des promesses que vous venez de faire. Vous avez juré d’être soumis aux lois, de respecter vos supérieurs et de leur obéir, de proscrire le despotisme sous quelque voile qu’il se présente.
« Que désormais cette dévise : vivre libre ou mourir ! soit la même pour tous. Vive la République (1)!
(1) Ces extraits sont considérablement abrégés. — Le discours tout entier a été imprimé à Pignerol, chez Scott, sous ce titre: Discours prononcé aux quinze compagnies de garde nationale de la vallée de Luserne.... ce 1er pluviose, an VII de la République française, et le 1er de la liberté piémontaise, par Paul Appia, officier municipal. (Hahn en cite des fragments plus étendus. Geschichte der Waldenser, etc., p. 204-206.)
« O Vaudois, ô mes chers compatriotes, s’écriait-il plus tard (2), qui plus que nous a des raisons de chérir cette liberté?
(2) En 1808, étant alors juge de paix à La Tour.
« Nous ne verrons plus ces époques malheureuses, où des soldats et des bourreaux étaient les logiciens que les rois envoyaient contre nous ; où la superstition et le fanatisme nourrissaient les vengeances, aiguisaient les poignards pour en percer des frères.
« Mais, tirons un rideau sur le passé. Instruits dans la religion sainte qui nous apprend à pardonner, invitons tous nos compatriotes, quelle qu’ait été leur façon de penser, à s’unir à nous, à ne plus former qu’une seule et même famille, à travailler tous ensemble à la prospérité de la patrie; enfin, que l’on puisse dire toujours : dans ces montagnes habite un peuple vertueux, ennemi du luxe et de toutes les passions qui corrompent le cœur de l’homme (1). »
(1) Mémoire historico-statistique sur les Vaudois... ou réponses aux questions qui ont été adressées à Paul Appia, membre du conseil général et juge de paix à La Tour, par M. Alexandre Lameth, préfet du Pó, par ordre de Son Excellence M. le ministre de l'intérieur , en 1808. MSC. in -fol . de 26 p. communiqué par M. Appia de Francfort. ( Cité par Hahn, p. 206.)
Après s’être occupé de l’organisation militaire et administrative du pays, le gouvernement provisoire avait nommé une commission, « destinée à recueillir, « dans les archives et les bibliothèques nationales, « tous les documents qu’on croirait utiles à la composition d’une histoire nationale (1). » II nomma également une commission des sciences et arts, dont le modérateur des Eglises vaudoises (Pierre Geymet), fut appelé à faire partie (2).
(1) Par décret du 26 février 1799. — Ce projet a été réalisé, eu partie, de nos jours, par la commission des Monumenta patriæ.
(2) Cette commission fut instituée par le décret du 27 février 1799. Elle se composait d’abord de quinze membres ; et par décret du 29 décembre, il en fut adjoint dix autres. C’est ce dernier décret qui nomma Geymet.
L’archevêque de Turin lui-même recommandait l’ordre et la tolérance (3), malgré l’abolition des dîmes ecclésiastiques (4).
(3) Mandement du 14 mars 1799.
(4) Par décret du 31 mars.
Par décret du 3 avril 1799, le Piémont fut partagé en départements ; et les vallées demeurèrent dans le département du Pô, appelé d’abord de l’Eridan. Son administration fut confiée à une commission centrale, dont Geymet fut encore appelé à faire partie (5).
(5) Par décret du 3 avril, signé Musset, commissaire du gouvernement.
Mais déjà la coalition formée contre la France avait rendu l’espoir aux partisans de l’ancien régime. Les Austro-Russes s’approchaient du Piémont. On défendit, sous peine de mort, de crier : Vive le roi (6) !
(6) Par décret du 14 mai.
Les défenseurs de la liberté ne savaient pas même respecter la liberté des sympathies. C’était se rendre indignes d’en exciter; c’était compromettre la dignité de leur chute, qui ne tarda pas à arriver.
Les coalisés entrèrent bientôt à Turin (1). Le gouvernement provisoire s’était transporté à Pignerol; mais les Austro-Russes le suivaient de près ; il se réfugia au fort de Fenestrelle. Peut-être même fût-il tombé aux mains des ennemis, sans la bravoure des Vaudois qui surent exposer leur vie, pour les arrêter au défilé de Malanage.
(1) Sur la fia de mai. Mais la citadelle ne se rendit que le 20 de juin.
Les réactionnaires piémontais et les ennemis particuliers des Vaudois s’employèrent à faire organiser une expédition, qui devait mettre à feu et à sang les vallées vaudoises. Douze mille hommes étaient déjà arrivés dans ce but à Pignerol ; et nous avons vu, dans le chapitre précédent, comment la Providence permit que ce malheur fût détourné, par le patriotisme et la prudence des hommes qui répondirent, sur leur tête, de la tranquillité de ces contrées.
« Après la bataille de Marengo, dit Appia dans ses mémoires (2), le Piémont fut inondé de troupes françaises, qu’il fallut entretenir malgré la cherté des vivres : car le sac de froment se vendait jusques à cinq louis et le reste à proportion.
(2) Page 57.
« Nos communes avaient été frappées d’une imposition décadaire qui surpassait de beaucoup leurs faibles moyens. Elle consistait en argent, foin, bois, paille, vin et viande. Ne pouvant y suffire, les communes députèrent à Turin, vers le général Chabrand, pour en être exemptées; et en considération des services que nous avions rendus, il déchargea les Vaudois de cette imposition extraordinaire. »
Napoléon avait passé sept jours à Milan (1), occupé à réorganiser la république cisalpine (2), et à nouer des relations avec la cour de Rome (3).
(1) Du 17 au 24 juin 1800.
(2) Qui prit plus tard le nom de République italique, et dont il fut nommé président le 26 janvier 1802.
(3) Rome appartenait alors au roi de Naples. (Pie VI, enlevé de sa métropole et transporté à Valence en 1798, était mort dans cette ville la même année.) Un conclave de trente-cinq cardinaux était réuni depuis plusieurs mois à Venise, pour lui donner un successeur. Une habile politique fit choisir le cardinal Chiaramonti, évêque d’Imola, qui dans son diocèse (réuni alors à la république cisalpine) avait prononcé une homélie pleine de modération et presque de sympathie pour les idées de liberté. Il fut élu sous le nom de Pie VII. C’est avec lui que Napoléon conclut le concordat (15 juillet 1801), qui réglait le rétablissement du culte catholique en France. — Mais Pie VII, voulut aussi rétablir les jésuites et résister plus tard à Napoléon qu’il excommunia (1809); il fut enlevé à son tour du Vatican (6 juillet, même année) et ne rentra dans ses Etats, qu’à la restauration. (1814.) Il mourut en 1829.
Au milieu de ces grandes préoccupations, l'Eglise vaudoise néanmoins, était complètement oubliée. « La position financière des pasteurs, dit M. Monastier (1), devint des plus critiques au milieu de ces circonstances. Le subside royal anglais, qui formait la plus grande partie de leurs faibles honoraires, leur avait été retiré, depuis qu'ils étaient sujets de la France. Le subside national anglais, continuait à leur parvenir, mais irrégulièrement (2). La part de chaque ministre s'élevait à environ cinq cents francs. C’était tout leur salaire, assurément insuffisant pour les besoins d’une famille. Le dévouement des paroissiens s’efforçait d’y subvenir. Dans plus d'une localité, on vit les anciens de l'Eglise parcourir les maisons, quêtant le pain dont manquait leur pasteur. A l’ouïe d’aussi grandes nécessités, la commission exécutive du Piémont prit des mesures bien intentionnées, mais peu politiques. »
(1) T. Il, p. 194.
(2) Ainsi que le subside accordé par les Eglises wallones, pour l’école latine.
Elle commença par réduire à treize le nombre des paroisses catholiques qui se trouvaient, dans les vallées vaudoises, au nombre de vingt-huit (3). Puis, « considérant que, malgré l’oppression qui a pesé pendant tant de siècles sur les Vaudois,.. ils se sont « toujours montrés très attachés à la nation piémontaise; que, dans la campagne désastreuse de l'an VII « (1799), ils couvrirent une partie de l’armée française (1), et qu’ils ne reçoivent plus le subside d’Angleterre, destiné à l’entretien de leurs pasteurs; » la commission exécutive décrétait que tous les revenus des paroisses catholiques supprimées leur seraient remis; que l’hospice de Pignerol, destiné jusque-là à favoriser l’enlèvement de leurs enfants, et la catholisation des membres nécessiteux de leur Eglise, passerait également, avec tous ses revenus, sous l’administration directe de la Table vaudoise ; et enfin que les Vaudois étaient déclarés dignes de la reconnaissance nationale (2).
(3) Décret du 27 brumaire, an IX. (18 novembre 1800.)
(1) En arrêtant les Austro-Russes, au Malanage, et favorisant ainsi la retraite du gouvernement provisoire à Fénestrelle.
(2) Décret du 28 brumaire an IX. ( 19 novembre 1800. ) Les dispositions de ce décret furent renouvelées par celui du 13 nivôse an IX. ( 3 janvier 1801. ) Ce dernier décret supprimait en outre la paroisse catholique de Prarusting , en conservant toutefois ses revenus au curé qui la desservait alors , mais statuant néanmoins qu'après la mort de cet ecclésiastique, les revenus de sa paroisse passeraient aussi aux Eglises vaudoises. Les catholiques de Saint- Jean réclamèrent contre la suppression de leur paroisse (qui avait été unie pour le culte à celle de Luserne) ; ct la commission exécutive la rétablit , en assignant au curé, pro tempore, l'Eglise , la cure et le pré attenant ; avec une pension congrue de 800 livres , à prendre sur les finances nationales. ( Décret du 14 germinal , an X. — 4 avril 1801.) La donation de ces biens nationaux anx Vaudois fut ratifiée par les décrets du 11 et du 22 germinal an IX. ( 12 et 23 avril 1801.)
Peu de temps après, la vallée de Luserne reçut le nom de Val-Pélis, du nom du torrent qui la traverse ; et celle de Saint-Martin fut appelée Val-Balsille, en souvenir de l’héroïque défense d’Arnaud et de sa vaillante troupe de montagnards, lors de la glorieuse rentrée des Vaudois, dans leur patrie. (1689-1690.)
Chacun des treize pasteurs vaudois, alors existants, fût du reste confirmé dans le poste qu’il occupait et appelé à prêter serment de fidélité à la constitution (1).
(1) Décret du 18 germinal an X (8 avril 1802.)
Dans cet intervalle cependant, le modérateur des Eglises vaudoises avait été nommé sous-préfet à Pignerol (2). Il convoqua le synode de ces Eglises, afin de se démettre des fonctions de modérateur, pour l'exercice desquelles il reçut les remerciements de l’assemblée synodale (3).
(2) En mai 1801.
(3) Synode du 1, 2, 3 juin 1801. § 1er.
Jean Rodolphe Peyran fut élu à sa place. « L’assemblée, est-il dit, vivement pénétrée des bienfaits dont les Vaudois ont été comblés par le gouvernement républicain, en exprime ici sa reconnaissance, et voue à la cause sacrée de la liberté un attachement inviolable (1). »
(1) Même Synode : § II.
Puis aussi : « Reconnaissant que l’irréligion est le produit de ce siècle, soi-disant philosophique, et ne pouvant se dissimuler que les vices qui en sont les suites ne fassent journellement des progrès, l’assemblée, fortement persuadée et convaincue que la religion est le lien le plus ferme de la société, qu’elle seule peut faire le bonheur de l’homme, agrandir ses idées, perfectionner sa raison, détruire ou affaiblir le vice, a résolu qu’il serait célébré un jour de jeûne et d’humiliation extraordinaire, selon l’antique usage de l'Eglise vaudoise (2). »
(2) Procès-verbal du synode de 1801, § XIII.
C’est dans ce synode, que les anciennes Eglises évangéliques des Alpes françaises eurent la douceur de pouvoir être admises à ne faire désormais qu’un seul corps avec celles des vallées du Piémont (3).
(3) Même pièce, § III. - Ces Eglises étaient représentées par le pasteur Monnet. — C’étaient celles de Saint-Véran, Fonsillarde, Molines, Arvieux, la Chalp et Brunissard.
Sur ces entrefaites, Charles-Emmanuel IV avait abdiqué ses droits éventuels au trône de Sardaigne, en faveur de son frère Victor-Emmanuel (4). Napoléon avait été nommé président de la république italique (1), puis empereur des Français (2), et enfin rot d’Italie (3).
(4) En 1802. — Charles-Emmanuel IV mourut à Rome en 1819 ; et son frère, qui prit en 1814 le titre de Victor -Emmanuel IV, abdiqua en 1821, en faveur d’un troisième frère nommé Charles-Félix.
(1) Le 26 janvier 1802.
(2) Couronné le 2 décembre 1804.
(3) — Le 26 mai 1805, à Milan.
Lorsqu'il allait à Milan, pour mettre sur son front la couronne de fer, il reçut à Turin une députation de la Table vaudoise (4).
(4) En juin 1805. Tous les historiens qui ont parlé de cette entrevue la placent à l'année 1797. Elle ne peut avoir eu lieu à cette époque, car le roi de Sardaigne n'a abdiqué qu'en 1798 ; et les Vaudois n'eussent jamais fait un acte spontané de soumission à une puissance étrangère , lorsque le sceptre de leur souverain légitime s'étendait encore sur eux. D'ailleurs je ne trouve aucune circonstance en 1797, ni dans les années suivantes jusqu'en 1805 , où Bonaparte ait pu recevoir une députation vaudoise à Turin. En outre, on voit que Peyran lui dit : « Sire, je suis modérateur de l'Eglise vaudoise. » Or , une qualification qui ne s'applique qu'aux têtes couronnées ne pouvait s'adresser à Napoléon en 1797, puisqu'il n'a été couronné qu'en 1804. Peyran ne pouvait pas non plus se dire modérateur en 1797, puisqu'il n'a été nommé qu'en 1801. Enfin , une lettre adressée par Peyran à M. de Portalis en mai 1805 s'exprime ainsi : « Une députation « vaudoise ayant eu l'honneur d'être présentée à S. M. I. et R. à son passage à Turin , et l'ayant entretenue de l'état des Eglises qu'elle représentait , en a reçu l'ordre de s'adresser à V. Exc. pour demander leur « organisation , etc... » Ce qui se rapporte de tout point aux détails de l'entrevue, qui eut lieu en juin 1805.
— Êtes-vous un des membres du clergé protestant de ce pays? dit-il à Peyran qui portait la parole.
— Oui, sire; et modérateur de l'Eglise vaudoise.
— Êtes-vous schismatiques de l'Eglise romaine?
— Non point schismatiques, mais séparés.
Puis l'empereur changeant soudain de conversation, comme sous l'influence d’un souvenir subit, lui dit :
— Vous avez eu des braves parmi vous?
— Oui, sire; le pasteur et colonel Arnaud qui reconduisit nos aïeux dans leur patrie.
— Vos montagnes sont les meilleurs défenseurs que vous puissiez avoir. César eut de la peine à traverser leurs défilés. La rentrée d’Arnaud, est-elle exacte?
— Oui, sire; mais nous croyons que notre peuple a été assisté par la providence.
— Depuis quand formez-vous une Eglise indépendante?
— Depuis Claude, évêque de Turin, vers l’an 820.
— Quel traitement reçoit votre clergé?
— Nous n’avons maintenant aucun traitement fixe (1).
(1) Les revenus mêmes qui avaient été accordés aux Vaudois par la commission exécutive (18 novembre 1800 et 3 janvier 1801), se trouvaient suspendus, par le séquestre mis sur les biens nationaux. — Décret du 4 germinal an X. (25 mars 1805.)
— N’aviez-vous pas une pension de l'Angleterre?
— Oui, sire ; les rois de la Grande-Bretagne, ont toujours été nos protecteurs et nos bienfaiteurs, jusques à récemment.
— Comment cela?
— La pension royale a été supprimée, depuis que nous sommes les sujets de Votre Majesté.
— Etes-vous organisés (1)?
(1) Pour comprendre cette question et surtout la réponse, il faut se rappeler qu'une loi organique pour les Eglises protestantes de France, avait été rendue le 18 germinal, an X (24 avril 1802) ; et qu’il s'écoula quelques années avant que l'organisation nouvelle se fût partout établie.
— Non, sire.
— Présentez un mémoire ; envoyez-le à Paris, et vous aurez cette organisation immédiatement (2).
(2) Ces détails sont rapportés par Gilly, Valdensian researches p. 80, 82. Blair , history of the Wald. T. II , Sims , OEuvres de Peyran. Hahn , geschichte der Wald. p. 12, Acland, Sketch of the hist. and present sit of the Vald. Monastier T. II , p. 189, etc. - Voir la Bibliographie.
Le modérateur étant revenu aux vallées , s'empressa de convoquer les maires et les pasteurs de toutes les communes vaudoises , à une réunion publique , qui devait avoir lieu en plein air , à Saint-Jean, sur la place des Blonats (3). Chaque pasteur et chaque maire était prié d'apposer sa signature sur la lettre de convocation, pour attester qu'il en avait eu connaissance et donner son acquiescement à la conférence proposée (1).
(3) La lettre de convocation est du 26 mai : (elle est signée par tous les membres de la Table) ; le jour de la réunion était fixé au 30 mai 1805.
(1) Elle ne porte la signature que de huit pasteurs et de huit maires.
Lorsqu’elle eut été réunie , Peyran soumit à l’assemblée :
1° Le projet d’une pétition au ministre des cultes (2), pour lui demander une organisation ecclésiastique, conforme à la nouvelle loi.
(2) M. Portalis. — Cette pétition fut accompagnée d’un tableau topographique des Eglises vaudoises, conforme à la demande d’organisation.
2° Un plan d’organisation par lequel les paroisses vaudoises eussent été groupées en cinq consistoriales, pour leur conserver le droit d’avoir un Synode particulier (3). Il était dit dans cette pièce :
(3) Conformément à l’art. XIII, de la loi du 18 germinal, an X. (Titre II, section Ire.)
« Jusques à l’époque où le Piémont a été définitivement réuni à la France, nous avons joui du privilège de nous assembler en synode, pour régler nos statuts.
« Instruits par le concordat de la forme d’organisation que doivent revêtir les Eglises protestantes de l’empire (auxquelles nous ressemblons, Quoique n’étant pas réformés), nous voyons avec douleur que le nombre de nos paroisses, comportera difficilement les cinq Eglises consistoriales requises, pour former l'arrondissement d’un synode.
« Toutefois, monseigneur, à raison de notre isolement, nous osons solliciter une légère exception à la règle, etc (1).... »
(1) On proposait de former cinq Eglises consistoriales, de la manière suivante. I : Bobi, Villar et Rora. II : La Tour, Saint-Jean et Angrogne. III : Saint-Germain, Pramol et Pomaret. IV : Ville-Sèche, Maneille, Macel, Pral et Rodoret. V : Prarusting, Rocheplate, Pignerol et les localités de la plaine où se trouvent des protestants disséminés.
L’assemblée adopta ces dispositions ainsi que : 3° Un mémoire destiné à être présenté an ministre de l’intérieur et au ministre des finances. - Dans cette dernière pièce, après avoir rappelé les principales phases de leurs destinées, les Vaudois exposent, que les ressources qui leur venaient de l’Angleterre ont été supprimées, depuis l'incorporation du Piémont à la France ; que les bourses établies à Genève, à Lausanne et à Bâle, en faveur des étudiants des vallées, ont été suspendues ; que les revenus des biens nationaux qui leur avaient été concédés par le décret du 28 brumaire, an IX, venaient également de leur être retirés, par le séquestre qui pesait sur eux (2). En conséquence, ils demandaient que le gouvernement pourvût, d’une manière régulière, au traitement de leurs pasteurs; et que l’administration des biens séquestrés leur fut rendue, pour que les revenus en fassent uniquement consacrés aux besoins de l'instruction publique, dans les vallées (1).
(2) Par suite du décret qui suspendait toute vente ou donation de ces biens, jusqu'à nouvel examen. (Décret du 4 germinal an XIII. — 25 mars 1805.) « Ces revenus s’élevaient, dit le mémoire, à une rente annuelle de « 10,000 francs, y compris les intérêts de plusieurs créances, sur diverses « communes, dont on n'a cependant rien pu tirer. » (Termes du mémoire.)
(1) Cette pièce est signée de tous les pasteurs des Vallées sans exception ; des maires de toutes les communes vaudoises, aussi sans exception ; plus, de Paul Appia et de Jean Daniel Peyrot, avec ce titre : depuis du Val-Pelis. En tout vingt-huit signatures.
Toutes ces pièces ayant été adressées à M. Mestrezat, président du consistoire de Paris, pour qu’il voulût bien les présenter aux divers ministères qu’elles concernaient, il fat répondu que le nombre des paroisses vaudoises ne pouvait comporter que trois consistoriales; qu’il était difficile de leur laisser les biens nationaux; et que le traitement des pasteurs (fondé sur l’étendue de la population), ne pourrait être dans les vallées, que de troisième classe. « Du reste, ajoutait-on, le préfet du Pô (M. La Villa) est bien disposé pour vous ; et le ministre vient de lui demander des renseignements statistiques plus complets, sur les vallées vaudoises (2). »
(2) Lettre de M. Mestrezat, datée de Paris, ce 1er messidor, an XIII. (20 juin 1805.) — La lettre du ministre qui demandait ces renseignements est du 29 prairial (18 juin).
On voit que cette affaire menaçait de traîner en longueur. Napoléon, couronné à Milan le 26 mai, s’était ensuite rendu à Gênes, pour opérer l'annexion de ce pays à la France. Il venait de rentrer à Turin (1). Le modérateur, ayant obtenu une nouvelle audience, alla lui présenter une adresse de félicitations, et lui rappeler les besoins de son Eglise.
(1) Vers la fin de juin 1805.
« C’est à vous, sire, disait-il, c’est aux prodiges de la valeur et de l’héroïsme, à la puissance du génie qui préside aux destinées du monde, que cette peuplade échappée aux ravages des temps et aux fureurs de l'intolérance, doit le bienfait de son existence politique et la certitude que ses autels seront désormais protégés (2)... Aussi le nom de Votre Majesté se mêle-t-il dans nos prières...
(2) Je ne donne que des extraits de cette pièce , et des meilleurs ; car elle abonde en phrases comme celle- ci : « Des mêmes mains dont vous avez lancé la foudre... vous avez relevé les étendards de la philosophie et d'une religion bien entendue... qui fait le bonheur des hommes sans ensanglanter la terre. » - « Un gouvernement philosophique, ami des hommes, s'éleva des débris d'une cour superstitieuse, etc...»
« Battus, pendant des siècles, par tous les orages du fanatisme... les protestants de nos vallées ont été, à diverses époques, dépouillés de leurs biens,., ou bannis de cette terre qu’avaient ensanglantée leurs martyrs...
« L’Angleterre vint au secours de nos familles errantes et de nos Eglises désolées... Nos sanctuaires furent rétablis ; les antres et les rochers retentirent encore de nos hymnes; et un subside royal nous apportait chaque année le fruit de la piété de la cour Britannique.
« Les nouvelles institutions politiques qui nous ont été données, ont ralenti cet intérêt de la Grande-Bretagne pour nous, et le subside royal a été supprimé... Nos vallées ont servi d’asile aux débris de l’armée de Vérone...
« Mais un sentiment douloureux se mêle à l’allégresse que l’arrivée de Votre Majesté a fait naître dans nos montagnes. Le bruit s’est répandu que vous alliez nous priver des biens nationaux...
« Veuillez, sire, les valider par un décret impérial... qui grave à jamais dans nos cœurs un souvenir éternel d’admiration et de reconnaissance pour votre auguste puissance (1). »
(1) Cette pièce n’est pas datée. — Une lettre du 4 messidor an XII (24 juin 1804), adressée par le préfet du Pô au sous-préfet de Pignerol, disait le ministre de l'intérieur vient de me transmettre une ampliation « de l'arrêté du 15 germinal dernier ( 5 avril 1804) par lequel le gouvernement a fixé le traitement qui doit être alloué aux pasteurs, etc... » — Il s'agit ici des pasteurs de la France en général. On se borna pour lors à prendre des renseignements sur l'état des paroisses vaudoises.
A peine Napoléon fut-il de retour à Paris, qu’il demanda des renseignements sur la nature et la valeur des biens nationaux, dont les Vaudois avaient été nantis par la commission exécutive (1) ; et sans même attendre l’arrivée de ces renseignements, il maintint aux pasteurs vaudois la dotation qu'ils avaient reçue (2); sans préjudice du traitement qui leur fut alloué par l’Etat (1). En même temps, il signa le décret impérial (2) du 6 thermidor, an XIII (25 juillet 1805), par lequel leurs Eglises étaient organisées en trois consistoriales : l’une à La Tour, l’autre à Prarusting,
(1 ) Par décrets du 28 brumaire, 13 nivôse , 11 et 22 germinal de l'an IX (19 novembre 1800 ; 3 janvier , 12 et 23 avril 1801. ) Le ministre demanda au préfet de Turin , un état des biens concédés aux Vaudois , par lettre du 17 thermidor an XIII ( 6 août 1805) . même but à M. Geymet : 29 thermidor ( 18 août). Le sous-préfet aux pasteurs : 4 fructidor ( 22 août) . Et les renseignements demandés furent rédigés le 5 fructidor (23 août) , par les officiers de la Table vaudoise , puis envoyés le 6 , en un tableau qui indique la nature , l'origine , la contenance , la valeur, l'administration et le revenu de ces biens : ainsi que la quotité des subsides, antérieurement venus d'Angleterre et de Hollande. )
(2) Par décret impérial du 25 thermidor an XIII ( 13 août 1805) . On voit que Napoléon n'avait pas attendu l'arrivée des renseignements demandés pour se déterminer ; puisque ces renseignements ne furent remis que le 24 août, et dès le 13, les biens nationaux en question leur étaient main- tenus. Plus tard, un arrêté préfectoral du 25 janvier 1806, établit : 1º les trois présidents des Eglises consistoriales des Vallées, prendront provisoirement l'administration de ces biens , au nom des Vaudois. 2° Tous les pasteurs des Vallées , réunis sous la présidence du sous-préfet de Pignerol, nommeront à la pluralité absolue des suffrages , un agent et un receveur payant, pris dans leur sein. Ils seront adjoints aux trois présidents et leurs fonctions seront gratuites , suivent des disposition de détail . 6° Chacun des trois présidents remplira les fonctions d'administrateur en chef , pendant quatre mois de l'année . - 8° Tous les pasteurs vaudois se réuniront une fois par an, sous la présidence du sous-préfet, pour régler et arrêter les comptes. Le décret impérial du 5 mai 1806, considérant les temples et les presbytères ou habitations paroissiales comme des édifices publics, mit, à la charge des communes, les frais de construction ou de réparation qu'ils nécessiteraient.
(1) Comme pasteurs de troisième classe. — Décret 25 juillet 1805. — La rente produite par les biens nationaux n’était destinée qu’aux besoins de l'instruction scolaire et académique.
(2) Je n'ai pas eu ce décret sous les yeux, mais voici un extrait de la lettre du ministre des cultes, Portalis, datée de Paris, le 19 thermidor, an XIII, par laquelle il en annonçait la promulgation au préfet du département du Pô:
Monsieur le préfet.
J'ai l'honneur de vous prévenir que par un décret du 6 du courant, Sa Majesté a accordé trois Eglises consistoriales aux Vaudois de votre département la première est établie à La Tour, la seconde à Prarostino et la troisième à Ville-Sèche , sans préjudice néanmoins des cérémonies extérieures du culte catholique. Par le même décret , Messieurs Pierre Bert , Emmanuel Rostan , Pierre Gril et Paul Salomon Bonjour , sont confirmés pasteurs de l'Eglise de La Tour. MM. David Mondon, Paul Goante et Josué Meille sont confirmés pasteurs de celle de Prarostino ; et MM. Alexandre Rostan, Jean Daniel Olivet, David Monnet, Daniel Combe, Ferdinand Peyran et Salomon Peyran , sont confirmés pasteurs de l'Eglise vaudoise de Ville -Sèche, etc.
(1) Voici le tableau des diverses paroisses qui s’y rattachaient et celui de leur population à cette époque :
organe du gouvernement (1). Il dut leur être doux de voir auprès de lui, l’ancien modérateur de leurs Eglises, M. Geymet, qui conserva la sous-préfecture de Pignerol, pendant tout le temps que dura la domination française en Piémont.
(1) Voici l'indication des pièces qui se rapportent à cette circonstance. — Décret du 6 thermidor, an XIII (25 juillet 1805) ; les pasteurs vaudois recevront leur traitement du trésorier de la couronne (à Paris) *. — Même date : ordonnance, qui les confirme dans le poste qu’ils occupent. — Du 19 thermidor (5 août) lettre du ministre des cultes au préfet du Pô, pour procéder à leur installation. — Dépêche du préfet du Pô, au sous-préfet de Pignerol, annonçant l’exécution de ces mesures, — Lettre du sous-préfet aux pasteurs, pour les en prévenir (16 août 1805).
* D’après de nouvelles instructions du ministre des cultes, datées du 1er frimaire, an XIV (22 novembre 1805) et transmises par le sous-préfet aux pasteurs vaudois (le 21 mars 1806), le traitement de ces derniers devait être payé, sur mandats envoyée de Paris, à la caisse du receveur des finances de Pignerol.
Voici la relation que donne un contemporain, de cette cérémonie (2). «Je viens d’assister à l'institution de trois Eglises consistoriales accordées aux Vaudois des vallées de Pignerol.
(2) Dans le Courrier de Turin; no du 17 vendémiaire an XIV. (9 octobre 1805.) — Cet article est signé G.-A.
« M. le préfet (3) avait annoncé qu’il se trouverait à La Tour, le dimanche 15 du courant (7 octobre 1805), à l'effet d’installer les pasteurs confirmés par Sa Majesté, et d’y recevoir d’eux le serment prescrit aux ministres de tous les cultes.
(3) M. Loysel.
« Les habitants des trois vallées s’étaient rendus en foule à La Tour. A neuf heures précises, les feux de joie de la commune de Saint-Jean nous avertirent que M. le préfet approchait. Peu de moments après, il arriva accompagné du sous-préfet de notre arrondissement, et descendit à la belle habitation de M. Peyrot (1), membre du conseil général.
(1) Connu sous le nom de M. Peyrot d’Hollande.
« En ayant du pont d’Angrogne, M. le préfet fut complimenté par la députation des pasteurs; et arrivé au pont, il y trouva les maires des vallées, le conseil municipal de La Tour, et presque tous les fonctionnaires des communes voisines.
« M. Appia, autre membre du conseil général de notre département (2), prononça au nom de ses compatriotes un discours, dans lequel il exprimait leur amour pour Sa Majesté et leur reconnaissance pour le sage magistrat, auquel nous devions en grande partie le bienfait de notre organisation.
(2) L’auteur des mémoires que j’ai si souvent cités.
« Une nombreuse garde nationale était sous les armes, et formait la haie au milieu de laquelle le cortège a défilé. D’autres feux de joie ont annoncé l’entrée de M. le préfet, dans le chef-lieu de la commune.
« Le cortège est arrivé à dix heures et demie au temple, où M. le préfet, en habit de cérémonie, a été reçu par les pasteurs de La Tour, et accompagné par eux, jusqu’à la place qui lui était destinée.
« La cérémonie s’ouvrit aussitôt par les prières d’usage, suivies d’un sermon, qui faisait à la fois l’éloge de la doctrine évangélique et de l’éloquence du pasteur (1). M. le préfet fit ensuite donner lecture aux assistants de la loi organique des cultes réformés; puis, des décrets impériaux relatifs aux Vaudois; après quoi ce magistrat prononça le discours suivant:
(1) Ce sermon fut prononcé par M. Bert, pasteur à La Tour.
« La liberté de conscience est le plus saint des droits « de l’homme et les écarts qui ont eu lieu sur cet objet, ne peuvent être regardés que comme l’effet « d’une ignorance barbare.
« La religion sera toujours respectée par les gouvernements éclairés. Ce moyen de communication « entre Dieu et les hommes, doit réunir ces derniers « dans les mêmes sentiments de reconnaissance envers leur Créateur; leur donner de nouvelles forces « pour la pratique des vertus sociales qu’il leur demande et leur procurer le bonheur d’une vie paisible.
« Les vrais chrétiens ne doivent jamais s'écarter de « ces principes de douceur, dont l'Evangile leur fait « un précepte. Heureux habitants des Vallées ! Ce sont « ceux que vous professez. Puissent-ils ne jamais se « démentir dans vos cœurs !
« Ministres de l'Evangile ! Sa Majesté l'empereur et « roi vous confie le soin honorable d’entretenir par « vos leçons et votre exemple, la pureté des mœurs « de ce bon peuple. Je vais en recevoir le serment de « votre part, et celui de votre fidélité pour Sa Majesté. »
Voici la formule du serment.
« Je jure et promets à Dieu, sur les Saints Evangiles, de garder obéissance aux constitutions de l'Empire et fidélité à l'Empereur. Je promets aussi de n’assister à aucun conseil, de n’entretenir aucune ligue, soit au dedans soit au dehors, qui soit contraire à la tranquillité publique ; et si, dans mon Eglise ou ailleurs, j'apprends qu’il se trâme quelque chose au préjudice de l’Etat, je le ferai connaître au gouvernement (1). »
(1) Extrait du procès-verbal de cette cérémonie, dressé par le préfet e signé de tous les pasteurs. — Il commence ainsi : « ce jourd’hui quatorzième « du mois de vendémiaire, an XIV... · (6 octobre 1805. — Un jour avant la date donnée par la relation précédemment citée . ) - D'après l'Art de vérifier les dates , le 6 octobre 1805 ou le 14 vendémiaire an XIV , est en effet un dimanche. -L'erreur se trouve donc dans le Courrier de Turin.
La cérémonie se termina comme le culte ordinaire des protestants. Elle avait excité en nous, ajoute le narrateur de cette solennité, un sentiment bien difficile à rendre.
« Victimes d’une longue persécution, nous respections les gouvernements, parce que notre doctrine nous en impose le devoir; mais nous ne pouvions éprouver la même sympathie pour les oppresseurs, que pour des magistrats dont l’impartialité était connue. »
Les Vaudois en effet, n’avaient guères, jusque-là, connu que la rigueur des lois de leur pays ; ils commençaient à en connaître la justice.
Avant de retourner au chef-lieu de son département, le préfet passa une partie de la journée dans la demeure où il était descendu, avec les pasteurs qu’il venait d’installer; et parmi les ministres avec lesquels il s’est particulièrement entretenu, ajoute l’écrivain auquel nous avons emprunté ce récit, « on a distingué M. Emmanuel Rostan, pasteur de Bobi ; car c’est à ses soins, à sa générosité et à ceux de sa digne épouse, que trois cents soldats français blessés, durent leur salut, lors de la malheureuse retraite de l’an VII. Ce fait est assez connu ; et il justifie à lui seul, tout ce que le gouvernement vient de faire en faveur des Vaudois. »
Il ne se présente rien de saillant sous le point de vue historique, pendant le reste de la domination française sur les Vaudois. La marche régulière du gouvernement et l’observation impartiale des lois, suivaient leur cours, sans incident remarquable pour l'historien.
Les pasteurs des Vallées avaient le droit, et même l’obligation, de se réunir une fois chaque année (1); et quoique cette réunion ne portât pas le nom de synode, ils pouvaient s’entretenir efficacement des besoins de leur Eglise; car la gestion des biens nationaux dont elle avait été dotée et qui était l’objet légal de cette réunion, impliquait la connaissance de ces besoins.
(1) Arrêté du préfet du Pô, 26 jamier 1806, § VIII.
C’est dans la première de ces assemblées que fut arrêté le projet d’élever à Saint-Jean le temple qui s’y trouve aujourd’hui. Il fut construit de 1806 à 1808. Le gouvernement lui-même s’intéressa à cette construction. Jusques à la fin du dix-huitième siècle, le culte religieux avait été interdit aux Vaudois dans cette commune; et ce fut pour eux un sujet d’enthousiasme, une question d’intérêt général de l’y pouvoir inaugurer.
Ils semblaient protester ainsi contre l’oppression passée, et s’attester à eux-mêmes leur affranchissement.
A la même époque, un effrayant phénomène, qui s’était déjà produit dans les vallées vaudoises (en 1611 et en 1755), vint encore les épouvanter.
« J’étais à mon bureau, écrit un négociant de Pignerol, lorsque mon petit garçon, qui était près de moi, se lève tout à coup, en disant qu’il a peur; mon chien hurle de toute sa force; au même instant je sentis du froid sous mes pieds, et toute la maison se mit à trembler (1). » C’était le 2 avril 1808, à cinq heures et quarante-cinq minutes du soir (2). Un tremblement de terre, bien remarquable surtout par sa durée, venait de se déclarer. Cette première secousse dont la vallée de Luserne était le centre , se fit sentir à Turin, à Gênes, à Lyon, à Grenoble et à Genève.
(1) Correspondance vaudoise ou recueil de lettres de quelques habitants des vallées de Pignerol, sur le tremblement de terre de 1808.
Nouvelle édition, corrigée et augmentée.
Paris, 1808, in-8°, de VIII et 70 pages.
(2) Rapport de M. Vassali-Eandi, à l'Académie des sciences de Turin. Séance du 2 mai 1808. Turin, in-8° de 138 p.
« Mais comme le temps était très beau, quoique froid, la plupart des habitants et des bestiaux se trouvaient à |a campagne; et par une grâce toute particulière, je pourrais dire miraculeuse, de la divine providence, personne n’a perdu la vie. Si cette secousse avait eu lieu une demi-heure plutôt, il y aurait eu plus de cent personnes d’écrasées, dans la seule église de Luserne, dont la voûte tomba à plat. On dut étançonner toutes les maisons de La Tour, dont plusieurs furent fendues; et les habitants construisirent à la hâte des barraques dans les champs et les jardins, pour s’y retirer (1). Ils durent y passer plusieurs semaines.
(1) Rapport de M. Appia, qui avait été chargé par M. Vassali-Eandi, de tenir note de toutes les phases du phénomène.
« La population vivait sous des tentes; quelques individus dans de vieilles futailles ou dans d’autres demeures légères improvisées pour la circonstance. Ces lieux, naguère si paisibles, offraient l’image d’un camp, où tout était en confusion. Plus d’agriculture, plus de commerce, plus de travaux. La peur avait tellement saisi tous les esprits, qu’on ne songeait qu’aux moyens d’avoir la vie sauve (1). »
(1) Monastier , T. II , p. 197.
Cette secousse fut la plus forte; mais elle fut suivie d’une multitude d’autres, presque sans interruption, jusques au 15 avril. « Dans les premiers jours la terre n’était pas un instant tranquille. Pendant une seule nuit, nous avons compté trente-deux secousses. Celle qu’on ressentit le 2 avril, à neuf heures du soir, égala presque la première. On était dans la dernière consternation (2).
(2) Mémoire de M. Appia, joint à son rapport.
« D’autres secousses eurent lieu, ce même jour, à neuf heures et quart, à dix heures, à onze et à minuit; puis à deux et à trois heures du matin (3).
(3) Correspondance vaudoise, p. 36.
« Dans l’espace de deux ans, nous avons ressenti de 15,000 à 16,000 secousses, plus ou moins fortes. Il y en eut, il est vrai, de très légères, qu’on pouvait comparer à des roulements de voitures pesamment chargées, pu à des décharges de grosse artillerie (4). »
(4) Lettre inédite de M. Appia.
Trois professeurs furent envoyés par l'Académie des sciences de Turin (1), pour faire des observations sur cet événement.
(1) C’étaient MM. Vassali-Eandi, Bason et Caréna.
« M. Vassali (professeur de physique) avait dressé un appareil électrique sur une galerie. Un fil d’or de la longueur de cinquante pieds, était fixé à une perche plantée dans un champ et aboutissait à une bouteille de cristal, qui renfermait l’électromètre. Nous vîmes au moment d’une légère secousse , que l’électromètre s’écarta jusqu’à toucher des deux côtés les parois de la bouteille (2).
(2) Lettre précitée.
« Dans l’intervalle qui s’écoulait entre deux secousses, l’électricité du sol était peu marquée et toujours positive. A l’instant de la secousse, elle devenait si forte, qu’elle ne pouvait plus être mesurée par l’électromètre. Vingt minutes après, les bandelettes de cet instrument, mises en contact avec l’appareil électrique permanent, restaient encore à trente degrés de divergence.
« L’hygromètre a toujours marqué de 20 à 28 degrés de sécheresse, sur une échelle qui en a 30. Le baromètre subissait toute sorte de variations d’une secousse à l’autre. Le thermomètre baissait souvent après une forte secousse, et remontait ensuite peu à peu à sa première température (1).
(1) Extrait du rapport dé M. Vanali-Eandi et de la correspondance vaudoise.
« Ce qu’il y a de singulier, c’est que les plus violentes secousses étaient ordinairement annoncées, quelques secondes auparavant י par l’inquiétude des animaux. Les chiens aboyaient; les chevaux hennissaient, et les bêtes à cornes s’agitaient dans leurs étables, d’une manière inaccoutumée (2). Les coqs n’ont cessé de chanter, à toute heure, depuis les premières commotions (3). »
(2) Mémoire d’Appia.
(3) Correspondance vaudoise, p. 21.
Quand on était à la campagne, on pouvait suivre la direction de ces secousses, par les mouvements que faisaient les cimes des arbres. En général, l’ébranlement s’est propagé du nord-est au sud-ouest(4).
(4) Dans la vallée de Luserne, l'ordre de propagation a été : Luserne, La Tour, Saint-Jean , Rora , Lusernette, Briquéras et Saint-Segont. Les secousses ont été presque insensibles à Villar et à Bobi. - Dans la vallée du Cluson, le centre de la commotion paraît avoir été Saint- Germain, puis Pramol, Pomaret, Pérouse et Pignerol.
« Les secousses sont précédées d’un vent froid, qui vient tantôt de la montagne et tantôt de la plaine. Une crue subite du Pélis, qui sort de deux lacs fort enfoncés dans la montagne; a précédé lé premier tremblement. Ailleurs, dans un terrain sec, une source a jailli tout à coup.
« La terre s'est fendue aux environs de Pompara, et il en est sorti une quantité prodigieuse d'air. En général les puits ont donné une eau trouble et blanchâtre . Les vins même ont subi quelque altération dans les celliers ; les uns ont tourné , les autres sont devenus acides.
« Les personnes saines et robustes, ont souffert davantage que les enfants et les vieillards. Un paralytique a repris l’usage de ses jambes, et un goutteux souffre beaucoup moins depuis que la terre tremble (1); » Quelques personnes ont remarqué qu’elles mangeaient avec plus d’appétit (2). D’autres ont éprouvé des accès de paralysie, qui se sont renouvelés à chaque secousse (3). Il y a eu aussi plusieurs malades soulagés de leurs douleurs rhumatismales; ce qui était probablement un effet de l’électricité ambiante (4).
(1) Extrait de la correspondance vaudoise, p. 36, 16, 17, 18, 59, 61.
(2) Rapport de M. Appia.
(3) Correspondance vaudoise, p. 18.
(4) Rapport précité.
« Notre digne préfet monta lui-même de Turin pour venir visiter nos désastres. Il témoigna le plus vif intérêt à tous les malheureux , visita sans crainte les maisons les plus délabrées et fit beaucoup d'aumônes. De retour à Turin , il fit faire une collecte qui rapporta 50,000 francs. Puis il s'adressa à l'empereur, qui accorda un demi-million, pour soulager tant d'infortunes (1).
(1) Mémoire du même.
« Un soir, ajoute le même écrivain, nous fûmes fort effrayés et crûmes toucher à notre dernière heure . Le temps était très obscur . Tout à coup un grand globe de feu s'élevant au sommet de la montagne de Vandalin, fit croire à l'éruption subite d'un volcan. Heureusement que ce globe de feu , après s'être élevé à une grande hauteur, se dissipa sans bruit. C'est le seul météore qu'on ait remarqué depuis deux ans (2) . »
(2) La Correspondance vaudoise , dit au contraire ( p. 38) . « Plusieurs météores se sont fait remarquer. Le 11 d'avril , quelques voyageurs, venant de Lamure, virent du côté du nord une masse de feu qui avait la forme d'un globe et qui descendait sans détonnation. Le 12 , la foudre tomba à Carmagnole, vers huit heures du soir, et après avoir renversé une voiture, alla se joindre à une autre masse de feu qui était sortie de terre , à la distance de trente à quarante pas. Il en résulta un torrent de lumière , dont pendant quelques secondes la vue ne put soutenir l'éclat. Dans la nuit du 15 d'avril, quatre hommes qui étaient de patrouille près de La Tour, furent tout à coup éclairés d'une lumière très vive , qui sortait du pic de Vandalin ; et lors des divers orages qui eurent lieu durant ce même mois, on vit souvent des gerbes de feu jaillir de la terre, pendant que les éclairs sillonnaient le ciel. »
Je n’ai pas cru devoir supprimer ces détails quoiqu’ils soient étrangers à l’histoire : 1° à cause de leur précision et de leur rareté. 2° Parce que l’événement auquel ils se rapportent fut particulier aux Vallées; et 3° enfin, pour l'intérêt même qu'ils peuvent présenter.
On voit que Napoléon ouvrit une main généreuse, pour accorder alors aux vallées vaudoises des secours, proportionnés à leurs besoins et dignes à la fois de sa gloire et de sa puissance.
Son empire en effet avait acquis des proportions gigantesques. Une troisième coalition formée contre la France, avait été brisée à Austerlitz (1). L’Angleterre, infatigable dans une lutte où d’autres se battaient pour elle, prépara de nouveaux triomphes à ce non-veau César, en fomentant de nouvelles coalitions (2). Vainqueur dans toutes ces guerres, où tous les rois de l’Europe se liguaient contre lui, il finit par en avoir pour ainsi dire tous les sceptres entre ses mains (3). L’extrême hauteur à laquelle il était parvenu, l'éloignait des considérations vulgaires, qui peut-être l’eussent mieux servi. Il voulut confiner, sous le cercle polaire, le géant du Nord, qui seul pouvait faire contrepoids à sa vaste puissance. Niais, repoussé par l’incendie de Moscou, et poursuivi à son tour, comme par les frimats révoltés, il vit ses armées vaincues sans avoir combattu (1).
(1) 2 décembre 1805.
(2) C’était l’époque où Napoléon songeait à faire une descente en Angleterre ; dans une bataille sur terre ferme, la lutte n’eut pas été douteuse. — L’Académie des sciences l’a peut-être privé de cette victoire (qui eut changé l’équilibre du monde), en repoussant, comme impossible, l’invention de Fulton, triomphante aujourd’hui. — La vapeur appliquée à la marine, —1807.
(3) La troisième coalition eut lieu de 1805 à 1806 ; la quatrième de 1806 à 1807; là cinquième de 1809 à 1810. Presque tous les Etats de l'Europe, sauf la Russie et l’Angleterre, furent alors en la puissance de Napoléon.
(1) De septembre à décembre 1812.
A la suite de ce désastre, les alliés entrent à Paris le 31 mars 1814. Le 4 avril, Napoléon abdique en faveur de son fils; le 11, il abdique sans condition, et le 20 il part pour l'île d’Elbe.
Le 3 mai, Louis XVIII, mettait le pied dans la capitale de la France; et le 16, Victor-Emmanuel IV prenait possession du Piémont (2).
(2) Son frère, Charles-Emmanuel IV, avait abdiqué en sa faveur en 1802.
Alors s’ouvrit le congrès de Vienne, et les Etats de Gènes furent annexés à ceux du roi de Sardaigne.
Nous verrons dans le chapitre suivant comment ce monarque traita les Vaudois; mais nous pouvons dire d’avance que, loin de chercher à relever sa légitimité par des bienfaits, il ne la prouva qu’en se rattachant à tous les préjugés, à toutes les tyrannies de ses ancêtres, dont il n'oublia que la grandeur et le courage. Mais c'est Dieu qui abaisse et qui relève . Il réservait, dans un prochain avenir, une nouvelle gloire au trône de Savoie et de nouveaux bienfaits aux Vaudois du Piémont.
SOUS LA RESTAURATION.
(De 1814 à 1842.)
- SOURCES ET Autorités. - - — Pièces officielles. Ampliations de documents. Mémoire sur les destinées des Vaudois depuis la révolution française (en allemand ; par le professeur VATER de Halle ; compris dans une série de matériaux pour l'histoire ecclésiastique moderne, publiés dans les Nouvelles annales théologiques de Halle. Livr. de mai 1821 , p. 316. Dans le même journal : livr. de mai 1822 , p. 216 : Aperçu sur l'état actuel des Vaudois du Piémont. ) - Die Waldenser in unseren Tagen , Von D. E. T. Mayerhoff, Berlin , 1834. SIMs, Mémoires relatifs aux Vaudois. (Londres, 1814, en anglais. ) — Rapports sur les travaux du comité vaudois, établi à Londres à la suite du grand intérêt qu'excita en Angleterre la Relation d'un voyage dans les Vallées, par M. W. GILLY.) - De cet auteur : Valdo el Vigilance. Monastier les deux derniers chapitres de son ouvrage. BRIDGE , A brief narrative of a visit to the Vaudois , etc. tins et Rapports du Comité vaudois établi à Londres, en 1821. ouvrages en Anglais : ACLAND, Plenderleath, JACKSON, BRACEBRIDGE, etc. (Voir la Bibliographie. ) — Statment of the grievances of the Waldenses , 1843, in- 80 de 40 p. publié par le comité de Londres. La complète émancipation des Vaudois, par le comte Ferdinand DEL Pozzo, 1829 (en italien . ) - - - - - - BulleAutres - Témoignages en faveur des Vaudois (en anglais : Londres 1826. ) — La couronne et la tiare : Considérations sur l'état présent des Vaudois. Londres 1842. - Etat et griefs des Vaudois en 1843. L'un et l'autre en anglais, etc.... Et de nombreux articles de journaux : Monly Review juin 1814 ; Quarterley Review 1843 ; Revue d'Edimbourg, Magasin britannique, Gazette d'Augsbourg (décembre 1842) ; Archives du christianisme ; Archives Wesleyennes ; le Semeur, etc. ( Ces différentes sources ont été indiquées avec plus de détails, dans la dernière partie du catalogue placé à la fin de ce vol . ) - Enfin, Mémoires d'Appia : 10 Biographiques; 20 Sur l'état actuel des Vaudois considérés au point de vue de l'histoire et de la statistique. ( Ce second mémoire est daté du 14 février 1815 et forme un manuscrit de 13 p. fol).
Au point de vue rigoureusement historique, l’époque de la restauration devrait s’entendre, pour les Vaudois, depuis le moment où ils sont rentrés sous la législation exceptionnelle du dix-septième siècle (1614), jusqu’à l’avènement du régime constitutionnel, qui proclama leur émancipation civile et politique (1848) ; et l’on ne serait pas même fondé à clore là cette période, si quelques-unes des dispositions arbitraires du passé se maintenaient encore dans l’avenir.
On a lieu d’espérer qu’il n’en sera pas ainsi : grâce à la liberté qui s’y est établie, aux lumières qui s’y propagent, à la charité qui s’y réveille, et aux progrès déjà accomplis, par le sage gouvernement qui préside à ses destinées.
C’est donc aux dernières mesures de répression, poursuivies contre les Vaudois en vertu des lois anciennes, que nous bornerons ce chapitre: ne croyant pas devoir étendre le nom discrédité de restauration, sur les dernières années du règne de Charles-Albert, qui ouvrirent la voie nouvelle et ont laissé de si grands souvenirs.
(Avril 1814.) Victor-Emmanuel IV allait ressaisir le sceptre du Piémont; il était roi depuis 1802, mais n’avait pas encore régné. Une flotte anglaise était allée le chercher en Sardaigne, pour le faire passer de l’exil sur le trône de ses ancêtres.
Les Vaudois jugèrent à propos d’envoyer une députation à Gênes, pour le recevoir à son débarquement et lui recommander les destinées de leur patrie.
Les pasteurs et les maires de toutes les communes vaudoises se réunirent donc à Rocheplate, le 4 mai 1814. Ils nommèrent pour députés M. Peyran et M. Appia. Ce dernier nous a conservé la relation de l’ambassade.
« Nous partîmes, dit-il, de Pignerol, le 6 mai, et arrivâmes à Gènes le 9. Une heure après notre arrivée, l’artillerie de tous les forts et celle de tous les vaisseaux de guerre anglais, annonça que le roi venait d’entrer dans le port.
« Nous jugeâmes que nous n’avions pas un moment à perdre pour obtenir une audience du général Bentink, commandant des forces britanniques. N’ayant pu lui être présentés, nous remîmes notre requête à son banquier, et au révérend Wennok, chapelain des troupes britanniques, qui s’intéressa vivement à nous.
« La requête portait, en substance, que nous priions Sa Majesté de nous traiter comme ses autres sujets. Nous eûmes la certitude qu’elle avait été remise au général, et recommandée par lui à Victor-Emmanuel. Mais ce dernier fit si peu de cas de la recommandation, faite par le représentant de cette grande et généreuse nation qui venait de lui rendre un trône, qu’avant même d’être arrivé à Turin, il fit paraître un édit qui remettait en vigueur toutes les anciennes mesures d’intolérance et d'exclusion, portées contre nous (1). »
(1) Mémoires de Paul Appia, sur ce qui s,est passé dans les Vallées de 1799 à 1816. — L’édit dont il est ici question est du 21 mai 1814.
Par cet édit, l’injonction de cesser tout travail les jours de fêtes catholiques ; la défense d’acquérir des biens hors du territoire des vallées; l’interdiction de toute charge civile; l'obligation d’avoir dans les conseils communaux une majorité catholique, et beaucoup d’autres mesures vexatoires étaient de nouveau imposées aux Vaudois.
Ce prince, qui avait à réorganiser toutes les administrations de ses Etats, à relever le lustre de sa couronne, à faire oublier la gloire usurpatrice de l’Empereur dans les vertus de la légitimité héréditaire, au lieu de se montrer un père pour son peuple, ne se montra qu’un valet servile du papisme.
Peu de jours après la publication de l’édit, qui faisait reculer les Vaudois jusques au régime de Philibert, Victor-Emmanuel IV, signa deux ordonnances, l’une contre les francs-maçons, l’autre contre les aubergistes et les restaurateurs, qui serviraient du gras le vendredi et le samedi (1).
(1) Leur faisant encourir dans ce cas une amende de douze écus d’or. (Mémoires d’Appia.)
Les Vaudois, redoutant avec raison les conséquences d’un retour si étrange à des rigueurs, dont les lumières du siècle avaient fait un anachronisme, hasardèrent une nouvelle tentative pour obtenir quelque adoucissement à leur position. Les mesures qu’on avait rétablies contre eux étaient si arriérées, que plusieurs étaient déjà tombées en désuétude à la fin du siècle précédent. Ils espéraient, d’ailleurs, qu’en rappelant au roi les expressions de la lettre si bienveillante que son père avait jadis écrite en faveur des Vaudois (1), il consentirait à réaliser quelques-unes des promesses qui y étaient contenues.
(1) Biglietto regio de Victor-Amédée III, au duc d’Aoste, daté du 4 juin 1794.
Une députation vaudoise se mit donc en route pour Turin (2). Elle fut reçue en audience royale le 28 mai 1814.—J’accorderai aux Vaudois tout ce que je pourrai, répondit le monarque (3). — Ses intentions étaient sans doute bonnes; mais le clergé catholique, maître du souverain et ennemi des Vaudois, parvint bientôt à rendre ces derniers d’autant plus suspects au gouvernement restauré, qu’ils s’étaient montrés plus dignes de la protection et des égards de celui qui venait de tomber.
(2) Composée de deux pasteurs : Bert et Peyran ; et de deux laïques : Brezzi et Vertu. — La requête qu’ils présentèrent au roi se trouve dans Bert. Valdesi, p. 455.
(3) Victor-Emmanuel IV s'entretint familièrement avec les députés. Il leur fit voir un vieil habit rapiécé qu’il avait porté en Sardaigne, et leur dit : « Voyez, c’est ma femme qui a mis cette pièce. » Mais cette simplicité de mœurs, correspondait à une simplicité d’esprit, dont le clergé sut toujours profiter. On vit ce roi suivre des processions nu-pieds, avec un cierge dans la main, et descendre au rôle d’agent de police, en faisant arrêter lui-même les passants qui ne se découvraient pas devant la procession. (Ces détails sont extraits des mémoires d’Appia et de diverses lettres écrites par les députés.)
« Malgré le bon accueil que nous avions reçu, écrit un député, notre requête a été depellita (déchirée), ce à quoi l’on devait bien s’attendre, à la manière dont vont les choses. »
Sachons gré à Victor-Emmanuel d'avoir voulu accorder aux Vaudois tout ce qu'il pourrait ; mais reconnaissons , pour la dignité du trône , qu'il n'a rien pu du tout.
Bientôt, on donna l’ordre à ceux qui avaient pris à ferme les biens nationaux accordés aux Vaudois par la commission exécutive et par Napoléon, de n’en plus exploiter les pois ni les vignes, et d’aviser à ce que ces biens pussent être prochainement remis en toute valeur entre les moins du gouvernement (1).
(1) Cet ordre est du 30 septembre 1814. — Les comptes relatifs à l’administration de ces biens furent réglés devant l'intendant de Pignerol, par le modérateur des Vallées, en juillet 1815.
Puis on fit fermer le temple que les Vaudois avaient construit à Saint-Jean, et ils furt obligés de célébrer leurs services religieux dans l’ancien temple du Chiabas, bâti sur les confins d’Angrogne, malgré le délabrement de cet édifice depuis si longtemps abandonné (2).
(2) La lettre du ministre de l’intérieur (comte Védon) à l’intendant de Pignerol, pour cet objet, est du 3 octobre 1814. — Celle de l'intendant (comte Crotti) au modérateur, pour le même objet, est du 25 novembre. — Le ministre demandait la suppression de tous les temples bâtis hors des limites. « Je pense, ajouta le comte Crotti, au bas de sa lettre, qu'il suffira de fermer le temple de Saint-Jean, qui est le seul qui se trouve dans ce cas, et de vous réunir ailleurs. » — Nous trouverons d’autres exemples encore de cette bienveillante modération, par laquelle de digues magistrats, sans manquer à leur devoir, savaient adoucir les rigueurs de leur souverain.
Le seul fruit que les Vaudois retirèrent de cette seconde députation, fut une patente royale qui confirmait les latitudes dont ils avaient joui avant 1794, et maintenait toutes les restrictions existantes à cette époque (1). Mais la privation des ressources sur lesquelles reposait le salaire de leurs pasteurs, et les nouvelles entraves apportées à leur culte, leur faisaient une impérieuse nécessité de recourir encore au souverain.
(1) Ces patentes sont du 30 septembre 1814.
Celte troisième députation avait pour but de réclamer l'usage du temple de Saint-Jean, le maintien des propriétés achetées hors des limites, sous le gouvernement français, et une compensation des biens nationaux pour le traitement des pasteurs (2). Le roi refusa de se prononcer immédiatement; il ajourna sa réponse; mais il manifesta de favorables intentions.
(2) Cette députation doit avoir été reçue à Turin du 2 au 4 décembre 1814.
« Notre députation pastorale, écrit M. Bert (1), a été présentée vendredi dernier (2) à l’ambassade britannique(3). On ne peut rien de plus encourageant que cette réception. Son Excellence a paru prendre le plus vif intérêt à notre sort, et a promis toute son intercession auprès du roi. Elle a d’ailleurs témoigné sa surprise qu’on en revînt aux anciens édits.
(1) Dans une lettre particulière datée de Sainte-Marguerite , 6 décembre 1814.
(2) Ce devait être le 2 décembre 1814.
(3) A Turin.
« Nos députés ont remis entre ses mains un projet de requête à Sa Majesté, où sont exprimées toutes nos demandes relatives aux pasteurs, au temple de Saint-Jean, et aux acquéreurs hors des limites.
« L’ambassadeur a demandé des nouvelles de notre bon M. G..,.. (4) qui lui avait écrit pour lui offrir ses services, en qualité de chapelain; nous avons lieu d’espérer que non-seulement il sera agréé, mais qu’il y aura une souscription pour qu’il puisse résider dans la capitale.
(4) Il s’agit ici de M. Geymet, ancien modérateur des Eglises vaudoises, puis sous-préfet de Pignerol. — À la chute de l’empire français, tous les Vaudois qui occupaient un poste quelconque dépendant de l’Etat, reçurent leur démission. — Avant d’être sous-préfet, M. Geymet avait été pasteur de La Tour ; et M. Bert, l’auteur de cette lettre, fut d'abord son suffragant ; puis il le remplaça. — Il a publié sur les Vaudois un intéressant opuscule intitulé : Le livre de famille. Genève 1830, in-12, de 105 p.
« On nous a confirmé que le baron, général de Neyperg, serait ambassadeur d’Autriche à Turin.
« Notre sombre horizon s'éclaircit un peu. -- Vous savez sans doute l'ordre signifié de la clôture du temple de Saint- Jean. Cette signification a été envoyée par l'intendant, avec des adoucissements de sa propre main. Déjà on a recommencé le service au Chabas. »
Mais les ennemis des Vaudois ne cessaient de les poursuivre de toute sorte d'accusations.
« Nous avons comparu à l'intendance , dit encore M. Bert (1) , et nos adversaires semblent visiblement craindre les suites de leurs fausses accusations. L'accueil que nous avons reçu contribue à nous rassurer. »
(1) Par suite d’une citation du 17 novembre 1814.
Pendant ce temps, le congrès de Vienne avait ouvert ses séances (2). « On assure, dit M. Monastier (3), qu’un ami des Vaudois avait préparé les voies à ce que leur émancipation fût imposée au roi de Sardaigne, comme compensation des avantages territoriaux qui lui étaient faits. Une démarche des Vallées auprès du congrès en aurait été l’occasion. Un mémoire fut rédigé; mais au moment de l’envoyer, la Table vaudoise, craignant de mécontenter un monarque qu’elle croyait généreux, ne jugea pas convenable de lui donner cours. Victor-Emmanuel, en effet, avait habité Pignerol, parcouru leurs vallées, corn-mandé leurs milices ; et l’attente qu’ils fondaient sur lui était si grande, qu’ils renoncèrent alors à l’emploi des moyens qui auraient pu lui déplaire. »
(2) Il s’ouvrit le 1er novembre 1814, et fut clos le 10 juin 1813. L’acte du congrès se compose de 121 articles. Il a établi les divers Etats de l'Europe tels qu’ils existent aujourd’hui.
(3) T. Il, p. 203.
Ce monarque eut moins d’égards pour eux. Un manifeste fut publié le 4 janvier 1815, pour remettre en vigueur toutes les anciennes lois(1).
(1) Manifesto del reggio governo, della provincia di Pinerolo. ( Imprimé . )
Les Vaudois renouvelèrent des représentations, qui furent inutiles (2).
(2) Mémoire sur l'état actuel des Vaudois... ( 14 février 1815) , par Paul Joseph Appia. - Manuscrit communiqué.
Le gouvernement persista dans la voie qu’il avait choisie, et fit afficher dans les Vallées les principales dispositions des anciens édits (3) :
(3) Aviso al publico , daté de Luserne 4 mars 1815 , et signé Cerrullo , suppléant du vice-juge Perrotti.
1° Il est enjoint à chacun d’observer religieusement les fêtes catholiques.
2° Il est défendu de se livrer à aucun travail ostensible, ces jours-là.
3e On tolérera la vente des comestibles : à condition de tenir fermée la devanture des boutiques, et de cesser tout trafic pendant la messe, les vêpres et l'instruction catéchétique du prieur. Une exception est accordée en faveur des substances médicinales(1).
(1) Il y eut des débats pour savoir si le sucre, acheté chez un pharmacien pendant ces heures privilégiées, devait être considéré comme remède ou comme aliment.
4° Défense aux aubergistes, cafetiers, traiteurs, etc. de rien servir à personne, pendant ces mêmes heures; le tout, sous peine d’amende et de prison.
Toute espèce de divertissement est en outre interdit (2).
(2) Cette pièce renferme neuf articles. Le dernier rappelle les disposi- tions des édits du 25 juin 1626 et du 20 juin 1730, qui rendent les protestants responsables de la présence d'un catholique dans leurs temples, etc... Speriamo che dipendentemente a quanto sovra , tutti gli abitanti sudetti e chiumque altro , si faranno un dovere di mettersi in regola , per cosi evitare il dispiacere che proverissimo di procedere contro i contraventori. (Dato Torre, Valle di Luserna, li 4 marzo 1815. )
La publication de ces différentes mesures, depuis longtemps oubliées, causa une certaine fermentation dans le pays, surtout parmi la classe la plus mondaine de la population.
Les anciens édits, cependant, qui avaient été remis en vigueur d’une manière générale, contenaient des dispositions bien plus vexatoires encore, et c’était pour ainsi dire une concession que de s’en tenir aux exigences sus-mentionnées.
C’est ce que le vice-juge, Cerrutto, chercha à faire comprendre à ses administrés, par une lettre destinée à être lue publiquement, et à éclairer le peuple sur l’esprit du précédent avis (1). «On m’accuse, dit-il, d’une rigueur déplacée ; cependant, les édits que j’ai rappelés ayant été remis en vigueur par celui du 21 mai 1814, j’ai cru devoir en renouveler la connaissance pour éviter les nombreuses contraventions contre lesquelles j’aurais dû chaque jour sévir, si je les avais laissés dans l’oubli où ils étaient tombés. Je ne les ai donc rappelés que par intérêt pour mes administrés, et non par une rigueur volontaire.
(1) Cette lettre est datée de Torre , val Luserna , li 9 marzo 1815 , et signée Cerrutto, vice-giudice del mandamento.
« Leur observation amènera non-seulement le respect des fêtes catholiques, mais aussi une sanctification plus digne des jours de dimanche, que les protestants eux-mêmes font profession de respecter (2). »
(2) Voici les termes plus sévères de la lettre.... per levare lo scandaloso abuso dai protestanti che dai giorni di domenica (festa per loro da tutti i tempi sempre stata in uso d'osservarsi con molta vigore) , si fanno lecito di travagliare publicamente, etc...
Il détermine ensuite le sens de l’édit de 1626, qui enjoint de se découvrir au passage du saint sacrement, ou de se retirer (1); et de celui de 1730, qui accorde la faculté de travailler les jours de fête, moyennant une autorisation du juge. C’était faire entrevoir qu’il ne la refuserait pas ; d’autant plus qu’il termine sa lettre en disant : « Je puis en toute vérité me glorifier d’avoir toujours reçu toute sorte de bons traitements de la part des Vaudois; et je serais bien ingrat si je ne me faisais pas un devoir de leur rendre le réciproque, autant que la justice pourra le comporter (2). »
(1) Ces derniers mots sont an adoucissement, qui appartient à l’interprétation du juge lui-même.
(2) Io posso con tulla verita gloriami ed attestare publicamente , d'essere sempre stato dai Protestanti trattato con ogni riguardo, e che dovrei ben essere taciato da ingrato se non fossi correspondente, etc....
Mais au milieu de ces préoccupations secondaires, de grands événements s’étaient accomplis dans le monde.
Napoléon venait de quitter File d’Elbe (3).
(3) Il en partit le 26 février 1815 , débarqua le 1er mars au golfe Juan et entrait le 20 aux Tuileries , que Louis XVIII avait abandonnées la veille.
Pendant que les souverains légitimes étaient imposés à leurs peuples par des armées étrangères, ce glorieux captif, venu seul et sans armes, faisait fuir devant lui une royauté entourée de bataillons.
Cet homme étonnant qui, plus que personne, a répandu le sang des peuples, et que leur enthousiasme accueillait toujours; qui se fit roi, lorsque les rois tombaient au souffle révolutionnaire, et qui fonda sur les débris de leurs trônes le plus vaste empire qui se soit vu depuis l'Empire romain ; cet homme, qui avait forgé son épée avec les fers brisés par la révolution, et qui du fond de sa captivité, en face de tous les potentats réunis au congrès de Vienne, osa concevoir et exécuter l’incroyable projet de reconquérir le trône français par sa seule présence : Napoléon venait de rentrer à Paris.
L’Europe tressaillit à cette nouvelle. Le congrès de Vienne fut dissous; Napoléon, mis au bandes Etats alliés, vit tous les rois qu’il avait vaincus marcher contre lui à la tête de leurs armées.
Lui-même, en deux mois de temps, avait levé plus de quatre cent mille hommes.
Une dernière lutte allait se livrer.
L’Europe était dans l’attente, les peuples dans la l’appréhension. .
Les libertés qu’il avait accordées aux Vaudois, et l’oppression que leur avait rapportée Victor-Emmanuel IV, firent penser qu’ils devaient s’intéresser au retour de l'Empereur.
Il ne manqua pas de courtisans empressés d’exploiter ces soupçons. Victor-Emmanuel s’était mis sous la dépendance absolue du clergé ; c’était faire la cour aux rois que d’être agréable aux prêtres; et ces derniers ne cachaient pas leur joie aux accusations dont les Vaudois étaient l’objet. Il n’en fallut pas davantage pour que les soupçons se changeassent en certitude.
Un homme généreux et puissant, qui avait vécu parmi eux(1), et qui venait d’être promu au grade d’intendant des armées du roi, le comte Crotti, se porta leur caution.
(1) Comme intendant de la province de Pignerol. — il visita plusieurs fois les vallées vaudoises.
Voici en quels termes, dignes et réservés, le modérateur des Eglises vaudoises donna connaissance aux pasteurs de ce fait et de la conduite qu’ils devaient tenir :
« Sa Majesté, à laquelle on nous avait représentés comme nous réjouissant du retour de Napoléon, ayant eu sur ce sujet un entretien particulier avec un seigneur, à qui nous avons déjà les plus vives obligations : ce seigneur a désabusé le roi, et m’a fait passer l’avis qu’il avait bien voulu être caution, auprès de Sa Majesté, de notre fidélité et de notre attachement à son service.
« J’ai cru devoir, MM. et très honorés frères, vous donner connaissance de ces particularités, vous priant tous en général, et chacun en particulier, de faire paraître par la sagesse de votre conduite, dans ces temps difficiles et épineux, que vous descendez de ces anciens Vaudois qui, quelquefois maltraités, ne laissaient pas d'oublier les torts de leurs supérieurs, pour courir à leur secours, et que rien n’était capable de détourner de leur devoir.
« J’ai une espérance bien fondée qu’avant la mi-juin tout ira à souhait pour nous; et que Sa Majesté, convaincue qu’on a cherché plusieurs fois à surprendre sa religion à notre égard, voyant la sagesse de notre conduite et l’attachement que nous avons pour son auguste personne,... nous donnera des preuves non équivoques de son attachement et de ses soins paternels (1). »
(1) Cette lettre est signée de Jean Rodolphe Peyran et datée du Pomaret, le 12 avril 1815.
Cette espérance fut loin de se réaliser, mais la fidélité des Vaudois n’en fut pas ébranlée, et leur bonne conduite ne cessa de protester contre les insinuations perfides auxquelles ils étaient en butte.
Leurs pasteurs, privés de traitements fixes , n’avaient d’autre ressource alors que les dons volontaires de leurs paroissiens; le subside anglais ne leur fut rendu que sur la fin de 1814, et de plus amoindri (1).
(1) Cette diminution dura jusqu’en 1827. Alors le vén. Esq. Gilly obtint le rétablissement de ces subsides sur l'ancien pied, et le solde de l’arriéré. — Cet arriéré fut capitalisé, pour fournir au traitement de deux nouveaux pasteurs ; ceux de Macel et de Rodoret.
Tous ceux d’entre eux qui avaient occupé une place sous le gouvernement français, en furent privés, si minime qu’elle fût. Ils surent se résigner à cette défaveur, que les préjugés du nouveau régime faisaient prévoir, mais que leur conduite n’avait pas méritée.
« M. Pierre Geymet, dit Monastier, avait su se conquérir le respect et l’attachement de tous ses administrés, pendant les treize années qu’il avait occupé la sous-préfecture de Pignerol. Il a laissé dans ce chef-lieu , tout catholique romain , une réputation intacte de probité, à une époque où les hauts fonctionnaires en avaient généralement si peu. A la Restauration, Geymet se retira à La Tour, si pauvre et si modeste à la fois, qu’il ne dédaigna pas, lui qui était quelques jours auparavant le premier magistrat des Vallées, d’accepter l’humble place de maître de l’école latine, dont le traitement ne dépassait pas 700 francs, et à laquelle il consacra ses dernières forces, jusqu’aux approches de sa mort, survenue en 1822 (1). »
(1) T. Il, p. 199. — L’auteur de l'Israël des Alpes a été lui-même un des écoliers de M. Geymet.
Le gouvernement avait annoncé l’intention (2) de retirer aux Vaudois les biens dont ils avaient été nantis par l’administration française (3), afin de les restituer aux paroisses catholiques, qui avaient été supprimées à la même époque, et qui furent alors rétablies. Mais les curés voulaient en outre que l’on fit payer aux Vaudois une somme équivalente aux revenus de ces biens, pendant tout le temps dont ils en avaient joui.
(2) Par un ordre du 30 septembre 1814.
(3) Par les décrets du 28 brumaire, 13 nivôse, 11 et 22 germinal an IX, ainsi que par le décret impérial du 25 thermidor an Xlll.
« Le comte Crotti, intendant de la province de Pignerol, assembla les intéressés (4), et les invita à débattre leurs intérêts devant lui.
(4) En juillet 1815.
« Bien que modérée dans la forme, la discussion était tenace; chaque parti abondait dans son sens; elle ne paraissait pas tourner vers une solution, quand le plus jeune des prêtres qui, comme tel, prit la parole après ses confrères, émit un avis différent du leur. « Les ministres, dit-il, ont administré non-seulement légitimement, puisqu’ils tenaient ces pouvoirs de l’autorité reconnue alors par tout le Piémont, mais encore loyalement, comme le prouvent les comptes qu’ils viennent de nous soumettre ; ils ont conservé nos biens intacts et en parfait état : nous ne devons rien exiger de plus. »
« Ce prêtre équitable, ajoute Monastier, justifia avec tant de franchise et de vérité sa manière de voir, qu’elle prévalut, et termina le différend, à la grande satisfaction du digne intendant qui, au nom du roi, avait entrepris de l’arranger (1). »
(1) Monastier, T. II, p. 205.
Peu de temps après, les Vaudois adressèrent une requête à leur souverain, pour exposer l'état de souffrance et de disette où sont réduits leurs pasteurs (2). « Nos honoraires, disent-ils, se composaient autrefois de deux subsides d’Angleterre : l'un appelé royal, l'autre national. Ils s’élevaient annuellement à peu près à quatre cents livres de Piémont pour chaque pasteur.
(2) Ce sont les termes de la requête. — Cette requête n’est pas datée selon la déplorable habitude de l'ancienne chancellerie vaudoise ; niais sa date est déterminée par le parere du ministre qui est du 17 février 1816. — Ce parere a dix pages in-folio. (Archives de cour.)
« Le subside royal ayant éprouvé un retard en 1793 et 1794, les pasteurs obtinrent du Synode de 1795, qu’il fût pourvu à ce déficit parles communes, à charge de restitution si ledit subside revenait. Ainsi ont été complétés nos traitements jusqu’en 1800.
« A cette époque, la commission exécutive s’étant occupée de nous sans que nous l’eussions demandé, il nous fut assigné une rente de biens nationaux, à titre de dédommagement des subsides perdus.
« Depuis le retour de notre légitime souverain, nous dûmes rendre tout cela; et les comptes en ont été réglés devant le régent de l’intendance, à Pignerol, en juillet 1815. »
Ils demandent en conséquence, que les communes qu’ils desservent soient imposées pour leur fournir un traitement, ou que Sa Majesté y pourvoie par quelque autre moyen.
Le préavis du ministre ne fut pas favorable à la demande des Vaudois: l’ambassadeur britannique fit des instances, qui paraissent n’avoir pas d’abord été écoutées (1), mais qui finirent par ramener le gouvernement à des vues plus sages et plus humaines. Ces dernières se firent jour dans un conseil des ministres, tenu le 23 février 1816 (2), où l'on arrêta les bases de l’édit qui parut quatre jours après.
(1) On lit, dans une note adressée par le ministre de l'intérieur au ministre des affaires étrangères (sans doute pour être commnniquée à l'ambassadeur britannique) , « que les Vaudois veulent se faire un mérite de la perte des subsides anglais , per il loro attacamento alla causa della liberta ; il che vuol dire per la ribellione al loro legitimo sovrano, etc... ( Arch. de cour, no de série 665. ) — Or je n'ai vu rien de semblable dans la requête des Vaudois ; ces paroles ne peuvent avoir été avancées que sur de simples ouï-dire. Ainsi, ou cherchait non-seulement à desservir les Vaudois dans leur patrie , mais encore à leur nuire à l'étranger. -
(2) On lit à la fin de la décision du conseil , qui fut soumise à l'approbation du roi S. M. approva le determinazioni del congresso, con che l'assegno per la sussitenza de pastori de Valdesi, non ricada in nessuna parte a peso de catholici domiciliati in quelle valli . ( Même source, no 666.)
Par cet édit, Victor-Emmanuel IV statuait :
1° Qu’il serait pourvu au traitement des pasteurs vaudois, d’une manière ultérieurement déterminée (3);
(3) On leur assigna une somme d'environ 500 francs qui fut d'abord payée par le trésorier royal de Pignerol. Une ordonnance royale , du 14 décembre 1818 (BERT, Valdesi , p. 261) , décida que cette somme serait prélevée sur le produit des centimes additionnels, perçus au marc le franc sur l'impôt foncier des Vallées. Il en résulta des fluctuations. En 1839 , par exemple, la diminution était d'un dizième ; et c'est alors qu'on fixa ces subsides à 6432 fr. pour toutes les Vallées ; savoir, 248 fr. 55 c. par semestre, à chaque pasteur : hormis ceux de Macel et de Rodoret, établis après 1816 . On peut se faire une idée des ressources générales de l'Eglise vaudoise à cette époque par le tableau suivant, emprunté au budget de 1841 .
2° Que les biens acquis par les Vaudois, hors de leurs anciennes limites, pourraient être conservés par leurs propriétaires;
3° Qu’il serait permis aux protestants d’exercer des professions civiles, telles que celles d’ingénieur, d’architecte, de chirurgien, etc. (1).
Peu de temps après, Victor-Emmanuel, revenu complètement des préventions, qu’on avait cherché à exciter dans son esprit contre les habitants des Vallées, consentit à ce qu’ils reprissent leurs services religieux dans le temple de Saint-Jean , construit en 1807, et fermé en 1814 (1).
(1) Cette autorisation fut accordée, à condition qu’une muraille serait élevée devant le temple, pour en couvrir la vue. On consentit à ce que le mur fût remplacé par une cloison en planches; et celle-ci étant tombée en ruines, on se contenta d’un simple tambour intérieur, masquant la porte d’entrée de l’édifice.
A cette époque aussi, fut fait un recensement général de la population vaudoise (2).
(2) Le 6 février 1816. - En voici les résultats : — catholiques : 4075 ; protestants 16975; population totale : 21050. — D’après un tableau publié par l’Echo des Vallées, le 3 mai 1849, la population protestante était à cette époque dernière de 20650.
L’Europe s’était calmée; Napoléon, vaincu à Waterloo (3), se mourait à Sainte-Hélène (4), où il ajoutait à sa gloire bruyante l’austère dignité de l’exil.
(3) Le 18 juin 1815.
(4) Il expira le 4 mai 1821.
Le progrès social, momentanément suspendu par ces grandes secousses, avait repris sa marche lente mais assurée.
Les actes d’oppression devinrent plus rares, les lois plus régulières; le règne, jusque-là inégal, d’une civilisation qui semblait encore se chercher, acquit plus de calme à mesure qu’elle prit plus d’extension.
Peut-être aussi les lumières, en se disséminant, perdaient-elles de leur profondeur. Dans tous les cas, le niveau social se préparait une surface plus uniforme.
Les Vaudois ne prirent aucune part aux événements politiques de 1821, qui amenèrent l’abdication de Victor-Emmanuel IV, en faveur de son frère, Charles Félix; mais ils adressèrent au nouveau roi une députation de convenance, qui ne fut pas reçue. Il tint à faire connaître la cause de cette sévérité, « Dites-leur, s’écria-t-il, qu’il ne leur manque que · d’être catholiques (1). »
(1) Monastier, T. II, p. 209. — Ces paroles rappellent un mot de Louis XIV à Lesdiguières : — « Si tu n'étais pas huguenot, je te ferais maréchal de « France. — Sire, il suffit que vous m’en jugiez digne. » — La noble délicatesse de cette réponse n’a pas besoin de commentaire et ne pourrait nulle part être rappelée plus à propos qu’ici.
C’était leur reconnaître beaucoup de qualités.
Mais le mouvement populaire de 1821 avait reporté le pouvoir vers la répression. Les protestants domiciliés à Pignerol reçurent l’ordre d’en déloger dans les vingt-quatre heures (2) et ce ne fut que par faveur qu’ils obtinrent d’y demeurer (3). On s’opposait à ce qu’ils eussent une école à Turin (1)! et si l’un d’entre eux venait à mourir hors des vallées vaudoises, ses héritiers devaient payer 500 francs pour soustraire leurs restes aux profanations d’une sépulture de voirie, et acquérir le droit de les transporter dans un cimetière clos (2).
(2) BErt, I valdesi, p. 265.
(3) Sur les représentations des ambassadeurs de Prusse et d’Angleterre.
(1) BEbt, Valdesi p. 324.
(2) Id. p. 326.
En 1828, une circulaire confidentielle fut adressée aux notaires des provinces de Saluces et de Pignerol, afin d’empêcher qu’ils reçussent aucun acte qui aurait pour objet de faire passer à un Vaudois des propriétés situées en dehors des anciennes limites (3).
(3) Cette circulaire est da 26 novembre 1828. — Un arrêt de la chambre des comptes, du 26 juillet 1837, reproduisit cette défense. — La circulaire du 16 d’août 1837 en fit part aux notaires.
On apporta aussi plus de sévérité dans l’interdiction des mariages mixtes (4), ou contractés à des degrés trop rapprochés (5).
(4) Lettres du commandant de Pignerol du 6 février et du 20 mars 1833. — Rapport du gouverneur de Pignerol sur ce sujet en 1843, etc.
(5) Circulaire du préfet de Pignerol au modérateur et aux ministres de l'Eglise vaudoise, pour leur interdire de bénir des mariages entre cousins germains. (Ce dernier terme manque de précision.) — La pièce est du 15 juillet 1835.
Les canons du papisme prenaient la haute main; le passé avait momentanément reconquis l'avenir.
En 1833 on défendit, sous peine de deux à cinq ans de prison, d’introduire en Piémont des livres, des gravures, ou quoi que ce fût, de contraire aux principes de la religion catholique, de la morale ou de la monarchie (1).
(1) Cette défense est du 20 mai 1833.
Puis le gouverneur de Pignerol reçut des instructions secrètes, afin qu’il surveillât les tendances trop libérales de quelques habitants des Vallées (2).
(2) Ces instructions sont du 12 novembre 1834. — On trouve dans d’au־ très instructions datées du 17 janvier 1833 : « Je dois vous parler à cette « occasion d’un ouvrage historique sur les vaudois, qui vient d’être publié « à Paris.... On y a observé, entre autres choses, une tendance très marquée à faire servir le christianisme d’instrument à cette chimère de la « perfectibilité politique des hommes, etc.... » — Cet ouvrage fut mis à l’index, et l’auteur obligé de s’expatrier. — Par ordonnance royale du 16 août 1840, il put rentrer pendant trois mois dans sa patrie ; plus tard la proscription qui pesait sur lui fut tout à fait levée ; et enfin l’autorisation de compulser les archives d’Etat, pour l'histoire qu’il avait entreprise, lui fut accordée comme par une sorte de compensation pour les précédentes rigueurs.
Mais ce gouverneur était alors un illustre écrivain (3), dont les pensées généreuses servirent mieux le gouvernement, que ne l'eussent fait d’excessives rigueurs.
(3) Alberto Notta : écrivain dramatique distingué. — Le roi de Prusse lui accorda la décoration de l'Aigle, pour la manière impartiale et humaine dont il avait administré les Vaudois. (Bert, Valdesi, p. 269, note 2.)
Ayant fait venir auprès de lui les personnes qui lui étaient particulièrement désignées, il s’attacha d’abord à les convaincre de l'intérêt qu’il leur portait, et ne leur présenta qu’à ce titre les conseils qui lui avaient été suggérés par une sollicitude moins bienveillante.
L’extension de l’influence des Vaudois, ou même de leurs possessions, paraissait surtout préoccuper leurs adversaires (1). De nombreuses tentatives de prosélytisme furent alors exercées (2).
(1) C’était surtout l’influence de la Bible, que les Vaudois portaient avec eux, qui était redoutée. En 1826, un envoi de Bibles étant venu de Genève à la destination des vallées vaudoises, le gouvernement piémontais ne les laissa parvenir aux pasteurs qu’à condition qu’on écrirait sur chaque volume : défendu de donner, de vendre ou de prêter aux catholiques. (Le Magasin méthodiste, pour l’année 1833, p. 23.) —Voir aussi Bert, Valdesi, p. 280.
(2) Parmi les personnes enlevées, ou induites à quitter leurs parents pour se retirer dans un établissement catholique, se trouvait, en 1841, une jeune fille aveugle, dernière descendante du grand Arnaud. — « Les plus « grands avantages sont offerts à un Vaudois qui change de religion ; et si « un catholique romain se fait protestant, il est condamné à une prison « perpétuelle.
« Tout journal religieux qui, d’un pays étranger, serait adressé à un « Vaudois, est retenu à la poste.
« Le Vaudois qui serait convaincu d'avoir prêté sa Bible à un catholique romain, serait puni de la prison . » (Archives du christianisme, T. IX, seconde série, p. 45.) Voir aussi BERT, Valdesi, p. 235 et 293.
A la même époque , une bulle pontificale , approuvée par ordonnance royale, autorisa l'établissement d'une mission permanente dans les Vallées . « La bulle porte que cet établissement sera composé au moins de huit religieux, ayant un supérieur et un économe, avec une prébende de 16,000 fr. par année. Leur vocation sera d'être prédicateurs missionnaires , partout
où ils en seront requis par les évêques , et surtout parmi les protestants des Vallées. » (Lettres des vallées vaudoises : du 18 novembre 1848. ) Cet établissement fut mis sous l'invocation de Saint-Maurice et Lazare. Il prit le nom de Prieuré de la sacrée religion , et fut construit aux portes de La Tour. Durant la construction de ce couvent et de sa vaste église, le ' peuple des Vallées , inquiet, soucieux , ne pouvait penser sans émotion « aux intentions qu'elle annonçait. » (Monestier, T. II, p· 215.) — Jusques ici néanmoins, les religieux qui y résident ont fait preuve de beaucoup de réserve et de tolérance. — La dédicace de cet édifice eut lieu le 23 septembre 1844. — J’en parlerai plus loin, à cause des circonstances rassurantes qui se produisirent alors pour les Vaudois et du caractère tout différent qu’en reçut cette cérémonie.
En 1841, une intimation particulière fut adressée aux protestants qui possédaient des biens hors des anciennes limites, pour qu’ils eussent à s’en défaire dans un temps déterminé (1).
(1) Deux ans pour les terres d’une étendue de deux journaux, quatre jans pour les domaines plus vastes.
Les intéressés adressèrent une requête au gouvernement; et par une décision du sénat de Turin, ils furent autorisés à conserver ceux de ces biens qui avaient été acquis avant le 17 avril 1831, époque où Charles-Albert était monté sur le trône.
Une nouvelle requête fut présentée, au nom des propriétaires que la dépossession atteignait encore; ils représentaient que les anciennes limites étaient devenues trop étroites, par l'accroissement de la population, et demandaient à conserver les biens acquis au delà. Mais on n’eut point égard à cette demande, et le ministre de l’intérieur maintint la décision du sénat (1).
(1) La requête est du 10 janvier 1842, et la réponse du 23 février. — . On fit, à cette époque, aux Vaudois des propositions d'émigration, qu’ils n’acceptèrent pas. (Bert, Valdesi, p. 296,297.) — Et le gouvernement lui-même donna des instructions secrètes à ses agents, au sujet des mariages mixtes et des acquisitions des Vaudois, pour qu’ils fussent laissés en paix malgré les sollicitations contraires du parti catholique. (Echo des Vallées, deuxième année, p. 142, citation du livre de M. Bert. )
La Table vaudoise réclama, et obtint alors, l’autorisation de dresser une statistique spéciale de la population des Vallées, pour montrer qu’elle était restreinte en des limites insuffisantes. Sur ses représentations motivées, les propriétaires des biens acquis en dehors de ces limites, depuis 1831, furent autorisés individuellement à les conserver, mais à la suite d’une demande et d’une permission particulières (2).
(2) Ces différents adoucissements furent dus en grande partie aux représentations du gouvernement britannique à la cour de Turin. — Lord Aberdeen, entre autres, s’intéressa vivement aux Vaudois. (Voir Report of the Vaudois committee year 1843, et l’imprimé chez Murray en 1845, p. 16, al. 3.) — Sir Allen s’employa aussi beaucoup en leur faveur. (Bert, Valdesi, p. 261.)
Depuis lors, les voies sages et libérales, dans lesquelles s’avançait le gouvernement de Charles-Albert, toujours au niveau des progrès de la civilisation et des besoins de son peuple, firent disparaître sans secousses ces vestiges, de plus en plus déplacés, d’un âge sans avenir.
C’est aux vues généreuses et persévérantes de cet illustre monarque, que son règne dut, plus tard, de pouvoir être cité comme exemple à l’appui de cette grande vérité : à savoir, que les réformes préviennent les révolutions.
ET FONDATION DÉ DIVERS ÉTABLISSEMENTS DANS LES VALLÉES VAUDOISES.
(de 1824 à 1847.)
(Félix Neff. — L’Hôpital. — Le Collège. — La Discipline. — Les Ecoles. — Beckwith.)
SOURCES ET AUTORITÉS. Actes des synodes de l'Eglise vaudoise, et rap- ports de la Table à ces assemblées . - - Travaux du comité vaudois établi - à Londres. — Esquisse de l'histoire et de la situation actuelle des Vaudois, par Hugues ACLAND, Londres 1825, en anglais . - JACKSON, Remarques sur les Vaudois du Piémont ; même langue ; Londres 1826. Sur le gouvernement ecclésiastique des Eglises vaudoises du Piémont ; en allemand ; par WEISS, secrétaire du Synode de Zurich, 1844 , de VIII et 76 p. - A Tale of the Vaudois, etc... by S. WEBB. Londres 1842, de 251 p. HENDERSON : The Vaudois comprising observations ... in the Summer of 1844. Londres 1845 , de VIII et 262 p. BAIRD Sketches of protestantism in Italy , Boston, 1845. ( Il traite des Vaudois dans sa troisième partie. - Chap . II- VII. - ACLAND : Sketch of the history and present situation of the Valdenses. Londres, 1826. MAITLAND : Factes and documents... sur les Vaudois et les Albigeois . Londres, 1832. --William SIME : History of Wald. from the carliest period... till the present time. Edimburg , 1839 , 3 vol. Voir le T. III. -Th. MAYERHOFF : Die Waldenser in unseren Tagen... avec la statistique de leurs Eglises. Berlin 1834. - - SANTA ROSA : Histoire de la révolution piémontaise (de 1821 ) Paris, 1822. - PELLEGRIN : Exposé historique de l'état des Vaudois dans les vallées du Piémont. Harlem, 1824. Notice sur l'état actuel des Eglises vaudoises protestantes des vallées du Piémont, suivie des ordonnances intolérantes rendues contre ces chrétiens réformés, de leur pétition au roi de Sardaigne , et du tableau statistique des communes vaudoises. Paris, 1822. Sans nom d'auteur. Attribué à Charles Coquerel. Mémoire historico-statistique sur les Vaudois... par Paul Appia. Manuscrit communiqué, A proposal to establisch schools for the education of the female Children of the Waldenses , etc... Manuscrit communiqué. (On proposait dans ce mémoire de fonder dans les Vallées 118 écoles de filles ; savoir quinze grandes, au salaire de 250 fr. , et cent trois petites au salaire de 75. Elles eussent été entretenues par des souscriptions volontaires de cinq schellings . Ce projet n'eut pas de suite ; mais le mémoire est intéressant.) I Valdesi, ossiano i christiani catholici secondo la chiesa primitiva... cenni storici ; da A. Bert. Torino, 1849. C'est l'un des ouvrages les plus importants qui aient été écrits jusqu'ici sur l'histoire moderne des Vaudois. On trouvera aussi des détails pleins d'intérêt dans l'Echo des Vallées. (Ce journal, dirigé avec talent par M. le professeur Meille, a été fondé en 1848, à La Tour. C'est la première publication périodique qui ait paru dans les vallées vaudoises. ) Les journaux étrangers , qui se sont occupés des Vaudois à cette époque, peuvent également être consultés avec avantage. Enfin, les notes et lettres contemporaines.
Lorsqu’une société est travaillée par un besoin de régénération quelconque, il est rare que tous les éléments sociaux ne s’y retrempent pas. La vie ne peut se transformer sans réagir sur ses sources, d’où procède le sentiment religieux ; et ce dernier, à son tour, ne peut s’élever ou descendre sans que l’existence ne se modifie.
Le dix-huitième siècle avait, de son souffle corrupteur, flétri et desséché toutes les enveloppes religieuses qu’il avait pu saisir.
La vie devait s’en dégager plus indépendante, plus spontanée, et dès lors plus évangélique.
L’unité de l'Eglise vaudoise se vit providentiellement maintenue par les épreuves même qu’elle eut à supporter.
Les persécutions avaient rendu la foi plus forte ; l’âme de quelques martyrs était passée dans tout un peuple.
L’ordre donné, en 1698 et en 1730, à tous les habitants d’origine étrangère qui s’étaient établis dans les Vallées, d’avoir à les quitter , en déchirant bien des cœurs, maintint intacte l’intégrité de la population vaudoise; et enfin l’interdiction des mariages mixtes empêcha ce petit peuple d’être absorbé et envahi par la population plus nombreuse, qui l’environnait de toute part. Les alliances étrangères n’ont-elles pas manqué de perdre le peuple d’Israël?
Il n’y eut pas jusqu’aux limites étroites dans lesquelles les Vaudois étaient maintenus, qui ne les aient préservés du danger d’être disséminés loin des lieux de leur culte, et peut-être infidèles, après l’avoir oublié.
Le moment approchait où ces barrières allaient être levées. Ce ne pouvait plus être alors par des agents extérieurs que l'unité de corps serait maintenue dans l'Eglise vaudoise. Une force vive et intérieure devait les remplacer. Dieu y pourvut.
Un jeune officier d’artillerie s’était écrié dans un moment de tristesse : « O Dieu ! donne-moi de connaître la vérité, et daigne te manifester à mon cœur !» Puis, il recommença ses études, et se voua au ministère évangélique.
C’était Félix Neff. Conduit par la Providence au sein de ces profondes retraites, qu’avait habitées. l'Eglise vaudoise dans les Alpes françaises, il se consacra tout entier, dépensa sa vie à l’évangélisation de leurs incultes habitants.
« L’aspect affreux et sublime de ce désert, écrit-il de Dormilhouse (1), qui servit de retraite à la vérité, pendant que presque tout le monde gisait dans les ténèbres ; le souvenir de tant de martyrs qui l'arrosèrent de leur sang ; les profondes cavernes où ils allaient en secret lire les saintes Ecritures, adorer l'Eternel en esprit et en vérité : tout élève l’âme et inspire des sentiments difficiles à exprimer. Mais les habitants dégénérés, au moral comme au physique , rappellent au chrétien que le péché et la mort sont les seules choses vraiment héréditaires parmi les enfants d’Adam. »
(1) En janvier 1824.
« L’œuvre d’un évangéliste dans les Alpes, dit-il ailleurs (1), ressemble beaucoup à celle d’un missionnaire chez les sauvages ; car le peu de civilisation qu’on y trouve, est plutôt pour lui un obstacle qu’un secours. De toutes les vallées que je visite, celle de Freyssinières est la plus arriérée sous ce rapport. Il y faut tout créer : instruction, bâtisse, agriculture. »
(1) Mars 1825.
Et le généreux pasteur ne se découragea pas; à Dormilhouse les habitants n’avaient pas l’usage d’arroser leurs prairies; Neff leur dit: « Vous faites de ces eaux comme de celles du salut; Dieu vous envoie les unes et les autres en abondance, et vos prairies comme vos cœurs, languissent dans la sécheresse. »
Il leur apprit à féconder leurs terres; mais il s’attacha surtout à vivifier leurs âmes, « Pendant ces hait jours, écrit-il, après la semaine sainte de 1825, je n’ai pas eu trente heures de repos; on ne connaissait ni jour ni nuit; avant, après et entre les services publics, ce n’étaient que prières et conversations pieuses. »
L’année d’après, il vint dans les vallées vaudoises du Piémont, « Je n’essayerai pas, dit il, de rendre l’impression que fit sur moi le magnifique tableau qui s’offrit à mes regards. La beauté de la végétation, dans ces vallées, contraste avec l’aridité des Alpes françaises. L’admiration que donnent les rocs et les glaciers qui vous entourent , ces riches vallées qui s’étendent sous vos pieds, et dans le lointain les vastes plaines de l’Italie, élèvent le cœur à l’Eternel. — Mais les Vaudois ont bien dégénéré, et plusieurs d’entre eux, sans avoir extérieurement changé de religion, se trouvent plus éloignés de la foi de leurs pères, que s’ils s’étaient faits catholiques (1). »
(1) Ces derniers mots sont tirés d’une lettre écrite de Genève le 15 mai 1828, aux frères des vallées vaudoises du Piémont.
Ce jugement sévère n’excluait pas la plus fervente charité. Des réunions de prière se formèrent en dehors du cercle officiel de l'Eglise. La vie tendait ainsi à se dégager des formes habituelles, sous lesquelles se dissimule trop souvent l’absence de la vie. ·
Mais les mondains se récrièrent; ces réunions particulières furent dénoncées à l'intendant de Pignerol qui en référa au modérateur. Ce dernier répondit qu’elles étaient de droit évangélique, et détourna les poursuites commencées; alors l'intendant engagea les membres de ces réunions à leur donner le moins d’éclat possible, vu qu’elles étaient contraires à la loi de septembre 1821 (1).
(1) Magasin méthodiste pour l'année 1833, p. 24.
Avec la vie religieuse se réveillait le zèle pour les œuvres qu’elles produit. Les Vaudois ( ceux principalement qui suivaient les réunions nouvelles), adressèrent l’offrande de leurs sympathies et de leur pauvreté, aux missionnaires qui exposaient leur vie pour la propagation de l’Evangile.
Mais la faiblesse humaine trouve toujours sa part dans les événements humains.
Fiers et joyeux du changement de vie auquel la Providence les avait appelés, et sentant d’autant mieux le vide qu’abritent quelquefois les formes officielles du culte, pour ceux qui y assistent avec indifférence, plusieurs de ces frères vaudois ne craignirent pas de dire qu’ils avaient changé de religion.
Le catholicisme s’en réjouit, voyant un symptôme de dissolution et de mort là où ne s’opérait qu’un phénomène de régénération et de vie. Les Vaudois, attachés aux autels de leurs pères, s’attristèrent, par contre, de ces divisions intestines, envenimées par l’ignorance et souvent entretenues par l’orgueil.
Le pasteur spécial de ce petit troupeau, qui s’était mis à part au sein de la bergerie, écrivit un opuscule intitulé : Les Vaudois convaincus d’hérésie (1).
(1) Imprimé à Pignerol en 1836. Avec permission du grand vicaire épiscopal, brochure in8° de 58 p. — C’est le 22 mai 1831 que l’auteur de cet écrit avait été choisi comme pasteur de l'Eglise libre, et le 15 mai, que cette corporation s’était détachée de l’ancienne Eglise vaudoise.
Des deux côtés la charité avait à revendiquer bien des droits oubliés.
Mais l’ébranlement même qui résulta de cette absence de modération, fit vibrer bien des fibres cachées, produisit une impression profonde, amena un réveil religieux plus durable et plus général.
Aujourd’hui, le clergé de l'Eglise vaudoise s’est mis lui-même à la tête de ce mouvement; et les sectaires (2), s’il en existe encore, ne se présentent plus que comme des amis et non comme des dissidents.
(2) Il y en eut ensuite qui, sans cesser de prendre part aux réunions religieuses de leurs compatriotes, et tout en reconnaissant l’intégrité de mœurs et de doctrine des pasteurs, se retiraient de la communion vaudoise pour la célébration de la sainte cène, et attendaient le passage incertain d’un prédicateur séparatiste quelconque, dont souvent ils ne connaissaient ni les mœurs, ni la doctrine vivante, pour communier de sa main, dans un cénacle particulier. J’ignore quelle a été la durée de ces faits de détail, imperceptibles pour l’histoire.
La sollicitude des âmes chrétiennes, ayant ainsi été excitée pour tes intérêts spirituels des Vaudois, devint également plus attentive à leurs besoins temporels; ils avaient le droit d’avoir des médecins de leur culte, mais la plupart des malades manquaient des moyens nécessaires pour suivre un traitement.
L’idée de construire un hôpital dans les Vallées, était venue à quelques personnes généreuses (1). « Lorsque son établissement, dit M. Bert (2), fut proposé au synode (3), on en regardait l’exécution comme presque impossible. Bientôt après, tout concourut à l’envi à la réussite d’un projet, qui supposait des moyens sans proportion avec nos forces.
(1) Le premier germe ostensible que nous en connaissions, se trouve dans une correspondance, entre Mme Geymet et un professeur de Genève (M. Chenevières), entretenue à cette époque.
(2) Rapport lu au Synode tenu à La Tour du 16 au 18 septembre 1828, par M. Bert., modérateur (qui fut alors remplacé par M. Rostaing, après avoir reçu les remerciements de l’assemblée sur sa remarquable gestion, ainsi que pour son rapport).
(3) Tenu à Saint-Germain du 26 au 28 août 1823.
« Sa Majesté, notre auguste souverain, daigna autoriser la fondation de l’hôpital (4); et leurs excellences, les représentants des puissances protestantes à Turin, nous ouvrirent partout, par leurs recommandations, des voies profitables pour arriver à ce but.
(4) Par patentes royales du 6 janvier 1824.
« Nous avons surtout des obligations infinies à son excellence M. le comte de Waldburg Truchsess (1). Dès qu’il sut que nous étions autorisés à acquérir le local désigné pour cet établissement, il nous fit remettre la somme nécessaire à cet achat : laquelle n’était elle-même qu’une partie d’un don de 12,000 fr. qui avait été fait aux Vaudois, et mis à sa disposition, par Sa Majesté Alexandre empereur de Russie. Ce don impérial était encore un effet de la bienveillante intercession de M. de Truchsess.
(1) Ambassadeur de Prusse , constant protecteur des Vaudois. Ses restes reposent parmi eux , au cimetière de La Tour. Ils y furent déposés le 18 août 1844 , selon le désir qu'il en avait témoigné. M. Amédée Bert, fils du modérateur dont je cite ici le rapport , prononça avec talent l'oraison funèbre du digne ambassadeur . Il a publié l'épitaphe , gravée sur le tombeau du comte de Truchsess, dans I Valdesi , p. 482.
« Nous songeâmes ensuite à nommer un délégué, pour recueillir les collectes qu’on nous annonçait de l’étranger (2)... Il partit en mai 1824; il passa en Suisse, à Berlin, à Paris et en Angleterre, d’où il revint en 1826 (1)..
(2) Ce délégué portait avec lui , outre sa délégation : Io Une copie du plan de l'hôpital (adopté par le synode de 1823) , légalisée par les ministres plénipotentiaires de Prusse, d'Angleterre et des PaysBas, près la cour de Turin, en date des 16 , 20 et 22 mai 1824. IIo Une copie du décret de l'intendant de Pignerol ( caccia) daté du 10 janvier 1824 et autorisant la fondation projetée , en vertu des patentes du 6janvier. Cette pièce était également légalisée . IIIo Trois lettres de recommandation adressées par les ambassadeurs de Prusse , d'Angleterre et des Pays-Bas , à toutes les légations de ces puissances , dans les diverses capitales de l'Europe ; datées des 22 , 24 et 29 avril 1824. IVo Des lettres semblables de divers banquiers de Turin , de Genève et de Bâle , adressées à leurs correspondants, dans les principales villes de commerce de l'Europe. Ce délégué fut partout reçu avec un généreux empressement. - Je m'abstiens d'entrer dans plus de détails sur la manière dont il a rempli son mandat.
(1) La Hollande, la Suède et le Danemark firent aussi beaucoup pour cet établissement.
« Les colonies protestantes de Gènes, de Turin et de Rome, nous donnèrent également des preuves de leur charité et de leurs sympaties chrétiennes (2).
(2) Deux collectes furent provoquées à Rome, en faveur de l’hôpital vaudois : l’une par le révérend Hobard, évêque américain, de la communion anglicane; et l'autre par M. Plenderbalh, de Bristol, qui avait assisté au synode de 1823, où la fondation de cet hôpital fut proposée. — M. Plenderbath a publié en anglais une traduction du poème roman la Nobla Leyczon avec une remarquable préface sur l’état des Vaudois. (Bristol, 1825.)
« Mais ces secours partiels n’eussent pas suffi sans l’assistance des gouvernements auxquels dut s’adresser notre délégué collecteur. Déjà avant son passage en Suisse, les cantons évangéliques de ce pays avaient fait toucher à son excellence le comte de Truchsess une somme importante, qui fut remise de leur part à notre banquier à Turin (1), ainsi que le montant d’une collecte faite à Genève; et après le départ de notre délégué, ces mêmes gouvernements permirent que des comités, volontairement organisés dans chaque canton, recueillissent les offrandes qui leur étaient apportées en notre faveur. De pareils comités se formèrent successivement dans plusieurs autres pays. (2).
(1) Joseph Malan, propriétaire actuel de la manufacture de Pra-la-Féra située à l'entrée de la ▼allée de La Tour. — C’est l’établissement industriel le plus considérable des Vallées.
(2) En Wurtemberg, en Prusse, en Hollande, en Angleterre, etc... La liste des membres qui en firent partie aurait été mise ici, si l'espace l’avait permis.
« M. Paul Appia, notre excellent compatriote, pasteur de l'Eglise française à Francfort-sur-le-Mein (3), fit le voyage des Pays-Bas, où ses pieuses prédications (4) enflammèrent encore une charité déjà si ardente et si connue. Il produisit le même effet à Paris, où les pasteurs les plus éminents de l'Eglise s’intéressèrent à l’œuvre qu’il soutenait (5).
(3) C’est à lui que j'ai dû les diverses communications, si souvent citées avec son nom, dans les pages de l'Israël des Alpes. Il publia lui-même une notice sur les Vaudois.
(4) Dans l’automne de 1825.
(5) M. Ch. Coquerel avait déjà publié une notice sur les Vaudois du Piémont, in-80 de 32 p. Paris 1822. — De nombreuses publications en prose et en vers parurent de 1824 à 1825, au sujet de l'hôpital. — Quelques-unes ont été indiquées dans la Bibliographie.
« Enfin, au bout de deux ans, nous eûmes la consolation de voir notre hôpital fondé, grâce à la charité des grands et des petits, qui rivalisèrent, selon leurs moyens, pour contribuer à cette fondation.
« Les rois de la Grande-Bretagne, de Prusse et des Pays-Bas, ne dédaignèrent pas de joindre leurs no&s augustes à la liste des souscripteurs; en sorte que tant de faveurs multipliées nous font dire avec admiration et reconnaissance : « Ceci a été fait par l'Eternel, et c’est une chose merveilleuse devant nos yeux. » (Ps. CXVIII, 23.)
« Que de motifs pour nous de bénir le Seigneur ! Que de motifs encore de redoubler d’efforts pour justifier une telle bienfaisance ! Ah ! que jamais nous ne donnions lieu de juger que nous ne la méritons pas (1)! »
(1) Je dois mentionner aussi un Vaudois, M. Pellegrin, alors en Hollande, qui écrivit un Abrégé de l’histoire des Vaudois, dont la vente, jointe à quelques dons recueillis par Hauteur, produisit la somme de 2750 fr. 70 c. en faveur de l'hôpital.
Les comptes relatifs à cette fondation furent ensuite mis sous les yeux du synode (2).
Dépenses : Achat du local ; achat du mobilier ; frais du collecteur ; établissement. (Les chiffres exacts me mandent pour ces divers articles; mais les comptes ayant été présentés au synode , la balance a été reconnue égale, avec un encaisse peu important.)
A cette rente, de près de onze mille francs, destinée à entretenir l’hôpital de La Tour et le dispensaire du Pomaret, on doit ajouter les revenus d’un domaine assez considérable, acheté dans les vallées mêmes, sur le montant des premières sommes indiquées dans cette note et servant de dotation à l’établissement. (Les rentes de l’hôpital s’élevaient en 1845 à 14,070 fr.)
Les règlements de l'hôpital furent également approuvés (1).
(1) En voici les principales dispositions.
1. Une commission directrice, composée de sept membres, dont toutes les fonctions sont gratuites.
2. Le caissier fournira caution.
5. La commission se réunit d’office tous les trois mois.
6. Elle nomme à tous les emplois subalternes de l’hôpital, et en règle l'administration, sous la surveillance de la Table.
8. La Table, représentant le synode, aura la direction supérieure et l’inspection de l’hôpital. L’examen des comptes, rendus par la commission, aura lieu tous les deux ans au moins.
9. L’hôpital reçoit des malades, en proportion de ses moyens.
10. Il n’admet pas ceux qui sont déclarés incurables ou atteints de maladies honteuses.
11. Si, pendant qu’il est à l’hôpital, un malade vient à être déclaré incurable, il n’y pourra demeurer plus d’une année, à partir du jour de cette déclaration.
15. Les pièces exigées pour qu’un malade soit admis, seront transmises à la commission, par le consistoire de la paroisse qu’habite le postulant (10 Certificat d’indigence; 20 de bonnes vie et mœurs; 30 du médecin, constatant la maladie; 40 extrait de baptême.)
16. Lorsqu’une ou plusieurs places vacantes seront postulées simultanément par un plus grand nombre de malades, les plus nécessiteux obtiendront la préférence; et dans le cas où les besoins seraient égaux, les plus âgés seront les premiers admis.
(Ce règlement a en tout dix-neuf articles. L’expérience y a apporté de légères modifications.)
Cet établissement s’éleva dans la vallée de Luserne(1), et peu d’années après, on put lui donner une succursale dans celle de Saint-Martin (2).
(1) Entre Sainte-Marguerite et les Copiers, au-dessus de La Tour, dans une exposition salubre, aérée et tranquille.
(2) Au Pomaret. — En 1845, l'hôpital de La Tour avait quatorze lits et celui du Pomaret neuf.
A la même époque, le Rév. docteur Gilly, ayant attiré l'attention du public anglais sur les vallées vaudoises, par le récit du voyage qu’il y avait fait en 1823 (3), devint pour ainsi dire le fondateur du collège de la Sainte-Trinité qui fut bientôt établi à Latour (1).
(3) Narrative of an excursion to the mountains of Piemont, and researches among the Vaudois, or Waldenses , protestants inhabitants of the cottian Alpes. London 1824-25. - M. Gilly est le plus fécond et l'un des plus intéressants de tous les écrivains modernes, qui se sont occupés des Vaudois. Il dut lui-même sa réputation et une partie de sa fortune , ainsi que de son bonheur domestique aux ouvrages par lesquels il avait attiré sur les Vaudois une attention et des sympathies qui se reportèrent bientôt sur lui-même. Etant revenu bientôt après , dans les Vallées , accompagné de sa famille en 1828 ou 29 , il publia son nouvel ouvrage : Waldensian researches , during a second visit to the Waldenses of the Valleys of Piemont. London 1830.
(1) La possibilité immédiate de son établissement fut due à un don particulier et anonyme, de cinq mille livres sterling (126,050 fr. ) confié à la surveillance tutélaire de M. Gilly , et obtenu sans doute par suite de l'intérêt que les ouvrages de cet éminent écrivain avaient excité en faveur des Vaudois. Le collége de La Tour a quatre professeurs et un recteur ( qui professe aussi) ; un sixième professeur dirige l'école latine du Pomaret. « Le traitement des maîtres dans l'un et l'autre établissement est de 1500 fr. « par an. Mais deux seulement de ces traitements sont entièrement assurés ; trois autres ne le sont que partiellement , et un pas du tout. Une « gratification de 2500 fr. accordée par le dernier ministère est le seul secours que l'instruction publique vaudoise ait jamais reçu du gouverne- « ment. » (Echo des Vallées, T. I , no du 3 mai 1849, p. 175 , note. ) L'autorisation d'élever ce collège, émanée du ministère de l'intérieur, sous la date du 28 mai 1831 , portait qu'on ne devrait y recevoir que quinze élèves. ( BERT, I Valdesi... p. 277.) Mais cette limite fut dépassée sans qu'on s'opposât à l'extension de l'enseignement. C'est aux soins de M. Beckwith que l'on doit la salle de lecture et une partie des livres de la bibliothèque ; cette dernière a été enrichie en outre par le comité vaudois de Londres et par des dons particuliers.
Une annexe de cet établissement ne tarda pas de se former dans la vallée de Saint-Martin (2) ; et M. Beckwith fut un des fondateurs qui y prirent le plus de part (3).
(2) Au Pomaret, où déjà avait été établie la succursale de l’hôpital. — Là se trouve aussi le tombeau de Peyran, dont l’érection avait été attribuée à M. Sins, et qui doit revenir à M. Gilly.
(3) Le major-général Beckwith est d’origine anglaise. — Il est né le 2 octobre 1789. Entré au service militaire en juin 1804, il obtint le grade de major, pour ses services en Espagne, en août 1814. Il fut nommé lieutenant-colonel à la bataille de Waterloo, où il perdit une jambe (18 juin 1815). Il a assisté à vingt combats, et vint pour la première fois aux Vallées en septembre 1827. Depuis lors il s’y est rendu toutes les années, et ne les a presque pas quittées depuis plus de dix ans.
C’est à ce dernier, tout particulièrement, que l’on doit l’érection ou l’agrandissement d’une centaine d’écoles dans les Vallées, avec les moyens d’y maintenir un enseignement digne de ces progrès (1). Surmontant avec persévérance tous les obstacles de localité, cet homme éminent est parvenu, dans l'espace de peu d’années, à imprimer une impulsion toute nouvelle à l'instruction primaire de ce pays.
(1) Les améliorations qui ont été introduites dans l'instruction publique frappent surtout ceux qui n'ont pu suivre leurs progrès journaliers. Si un Vaudois, depuis longtemps absent, dit un écrivain moderne, rentrait aujourd'hui dans sa patrie, il serait saisi d'admiration à la vue de ces progrès. — « Quel est, dit-il , le magicien, qui en aussi peu de temps a pu opérer une telle transformation ? Et on lui fait alors l'histoire d'un des a plus beaux dévouements dont notre temps fasse mention d'un homme « qui, laissant patrie, famille, amis, tous les agréments d'une existence opulente et considérée, est venu cacher sa vie dans nos montagnes ; et là , « au milieu de difficultés de toute espèce , que lui suscitaient d'un côté, la a jalousie d'un gouvernement despotique et ombrageux de l'autre, l'apathie d'un peuple longtemps écrasé , et d'abord plus hostile que favorable « à ses vues, a réussi à force de prudence , de talents et de sacrifices , à « réaliser une œuvre qu'on croyait impossible : jusqu'à y intéresser telle- « ment la population vaudoise elle-même, qu'elle s'impose aujourd'hui des a charges considérables pour la soutenir . »
(Echo des Vallées . T. I , no XI, p. 175.) « M. Beckwith a fait construire ou agrandir, presque entièrement à ses frais, une centaine d'écoles. « Il a consacré à cette œuvre, disent ses compatriotes , plus de 200,000 francs de sa propre fortune. » ( Rapport du comité vaudois de Londres, en 1845.) Il y a aujourd'hui ( 1848) dans les Vallées quinze écoles paroissiales , dont six ont un traitement de 600 francs ; une, de 540 francs ; quatre de 500 ; deux de 400 et deux de 300. La plupart de ces écoles sont ouvertes pendant dix mois de l'année . -
Il y a cent vingt-neuf écoles de quartier. — Une commune à elle seule en a quinze (Ville-Sèche); deux en ont douze (Pral et Prarusting) ; une, onze (Pomaret); et deux, dix (Angrogne et Villar). Celle qui en a le moins est Rora; on n’y en compte que quatre. — Ces écoles ne demeurent, ouvertes qu’en hiver et pendant trois ou quatre mois seulement. — Leurs régents reçoivent en moyenne 35 fr. ce qui porte à plus de 12000 fr. par an les dépenses exigées par ces deux classes d’écoles. — De ces 12000 fr. il en est 9500, au moins, qui sont supportés par la population vaudoise; le reste provient du comité wallon, dont le zèle pour le bien de notre Eglise ne cesse d'augmenter. — Le nombre total des écoliers était, à la fin de 1848, de 4517.
Il y a, de plus, six écoles de filles et deux écoles enfantines, ouvertes pendant dix mois de l’année. — Le traitement des directrices, va de 300 à 400 fr. — Quatre sur six, de ces écoles de filles, sont à la charge du comité de Londres ; les deux autres sont entretenues par des souscriptions volontaires. — Le traitement des institutrices va de 300 à 400 fr. — M. Beckwith a encore fondé à La Tour (par autorisation ministérielle du 4 septembre 1827), un établissement spécial d’instruction supérieure pour les jeunes personnes. — Il a pourvu aussi à ce que la plupart des instituteurs vaudois pussent aller se préparer à renseignement dans les meilleures écoles normales de la Suisse. (Bert, Valdesi; p. 308, 309, etc.) — En décembre 1848, il a reçu du gouvernement sarde la décoration de l'ordre de Saint-Maurice et Lazare. (Même auteur, p. 313.)
M. Beckwith pense que la portée d’une œuvre, dans l’avenir, est en raison de l’influence qu’elle exerce sur les jeunes générations du présent. L’avenir est entre les mains des enfants, dit-il, avec la conviction d’un père.
Ainsi, se dévouant tout entier à la réforme entreprise par sa puissante charité, cet opiniâtre bienfaiteur des Vallées a adopté la famille vaudoise avec un désintéressement et une sollicitude rares. Elle le lui rend bien par sa reconnaissance.
Mais l'intérêt qu’il lui porte est encore un bienfait de M. Gilly, dont les ouvrages ont fait connaître les Vaudois; et le comité fondé à Londres en 1825, uniquement en leur faveur, lui doit aussi son origine. Ce comité n’a cessé de prendre part à toutes les améliorations qui se sont accomplies depuis lors dans les Vallées (1).
(1) La première réunion de ce comité a eu lieu à Londres , le 26 mai 1825 , dans la demeure de sir Henry Rose. L'évêque de Londres, l'archevêque de Canterbury et l'évêque de Winchester y assistaient. Parmi les écrivains qui en firent partie , on remarque MM. Gilly , Acland , Inglis , Hamilton , Sims, Harisson, Bridge et Lowter. La plupart de ces auteurs ont consacré leur plume à la défense des intérêts vaudois. Voici un aperçu des travaux du comité.
1º Restitution des subsides royaux anglais , s'élevant annuellement à 277 liv. sterl. (6983 17 fr . c. ) — L'origine de ces fonds remonte à un résidu de collectes faites en 1655. Par suite du départ de sept pasteurs des Vallées, qui allèrent desservir les colonies vaudoises en Allemagne en 1689, et avec l'adjonction d'une partie des fonds de l'hôpital de Savoie, à Londres, cette rente fut portée en 1703 à 1250 fr. Diverses vicissitudes eurent ensuite lieu dans son envoi. De 1804 à 1807, les intérêts de ces fonds s'accumulèrent à l'Echiquier. En 1807 , le ministère britannique ordonna d'en cesser le payement : car les Vallées étaient alors au pouvoir de la France. En 1814 recommencèrent des envois, mais fort réduits. Le comité vaudois présenta, le 11 mars 1826, au comte de Liverpool , une requête tendant à obtenir la restitution complète de ces fonds ; et elle fut obtenue ( sauf les intérêts de 1797 à 1804 qui avaient reçu une destination différente) . -
2º Il a contribué à l'établissement de l'hôpital et de son dispensaire , auxquels il fournit annuellement un secours de 150 liv. sterl. ( 3781 fr . 50 c . )
3º Il a contribué à la fondation du collège de La Tour, auquel il fournit annuellement 20 liv . sterl . (504 fr. 20 c.) -La bibliothèque de ce collége a aussi été enrichie par les soins du comité. Dix bourses, de 100 fr. chacune, y sont instituées pour les élèves. - Le comité s'était en outre chargé
de pourvoir à l'entretien de trois jeunes Vaudois , qui auraient fait leurs études en Angleterre, pour devenir professeurs à La Tour.
4º Il accorde mille francs à l'école latine du Pomaret.
5º Le comité a contribué à l'établissement de cinq écoles de filles dans les Vallées, auxquelles il accorde une pension annuelle de 52 liv. sterling (1050 fr. 92 c.)
6º Au traitement des deux nouvelles paroisses établies à Macel et à Rodoret , sur la restitution de 15,000 livres sterlings ( 108,150 fr. ) obtenue par le comité. La somme de 277 livres sterlings ( 6983 fr. 17 c. réduite par l'escompte à 6800 fr . ) que les Vallées ont régulièrement reçue chaque année depuis 1827 est ainsi répartie ( Rapport de 1845, p . 8) :
Pour les veuves des pasteurs........... 400 fr.
Pour les pasteurs émérités (retirés du service)..... 200 fr.
Frais de la modérature............. 300 fr.
Pour Macel et Rodoret (traitement pastoral)..... 2000 fr.
Pour les autres pasteurs (supplément de traitement). . . ■3900 fr.
C’est-à-dire à chacun 300 fr.
7º Construction d’un temple et d’une cure à Rodoret. — L’ancienne maison paroissiale a été détruite (en 1842) par une avalanche qui écrasa sous les décombres le pasteur (M. Buffa) sa femme et son enfant.
8º Le comité a contribué à l’établissement d’un asile pour les protestante de Turin.
9º A la publication de la liturgie vaudoise ( grand et bel in-40 de 211 p. de l'imprimerie d'André Shortrede, à Edimbourg 1837) , et de l'Evangile selon Saint-Jean, traduit en patois des Vallées (Londres 1832) , par M. Bert , avec la coopération de quelques-uns de ses collègues : ainsi que du Nouveau Testament en idiome piémontais , Londres 1833. ( Ce dernier ouvrage a été mis à l'index. ) L'auteur de cette traduction fut, je crois , M. César Geymet , et M. Beckwith le principal subventionnaire pour les frais d'impression. -La société biblique de Londres contribua aussi à une partie de ces publications.
Cette organisation de plus en plus complète des services publics et de l'enseignement , faisait un devoir au corps ecclésiastique des Vallées de fortifier les liens de la discipline et de la confession de foi.
Les articles de la discipline étaient épars dans une foule d’actes synodaux; l’un des membres de la Table (1) prit à tâche de les recueillir et de les classer. Il consacra deux ans à ce travail, dont la rédaction fut ensuite revue par tous les membres de la Table, et enfin par le synode tout entier.
(1 ) Il s'agit ici de mon vénérable père , feu M. George Muston , alors pasteur à Bobi et modérateur-adjoint des Eglises vaudoises. « Plus que personne, dit M. Bert, dans son rapport au synode de 1828, il a contribué à la confection de cette œuvre, par son zèle et son activité . » C'est même lui qui avait proposé ce projet , comme il résulte de l'article XI du synode de 1828.
On lit, en effet, dans les actes du synode de 1833 (2) : « L’assemblée, en exécution de l’article XI du synode de 1828, après avoir discuté l’un après l’autre tous les articles du projet de règlement, ou discipline ecclésiastique pour les Vallées, adopte ce règlement, et le déclare exécutoire dès ce jour (3). »
(2) Tenu à Saint-Germain, du 3 au 5 décembre; article XXI.
(3) Il est divisé en VII chapitres , comprenant en tout 269 articles, qui reçurent encore quelques modifications au synode de 1839. - En voici l'exposé : Chap. I. DE L'EGLISE. (28 articles. ) II. DES SYNODES (contenant de l'art. 29 au 68). III. DE LA TABLE (69-89) . IV. DES PASTEURS (90-123) . Ce chapitre comprend en outre les sections suivantes : B. De l'Eméritation . « L'éméritation est pour les pasteurs la faculté de se « retirer du service de l'Eglise vaudoise avec une pension de retraite dont « ils jouissent pendant le reste de leur vie (art . 124) . « Cette pension se compose des contributions des communes , de celles « des pasteurs , de celles du comité wallon ( Hollande) et des fonds prélevés sur le subside royal anglais (art. 128) . »
C. Veuvage. ( Des femmes des pasteurs, art. 134 à 138.)
D. Du chapelain et des professeurs, ou recteurs ecclésiastiques ( art. 132 à 144) . On entend par chapelain le pasteur desservant la chapelle protestante de Turin, au service et sous la protection des légations de Hollande, de Prusse et d'Angleterre.
V. DES CONSISTOIRES. (145-170.)
VI. DES CÉRÉMONIES DE L'EGLISE . A. Des sacrements ( 173-185) . B. Confirmation du vœu du baptême ( 186-189) . C. Des mariages ( 190-209) . D. Jeunes publics ( 210 212) . E. Sanctification du jour du dimanche ( 213-215) . F. Excommunication (216-220) . -
VII. DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE ( 221-252) . Etudiants ( 253-269) . Il s'agit de ceux qui se proposent de se vouer au saint ministère. Je regrette que l'espace ne me permette pas de citer un plus grand nombre des excellentes dispositions de cette discipline .
D’après cette pièce officielle, « l'Eglise évangélique « vaudoise des vallées du Piémont est une ; elle reçoit et professe pour unique règle de foi les doctrines contenues dans l'Ancien Testament et dans « le Nouveau. (§ I.)
« Elle regarde la confession de foi publiée en ces «vallées en 1655(1)..... comme le résumé le plus vrai, et l'interprétation là plus pure des doctrines « fondamentales de la Bible. »(§ II.)
(1) Cet article fut ajouté au synode de 1839. Mais ces paroles ne suffisent pas à déterminer le texte de la confession de foi dont il s'agit car en 1655 il ne fut publié aucune confession de foi , ni officielle ni privée , dans les Vallées vaudoises. J'ai lieu de croire cependant qu'il s'agit ic¹ de celle que Léger a publiée en 1669. P. I. chap. XVII , p. 112-114. - - Elle fut admise par le synode de 1839, sur ces paroles du modérateur : « Pasteurs et députés, voulez- vous être fidèles à la foi de vos pères, telle qu'ils « l'ont exprimée dans cette confession ? » ( Lettre particulière du rédacteur de l'Echo des Vallées, datée de La Tour, 15 mars 1850.) Une réponse affirmative n'etait pas douteuse. La critique historique a reconnu depuis, que cette confession de foi n'était pas due à l Eglise vaudoise . (voir dans la Bibliographie de l'Israël des Alpes , Partie I , § II , nº 2 , ) et qu'elle ne correspondait pas à l'ancienne doctrine des Vaudois ( même Bibliographie, Partie III, chap. I. no 12).
Le synode de 1839 n’est pas responsable de ces erreurs, car les lois alors en vigueur, s’opposaient à ce qu’on traitât des questions de doctrine en de pareilles assemblées ; aussi la confession de 1655 n’y fut-elle ni débattue ni examinée. — Chaque pasteur eût pu, sans doute, la faire connaître préalablement à son Eglise, et se livrer à un examen sérieux sur une question aussi importante, afin qu’on ne pût jamais soupçonner le vote de cette confession de foi, de n’être qu’un vote de surprise ; mais les pasteurs vaudois ne furent pas mis en demeure de le faire. — La commission qui est sensée avoir accompli cet examen, et qui proposa au synode l’adoption de ce formulaire dogmatique, n’avait pas le droit de prendre cette initiative, car elle avait été nommée pour s’occuper d’une discipline et non d’une confession de foi. Enfin son examen fut mal fait, car les opinions qu’elle avança sur l’origine et les doctrines de cette pièce sont complètement erronées. — La doctrine établie par ce formulaire contesté, est celle de la prédestination. — II est suivi d’une protestation contre quinze chefs d’hétérodoxie, que les confessionistes sont accusés d’établir par cette doctrine (Léger, Partie I, chap. XVII, p. 115, 116), tels, par exemple, « qu’en vertu « de la prédestination il importe peu que l’on fasse le bien ou le mal» (art. 6), et que le salut ou la damnation de l’homme étant déterminés avant sa naissance, « il n’y contribue, quoi qu’il fasse, pas plus qu’une pièce de bois ou une pierre, » (Art 5.) « Nous tenons, disent-ils, tous ces chefs pour « hérétiques et damnables, et dénonçons de tout notre cœur, ANATHÈME contre quiconque les voudrait soutenir. » (Léger, Partie I, chap. XVII , p. 116. ) C'est ainsi que Rome répondait aux arguments ; mais ce n'est pas là lellangage des anciens Vaudois. « Pour bien connaitre l'Eglise vaudoise, »> disait feu le vénérable pasteur Appia , « il faut la voir telle qu'elle était avant « la Réformation. -Alors sa physionomie n'était point encore déformée « par les professions de foi calvinistes. -Ce n'a pas été un beau jour pour « elle, que celui où le génie colossal , mais dialectiqne de Calvin , l'absorba « dans son tourbillon , et lui imprima sur la face les traits de son burin si « vigoureux mais si dur. J'aime mieux nos Barbes, récitant leurs passages « de la Bible dans les cavernes ou en plein champ .... Ah ! que n'a-t- on a laissé les chrétiens évangéliques de nos vallées rester humblement ce « qu'ils étaient avant le déluge des controverses, des hommes de la Bible, « du cantique , de la prière et du sacrifice de soi-même , des pauvres en « esprit! car, à de tels appartient le royaume de Dieu. » (Lettre de M. Paul Appia , pasteur à Francfort-sur-le -Mein , datée de cette ville, le 4 mars 1842. ) - Voir, sur le même sujet, dans la Bibliographie qui termine ce volume, IIIe partie, chap. I , no 12.
« L’Eglise vaudoise consacre elle-même ses ministres. » (§ IV.)
Ses paroisses sont divisées en deux classes. (§ VII.)
Les mutations des pasteurs suivent un ordre déterminé. (§§ VIII-XVI.)
« Toute nomination de pasteur, faite (par une paroisse) conformément aux règles établies, ne pourra « être annulée ni par la Table, ni par le Synode (1).» (§ XVIII.)
(1) Les passages accompagnés de guillemets, sont extraits textuellement de la discipline ; ceux qui n'ont des guillemets qu'au commencement et à la fin ont subi , dans les termes, quelques modifications, appropriées à la rédaction de ce travail. Ceux qui n'ont point de guillemets ne font que résumer et présentez le sens des articles cites.
« Les députés au Synode sont pris dans le sein de « la paroisse qui députe , ou ailleurs, pourvu qu’ils « soient Vaudois. § XXIV.) » L’élection des députés a lieu au scrutin secret, et par le suffrage universel. (§ XXV.) Ce mode d’élection a toujours été en vigueur dans l'Eglise vaudoise.
« Les synodes se tiennent alternativement dans la « vallée de Luserne et dans celle de Saint-Martin. Le « lieu où il doit s’assembler est toujours désigné par a le synode précédent. » (§§ XLI, XLII.)
La séance s’ouvre par la prière ; on pourvoit aux paroisses vacantes ; la Table lit un rapport sur sa gestion ; l’assemblée nomme une commission pour vérifier les comptes. On procède à la nomination d’une nouvelle Table ; et le nouveau modérateur prend la présidence du synode (1). (§ XLIII-XLIX.)
(1) Les synodes doivent se tenir de droit tous les cinq ans, et plus souvent s’il y a lieu. (§ XXXVI)
« L’assemblée ne peut revenir sur une décision « prise par délibération, dans le synode , que sur la « demande des deux tiers des votants. » (§ LVII.)
Une copie authentique des actes du synode, est transmise à chaque pasteur, qui doit en donner lecture en public, et la conserver dans les archives de sa paroisse. (§ LXVIII.)
« La Table, nommée par le synode, est l’autorité « administrative et permanente de l'Eglise vaudoise, « d’un synode à l’autre ; elle est composée de cinq « membres : dont, trois ecclésiastiques (2), et deux « laïques. » (§ LXIX.) « Elle tient registre de toutes « ses opérations.» (LXXXVIII.)
(2) Le modérateur, le modérateur-adjoint et le secrétaire.
« Les membres de la Table se réunissent à des époques indéterminées, toutes les fois que l'intérêt « général ou particulier des paroisses le requiert.» (§ LXXIII.)
Elle assiste, par délégation d’un de ses membres, aux examens annuels des élèves du collège et de l’école latine, ainsi qu’aux concours pour les bourses académiques. (§ LXXXI, LXXXII.) Elle fait des visites pastorales. « La visite pastorale « pour but l’examen des comptes, des registres, des archives de « chaque paroisse. Il est pris connaissance de son « état religieux et moral. On cherche à y concilier les « différends, s’il y en a. Cette visite est précédée du « service divin. Le résultat de l’inspection est consigné sur les registres de la paroisse, et sur ceux de « la Table. » (§ LXXXVII.)
« Quand un pasteur est malade, sa paroisse est desservie, de quinze en quinze jours , par chacun des « autres pasteurs. » (CX.)
Le troupeau d’une paroisse, aussi bien que son pasteur, peut en appeler au Synode, d’une décision de la Table, laquelle reste en attendant exécutoire. (§ CXXII.)
«Chaque paroisse a un consistoire, qui est composé « du pasteur, d’autant d’anciens qu’il y a de quartiers « dans la paroisse, du diacre ou trésorier, et du procureur des pauvres (1). » (§CXLV.)
(1) Cette dernière charge n'est pas établie dans toutes les paroisses.
« Nul ne peut exercer la charge d'Ancien, s’il n’a « accompli vingt-cinq ans; s’il n’est reconnu pour un « homme de bonnes mœurs ; s’il ne peut délivrer par « lui-même les écrits du ressort de sa charge; s’il participe aux secours accordés par le consistoire aux « pauvres de la commune ; s’il tient cabaret; s’il n’a « sa résidence dans l’arrondissement de son quartier; « s’il est en relation de parenté avec quelque membre « du consistoire, aux degrés de père, fils et frère.» (§ CL.)
L’élection d’un Ancien se fait au scrutin secret, par les chefs de famille du quartier en vacance. Chaque bulletin porte trois noms. Si de tous les bulletins il ressort trois noms, qui aient obtenu la majorité absolue des suffrages, ces trois noms forment ce qu’on appelle la rose du quartier, « Le dimanche suivant, le pasteur présente au consistoire le procès-verbal de ces opérations ; et le consistoire nomme, d’entre les trois candidats qui forment la rose, celui qu’il estime le plus digne de remplir la charge d’Ancien. » (§ CLI.)
« Chaque Ancien est chargé de surveiller son quartier ; d’en faire connaître au consistoire les pauvres « nécessiteux; de visiter et consoler les malades; de « réconcilier les personnes divisées ; de réprimer les « scandales ; d’assister le pasteur dans la distribution « de la sainte cène ; de prendre part aux délibérations du consistoire et d’y voter, etc. » (§ CLIV.)
« Les deniers des pauvres ne peuvent être distribués, par le Diacre, que sur l’invitation par écrit du «Pasteur, qui s’appuiera lui-même d’une délibération du consistoire. » (§ CLXI.) «Chaque année, le consistoire donnera connaissance au troupeau, par un rapport motivé, de l’entrée et de la sortie des deniers des pauvres. » (§ CLXX.)
Dans chaque paroisse il y a une école communale, nommée grande école, et des écoles de quartier. (§ CCXXI.)
« Nul ne pourra être nommé Régent, ou Instituteur d’une grande école, s’il n’est muni d’un certificat de capacité et de moralité délivré par la Table: lequel ne sera valable que pour un an. » (§ CCXXIII.)
« Le régent d’une grande école est tenu, outre ses fonctions pédagogiques, de faire le service de l’église, pour ce qui concerne la lecture des saintes Ecritures et le chant; les prières du soir et du matin, chaque jour de la semaine, et de lire le formulaire funèbre, dans le cas où le pasteur en serait empêché. (§ CCXXXIII.) »
«Le régent d’une école de quartier est tenu, outre ses fonctions d’instituteur, défaire dans son quartier, une prière tous les dimanches, vers les deux heures du soir, pendant toute la durée de son cours scolaire. (CCXXXII.) »
« Chaque consistoire est tenu de dresser annuellement un état des écoles de sa paroisse, et de le « transmettre à la Table, dans le courant du mois de » mars. » (§ CCXLIII.)
« Le choix des académies dans lesquelles un étudiant vaudois se propose de faire ses études, pour le saint ministère, au service de sa patrie, doit être approuvé par la Table (1). (CCLIV.) »
(1) On lit à la fin de cette discipline : « fait et clos à Saint-Jean, dans l'assemblée synodale y tenue le 20 avril 1839. »
La petite paroisse protestante de Turin, qui avait été fondée en 1827 (1), sous le titre de chapelle des Légations protestantes, fut annexée, vingt-deux ans après, au corps ecclésiastique des Vallées. « Les Vaudois habitant Turin, de concert avec la grande majorité des Suisses qui s’y trouvaient établis, adressèrent à l’autorité administrative de l'Eglise vaudoise, une demande de fusion (2), à laquelle cette autorité s’empressa d’adhérer : les droits du synode réservés. En conséquence de ces déterminations, une délégation de la Table se transporta, le dimanche 29 juillet (1849), à la capitale où, à la suite d’une chaleureuse prédication du modérateur sur ces paroles : où est l'esprit du Seigneur là est la liberté (3), la congrégation de Turin fut proclamée paroisse de l'Eglise vaudoise, et invitée à se constituer, à teneur des règlements de cette Eglise; ce qui eut lieu immédiatement (4). »
(1) Le 27 juin 1827, l’ambassadeur de Prusse, comte de Waldbourg Truchsess, écrivit à la Table, pour lui demander les services d’un pasteur vaudois comme chapelain; et par arrêté du 6 juillet 1827, M. Bonjour fut nommé à ce poste, où il a été remplacé par M. A. Bert, en 1834.
(2) Le 1er juillet 1849.
(3) Ire Cor. III, 17.
(4) Extrait de l'Echo des Vallées, feuille mensuelle, spécialement consacrée aux intérêts de la famille vaudoise. Deuxième année, no du 6 septembre 1849, p. 44. — Cette feuille fondée et dirigée avec talent par M. le ministre Meille, est le premier journal qui ait paru dans les Vallées.
Le nombre des paroisses fut également augmenté dans les Vallées. Il n’avait été que de treize, depuis 1686 jusques en 1829. A cette époque les intérêts de l’arriéré du subside royal anglais, qui fut restitué à l'Eglise vaudoise, par les soins du comité de Londres, et en particulier de M. Gilly, permirent d’allouer un traitement à deux nouveaux pasteurs.
Mais les rescrits de 1730 et de 1740 (1), qui avaient été remis en vigueur parla restauration, interdisaient aux Vaudois d’augmenter le nombre des lieux de leur culte, et implicitement celui de leurs pasteurs. On se prévalut de ce qu’aucun texte formel ne limitait le nombre de ces derniers; et comme dans plusieurs paroisses il y avait deux temples, on donna au pasteur qui les desservait, un collègue, sous le titre de suppléant.
(1 ) Les pièces que je cite ici n’étaient que des instructions s'appuyant sur des édits antérieurs, qui s’y trouvent rappelés.
Macel fut ainsi détaché de la paroisse de Maneille, et Rodoret de celle de Pral.
Ces deux circonscriptions, coupées l’une et l’autre par de hautes montagnes, étaient trop étendues en effet, pour que les services d’un seul pasteur pussent suffire dans chacune d’elles.
L’introduction des membres laïques, dans le corps administratif de l'Eglise vaudoise, ne date que de 1823. «Jusqu’à cette époque, dit M. Bert (1), les laïques n’étant pas initiés aux affaires des Vallées, voyaient dans l’administration d’une Table tout ecclésiastique, quelques motifs de défiance.
(1) Rapport au Synode de 1828.
«D’un autre côté, les pasteurs, que les soupçons des laïques disposaient peu en faveur de ces derniers, croyaient de leur devoir et de leur intérêt de conserver entre eux un esprit de corps, et d’exclure les laïques, comme pour en être indépendants.
« Hélas ! ils se nuisaient réciproquement, faute de s’entendre. »
Depuis que chaque vallée a eu son représentant laïque, admis aux délibérations de la Table, par la décision unanime du synode de 1823, l’union est devenue plus intime entre les pasteurs et les troupeaux; la confiance réciproque entre les administrés et les administrateurs, plus ferme, plus éclairée, et dès-lors plus puissante pour le service des intérêts communs. La marche des affaires, loin d’en souffrir, y a gagné.
Les archives de la Table ont été tenues plus régulièrement. Les besoins des Vallées ont été mieux connus ; les bienfaits mieux sentis ; les bienfaiteurs mieux appréciés.
Des conférences fraternelles ont lieu, chaque année, entre tous les pasteurs vaudois : au printemps, dans une des deux vallées; en automne, dans l’autre. Des colloques particuliers réunissent en outre, les uns chez les autres, tous lés pasteurs de la même vallée.
Une école spéciale a été établie pour former, à l’enseignement, de jeunes instituteurs (1), et depuis peu de temps les instituteurs en exercice ont été appelés à suivre un cours de langue italienne, pour la préparation duquel trois professeurs du collège de la Trinité avaient été envoyés en Toscane (2).
(1) Rapport de M. Bert, au synode de 1828. (Vers la fin.)
(2) Avant 1630, la langue nationale pour les Vaudois, était l’italien. C’est dans cette langue que Gilles avait commencé d’écrire son histoire. La peste qui survint en 1630, ayant privé l'Eglise vaudoise de quinze pasteurs sur dix-sept, on fut obligé d’en faire venir de Genève; et ceux-ci se servant de la langue française dans leurs prédications, la firent peu à peu prédominer. — Depuis 1848, on cherche à ramener dans les Vallées, l’usage de l’italien.
La bibliothèque de ce collège s’est rapidement enrichie, et les archives des Vallées y seront désormais déposées.
Ainsi, tout concourt à donner plus d’ensemble aux mesures d’organisation et de progrès, qui consolident l’avenir de l'Eglise vaudoise.
Objet constant des plus généreux secours, de la part de leurs coreligionnaires étrangers, les Vaudois à leur tour se sont fait un' devoir d’apporter l’obole de leur pauvreté, et les trésors de leurs prières à leurs bienfaiteurs dans le besoin.
« Messieurs, disaient les commissaires des Eglises wallones à leurs commettants. (1), lorsque la nouvelle des inondations qui affligèrent, l’hiver dernier, « quelques-unes de nos provinces, parvint à la connaissance de nôs frères Vaudois, elle causa parmi « eux une consternation et une affliction générales , « telles, que les directeurs de leurs Eglises ordonnèrent aussitôt un jour solennel d’humiliation et de « prières, lequel fut célébré avec une dévotion toute « particulière, le 27 mars dernier. Peu après, sur une « invitation de M. Van-der-Hœven, ministre de Sa « Majesté, notre roi, près la cour de Turin, une collecte générale s’est faite dans les Vallées, au profit de nos compatriotes ruinés par la calamité. « Cette collecte, recommandée par les treize pasteurs « vaudois, a rapporté la somme exorbitante pour « cette population pauvre, de 4301 francs et quelques « sols : et cela, à la suite d’une saison peu favorable « et d’une récolte imparfaite... Et depuis-lors, nos a correspondants vaudois ont eu la délicatesse de ne «plus rien nous demander, malgré leurs besoins. « Touchés de cette discrétion, nous vous recommandons leurs intérêts avec d’autant plus de « force... etc. »
(1) Dans un rapport présenté à la réunion pastorale de Leyde, le 13 août 1825.
Les collectes et les dons en nature se sont multipliés également dans les Vallées, en faveur des sociétés bibliques, des missions et de divers établissements de bienfaisance (1).
(1) La collecte en faveur des missions évangéliques , qui se fait chaque année au sein de l'Eglise vaudoise , a donné pour l'exercice de 1848-49 , une somme de 1203,90 c. ( Note extraite de l'Echo des Vallées, T. I, p. 162.)
Mais si, dans leur patrie, les Vaudois se souviennent des étrangers qui leur témoignent tant d’intérêt, à leur tour aussi, lorsqu’ils sont à l’étranger, ils se souviennent de leur patrie.
Un vaudois, nommé Bianquis, étant mort à Londres, où il servait en qualité de domestique, a légué son modeste héritage à la commune de La Tour, pour que *ses biens fussent employés à l'instruction de quelques enfants pauvres (1).
(1) On acheta du produit de ces biens, une terre aux Braïdes. Ce petit domaine rapporte environ 450 fr., cet argent suffit à l'entretien de six enfants pauvres, qui reçoivent ainsi 75 à 80 fr. par an, pour faciliter leur éducation.
Il avait été pauvre lui-même, et il sentait le prix de l'instruction. Aujourd’hui qu’elle est si abondamment offerte à ses concitoyens, puisse la jeunesse vaudoise en profiter, car« celui qui rebute l'instruction, méprise son âme (2), » dit la Bible.
(2) Proverbes, XV, 32.
Beaucoup de nobles étrangers ont pourvu, en différentes circonstances, à l’instruction des jeunes protégés, que de touchantes sympathies leur avaient fait adopter dans nos Vallées. Le silence qui cache ces actions généreuses, en est la plus belle auréole. Trahir leur modestie serait les déflorer.
Il nous reste à montrer, dans le chapitre suivant, la marche, sagement progressive, et de plus en plus sympathique aux Vaudois, que le gouvernement piémontais a suivie pour arriver à leur émancipation.
CIVILS ET POLITIQUE DES VAUDOIS
SOUS LE RÈGNE DE CHARLES-ALBERT.
(De 1847 à 1850.)
SOURCES ET AUTORITÉS : —·I Valdesi ... cenni storici ... da A. Bert. Chapitre XIII et XIV. —- Monastier, T. II , chap. XXVII. vaudoises. Lettres particulières. Pièces officielles.
Après les grands mouvements politiques de 1848, il n’est pas étonnant que les trônes ébranlés aient laissé tomber, sur plus d’un peuple, les fruits tardifs de quelques libertés; et sous ce rapport, l’émancipation civile et politique des Vaudois, dont nous allons parler, ne serait qu’un événement ordinaire; mais ce qu’il y a de remarquable, c’est que le roi de Sardaigne s’était librement engagé dans les voies libérales, dont nous allons parler, longtemps avant l’explosion révolutionnaire de 1848. 11 avait même émancipé les Vaudois et donné une constitution à son peuple, avant que la république eut été proclamée en France : et par conséquent sans contrainte, sans pression extérieure, mais sous la seule influence d’un noble cœur et d’une haute intelligence.
Déjà l’on a pu voir, dès la fin du chapitre qui traite de l’état des Vaudois sous la restauration, que la rigueur des anciens édits s’était atténuée par les actes particuliers du souverain. Ces édits, maintenus pour la forme, tombaient en désuétude dans la pratique. C’était un indice de la force croissante du gouvernement et du progrès des institutions nouvelles.
« Le clergé romain, dit M. Monastier, changea aussi de système, dans sa vieille lutte contre l'Eglise vaudoise. La violence ou l’oppression n’était plus de ce siècle, il eut recours à un moyen déjà souvent employé dans les siècles précédents : savoir, la discussion; mais en lui donnant une forme radoucie : celle de lettres pastorales. Ce fut l’évêque de Pignerol, monseigneur Bigex, qui se chargea de ce soin. Ses mandements, fort bien écrits, réuniraient toutes les qualités requises pour persuader, si le nombre et la disposition des arguments, si l’art de les présenter pouvaient suppléer à la faiblesse du fond.
« A l’apparition de la première de ces pastorales (1), le public vaudois fut ému : soit à cause de la nouveauté du fait, soit par crainte des conséquences. Cependant, on put bientôt reconnaître que là où a soufflé l’esprit de Dieu, l’esprit de Rome ne peut plus égarer l'intelligence.
(1) En 1818.
« Plusieurs pasteurs crurent devoir répondre à ces mandements. Ils le firent par des réfutations manuscrites qui, copiées à un grand nombre d’exemplaires, circulèrent de famille en famille (2). Le sérieux des unes et l’excellent choix de leurs arguments, contrastent avec le ton un peu trop léger de quelques autres.
(2) On remarqua surtout celles de MM. Geymet, Peyran et Mondon.
« Cette guerre de plume, après quelque vivacité, se calma, sans autre résultat que le bruit qu’elle avait fait. Elle a été essayée de nouveau, mais sans succès, par les évêques successeurs de Mgr Bigex : surtout par Mgr Charvaz, dans des pastorales et des écrits nombreux, composés avec habileté, où l’érudition est déployée au profit de l’erreur avec un art infini.
« Par ces publications, imprimées et répandues en Piémont et ailleurs, on s’efforça de donner le change à l’opinion (1). » Mais l’opinion au contraire sembla se tourner du côté des Vaudois.
(1) Monastier, T. II , p. 207, 208. Les principales publications de l'évêque dont il est ici parlé , sont Recherches historiques sur l'origine des Vaudois... Un vol. in- 80, Paris 1836 ; et Guide du catéchumène vaudois... 3 vol. in- 18, parus de 1840 à 1842.- Des pamphlets que je m'abstiens de citer, ont également été publiés sous sa prélature. « Je les crois plus nuisibles , écrivait-on des Vallées, à la dignité de l'épiscopat qui les a autorisés, qu'à la réputation des Vaudois , qu'ils cherchent à noircir . » ( Lettre du 5 septembre 1846.)
Charles-Albert lui-même, en subit l’influence, « En sa qualité de grand-maître de l’ordre de Saint-Maurice et Lazare, il consentit en 1844, à assister à la dédicace du temple de la nouvelle congrégation établie à La Tour, sous l’invocation des saints, sus-indiqués.
« On avait déjà donné des ordres pour préparer à La Tour les logements de la troupe de ligne, qui devait servir de garde à Sa Majesté. De sombres pensées s’amoncelaient dans bien des cœurs. Tout-à-coup on apprend que le roi a fait rétrograder les troupes. « Je n’ai pas besoin de garde, au milieu des Vaudois ! » aurait-il dit.
« En effet, les escadrons de carabiniers royaux, destinés à servir d’escorte au souverain, ont repris la route de Pignerol. Les marquis de Luserne et d’Angrogne, ont proposé à Charles-Albert, d’être reçu par les milices vaudoises elles-mêmes ; et quoiqu’il vînt pour une cérémonie toute catholique, cette offre a été agréée.
« Tous les hommes valides de la vallée de Luserne, d’Angrogne et de Prarusting, sous les armes, formérent la haie pour le passage du roi, qui, au milieu d’un silence solennel, se rendit au nouveau temple romain, faire ses dévotions. Pendant ce temps, les milices vaudoises, se portèrent sur la route de Luserne et accueillirent à son retour Charles-Albert, par mille cris de joie.
« Le roi, ému d’une réception si cordiale, se plaça sur le seuil de la porte du palais de Luserne, et fit défiler en parade les compagnies vaudoises, selon leurs communes et avec leurs drapeaux. Il salua chaque étendard; et chacun put voir un sourire bienveillant errer sur ses lèvres, lorsqu’un porte-enseigne non content d'incliner sa bannière devant son souverain , le salua encore avec son chapeau.
« Les officiers de la Table vaudoise, se présentèrent à leur tour, à l’audience de Sa Majesté et remportérent le souvenir d’une réception distinguée. Charles-Albert, tout entier au peuple des Vallées, refusa d’admettre aucune autre députation.
« Avant de quitter les Vallées, il remit au syndic de La Tour d’abondantes aumônes pour les pauvres des deux communions ; et, lorsqu’il eut repris la route de Turin, il put voir, comme un diadème étincelant, une ceinture de feux de joie faire éclater sur nos montagnes l’allégresse qu'il y avait laissée (1). »
(1) Monastier, T. II, p. 215-217.
« Je n’oublierai jamais, dit Charles-Albert, ces témoignages d’affection; qui m’ont montré dans le cœur des Vaudois, le même dévouement au trône de Savoie, par lequel leurs ancêtres se sont jadis signalés (2). » Et il fit élever à l’entrée du bourg de La Tour, une petite fontaine monumentale, avec cette inscription! Il Re Carlo Alberto, al popolo che l’accoglievacon tanto affetto. MDCCCXLV (1).
(2) La universala gioja in piu modi manifestata , i sensi di reverenza e di affetto, spiranti da quei volti , tutto ci manifestava che non mai vennero meno in quei petti , l'amore e la devozione al trono Sabaudo, per cui i loro Maggiori si resero, in difficili tempi, signalati.
Extrait du brevet royal de chevalier de l’ordre de Saint-Maurice et Lazare, accordé au syndic de La Tour (M. Combe, membre de l'Eglise vaudoise) par Charles-Albert, sous la date du 11 octobre 1844.
(1) Le roi Charles-Albert , au peuple qui l’accueillit avec tant d’affection. 1845.
Ainsi, l'inauguration d’un établissement hostile à l’église vaudoise, au lieu de réaliser les inquiétudes qu’on en avait conçues, offrit aux Vaudois de nouvelles garanties de prospérité, sous la haute protection du chef de l’Etat.
La décoration de l’ordre de Saint-Maurice et Lazare fut plus tard accordée au général Beckwith, comme bienfaiteur des Vaudois (2). Quand on se rappelle qu’il s’agit de ce même homme, qu’un évêque, dans un article de journal, ne rougissait pas d’appeler « l'Aventurier à la jambe de bois : » de ce même homme que, plus d’une fois, des intrigues de bas étage furent sur le point de faire expulser du pays à cause des lumières qu’il y répandait, on sent qu’effectivement un changement s’est opéré dans nos institutions (3). »
(2) En décembre 1848.
(3) L’Echo des Vallées. Janvier 1849, p. 116.
Mais, comme il le disait lui-même en s’adressant aux Vaudois : « il suffit qu’il y ait un seul homme qui ait raison, pour pouvoir dominer toute une nation ; et si vos humbles ancêtres, patients et persévérants, ont conservé la vraie règle de foi intacte, et Font transmise à travers les siècles, ils nous offrent en cela un exemple que vous n’avez qu’à suivre... »
« Ralliez-vous les uns aux autres ; agissez comme vous l’avez fait depuis le commencement de tout ce qui se passe, avec bon sens, avec modération, en oubliant les injures passées ; et soyez persuadés que vous serez noblement récompensés. »
« Votre église est bien organisée; votre éducation publique fait son œuvre; dirigez votre attention essentiellement sur vos écoles de quartier : le bien-être de vos enfants dépend en grande partie de leur efficacité. C’est dans ces pépinières que sont jetées les premières semences de ces grandes vérités inconnues à Socrate et à Platon... Théologie, capable de sauver un monde (1) ! »
(1) Lettre du major-général Beckwith, au modérateur de l'Eglise vaudoise. — Datée de La Tour, 28 août 1848. — L’objet de cette lettre était de la part du général, d’adresser aux représentants de l'Eglise vaudoise, ses remerciements, pour le témoignage public de reconnaissance, que le synode du 14 août, lui avait unanimement rendu pour ses nombreux bienfaits. (Echo des Vallées, T. I, p. 60.)
Aussi le colonel (2) Beckwith jouit-il, au sein de ses chères vallées, « du rare privilège de se voir suivi par ses œuvres, appréciées tout d’une voix, et récompensées par tout ce que le respect et l'affection publique peuvent offrir de plus précieux à recevoir. »
(2) C’est le titre qu’on lui donne habituellement dans les Vallées.
« Que le nom du colonel Beckwith soit béni par tous ceux qui passent ici : dit une inscription placée sur l’une des nombreuses écoles ouvertes par ses soins généreux. Le pays tout entier répète tacitement la même parole (1). »
(1) La Réformation au dix-neuvième siècle. Journal cité par l'Echo des Vallées, T. I, p. 103.
En 1842, les instituteurs des deux vallées et les professeurs des divers établissements d’instruction publique, si fructueusement protégés par cet illustre philanthrope, se réunirent pour une fête commune, au sommet de la Vachère : montagne centrale entre leurs diverses stations. Ils s’abordèrent en chantant des cantiques; et, après avoir fraternisé dans les espérances chrétiennes et patriotiques, qu’entretenait en eux le double amour de l’Evangile et de la patrie, ils revinrent en portant chacun une branche de laurier des Alpes (2), en souvenir de cette solennité. Aux portes de La Tour, ils détachèrent une fleur de chaque rameau, et en formèrent un bouquet, qu’ils apportèrent ensemble à leur vénérable protecteur (1). » Ces témoignages spontanés d’affection et de reconnaissance, se sont souvent renouvelés de la part des Vaudois, à l’égard de leur noble bienfaiteur (2).
(2) Rhododendrum, ferrugineum. (Rosage.) — Les montagnes vaudoises renferment une espèce de rosage, qui n’est pas décrite par les botanistes : au lieu d’avoir les feuilles brunies et comme rouillees en dessous, elles sont glabres et olivâtres. Peut-être n’est-ce qu’un avortement ou une variété. (Elle se trouve à la montagne de Brouard ; et a été découverte par un jeune botaniste des Vallées : M. Edouard Rostan.)
(1) Lettres écrites des Vallées vaudoises. Septembre 1842.
(2) Le congrès agricole du Piémont, se fit auprès de M. Beckwith, par une lettre du 25 août 1847, l’organe de la satisfaction publique, en le remerciant de l'intérêt qu’il portait aux vallées. (Bert, p. 312.)
Vers la fin de 1847, les réformes sociales et politiques, longtemps méditées par le gouvernement Piémontais, commencèrent à se manifester.
La réforme de la procédure, où les débats oraux fusent substitués aux dépositions écrites ; la formation du jury et la suppression des tribunaux exceptionnels, offrirent aux justiciables de nouvelles garanties d’impartialité.
Le 22 de novembre 1847 fut promulguée la loi organique des conseils de communes et de provinces, où nulle restriction n’était plus apportée à l’élection des habitants vaudois. La création des gardes nationales suivit de près ce nouveau progrès.
Le marquis d’Azeglio, qui fut plus tard ministre, se mit alors à la tête des signataires d’une pétition adressée au Souverain, dans le but d’obtenir l'émancipation civile des Vaudois et des Juifs (1). Il adressa pour cet objet une circulaire à tous les évêques du royaume, afin d’avoir leur préavis sur cette mesure (2); et l’on doit reconnaître que plusieurs d’entre eux s’y montrèrent favorables (3).
(1) Cette pétition porte plus de six cents signatures; on y distingue 33 professeurs; 65 ecclésiastiques, prêtres, curés ou théologiens; 80 avocats; 50 médecins; 14 notaires et en outre des artistes, des négociants, des citoyens de toutes les conditions : même d’anciens et de nouveaux ministres d’Etat. — (M. Bert, a placé la liste de ces signatures en tête de son ouvrage : 2 Valdesi, etc....) — Le docte et digne Barbaroux, ancien garde-des-sceaux, n’existait plus alors; mais si sa signature ne se trouve pas sur cette pièce, les Vaudois n’oublieront pas que ses sympathies l’avaient précédée; et qu’en 1837, lors de la promulgation du Code civil pour les Etats sardes, il avait cherché à faire admettre déjà la suppression de toute législation exceptionnelle à leur égard. — Ses représentations n’obtinrent à cette époque que la loi du 16 décembre 1837, par laquelle les militaires vaudois pouvaient être avancés en grade, à raison de leurs années de service et de leurs droits acquis. (Dizionario di diritto amministrativo. Vol. I, p. 56, § 29. — Bert, Valdesi, p. 278.
(2) Elle est datée du 16 novembre 1847. M. Bert l’a publiée : (I Valdesi, p. 462-464.)
(3) M. Bert, a publié les réponses de l’évêque de Bielle (datée du 26 novembre 1847 ; I Valdesi. p. 494-466) ; de l’évêque de Pignerol (même date, même ouvrage, p. 467-472) ; de l’évêque d’ivrée (30 novembre 1847, p. 472-476) ; et de l’évêque d’Albenga (25 novembre, p. 477-479.)
Le généreux marquis adressa lui-même ensuite, une requête au Souverain (4), à laquelle se joignit, peu de jours après, une demande des Vaudois tendant au même but (1).
(4) En date du 23 décembre 1847. Publiée par Bert, p. 459-461.
(1) Publiée par Bert, p. 480-481. Cette pièce n’est pas datée : selon l’usage peu motivé de l’ancienne chancellerie vaudoise. — Cet usage devrait bien cesser désormais ; car il est insolite, incommode, fécond en inexactitudes, pour l’avenir, et sans aucun avantage, pour le présent.
L’esprit public soutenait ces démarches. Dans un banquet patriotique qui fut donné, à Pignerol, le 12 décembre, l’avocat Audifredi avait fait entendre les paroles suivantes. « Au pied de ces montagnes qui nous « dominent, vingt mille de nos frères sont privés des « droits de citoyens; et cependant ils sont instruits, « laborieux, forts de bras et de cœur, autant que tous « les autres Italiens. C’est à nous qu’il appartient d’élever la voix en leur faveur; à nous, leurs plus proches frères, de demander que la patrie soit pour « eux une mère et non une marâtre; à nous de crier « les premiers: Vive l'émancipation des Vaudois (2)! Toute l’assemblée répéta avec enthousiasme ce cri d’affranchissement et de fraternité.
(2) Ce discours est rapporté en italien, dans Bert, I Valdesi, p. 330.
Deux semaines après un banquet semblable avait lieu à Turin. Le pasteur chapelain des Légations protestantes, y prononça un discours dans le même sens.
(3) Ce discours a été imprimé sous ce titre : Discours lu au banquet donné par le commerce de Turin, le 29 décembre 1847, par Amédée Bert, pasteur vaudois, chapelain des Légations protestantes près S. M. Sarde. Turin, Pomba et comp. éd. 1848.
Tout le Piémont, et même la Sardaigne partageaient cet élan de progrès et de patriotisme.
Mais il était dû surtout à la perspective d’une prochaine constitution représentative, promise par Charles-Albert; elles intentions généreuses de ce monarque trouvaient elles-mêmes le courage de se produire, dans les réformes libérales que le nouveau Pape (1) venait de réaliser au sein de ses propres Etats.
(1) Pie IX, élu en 1846. Il quitta Rome en 1848, après que la république y eut été proclamée. Cette république ayant été détruite par les armes de la république française, qui lui avait donné naissance et qui voulait restaurer Pie IX, ce pape ne montra plus les mêmes sentiments. Une amnistie obtenue à grand peine de sa Sainteté vindicative, établissait un si grand nombre de catégories exceptionnelles, qu’il fut dit de cette pièce : l’amnistie papale excepte tout le monde et pardonne au reste.
Le Statut, ou la charte constitutionnelle des Etats Sardes, parut enfin, le 8 de février 1848. Cette charte accordait une chambre élective, et des conditions assez larges d’éligibilité. L’enthousiasme fut général; les Vaudois y participèrent: quoiqu’ils ne fussent encore que tolérés, conformément aux anciens édits.
Mais la liberté de la presse qui venait d’être proclamée, permit à l’opinion publique de faire entendre sa voix, avec plus d'unanimité, en faveur de leur affranchissement (1).
(1) Voir des articles de la Gazetta Piemontese, du Risorgimento et de La Concordia, cités par M. BERT, p. 333, 336, 339, etc.
Bientôt le bruit se répandit dans la capitale, qu’un décret allait être signé pour l’effectuer. C’était le 16 février 1848, vers la fin du jour. Aussitôt une affluence de plusieurs milliers de personnes, se porta sous les fenêtres du représentant des vallées vaudoises, M. Amédée Bert, pasteur de la paroisse de Turin. Là on chanta cet hymne patriotique :
Fratelli d’Italia
L’Italia s’è desta, etc (2)...
(2) Frères d'Italie, l'Italie s'est réveillée ; etc.
et les démonstrations de la plus vive sympathie se prolongèrent jusques fort avant dans la soirée.
Le lendemain parut l’édit suivant.
« Prenant en considération la fidélité et les bons « sentiments de la population vaudoise, nos royaux « Prédécesseurs ont de leur plein gré, et par des mesures successives, abrogé en partie et adouci les « lois qui restreignaient anciennement leur capacité « civile; et Nous-même, suivant la même voie, nous « leur avons accordé des privilèges de plus en plus « étendus.
« Maintenant que les motifs des anciennes restrictions ont cessé, et que le système graduellement « adopté en leur faveur peut être complété : Nous « avons résolu de notre propre gré, de faire participer les Vaudois à tous les avantages compatibles « avec les maximes générales de notre législation.
« En conséquence, par les présentes, de notre certaine science, royale autorité, et sur le préavis de « notre Conseil, nous avons ordonné et ordonnons « ce qui suit :
« 1° Les Vaudois sont admis à jouir de tous les « droits civils et politiques de nos autres sujets ; à fréquenter librement les écoles, tant au dedans qu’au « dehors de l'université, et à obtenir les grades académiques.
« 2° Rien n’est du reste innové, quant à l'exercice « de leur culte et à leurs écoles particulières.
« 3° Nous dérogeons, par les présentes, à toute loi « contraire ; et mandons au Sénat ainsi qu’à la chambre des comptes, d’enregistrer ce décret : enjoignant « à qui de droit, de l'observer et de le faire observer, « voulant qu’il soit inséré dans la collection des actes du gouvernement (1). »
(1) Donné à Turin, ce 17 février 1848. Signé : CHARLES-ALBERT, et contre-signé : AVET, de Revel, de COLLEGNO ; BORELLI. (Cet édit se trouve aussi dans l'Echo des Vallées , T. I , no 8.)
A peine ce décret eut-il été connu dans les vallées vaudoises, qu’il y excita un enthousiasme universel.
« A La Tour, dit une lettre de l’époque (2), il y eut le 24 et le 25 février une illumination générale. Celle du 24, était principalement destinée à fêter la Constitution. Dès le matin, le tambour a réuni presque tous les habitants de la commune. Chaque compagnie avait sa bannière. On s’est rendu au temple des Copiers, où M. le pasteur Meille (3) a célébré le service divin, et prononcé, d’abondance, un discours extrêmement touchant.
(2) Datée de La Tour, le 5 mars 1848.
(3) Auteur de l'ouvrage mentionné sous le no VI , du § Ier de la bibliographie qui termine ce volume ; et rédacteur en chef de l'Echo des Vallées. Ce journal a cessé de paraître, depuis peu.
« Plusieurs jeunes gens s’étaient exercés à chanter, en chœur, des cantiques d’actions de grâce; leur voix se fit alors entendre, et cette musique, ce service religieux, ces bannières qui remplissaient le temple, le recueillement de tous les auditeurs, augmentaient l’émotion de chacun d’eux.
Pendant toute la journée, des compagnies de garde nationale n’ont cessé de défiler dans la ville, en chantant des hymnes patriotiques et principale· ment celui qui commence ainsi :
Con l’azzura cocarda sul petto
Con italici palpiti in cuore (1).....
(1) Avec la cocarde d'azur sur la poitrine
Avec des palpitations italiennes au cœur
Charles-Albert , nous venons à tes pieds ,
Déposer le tribut de notre amour, etc.
(Les couleurs nationales du Piémont, sont le bleu et le blanc.)
et par intervalle on entendait pousser les cris répétés de Viva l'Italia ! Viva la Costituzione! Viva Carlo Alberto ! (2) Ces acclamations enthousiastes annonçaient l’avènement d’un heureux avenir.
(2) Vive l'Italie ! vive la Constitution ! vive Charles- Albert - De tout jeunes enfants animés par ces acclamations, et voulant y joindre celles de leurs petites voix , criaient même aux balcons : Viva Caro Berto, pour dire vive Charles Albert; et Viva Taya, pour vive l'Italie. 256 s'allumaient sur toutes les cimes environnantes.
« Le lendemain vendredi, était encore un jour de fête, fête destinée spécialement à célébrer l’émancipation des Vaudois. On était allé sur les hauteurs, pour instruire les habitants des montagnes de la cause de ces réjouissances, et vers le soir, pendant que l’illumination se faisait dans la ville, des feux de joie s’allumaient sur toutes les cimes environnantes. Depuis La Tour on pouvait en compter plus de cent.
« A Pignerol aussi, dès qu’on eut appris la nouvelle de l’émancipation des Vaudois, ceux d’entre eux qui y étaient établis, demandèrent au commandant la permission d’illuminer leurs demeures : ce qui leur fut accordé. La même autorisation fut offerte aux catholiques, qui eussent voulu se joindre à ces manifestations; et le soir toute la ville était illuminée, sans exception d’aucun quartier.
« De pareilles fêtes eurent lieu dans les autres communautés vaudoises. Presque partout les catholiques y prenaient part. A Saint-Jean, le presbytère se faisait remarquer par sa brillante illumination : le prieur a même fait sonner ses plus belles baoudëttes (1).
(1) Carillon d’allégresse.
« Après un repas fraternel, les gardes nationaux de la commune se rendirent, en corps, auprès du doyen des pasteurs vaudois, le vénérable Josué Meille, qui vivait retiré à la campagne et dont l’émotion était extrême. Ce bon vieillard à cheveux blancs, passait des uns aux autres, embrassant toute cette jeunesse et criant : Viva la fratellanza (2) !
(2) Vive la fraternité!
« Dans chaque commune, un banquet patriotique avait réuni la plupart des citoyens, sans exception de culte, et plusieurs discours de circonstance y furent prononcés. On remarqua celui de M. le professeur Malan, qui fut dit dans le plus pur italien.
« Mais tout cela n’était rien encore en comparaison de ce qui se passait à Turin.
« On avait annoncé pour le 28 février une fête nationale, où toutes les provinces du Piémont devaient avoir leurs représentants, pour célébrer dans la capitale l'établissement de la Constitution.
« Dès le 27, la députation vaudoise s’était mise en marche. On criait sur son passage : vive nos frères Vaudois! vive la liberté de conscience! A Turin, les membres de cette députation, à laquelle s’étaient jointes volontairement beaucoup d’autres personnes, furent logés, au nombre de plusieurs centaines, dans des maisons particulières. Il y eut des négociants qui débarrassaient leurs magasins, pour les transformer en dortoirs.
« Le lendemain matin, toute cette troupe s’étant réunie sur l’esplanade de Porte-neuve, organisa le cortège qu’elle devait former. Il était précédé par un groupe de jeunes filles vêtues de blanc, ornées de ceintures bleues, et portant chacune une petite bannière à la main. Plus de six cents personnes venaient ensuite, ayant à leur tête un magnifique étendard en velours, sur lequel les armes royales avaient été brodées en argent, avec cette simple inscription: A Carlo Alberto i Valdesi riconoscenti(1).
(1) A Charles-Albert, les Vaudois reconnaissants. — Cette bannière fut offerte à S. M. qui en remercia les Vaudois par l'intermédiaire du marquis d’Azeglio, dont la lettre datée du 28 février, se trouve dans Bert, p. 345·
« Les acclamations de la plus vive sympathie accueillirent les Vaudois dans les rues de Turin; les mouchoirs s’agitaient aux fenêtres; les fleurs pleuvaient, du haut des balcons, sur les jeunes filles qui marchaient devant eux. Evviva fratelli Valdesi! evviva l'emancipazione dei Valdesi! (2), criait-on de tous côtés.
(2) Vive nos frères vaudois! vive l’émancipation des Vaudois!
« Les Vaudois étaient salués par ceux mêmes qui ne les connaissaient pas; on leur pressait la main, on se félicitait du nouvel avenir de paix et de liberté que tous les cœurs entrevoyaient alors pour l'Italie. On vit même des prêtres s’approcher du cortège, et embrasser des Vaudois dans les rangs, en s’écriant : Viva la fratellanza! viva la liberta!
« Lorsqu’il fut question d’organiser la série de toutes les députations provinciales, qui devaient défiler devant le palais de Sa Majesté, les commissaires de la fête assignèrent aux Vaudois la première place. « Ils « ont été assez longtemps les derniers, dirent-ils, il « est juste qu’aujourd’hui ils soient les premiers. »
« Il est impossible de donner une idée de l’empressement, de l’affection, de l’enthousiasme avec lequel ils étaient reçus. On m’a dit que dans les rues, il arrivait parfois qu’à la rencontre d’un nouveau venu, on lui prenait le bras en s’informant d’où il venait ; et s’il était Vaudois on lui sautait au cou.
« Cher frère ! qui aurait dit que nous verrions tout cela ? Qui aurait dit, que sur cette même place-château, où s’élevèrent jadis tant de bûchers pour nos martyrs, où la foule se pressait alors pour contempler leur supplice, qui aurait dit, qu’une telle affluence accueillerait aujourd’hui les Vaudois, avec tant de cris d’amour et de fraternité ?
« Ah ! c’est Dieu qui a fait toutes ces choses ! A lui soient la gloire et les actions de grâce ! puisse-t-il bénir à jamais notre belle patrie ! »
Le défilé eut lieu ; plus de trente mille bannières appartenant à diverses corporations, passèrent, en s’inclinant, sous le balcon du roi.
Mais le deuil devait bientôt succéder à tant de fêtes.
Déjà une vague inquiétude se faisait remarquer sur le visage du prince et sur celui de ses ministres. La joie si expansive du peuple qui les saluait de ses acclamations, ne pouvait effacer un air de contrainte et de défiance empreint sur leur physionomie. C’est qu’ils avaient reçu dans la matinée une nouvelle que le peuple ignorait encore, ils avaient appris que le roi de France venait d’être renversé de son trône, obligé de s’enfuir, comme un proscrit, de ce royaume qui ne lui laissait plus même une patrie; et qu’enfin la république, entourée de ses menaçants souvenirs, venait d’être proclamée chez le peuple français.
Comme un coup de tonnerre, précurseur des longs ébranlements d’un orage inattendu, cet évènement fit trembler tous les trônes de l’Europe, agita tous les peuples et enfanta des prodiges; il y eut des actes de dévouement admirables mais aussi des cruautés révoltantes, et de terribles représailles de la part des défenseurs du passé, dont l’esprit de domination luttait avec acharnement contre l’esprit de liberté promis à l’avenir.
On ne vit d’abord que désordres et confusion : on ne peut prévoir encore les derniers résultats de cette grande lutte ; le sang et les débris couvrent l’arène. , Au milieu de la poussière d’un combat, rien ne révèle les splendides majestés de la victoire.
Mais l’Italie eut part à ces agitations.
Pendant qu’une révolution populaire éclatait à Vienne, la Lombardie s’insurgeait contre les Autrichiens.
Milan les chasse de ses murs; Venise brise leur joug; la Sicile se déclare indépendante du roi de Naples; Rome se donne une constitution démocratique; l’Allemagne cherche à retirer son unité brisée, de dessous une multitude de sceptres, qui ne sont plus pour elle que des fers. La Hongrie, plus tard, donna au monde le spectacle de la lutte la plus gigantesque, qu’ait produite cette époque d’universelle conflagration.
Mais avant que ces choses se fussent accomplies, les Etats Lombards-Vénitiens, s’étaient librement annexés au Piémont. L’Autriche voulait les reconquérir; Charles-Albert marcha pour les défendre. Après quelques succès, son armée fut obligée de battre en retraite et les Autrichiens rentrèrent à Milan, par capitulation.
Bientôt cependant la république est proclamée à Rome et en Toscane : ce furent des éclairs de liberté dans un ciel tout chargé encore des émanations séculaires d’un pouvoir, plus facile à abattre qu’à déraciner.
Pressé par le vœu de son peuple, ou du moins par la voix incessante de la démocratie, qu’on pouvait prendre alors pour celle de l’opinion publique, Charles-Albert reprit les hostilités contre les Autrichiens. C’était, dit-on, à contre-cœur de la part des chefs, avec inexpérience de la part des soldats; l’armée piémontaise fut battue à Novarre; et pour échapper à la dure nécessité de souscrire un traité humiliant, Charles-Albert abdiqua le trône de ses pères, en faveur de son fils aîné qui prit le nom de Charles-Emmanuel V.
Il semble avoir été le dernier de ces monarques chevaleresques, qui s’armaient pour défendre leurs peuples et tombaient pour défendre les dynasties.
Le glorieux vaincu de Novarre déposait la couronne, après dix laborieuses années d’un règne honoré par de grands souvenirs, mais attristé par de nombreux chagrins. Il quitta sa patrie accablée et se retira en Portugal. Là il mourut à Oporto, le 28 juillet 1849.
Ses restes furent ramenés à Turin, le 14 octobre suivant. Un deuil universel accueillit ce cercueil vénéré. On se rappelait la douceur et la bravoure du roi qui n’était plus ; on parlait avec de poignants regrets de son esprit libéral et généreux ; on citait mille traits, de bienfaisance ou de noblesse, de sa part.
Charles-Albert, disait-on, a régné comme un sage et combattu comme un héros. Victime dévouée d’une cause perdue, il s’est éteint comme Napoléon, sans puissance, mais non sans gloire.
Les regrets étaient surtout profonds dans ces vallées vaudoises, qu’il avait naguères affranchies.
Autant elles avaient apprécié ses bienfaits, autant elles ressentirent douloureusement sa perte.
Dois-je exposer maintenant les quelques détails secondaires que l’histoire moderne des vallées vaudoises, pourrait m’offrir encore? Non : leur existence politique est changée ; une nouvelle ère commence ; la vie se poursuit : d’autres historiens viendront plus tard la raconter (1).
(1) Il est quelques faits néanmoins que je ne saurais passer sous silence. -Grâce à la généreuse initiative du colonel Beckwith, un temple vaudois va s'élever à Turin ; et sept habitations professorales, seront construites en face du collège de la Trinité, à La Tour. Grâce à celle d'un membre du parlement (M. Malan, d'origine vaudoise, député en 1849, par le collège de Briquéras),deux chaires nouvelles ont été fondées dans ce collège : l’une pour les sciences naturelles, l'autre pour les classes de philosophie. Elles ont été fondées sous le voile de l'anonyme. — Un nouveau temple protestant, plus rapproché du chef-lieu, vase construire à La Tour. L’établissement d’un culte public pour les Vaudois, est en projet à Pignerol. -Le collège de la Trinité, enfin, est en voie de se transformer en une Faculté complète ; et le gouvernement paraît dispose à favoriser cette extension, si favorable au progrès des lumières.
Puisse leur histoire future être aussi belle et moins troublée que celle de leur passé.
Heureuses les contrées éclairées par l'Evangile!
Il peut seul relever la dignité humaine au sein de ces peuples en travail de renouvellement, auxquels le catholicisme a disputé jusqu'à la liberté de penser.
Puissent les ruines que ce dernier a faites, refleurir un jour, au souffle immortel qui vivifie les âmes et affranchit les peuples ! La vérité est la puissance de Dieu! Elle vous rendra libres, a dit le Rédempteur (Ev. s. saint Jean, VIII, 32, 36) ; et l’espérance fait partie des devoirs du chrétien. (lre Ep. Cor. XIII, 13.)
Ainsi dans tous les pays que les Vaudois ont occupés autrefois : en Bohême, en Provence, en Calabre, ils ont été détruits par la persécution; les Eglises de Saluces, de Pragela et de Barcelonnette, qui ont passé sous la domination française, n'existent plus aujourd'hui ; les seules Eglises des vallées du Piémont, qui sont demeurées sous le sceptre de la maison de Savoie subsistent encore de nos jours.
Ce n’est donc pas aux princes de la maison de Savoie, que doit incomber la responsabilité des mesures cruelles, qui ont si souvent ensanglanté les vallées vaudoises. Victor-Amédée II offre seul une exception : encore, agissait-il sous l'influence impérieuse d’un pouvoir étranger; et, lorsque cette influence eut cessé, il sut lutter avec une noble énergie, contre la cour de Rome, pour maintenir aux Vaudois les droits qu’ils avaient reconquis, par leur vaillance et leur fidélité.
L’Eglise romaine, seule, fut en principe, toujours persécutrice. Le principe du servage mental ne pouvait pactiser avec celui de la liberté de pensée; et cette lutte se perpétuera, aussi longtemps qu’ils existeront tous les deux. On ne peut concilier le despotisme, qui fut la base du monde ancien, avec la liberté, qui a ouvert les sources de la vie moderne.
C’est à cette dernière que le trône, mieux conseillé, a dû de comprendre enfin, qu’il y avait plus de gloire à conserver les Vaudois qu’à les détruire. Comme ces monuments des temps anciens qui attirent, de loin, les pas du voyageur, et que leurs alentours protègent d’une sollicitude éclairée, ils sont vénérables par leur antiquité même.
Mais, il y a ici plus que des ruines; il y a un peuple; il y a une Eglise; il y a des citoyens laborieux et dévoués, qui peuvent honorer leur patrie. Les vallées vaudoises sont, proportionnellement à leur population, la partie du Piémont la plus civilisée.
Sous la main ferme et généreuse de Charles-Albert, les Vaudois ont vu tomber ces barrières vieillies, que l’esprit du moyen âge leur avait imposées. Ils ont pris part aux droits nouveaux, créés par le régime constitutionnel. Ils ont cessé d’être restreints dans les limites de leurs Vallées.
Puissent-ils s’étendre, sans s’amoindrir. Qu’on ne dise pas d’eux : c’est quand le pays était petit, que le peuple était le plus grand. L’esprit évangélique a fait leur grandeur et leur force : puisse-t-il ne jamais les abandonner! Et, selon les expressions de Janavel : « Que la crainte de l'Eternel se tienne en « sentinelle, au-devant de leur cœur, plus puissante « que nulle épée. »
FIN DU TOME TROISIÈME.