CHAPITRE I

Qu'est-ce que le mysticisme ?

Il n’y a pas si longtemps, il aurait fallu une certaine excuse pour tenter d’esquisser l’histoire et le développement de l’expérience spirituelle et des doctrines du mysticisme dans la vie du christianisme. Ces dernières années, cependant, le son du mot mysticisme est très présent dans l’air. Après une longue négligence, à peine interrompue par la parution de l’ouvrage de Vaughan, « Hours with the Mystics », à la fois contrariant mais bien informé et utile, l’intérêt pour ces personnes et leur enseignement s’est réveillé avec une vengeance. Les inestimables conférences de Dean Inge à Bampton, dont on peut dire qu’elles constituent aujourd’hui le manuel indispensable sur le sujet, l’ouvrage abondant et intime de Miss Underhill, « Mysticism », et le commentaire du baron von Hügel sur la vie de sainte Catherine de Gênes, ont été accompagnés d’une longue série de livres de moindre importance, bons, mauvais et indifférents, traitant d’aspects particuliers du même thème ou le développant à travers ses traits biographiques. Cette production soudaine de livres mystiques est un phénomène frappant, si nous la considérons sous l’angle de l’offre qui répond à la demande. Elle indique un certain état d’esprit du public, un désir – assez inquiet et incohérent, il est vrai, mais désir néanmoins – des vérités essentielles de la vie et des mystères qui la sous-tendent. Elle montre dans une certaine mesure une réaction au matérialisme et à des modes telles que l’évangile du « push ». Bien entendu, le caractère de l’offre est souvent beaucoup moins satisfaisant que le fait de la demande. Tout n’est pas mysticisme qui professe ce nom. Mais la vraie variété – ce qu’on appellerait en Allemagne « der Mystik », en dehors du « Mysticismus » – est bien capable de se protéger elle-même et de garder son secret, même si sa réputation peut être ternie par des gens qui s’en remettent à des ouï-dire ou qui prennent pour elle les dégradations de l’émotivité ou du fanatisme.

En vérité, le terme de mysticisme lui-même mérite d’être apposé. Il a étiqueté beaucoup de choses, et toutes ne sont pas bonnes. Le sujet a cruellement besoin d’une distinction semblable à celle des Allemands. Les « ismes » sont trop souvent nocifs ; la plupart sont suspects. Ils impliquent généralement soit la rigidité et la stéréotypie d’un principe de vie et de conduite dans un système mécanique, soit sa dépréciation et sa dégradation à des fins et des usages moindres. Ou bien ils évoquent le son d’une « mode ». Nous trouvons en fait trois accusations assez courantes portées contre le mysticisme, qui correspondent vaguement aux inconvénients qui s’attachent aux « ismes » en général. Ces accusations sont que le mysticisme traite de spéculations dangereuses et présomptueuses ; ou qu’il encourage une sorte d’auto-hypnotisme extravagant, malsain et hystérique ; ou encore qu’il n’est qu’un sentiment quasi spirituel, vague, rêveur et peu pratique.

Il serait peut-être préférable de commencer par traiter la dernière de ces accusations, car elle nous amènera à nous rapprocher de notre sujet. Ce qui est vague et rêveur n’est généralement pas susceptible d’une définition précise. Pourtant, le mysticisme a bénéficié et souffert – c’est vrai – d’un grand nombre de définitions. Si nous rassemblons et examinons certaines d’entre elles, il sera peut-être possible de construire une notion de ce que le mysticisme n’est pas, et de ce qu’il est, et ainsi de répondre aux deux autres objections.

Ewald dit : « La théologie mystique »… « est le désir de s’unir de nouveau à Dieu. » Pfleiderer : « Le mysticisme est le sentiment immédiat de l’unité du moi avec Dieu… l’effort de fixer l’immédiateté de la vie en Dieu comme tel, abstraction faite de toutes les aides et de tous les canaux intermédiaires. » Lasson : « C’est l’affirmation d’une intuition qui transcende les catégories temporelles de l’entendement… Le mysticisme ne se contente pas de la connaissance symbolique et aspire à voir l’Absolu par une pure appréhension spirituelle. » Il ajoute : « Rien ne peut être plus pervers que d’accuser le mysticisme d’être vague. Son danger est plutôt une surévaluation de la raison et de la connaissance. » Nous pouvons prendre deux définitions françaises, la première latente et hostile, comme le montre un terme qui pose la question, la seconde faible par sa tendance, commune aux penseurs français, à lier le mysticisme à des phénomènes physiques extérieurs, mais chacune à sa manière importante. « Le mysticisme, écrit Victor Cousin, c’est la prétention à connaître Dieu sans intermédiaire et, pour ainsi dire, face à face. Pour le mysticisme, tout ce qui se trouve entre Dieu et nous le cache à nos yeux. » Ribet dit : « C’est une attraction surnaturelle de l’âme vers Dieu dans laquelle l’âme est passive, ce qui se traduit par une illumination et une caresse intérieures ; celles-ci remplacent la pensée, surpassent tout effort humain et peuvent avoir sur le corps une influence (un rétention) merveilleuse et irrésistible. » En s’adressant aux penseurs de notre propre milieu, nous trouvons le professeur Seth Pringle-Pattison qui écrit : « La pensée la plus intensément présente au mystique est celle d’un Pouvoir suprême, omniprésent et intérieur, en Qui toutes choses ne font qu’un » [et] « la possibilité d’un rapport direct avec cet Être des êtres ; . . Dieu cesse d’être un objet et devient une expérience. » Le professeur Caird déclare que le mysticisme est « la religion dans sa forme la plus concentrée et la plus exclusive ; c'est l'attitude de l'esprit dans laquelle toutes les autres relations sont englouties dans la relation de l'âme à Dieu ». 1 Le poète Coventry Patmore déclare : « Ce que le monde appelle mysticisme est la science des ultimes... la science de la réalité évidente en soi, sur laquelle on ne peut pas raisonner parce qu'elle est l'objet de la raison pure ou de la perception. Le bébé... au sein de sa mère et l'amant... sont les types et les princes des mystiques ». 2 La définition de Jowett est intéressante, car elle vient de quelqu’un qui ne serait pas facilement suspecté de sympathie pour l’expérience mystique. « Par mysticisme, nous n’entendons pas l’extravagance d’une fantaisie erronée, mais la concentration de la raison dans le sentiment, l’amour enthousiaste du Bien, du Vrai, de l’Un. » Charles Kingsley nous introduit dans une phase ou un département considérable du mysticisme dans une de ses lettres : « Le grand mysticisme est la croyance qui devient chaque jour plus forte en moi que tous les objets naturels symétriques sont des types d’une vérité ou d’une existence spirituelle… Toute la journée, des aperçus de cet autre monde, des particules flottantes de cette vie transcendantale intérieure, ont flotté au-dessus de moi… La terre est le fait le plus important après celui de l’existence de Dieu. » Cela se rapproche de la phrase de Récéjac : « Le mysticisme est la tendance à approcher l’Absolu moralement et au moyen de symboles », bien que cette dernière méthode ne puisse jamais être plus qu’une phase tempéramentale du mysticisme.

Nous ne pouvons quitter le champ de la définition, très partiellement exploré mais non sans un but sélectif, sans remarquer les célèbres « quatre signes » du professeur James qui, lorsqu’une expérience en possède, peuvent nous permettre de la qualifier de mystique. 3 Ce sont (1) l’ineffabilité. L’expérience ne peut être communiquée ou transférée à un autre. Pour citer encore Patmore, « par cela vous pouvez reconnaître la vision ; qu’elle n’est pas ce que vous attendiez, ou même ce que vous auriez pu imaginer : et qu’elle ne se répète jamais. » (2) la qualité noétique. « Les états mystiques sont des états de connaissance… et, aussi inarticulés qu’ils demeurent, ils portent en eux en règle générale un curieux sentiment d’autorité pour le temps ultérieur. » A ces signes, il ajoute comme signes mineurs, quoique habituels, (3) la fugacité ; même la mémoire ne peut reproduire qu’imparfaitement de tels états, bien que lorsqu’ils se reproduisent ils soient reconnus – un élément de diagnostic d’une précision frappante ; et (4) la passivité : le sujet se sent comme sous l’emprise d’un pouvoir supérieur. Il est curieux que Miss Underhill, dans son remarquable ouvrage sur le mysticisme, trouve nécessaire de soulever des objections à ces quatre « marques » du professeur James,1 qui, bien qu'elles ne constituent pas une analyse complète de la conscience mystique, sont néanmoins des caractéristiques authentiques dans la mesure où elles vont. Il est certainement inutile, par exemple, pour elle de protester que « le vrai mysticisme est actif et pratique, non passif et théorique ». Tout vrai mystique affirmerait qu'il est les deux à la fois ; il n'y a aucune contradiction entre la « passivité » du professeur James et l'élaboration — en fait son résultat direct — du plus bénéfique des cinq éléments. Comme il le dit lui-même, « les états mystiques… modifient la vie intérieure », et par conséquent aussi la vie extérieure, et ainsi l'histoire des mystiques est en grande partie l'histoire des travailleurs pratiques et des réformateurs. D'autre part, l'affirmation de Miss Underhill selon laquelle le mystique ne s'intéresse en aucune façon à l'univers visible — « le mystique écarte cet univers même dans ses manifestations les plus supranormales » 2 — semblerait être complètement à côté de la plaque. La place que le symbolisme a occupée dans le système de certains mystiques, depuis saint Jean jusqu'en bas, et le piège particulier du mysticisme, la tentation du panthéisme, suffisent à le réfuter. Mais Miss Underhill, dans sa propre analyse finale du mot, fait écho à une définition importante du mysticisme déjà remarquée : « c'est l'art d'établir les relations conscientes de l'homme avec l'Absolu » ;2 elle met l'accent à juste titre sur ce « processus organique qui implique la consommation parfaite de l'Amour de Dieu » ; et elle ajoute un élément de mysticisme qui peut être revendiqué à juste titre comme étant sa différenciation, mais qui, en tant que sujet discutable, doit être discuté plus loin ; « l'union vivante avec l'Un » est un processus « entraînant... la libération d'une forme nouvelle, ou plutôt latente, de conscience, qui impose au moi la condition que l'on appelle parfois à tort « extase », mais qu'il vaut mieux nommer l'État Unitif ».3

Il convient de rappeler, en passant, que le mysticisme a lui aussi été défini de manière négative, même par ceux qui ne sont pas sujets aux malentendus habituels quant à la signification du terme. Le professeur Seth Pringle-Pattison considère que le mysticisme est hanté par le péril du panthéisme et qu’il aboutit naturellement au quiétisme. Victor Cousin le critique en lui reprochant de substituer « l’extase à la raison, le ravissement à la philosophie ». Le dicton de Hamack selon lequel « le mysticisme est un rationalisme appliqué à une sphère au-dessus de la raison » est probablement bien connu, et devrait être également bien connu le commentaire du doyen Inge selon lequel les mots « rationalisme » et « raison » dans la phrase devraient être interposés. De plus, Hermann et l’école ritschlienne en général sont acerbes contre les mystiques et ne tiennent pas compte de l’expérience intérieure du Christ par rapport à l’image du Christ présentée à l’esprit par l’histoire évangélique. Qu’il y ait des raisons de soupçonner l’attitude adoptée par certains mystiques envers le Christ historique, et même à l’égard du fait du Christ lui-même, nous le verrons plus loin. RA Vaughan, dans son livre curieux mais indispensable, grogne contre ce qui l’attire précisément, comme étant « cette forme d’erreur qui prend pour une manifestation divine les opérations d’une faculté purement humaine ». James Hinton nous dit que le mysticisme est « une affirmation d’un moyen de savoir qui ne doit pas être testé par les règles ordinaires de preuve ; la revendication d’une autorité pour nos propres impressions ». Quant à Vaughan, il a quelque peu atténué la force de son verdict hostile en enregistrant, d'une manière fascinée, toutes les opérations de cette « faculté purement humaine » dont il n'explique d'ailleurs jamais la nature, et les mots de Hinton ressemblent beaucoup à une prétention de la part d'un daltonien à juger des propriétés du rouge et du vert, une prétention qui oublie au moins les mots du poète : « Rien de digne d'être prouvé ne peut être prouvé, ni même réfuté ».

1 Tennyson : L' âge antique .

Les définitions données nous aideront au moins à écarter de notre esprit l’idée que le mysticisme est quelque chose de nébuleux et de vague. Non pas qu’un simple nombre de définitions suffise à cela. Elles pourraient se détruire mutuellement en se contredisant les unes les autres ; et nous ne pouvons manquer d’avoir remarqué certaines divergences d’opinion, même dans celles que nous avons passées en revue. Mais il y a une répétition ou une concordance frappante des idées sur certains points, et il est juste de tirer de celles-ci un ou deux résultats importants quant à la question : qu’est-ce que le mysticisme ? Tout d’abord, nous sommes en mesure d’écarter les perceptions erronées sur le sujet. (1) Le mysticisme n’est pas simplement équivalent au symbolisme, bien que certains mystiques aient employé des méthodes symboliques d’enseignement ; il a encore moins quelque chose à voir avec l’allégorie. Bunyan était à la fois un mystique et un allégoriste, mais son mysticisme se déduit de la « Grâce abondante » plutôt que du « Voyage du pèlerin ». (2) Le mysticisme n’a rien à voir avec les activités occultes, la magie et autres, bien que les successeurs du grand Plotin, il est vrai, et d’autres plus tardifs, se soient égarés et aient sombré dans ce bourbier particulier. (3) Il n’a pas non plus de rapport avec les miracles et autres choses du même genre ; les hagiographies catholiques romaines modernes sont en grande partie responsables de cette erreur. (4) Bien que les mystiques aient souvent eu des visions, et que « vision » soit un mot en vogue chez eux, le mysticisme n’est pas le fait de rêver, pas du tout la rêverie en fait. L’occurrence de visions a toujours été assignée à une place basse dans l’échelle mystique de l’ascension, et était plutôt considérée comme un encouragement accordé aux débutants. Plotin a donné une sphère définie dans son échelle de progrès spirituel à l’exercice des devoirs sociaux et civiques, et le mystique médiéval allemand, Eckhart, a classé Marthe au-dessus de Marie sur le plan mystique. En effet, les mystiques sont, le plus souvent, connus comme des hommes et des femmes très pratiques.

Peut-être est-il nécessaire d’ajouter encore une chose. Certains auteurs ont tellement rogné la signification du terme qu’il ne signifie plus grand-chose, voire rien de plus, que la spiritualité, l’esprit. Mais si tout mystique est, au moins potentiellement, une personne spirituelle, toute personne spirituelle n’est en aucun cas un mystique. Ce quelque chose de plus, ou de différent, nous devons maintenant essayer de le découvrir.

I. Le premier pas important est fait par le mot lui-même. Car le mysticisme a une étroite connexion étymologique avec le terme « les Mystères » appliqué à certaines initiations païennes du monde du temps de saint Paul. Un mystique (μύστης) était quelqu'un initié aux choses divines : il devait se taire (μύειν) à leur sujet, car l'initiation était secrète. Plus tard, on en vint à penser que ses yeux étaient fermés ; soit, comme l'indique l'adjectif μυστικός , parce que la connaissance secrète était discernée « comme à travers un miroir obscur » et à travers des symboles, soit, selon l'emploi de l'expression par les néoplatoniciens, parce que, lorsqu'ils étaient ravis dans la contemplation, les yeux étaient fermés aux choses extérieures. Cette idée, comme on le verra, passa (portant dans son transit quelques fausses impressions) dans l'Église chrétienne ; En effet, notre habitude instinctive de fermer les yeux pendant la prière en dérive tout à fait clairement. Un petit traité mystique du XIVe siècle, la Theologia Germanica, contient une pensée suggestive à propos des deux yeux dont la nature nous a dotés. On nous y apprend, nous dit-elle, qu'il existe deux sortes de vision, la vision extérieure et la vision spirituelle. Nous devons, dit la Theologia, en quelque sorte fermer un œil pour pouvoir fixer clairement l'autre, quelle que soit la vision que nous choisissons ; seul le Christ pouvait voir toute la vie, matérielle et spirituelle, entière et sans distorsion, avec les deux yeux à la fois. Pour revenir aux Mystères, qui, par l'intermédiaire des néoplatoniciens et du pseudo-Denys, exercèrent une influence si marquée sur la théologie de l'Église médiévale, il y avait une note commune à tous ces Mystères, qu'ils soient éleusiniens, bachiques ou mithraïques. Ils prétendaient toujours donner une Expérience, une connaissance réelle, un pouvoir réel, une vie réelle. Les doctrines mystiques, à leur tour, ne sont jamais purement spéculatives, au sens ordinaire du terme, même si elles conduisent à la spéculation. 1 Dans son essence, le mysticisme est expérimental. C'est, dit le professeur Rufus Jones, « la religion dans sa phase la plus aiguë, la plus intense et la plus vivante ». 2 « Le mystique est un empiriste convaincu ». 3 Tout vrai mystique dirait : « Nous disons ce que nous savons : nous témoignons de ce que nous avons vu ». C'est une expérience de bout en bout, variable selon chaque mystique, mais comportant certaines notes générales d'enseignement et de consentement.

1 « La théologie spéculative ou dogmatique est comme la théorie de l’optique… la théologie mystique est la vue elle-même, avec tout ce que cela implique d’exercice et d’entraînement. La théologie spéculative est une science ; la théologie mystique est un art. » AB Sharpe : Mysticism : Its True Nature and Value, p. 7.

2 Études sur la religion mystique, p. 15.

3 Josiah Royce : Le monde et l'individu, vol. ip 81.

Une Expérience de quoi ?

II. Le mystique a soif de Dieu : est-il trop audacieux à cet égard d'employer l'expression du regretté Dr Moberly dans son ouvrage « Atonement and Personality » et de dire qu'il est « amoureux de Dieu » ? C'est Dieu qui « cesse d'être un objet et devient une expérience ». « La conscience de la relation avec Dieu » est ce à quoi il s'éveille ; « la conscience directe et intime de la Présence Divine » est ce dans quoi il demeure. Mais il croit alors que cette attirance aiguë, cette fascination divine ne pourraient jamais être siennes si Dieu lui-même ne le lui permettait pas.4 « Nous l’aimons », comme le dit saint Jean, « parce qu’il nous a aimés le premier ». C’est, d’un certain point de vue, sur lequel tous les mystiques, de saint Bernard à Coventry Patmore, ont insisté, un mystère d’amour : l’amour de Dieu pour l’âme, l’amour de l’âme pour Dieu. C’est « dans son combat que nous voyons la lumière », ou, comme le dit Eckhart dans une phrase merveilleuse : « L’œil avec lequel je vois Dieu est le même que celui avec lequel Dieu me voit ». Notre amour pour Dieu fait partie et est la preuve de l’amour de Dieu pour nous. « Theologia mystica », comme le reconnaissent Gerson et Bonaventura, « est animi extensio in Deum per amoris desiderium ». 2

III. C'est pourquoi, parce qu'il est amoureux du Divin, le mystique aspire à l'immédiateté de la communion. « La théologie mystique désire ardemment être réunie à Dieu », « connaître Dieu sans intermédiaire et, pour ainsi dire, face à face ». Cela est naturel ; l'amant ne peut supporter qu'il y ait quelque chose entre lui et l'aimé. Comme le dit Johannes Agricola de Browning : « Car j'ai l'intention d'aller à Dieu ; car c'est vers Dieu que je cours si vite, car dans le sein de Dieu, ma propre demeure, je dépose enfin mon esprit ». Il est juste de dire que ce désir d'un contact immédiat avec le Divin avait et a ses dangers. Il ressemble beaucoup parfois à la passion asiatique pour l'absorption, et évoque vaguement l'image du papillon et de la flamme de la bougie. On trouve aussi quelques mystiques chrétiens confessant la tentation de « dépasser » la Croix et, laissant le Christ de côté, d'atteindre le Père. Julien de Norwich est de ceux-là ; Le fait contraire est qu'il n'y aurait pas eu de mysticisme chrétien - et la foi chrétienne est le foyer le plus sûr et le plus naturel du mysticisme - si cette tentation n'avait pas été toujours et vigoureusement résistée, et si la voie mystique de la discipline, purgative et pratique, n'avait pas évolué et n'avait pas été testée comme la véritable et seule approche sûre de la communion si ardemment désirée. « Sans la sainteté, aucun homme ne verra le Seigneur

IV. Mais ce désir de contact avec l’Absolu conduisit directement à une insistance répétée sur la croyance en l’Unité de Dieu, comme « puissance suprême, omniprésente et intérieure », sur « l’amour enthousiaste du Bon, du Vrai, de l’Unique ». Ce n’était là, bien sûr, qu’une affirmation de la doctrine centrale de la foi chrétienne, mais c’était néanmoins une affirmation d’une valeur inestimable pour l’Europe ignorante du Moyen et du début du Moyen Âge. C’est précisément là que cette insistance particulière était nécessaire. L’Occident n’a jamais eu l’instinct de l’Un – de l’Absolu – qui, avec toutes ses exagérations, a été le témoin vital de l’Orient et son don au monde, et qui a fait du mahométisme, dans un aspect de son origine, une secte chrétienne en révolte contre les dégradations de la croyance chrétienne.

V. A cette conviction fondamentale, héritée de l'Orient et liée à celui-ci, les mystiques ajoutèrent le corollaire de la croyance en l'unité de toute existence en Dieu, la croyance que derrière toute divergence, contradiction ou dualité apparente se trouve une synthèse, une résolution enfin. Cela fit d'eux de glorieux optimistes : Dieu est en tout, et tout est en Dieu. Comme le dit saint Bonaventure : « Son centre est partout, sa circonférence nulle part. » Ceci conduisit certainement à un « panthéisme supérieur » tel que celui de Tennyson : « Les mers, les collines et les plaines ne sont-elles pas, ô âme, la vision de Celui qui règne ? Et les mystiques auraient dit « oui ». Mais quand il s’agissait de la question suivante : « La vision n’est-elle pas Lui ? », ils se seraient arrêtés net et auraient répondu « non ». Car la Nature, ou l’Univers, n’est pas la circonférence de Dieu. Pourtant, la Nature est pleine de Dieu et pointe vers Dieu. Chez Kingsley, comme nous l’avons vu, c’est « le fait le plus important après celui de l’existence de Dieu ». Chez d’autres mystiques plus anciens, c’était encore plus : Erigène parlait du « Verbe de Dieu, qui est la nature de toutes choses ». Dans de tels esprits, il ne pouvait y avoir aucun doute quant à l’importance des symboles dans la manifestation graduelle de la vérité. Tout à fait en harmonie avec les méthodes de l’Orient pour transmettre la connaissance – et le mysticisme, rappelons-le, a pris son essor en Orient – ​​où les secrets de la sagesse ne sont pas dispersés négligemment pour que chaque œil profane s’y pose et que chaque pied insouciant les repousse – le symbolisme était passé à l’Occident. Il avait toute l’autorité de l’Orient. Le grand Maître lui-même et le quatrième évangéliste, mais il fut aussi nourri et stéréotypé par les moyens de son transit. Les écrits de Denys l'Aréopagite, d'où le mysticisme occidental reçut sa première inspiration, considéraient le christianisme un peu à la lumière d'une « mystériosophie platonicienne ». Il s'agissait en effet, pour la plupart, de raisonnements néoplatoniciens, « légèrement aspergés d'eau d'un bénitier chrétien ». 1 Néanmoins, ces écrits et la phase de pensée qu'ils inculquèrent contribuèrent indirectement à préparer la voie à la grande école du mysticisme de la nature, qui, après le choc de la Réforme, avait déplacé les repères religieux conventionnels des siècles, obtint et conserve encore dans la poésie moderne une si grande influence.

1 Prof. Rufus Jones : Religion mystique, p. no ; cf. H. Workman : De la pensée chrétienne à la Réforme, p. 153.

VI. Mais dans la théologie mystique systématisée de l'Église médiévale tardive, le monde dans lequel Dieu se reflète principalement était le monde de l'âme humaine. Henry More, le platonicien de Cambridge, résumant les deux côtés du problème, a dit : « Nullus in microcosmo spiritus, nullus in macrocosmo Deus » La personnalité humaine est, ou est censée être, le miroir le plus clair de Dieu. Pour reprendre les mots de saint Jacques, c'est ce dans quoi un homme qui regarde peut voir το πρόσωπον της γενεσεως αντοΰ, « le visage de sa genèse, sa véritable naissance. Car « la grâce », dit Ruysbroek, « agit de l'intérieur vers l'extérieur » ; jusqu'à ce que même « le paysage soit un état de l'âme ». « Plus proche que la respiration, et plus proche que les mains et les pieds », ou, comme le disait avec audace un mystique provençal du XVIIe siècle, Antoine Yvan : « Aux amoureux de Dieu avec Dieu, puisque Dieu est en nous, comme le blanc au linge et à la neige, et comme la douceur au sucre et au miel, et comme le chaleur au feu, et plus proche de nous que nous, et plus nous que nous ». 1

1 Henri Brémond : La Provence Mystique au XVII e Siècle, p. 10.

Pour beaucoup — pour Tauler, par exemple, et les platoniciens de Cambridge du XVIIe siècle — l’âme était un univers en miniature (un microcosme) dans lequel le Christ spirituel naît et souffre, est crucifié et ressuscite, expérience dont Longfellow, dans sa « Légende dorée », fait de Luther le porte-parole :

« Les agonies spirituelles, Les morts intérieures, l'enfer intérieur, Et aussi les nouvelles naissances divines, Qui suivent sûrement celles-ci, Comme après l'hiver suit le printemps ».

Nous avons donc devant nous les faits de la recherche mystique de Dieu par l'amour, et les deux méthodes pour trouver l'objet de cette recherche, symboliquement à travers le monde de la nature extérieure, et expérimentalement dans le monde de la nature humaine. La recherche elle-même est l'évocation du moi supérieur, intérieur, la substitution de ce moi supérieur au moi inférieur, et la fusion ou la perte — ce qui, dans le paradoxe mystique, serait la véritable réalisation — de l'individualité en Dieu. Peut-être n'est-il pas mal indiqué ici d'indiquer deux dangers très opposés qui ont toujours assailli le chemin du progrès mystique. Les pas vers le haut sont-ils jamais sans le danger d'une chute correspondante ?

La première de ces dangereuses tendances du mysticisme fut, comme on l’a déjà dit, le panthéisme. Le sentiment, fort chez tant de mystiques, de l’Éternel qui scintille ou brille partout à travers le voile du fini, les a conduits à la tentation d’identifier la Nature avec Dieu. Cette identification, lorsqu’elle devient absolue, est ce qu’on appelle le panthéisme et, bien entendu, fournit un raccourci vers la réalisation de l’Unité divine. Comme tous les raccourcis, il a ses fascinations, mais, comme beaucoup d’autres, il met vite ses voyageurs en difficulté. Il les conduit, en effet, dans un bourbier, et ce bourbier est la confusion ou l’effacement nécessaire de la distinction entre le bien et le mal. Comment expliquer le mal indubitable, l’imperfection ou la faiblesse de la Nature sans dire qu’elle n’est pas mauvaise, ce qui outrage les intuitions morales, ou sans abaisser toute la conception de la Pureté divine ? Le panthéiste logique ne peut échapper à ce dilemme, car l'apparente délivrance de ce dilemme, l'affirmation, avec Browning, que le mal « n'est rien, est nul, est un silence impliquant un son », est la capitulation du panthéisme pour la position panenthéiste, une reconnaissance, en ce qui concerne les verdicts sur la nature de la conscience ou de la connaissance humaine, de l'inévitabilité de la transcendance de Dieu, c'est-à-dire si l'on veut préserver le standard moral. Le panthéisme pur et simple doit compromettre à long terme le standard du bien pour l'individu.

En nous tournant vers l’autre danger qui hantait le mysticisme, un danger qui l’affectait de beaucoup plus près, nous rencontrons un curieux exemple de ce mouvement de balancier intellectuel. Ce qui sauva le mysticisme du panthéisme fut le sentiment profond, partagé par tous les mystiques, de la transcendance divine de tout symbole, si éloquent soit-il. Beaucoup d’entre eux aimaient et appréciaient le symbole, mais toujours soit comme moyen d’expression, soit comme enseignement pour débutants. Ils ne pouvaient pas penser que le symbole en lui-même était le but de la conception et de l’idéal. Ils étaient sûrs que la Réalité dépassait et dépassait infiniment ses symboles les plus riches ; car, par la vertu même de l’origine et de la dérivation du culte mystique, ils étaient « à la recherche de l’Absolu », et c’était l’immédiateté de la communion avec le Divin, et non un contact médiatisé, qu’ils aspiraient. On ne saurait trop insister sur l’importance de la théologie mystique dans l’Eglise d’Occident, toujours encline à des définitions pragmatiques et à une logique plutôt satisfaite d’elle-même. Mais pour beaucoup de mystiques, elle comportait ses propres dangers, même si elle avait une valeur permanente et tirait sa force d’une vérité indubitable. Depuis Denys l’Aréopagite jusqu’à la fin du Moyen Âge, nous trouvons en pleine vogue parmi les penseurs mystiques ce que l’on appelle la méthode négative d’approche de Dieu – la Via Negativa. C’est le pôle opposé de la pensée du panthéisme. Au lieu d’accumuler tous les symboles à portée de main, on sentait si fortement que rien ne pouvait réellement exprimer Dieu, ou être digne de l’exprimer, que, dans le but de l’atteindre, l’esprit était délibérément dépouillé de toute ressemblance, analogie ou symbole terrestre de Son Être. C’est ce qu’enseignait saint Augustin. « Nous ne devons même pas dire que Dieu est ineffable », dit - il, ou plutôt cite-t-il, « car c’est faire une affirmation à son sujet. Il est au-dessus de tout nom qui puisse être nommé ». « Il est mieux adoré dans le silence ; mieux connu par l’ignorance ; mieux décrit par des négatifs » - 1 Notre propre Hooker fait écho à cela. « Notre éloquence la plus sûre à son sujet est notre silence, lorsque nous confessons sans confession que sa gloire est inexplicable, sa grandeur au-dessus de nos capacités et de notre portée ». Ainsi par abstraction, en disant que Dieu n’est pas L'âme a atteint le terme de l'aventure de l'âme, ce que les mystiques appelaient « les ténèbres divines », « le terrain vague », « le lieu désert » de la Divinité. L'exagération était facile dans ce sens, et beaucoup de ces phrases mystiques répugnent aux oreilles occidentales, ou ne sont qu'un indice de l'épuisement de l'intellect ou des émotions. Mais il faut se rappeler que l'Orient était la source de l'expérience mystique, et que le véhicule par lequel la philosophie mystique transitait de l'Est à l'Ouest était la langue grecque, avec ses possibilités presque infinies de raffinement sur raffinement de l'abstraction ; et, enfin, que les proto-mystiques grecs et leurs plus proches imitateurs, l'école allemande du XIIIe siècle, essayaient d'exprimer en termes ce qui, comme nous l'avons vu dans les « quatre marks » du professeur James, est en réalité une expérience ineffable. Mais il est intéressant de noter que de cette école de pensée est né son corollaire en action, l'ascétisme, et ce tout naturellement. Si, pour parvenir à Dieu, l'esprit doit être dépouillé de tout concept et de toute imagination, il était certainement juste de dépouiller aussi le corps de tout ce qui pouvait le satisfaire, l'enrichir, le soulager et peut-être par là même le tromper. Tous les conforts et les joies intellectuelles de la vie pouvaient être considérés, sub specie aeternitatis, comme des voiles qui cachaient ou déformaient la vision de Dieu.

1 De Trin. vii. 4, 7.

1 Voir Rufus Jones : Religion mystique, p. 95 note.

Mais le mysticisme, touchant parfois aux deux extrêmes du panthéisme et du négativisme, ne s'est jamais longtemps maintenu entre l'un et l'autre. Leur insistance précoce sur l’expérience et leur alliance précoce avec l’école platonicienne de philosophie leur ont été d’un grand secours. Leur expérience doit être spirituelle ; leur philosophie – et le mysticisme ne peut s’empêcher d’être une philosophie – impliquait l’utilisation et même l’exaltation de la raison, et l’admission des émotions comme ses servantes dans la compréhension de Dieu. Puis le fait curieux de l’histoire du monde, le fait que l’Église a toujours voyagé vers l’Ouest, avec pour résultat un renforcement constant de la foi par le génie pratique occidental pour être à la hauteur, pour définir et agir, a aidé le mysticisme occidental à vivre une vie, intellectuelle et pratique, dont la santé mentale élevée et gracieuse est de l’atmosphère des saints Évangiles eux-mêmes. Nommer la plupart des mystiques médiévaux européens, c’est nommer des hommes et des femmes à la vie et à l’activité chrétiennes fructueuses et sacrificielles.

Si nous revenons maintenant à la pensée mystique de l’homme dans sa relation avec Dieu, nous pourrons la résumer brièvement comme suit, puis nous tourner vers ce qui est devenu un élément et une partie distinctive du mysticisme strictement chrétien – la systématisation de la vie mystique. L’âme, dans la pensée mystique, a le pouvoir de voir les choses spirituelles, comme les yeux du corps ont le pouvoir de voir les choses naturelles. Mais pour pouvoir voir Dieu, l’homme doit participer lui-même à quelque chose de semblable à Dieu. C’est dans sa lumière que nous voyons la lumière. C’est ce à quoi nous devons nous attendre. La vision humaine doit être entraînée à son travail. C’est l’homme qui connaît quelque peu l’art, qui a pris la peine d’étudier l’art, qui a en fait quelque chose de l’artiste en lui, qui peut vraiment voir un tableau d’une manière dont l’ignorant ou le spectateur occasionnel ne le peuvent pas. C’est le musicien qui peut le mieux entendre la musique. De même, « bienheureux les cœurs purs, car ils verront Dieu », « nous serons semblables à Lui, car nous Le verrons tel qu’Il ​​est » – et cette vision est impossible sans ressemblance. L’égoïsme, la colère, la sensualité sont des éléments qui ne permettent pas d’avoir la vision céleste. « L’homme doit nettoyer son miroir pour que Dieu s’y reflète ». Or, selon les mystiques, il existe en chacun un terrain propice à la ressemblance potentielle avec Dieu. Certains l’assimilaient à une graine dont on pourrait s’occuper, d’autres à une étincelle qu’on pourrait attiser pour en faire une flamme. Les Allemands du XIVe siècle parlaient beaucoup de cette « Fünkelein », ou petite étincelle au sommet, comme ils l’imaginaient, de l’âme. La question était de savoir comment s’occuper de la graine pour qu’elle grandisse, comment attiser l’étincelle pour en faire une flamme. Nous en arrivons ainsi à la conception mystique de la vie intérieure.

VII. Les mystiques en général enseignaient la scala perfectionis, l'échelle de la perfection. Celle-ci comporte trois échelons ou degrés.

(a) Purgatif : qui comprend la contrition, la confession, l’amendement chaleureux et aussi, ce qui est intéressant, les vertus sociales et civiques. Le grand mystique non chrétien, Plotin, insistait sur ces vertus, car elles représentaient, disait-il, les qualités divines d’ordre et de limitation. « Le vrai mystique », dit Ewald, « ne se retire jamais des affaires de la vie, non, pas même des plus petites affaires ». Nous pouvons dire que ce « degré » est la vie chrétienne telle que la vivent généralement les gens bons et pratiques. Cette partie de la « scala » comprend également « l’ascèse », qui, considérée simplement et raisonnablement comme une « formation » au sens paulinien, a toujours occupé une place dans le système chrétien, ou, d’ailleurs, dans la vie de tous ceux qui s’occupent sérieusement de leur profession ou de leur entreprise.

(b) Le deuxième stade est celui de l'Illumination. Les devoirs extérieurs sont maintenant devenus naturels et habituels, et la lutte est transférée à la vie intérieure. On entre sensiblement dans le stade de la « guerre et du pèlerinage » de l'expérience ; l'âme éprouve souvent une diminution marquée du confort spirituel, il faut affronter et vaincre l'« accident », la sécheresse, le froid et ce que saint Jean de la Croix appelle la « nuit obscure de l'âme ». En fait, il faut maintenant choisir et aimer Dieu pour lui-même, non pour les bénédictions, les secours ou les visions qui viennent de lui. Parfois, cet étrange et pénétrant aphorisme de Spinoza semble se réaliser : « Qui aime Dieu ne doit pas s'attendre à être aimé de lui en retour ». Pourtant, grâce à cette dure école, l'âme apprend à choisir le bien suprême pour lui-même. Elle apprend que « nous n'entrons pas dans le chemin parce qu'il est agréable, mais parce que c'est le seul chemin ».

(c) Le troisième et plus haut degré de la « scala » est le stade unitif. L’âme est unie à Dieu et, comme le disciple aimé, repose dans son sein. Irénée, Athanase, Clément, Origène, Augustin utilisent tous très couramment et insistent sur l’idée de l’identification avec Dieu comme but de la vie spirituelle ; ils utilisent même sans hésitation l’expression, surprenante à nos oreilles modernes, deifi-cari, θεοποίεσθαι . En effet, Harnack dit : « Après Théophile, Irénée, Hippolyte et Origène, l’idée de déification se retrouve chez tous les Pères de l’Église antique, et cela en position primordiale… comme aussi chez Cyrille, Sophrone et les théologiens grecs et russes tardifs. »5  Il est impossible d’aborder ici en détail cette branche du sujet ; il suffit de souligner que la conception moderne de la « personnalité » a sensiblement changé par rapport à l’interprétation limitée donnée à ce mot dans les temps anciens ; et que le grec θεός était un terme bien plus bas et plus vague que le « deus » occidental, de sorte que θεοποίεσθαί est trompeur s’il n’est pas considéré comme un équivalent approximatif de « deificari ». Le concept principal de θεός chez les Grecs était la qualité de la libération de la condamnation de la mortalité. Un Être divin est celui « qui seul possède l’immortalité ». Cette sorte de déification – l’attribution de l’immortalité – était, dit Harnack, « ​​l’idée du salut enseignée dans les Mystères » (c’est-à-dire dans les Mystères païens) et cette pensée fut reprise et portée dans le christianisme. Le Christ « apporta la vie et l’immortalité pour combattre par l’Évangile ». Clément d'Alexandrie, qui n'était pas un penseur exact, mais dont l'esprit réagissait avec vivacité aux idées « dans l'air » de son temps, relie les deux notions. το μη φθείρεσθαι, être impérissable, c'est participer à la Divinité. 1 Les mystiques ultérieurs de l'Allemagne des XIIIe et XIVe siècles s'approprièrent cette idée, mais avec une différence. Dans les premiers temps, cette participation à la nature divine était un don acquis au stade éthique supérieur, ou communiqué de l'extérieur ; plus tard, c'était un développement de ce qui était incréé et divin dans la constitution originelle de la nature humaine.6

1 Strom. v. 10. 63.

Mais dans tous les cas, comme l’Être Divin est infini, ainsi le stade Unitif est un processus infini, bien que commencé dans le temps, et parfois réalisé par des avant-goûts ou des aperçus temporels.

VIII. La dernière phrase nous amène, en conclusion, à l’examen de la question peut-être la plus épineuse — certainement un sujet plus chargé de malentendus que tout autre — en rapport avec la vie et le tempérament mystiques, l’expérience de l’Extase. C’est pourtant un sujet qu’on ne peut pas passer sous silence, une question qu’il faut discuter, dans la mesure où l’expérience elle-même, ou du moins la capacité à l’expérimenter, constitue la différence même du mysticisme. Qu’était donc l’Extase ? C’était un état de sensation ou de connaissance intérieure, car les deux descriptions sont vraies, qui survenait parfois au cours de la troisième étape de la Scala, si l’on peut séparer les étapes de cette façon plutôt mécanique ; bien sûr, elles interagissaient souvent. C’était ici un avant-goût de l’Union parfaite qui ne devait être pleinement atteinte que plus tard — une touche d’éternité se manifestant dans le temps. Même dans la vie des plus grands mystiques, c’était une expérience rare ; Plotin est décrit comme l’ayant vécue trois fois ; Saint Paul, autant que nous pouvons en juger d’après son propre récit dans 2 Corinthiens, en a parlé une fois. Mais malheureusement, le mot « extase » — littéralement, le fait de se tenir hors de soi-même — a été tellement détourné de son sens originel que beaucoup de gens n’ont que peu ou pas d’idée de ce qu’était ou est réellement l’« extase » ou le « ravissement ». On l’a confondu avec la vision ou l’audition de « locutions » et on l’a attribué à toutes sortes d’états pathologiques anormaux, involontaires ou auto-induits. Notons d’abord qu’il n’y a rien d’« extatique » (au sens ordinaire de l’adjectif) dans cette expérience. Ce n’est ni une vision, ni une clair audience. En fait, elle possède au plus haut degré les « quatre marques » par lesquelles le professeur James a distingué le mysticisme lui-même ; elle ne peut être décrite après coup (comme une vision ou un rêve) ; elle transmet au sujet le sentiment d’une certitude absolue de connaissance ; elle est transitoire ; et ce n'est pas une réaction auto-induite, mais involontaire — un « ravissement » en fait. Le sujet a le sentiment d'être saisi, comme sainte Thérèse l'a décrit, ou rempli ou possédé par une puissance autre que le moi, bien qu'intimement en union avec lui. Le Père Sharpe, dans son admirable traité, « Mysticism ; Its True Nature and Value »,1 Plotin l'extatique, dans la passivité du sujet (« nous ne pouvons rien faire de notre côté », dit sainte Thérèse), dans son indescriptibilité essentielle et dans son héritage de certitude, est une sensation ordinaire. « La sensation est impossible à définir ou à prouver ; la seule chose que nous sachions à son sujet, c'est qu'elle se produit. Quelles que soient les conditions et qu'il y ait ou non une cause adéquate, le seul fait indubitable dans la sensation est la certitude de l'expérience. . . . C'est précisément le cas du mystique ». On peut ajouter que la sensation, quelle que soit la manière dont elle se produit, est celle du contact avec l'Absolu, et encore que le véritable accès ou invitation à l'expérience est la fascination amoureuse dont nous avons déjà parlé. La pensée a sa place et sa valeur, mais l'amour est la cause première. « Plotin l'extatique est sûr, quoi que puisse penser Plotin le métaphysicien , que l'union avec Dieu est une union des cœurs ; que « par l'amour on peut l'obtenir et le maintenir, mais jamais par la pensée ». Lui, pas moins que les contemplatifs médiévaux, est convaincu, pour citer ses propres mots, que la Vision n'est destinée qu'au désireux ; à celui qui a cette « passion amoureuse » qui « fait que l'amant se repose dans l'objet de son amour » .1

1 Op. cit. ch. iii.

1 E. Underhill : Mysticism, p. 445. cf. Plotin. Ennéades VI. 9. « L’âme, donc, lorsqu’elle se trouve dans un état conforme à la nature, aime Dieu, désirant être unie à Lui… telle est donc la vie de Dieu et des hommes divins et heureux… une fuite de l’unique vers l’unique ».

On a soutenu que l'extase ou l'état de transe, avec ses quatre signes distinctifs, ou quelque chose de très analogue, peut être provoqué par des moyens artificiels. Le professeur James, dans son ouvrage « Varieties of Religious Experience », en donne plusieurs exemples. Certaines formes de narcotiques, méthodes de respiration ou méthodes d'auto-hypnotisation produisent des effets très proches de l'expérience mystique. 2 Comme exemples de cette dernière, nous pouvons citer la découverte de Jacob Behmen selon laquelle l'état de transe pouvait être provoqué par la fixation fixe sur un disque de métal brillant ou par le faisceau de lumière traversant le trou d'une serrure, et la curieuse expérience de Tennyson 3 de ce qui suivit la répétition constante de son propre nom, accompagnée d'une conscience accentuée de la personnalité individuelle. Ce dernier point mérite d'être examiné plus en détail, mais en tout cas, les raccourcis ou les tentatives de raccourcis vers le but de la vie mystique ne réfutent pas plus la réalité de l'atteinte de ce but que les exploits occasionnels du « courage hollandais » ne réfutent la réalité de la véritable force d'âme, que l'éclat intermittent communiqué de temps à autre au cerveau par une semi-intoxication ne réfutent l'existence de ce que nous appelons le « génie », ou que les méthodes et les résultats douteux de la séance spirite n'affectent d'une manière ou d'une autre la foi du chrétien dans la Résurrection et son espérance dans la vie du monde à venir.

2 Dans son traité De Canonisatione, le pape Benoît XIV note diverses conditions, naturelles ou résultant d’une maladie, qui peuvent produire des expériences apparemment mystiques.

3 Cf. Le Sage Ancien. Et voir Mémoires, par son Fils, vol. ip 320·

Pour revenir à l'extase, il s'agit d'une expérience sur le plan spirituel analogue à la sensation corporelle et, comme la sensation, essentiellement indescriptible. L'âme se sent emportée, ravie, dans l'appréhension ou le contact immédiat d'un monde qui n'est pas le nôtre, ou dont le nôtre n'est que l'ombre, un monde dans lequel « Dieu est tout, et tout est en Dieu. Aucune image, aucune forme ne doit être rappelée par la suite. C'est dans ce sens que Noack décrit le mysticisme lui-même comme une « spéculation sans forme ». Pour citer la définition de l'extase donnée par le Dr Inge, « elle commence lorsque la pensée cesse, pour notre conscience, de provenir de nous-mêmes. Elle diffère du rêve parce que le sujet est éveillé. Elle diffère de l'hallucination parce qu'il n'y a pas de trouble organique : elle est, ou prétend être, une amélioration temporaire, et non une désintégration partielle, des facultés mentales. Enfin, elle diffère de l'inspiration poétique, parce que l'imagination est passive ». 1 Nous ne manquons pas d'exemples modernes et détaillés de l'expérience ainsi analysée. Nous avons déjà jeté un coup d'œil sur le récit de Tennyson sur l'induction de la transe par la répétition de son propre nom, mais une description meilleure et plus authentique de cette expérience, apparemment non provoquée, se trouve dans le " In Memoriam ", canto xcv, lorsqu'il

 — « est venu sur Ce qui est, et a capté

Les pulsations profondes du monde » —

plus authentique, car, apparemment sans le vouloir, il décrit comme conditions préalables de l'état les conditions mêmes indiquées par Plotin lui-même - le sentiment de calme porté par l'âme et l'éloignement de l'âme de toutes les distractions humaines. 2 Il parle du « calme qui laissait les cierges brûler, sans vaciller », et comment « dans la maison, lumière après lumière s'éteignit, et je me retrouvai tout seul ». L'autre grand exemple de l'état de transe est l'état de transe de Wordsworth.

״ humeur sereine et bénie

Dans lequel le souffle de cette charpente corporelle,

Et même le mouvement de notre sang humain

Presque suspendus, nous sommes endormis

Dans le corps, et deviens une âme vivante

Et vois dans la vie des choses ». 1

On trouve des aperçus de la même expérience chez Browning, Coventry Patmore et dans le culte presque naturel de T.E. Brown, en particulier dans l'Epistola ad Dakyns de ce dernier. Mais on peut les ramener tous à la grande jumelle caractéristique des expériences de Wordsworth et de Tennyson — qui sont en fait les deux principaux modes d'approche mystique de Dieu — à savoir, la conception du Divin comme immanent au monde de la Nature, ou le sens de l'individualité rendu anormalement aigu et se trouvant soudain dissous dans le sens d'une Personnalité infiniment plus vaste et englobante.

Nous pouvons dire, en tout cas, que le tempérament mystique se caractérise soit par la capacité de vivre cette expérience, soit, du moins, par la capacité de comprendre et de répondre d’une certaine manière à la pensée qui en découle. Cela suggère que le véritable mystique est un mélange de la nature du voyant et de la nature de l’homme spirituel. Car l’homme de bonté spirituelle ordinaire n’est en aucune façon nécessairement un mystique, pas plus que le visionnaire ou la personne « psychique », en vertu de cette seule qualité, un mystique ; mais si l’on combine les deux, la sainteté personnelle et, faute d’un meilleur terme, le contact avec l’invisible, on obtient les ingrédients d’un saint mystique. « D’abord », comme l’archevêque Benson avait l’habitude de traduire la phrase de Paul, « d’abord le psychique, puis le spirituel ».

C'est en raison de sa croyance intense et de son désir d' un contact et d'une communion immédiats avec Dieu que le mysticisme a toujours été une force vivante. Les mystiques ne prenaient pas les choses au second plan. La vie est la vie et doit être connue comme une puissance énergisante ; l'amour doit être réellement ressenti comme amour. Le mysticisme n'est pas indigène au christianisme ; en fait, on peut dire que c'est à sa présence, à son désir de vérité, à son insistance sur la réalité que d'autres formes de foi ont invariablement dû la vitalité qu'elles avaient ou ont ; néanmoins, il est vrai que c'est dans le christianisme que le mysticisme a trouvé son foyer le plus approprié, sa meilleure discipline et son champ de vision et d'effort le plus libre et le plus agréable.

CHAPITRE II

L'élément mystique dans les Évangiles et les épîtres

« L’homme, dit Jacobi, est un animal qui vient de l’au-delà. » Tout ce qui l’amène à voir ou à toucher, même pour un moment, cette « altérité » de son être lui donne pour cet instant la vision mystique des choses. De tels aperçus partiels, offerts par la nature, l’art ou la pensée, sont fréquents et semblent souvent n’avoir que peu à voir avec la religion en tant que telle. En fait, la plupart du temps, on ne suit pas l’indice momentané, sinon on pourrait arriver à une conclusion différente. Mais, en tout cas, l’instinct ou le tempérament mystique se trouve ailleurs que dans le christianisme. Le sentiment d’une « expérience plus profonde que la science, plus certaine que la démonstration », « lorsque nous nous possédons comme un avec le tout » 1 peut être suscité par l’étude de la métaphysique, ou par des pensées telles que le « millionième de millionième de grain, qui se fend et se fend à nouveau pour toujours, et disparaissant toujours, ne disparaît jamais », ou par la poursuite de la beauté, ou par quelque cri bouleversant comme celui de Mahomet : « Il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu ». Il a en effet été au cœur de toute religion digne de ce nom, car, comme nous l’avons vu, elle impliquait et insistait sur l’expérience de première main. Mais nous pouvons nous attendre, et nous ne serons pas déçus, à trouver l’élément mystique à son apogée et à son meilleur dans son foyer naturel, le christianisme, et cela dès le tout début. Il est vrai qu’il a reçu un vaste renforcement, plus tard, de sources grecques ; en fait, le mysticisme chrétien, considéré comme un système de vie et de philosophie, ne peut que remonter à cette source. Mais, si intéressant que soit cet événement historique, il serait déconcertant pour le mystique et déshonorant pour la foi chrétienne, tant l'influence grecque importée fut immense et de grande portée, de s'en tenir là. Cela signifierait que le christianisme, en partie, n'était pas maître de son âme ; que ce que la persécution n'avait pas réussi à accomplir par la force l'avait été par des moyens plus subtils, et que la pureté de la foi, à l'abri des attaques directes, avait été modelée et affermie à la fin par cette même mentalité païenne qui s'était passée, presque ostensiblement, du Christ offert à son acceptation. Le mysticisme chrétien regarde plus loin que Denys l'Aréopagite et vers des sources plus hautes que la merveilleuse pensée de Plotin, pour trouver sa propre garantie et ses véritables principes. Il remonte en effet au Nouveau Testament ; il revendique comme deux de ses principaux prophètes, saint Paul et saint Jean, et il reconnaît comme son Maître et son inspirateur le Seigneur Jésus-Christ. Elle ne prétend pas que les épîtres de saint Paul et les écrits johanniques sont des traités mystiques et rien d’autre, pas plus qu’elle n’affirmerait que le Christ était simplement un mystique et ne s’adressait qu’aux mystiques. 7 Le but du christianisme est catholique ; il est censé embrasser la nature humaine dans son ensemble et non une de ses fonctions particulières. Il y a, et il y a toujours eu, de nombreux chrétiens fervents qui ne se reconnaissent pas dans le tempérament mystique ; mais il y en a, on peut l'ajouter, beaucoup d'autres à qui les doctrines strictement mystiques dans leur nature sont chères, ou qui les professent comme faisant partie de leur croyance chrétienne, mais qui ne leur reconnaîtraient pas ce nom.

1 ST Coleridge : L'Ami, Essai xi.

Les traces de telles doctrines, traits d’enseignement et d’expérience mystiques, ne manquent pas, pour commencer, dans les récits synoptiques de la vie de notre Seigneur, qui ne figurent nullement dans les documents à visée mystique. Les tentations dans le désert, par exemple, qu’elles soient des faits ou des résumés symboliques d’une expérience de vie, sont intensément mystiques dans leur portée de signification, leur ordre et leur suggestivité. Le récit de la Transfiguration, avec ses témoins significatifs et glorifiés, en est un autre exemple, et le άγαλλίασις de Luc 10, 21, avec les paroles mystérieuses qui l’accompagnent, ressemble, si l’on peut dire avec révérence, à l’Enlèvement ou à l’Extase mystique. Il est également remarquable que le Christ ait choisi comme compagnons les plus proches des hommes à qui l’état de vision était familier. Ce fait a été brouillé pour l’étudiant ordinaire de la Bible par l’habitude de considérer les apôtres et les premiers saints comme des hommes à certains égards totalement différents de nous, acceptant leurs expériences comme vraies mais refusant de leur admettre un quelconque rapport avec la nature humaine, même sanctifiée, telle que nous la connaissons. Mais pour l’étudiant en psychologie d’aujourd’hui, ces expériences sont du plus haut intérêt, et les événements relatés dans les évangiles synoptiques et les Actes justifient la supposition que le Christ a dû accorder une valeur délibérée au don de « vision » chez ceux qui l’ont accompagné le plus étroitement ou l’ont le mieux servi. Pierre, Jacques, Jean et Paul le possédaient tous de manière prééminente, du moins au début de leur ministère, si nous en jugeons par leurs propres récits ou par les écrits de leurs compagnons. 1 Mais de l'enseignement du Christ exposé par les synoptiques sans arrangement préconçu ou « tendance », il est aussi possible de déduire la garantie mystique. Il y a l'expérience qui le traverse tout entier — une expérience unique en effet et au-delà de toute définition, mais néanmoins une expérience vers laquelle la communauté chrétienne est appelée — de communion immédiate avec Dieu. Il y a la réalisation intense d'une union cachée mais vitale entre le Christ et sa société, et cela pour tous les temps : « là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là au milieu d'eux », il y a la découverte de Dieu dans le cœur d'enfant — le royaume des cieux sur leurs visages innocents ; il y a la grande maxime du Sermon sur la montagne quant à la vision divine : « bienheureux les cœurs purs, car ils verront Dieu ». Il y a les lois cruciales du gain par la perte et de la vie par la mort qui sont à la racine de l'éthique mystique. Et il y a le dicton mystique : « Le Royaume de Dieu est en vous », qui est répété avec une amplification remarquable dans un logion du Papyri d'Oxyrhyneus, « et quiconque se connaît le trouvera ». Un logion encore mieux connu embellit et sanctifie le moindre et le plus vil travail manuel ; « Soulève la pierre, et tu me trouveras ; fends le bois, et je suis là ».

1 Saint Pierre est généralement considéré comme un homme non mystique, simple et pratique, doté de fortes prédilections et sympathies humaines. Il suffit de se rappeler qu’il a été témoin de la Transfiguration, que les débuts de la conversion des Gentils se doivent à son étrange transe sur le toit et que le récit de son évasion de prison mentionne sa familiarité avec de telles expériences. « Il ne savait pas que c’était vrai, mais il croyait avoir une vision ».

Nous passons maintenant du Seigneur à ses disciples, et bien que partout dans les écrits du Nouveau Testament nous rencontrions de temps à autre des paroles essentiellement mystiques — dans les épîtres de saint Jacques et de saint Pierre, par exemple — deux noms seront toujours invoqués par les mystiques pour justifier et illustrer leurs doctrines, les noms de saint Paul et de saint Jean. Les épîtres de Paul et les écrits johanniques contiennent en effet en germe et en suggestion une vaste partie de ce corpus de théologie mystique qui sera ensuite systématisé par l’esprit exact de l’Église occidentale ; puis désorganisé par la pensée des Anglais d’après la Réforme, jamais aussi volontairement antilogiques que lorsqu’ils sont en contact avec la religion. Il sera bon de considérer d’abord saint Paul. Il y a cet avantage à le faire, que nous le connaissons non seulement par ses écrits, mais par sa biographie, et surtout par certains souvenirs autobiographiques qui, du point de vue mystique, sont de la plus haute importance.

Ce « prince de tous les vrais mystiques chrétiens » 8  a un évangile qu’il appelle hardiment « mon évangile », et affirme lui être parvenu par révélation, et non par l’intermédiaire des hommes ; il a été amené à « connaître la sagesse de Dieu dans un mystère ». Toute la teneur de sa vie a été changée par la vision qu’il a eue sur la route de Damas. Certains ont identifié cette vision avec l’expérience de « l’homme en Christ » racontée dans 2 Cor. xii., mais probablement à tort. Car bien que infiniment plus importante que d’autres visions qu’il a partagées, en tant qu’expérience, dans les premières étapes de sa « vie en Christ » avec son compagnon apôtre, saint Pierre, les récits d’Actes ix. et 2 Cor. xii. peuvent difficilement se référer au même événement, ne serait-ce que pour la raison que l’expérience sur la route de Damas était susceptible d’être décrite, à la fois en ce qui concerne ce qui a été vu et ce qui a été entendu, alors que l’expérience de « l’enlèvement » au « troisième ciel » ne l’était pas. Le premier était en fait, dans la phraséologie mystique, une vision, le second une extase.

Il serait peut-être bon de tenter de résumer les points particuliers sur lesquels le mysticisme tire son inspiration et sa direction de saint Paul, « qui, dans ses élans mystiques et dans les parties systématiques de sa doctrine... nous donne l'une des expériences et des schémas les plus anciens, les plus profonds et, jusqu'à ce jour, de loin les plus influents, parmi tous ceux qui sont détaillés... sur les relations de l'âme humaine avec Dieu ». 9

(1) En premier lieu, comme nous l'avons noté, il y a l'insistance précoce sur les visions, qui, bien que ne possédant pas la première des quatre marques de l'expérience mystique du professeur James, l'ineffabilité, possèdent les trois autres : la fugacité, la qualité noétique (elles transmettent une nouvelle connaissance) avec l'autorité (« je n'ai pas désobéi à la vision céleste ») et la passivité. Il existe plusieurs exemples dans lesquels les activités importantes de saint Paul sont stimulées ou renforcées par des visions, c'est-à-dire par quelque chose de clairement vu et entendu dans l'état de transe. Sa première visite en Europe est inspirée par une telle vision ou un tel rêve ; son impulsion à « témoigner à Rome » vient d'une vision du Seigneur et d'une mission directe de sa part (Actes xxiii. 11) ; Il est invité à quitter Jérusalem lors de sa première visite au temple après sa conversion, alors qu'il est « en transe » (Actes xxii, 17), il est consolé du danger à Corinthe, à Jérusalem et à bord d'un navire dans la tempête, la dernière fois par « un ange de Dieu » (Actes xxvii, 23). En fait, on se rend à peine compte de la part importante que ces expériences psychiques ont eu dans la vie et les travaux du grand Apôtre.

(2) La première et la plus surprenante de ces visions amène Paul à Christ, mais pas, et de façon très nette, à la connaissance du Christ de l’histoire de l’Évangile. Il ne jugea pas nécessaire, dit-il aux Galates, de rassembler des preuves historiques concernant la mort ou la résurrection du ministère du Seigneur. « Je n’ai pas consulté la chair et le sang », dit-il, et même lorsqu’il rencontra les compagnons de vie du Christ, Pierre et Jean, ils « n’ajoutèrent rien » à lui ou à sa conviction intérieure. Une certaine modification de cette attitude de simple dépendance à la révélation personnelle est perceptible à la fin de la première épître aux Corinthiens. Ici, il cite des preuves de la résurrection afin de répondre aux objections des contradicteurs. Mais dans la deuxième épître aux Corinthiens, il revient, avec une insistance encore plus forte, à sa position précédente : « Bien que nous ayons connu Christ selon la chair, désormais nous ne le connaissons plus ». Saint Paul, en effet, aura connaissance du Christ, non comme homme, mais comme Homme ; et pourtant, même là, il ne résume guère sa christologie. C'est un Christ cosmique qu'il prêche, un Christ préexistant comme Dieu, ou comme « en forme de Dieu ».10 un Christ en qui, par qui et pour qui toutes choses ont été créées, 2 un Christ en qui toutes choses « tiennent ensemble », 3 et qui est donc, en ce sens et pas seulement historiquement, les yeux des aveugles, les oreilles des sourds, le principe des sens eux-mêmes ; de plus, un Christ qui est en quelque sorte contemporain de la série temporelle, qui est, jusqu'à l'accomplissement de celle-ci, « tout et en tous », 4 et qui est la nature réelle de l'homme, en tant que tel. Car « la mesure de la stature de la plénitude du Christ » est le but de l'humanité achevée. 5 Tout cela, Il l'est pour l'homme, non en vertu de certains événements historiques accomplis par un personnage historique à une date donnée, bien que ceux-ci aient leur immense signification en tant que représentation sur la scène mondiale d'un Processus éternel, mais en vertu de Son interaction en tant qu'esprit, en et par nous. « Or, le Seigneur est cet Esprit ». Saint Paul décourage à jamais la tentative de certains mystiques ultérieurs de « dépasser » le Christ pour atteindre le « terrain vacant » de la Divinité indifférenciée. Il nous indique plutôt la « plénitude du Christ » comme le moyen par lequel et à travers lequel la Divinité rend possible et pratique la communion avec la nature de l’homme. « Comme l’air est l’élément dans lequel l’homme se meut, et pourtant l’élément de vie qui est présent dans l’homme : ainsi le Pneuma-Christ est pour saint Paul à la fois l’océan de l’Être divin, dans lequel le chrétien est plongé, et un courant qui, dérivé de cet océan, est spécialement introduit dans sa vie individuelle. » 1 Ceci nous amène à une troisième phase, la plus distinctive de tout l’enseignement mystique, qui dérive également de saint Paul.

2 Col. i. 15-17.        3 Col. i. 17. Rév. Vers.

4 Col., iii. ii. 5 Éph. iv. 13.             

(3) « Je vis, et non plus moi, mais le Christ vit en moi. » Tel est le grand mot d’ordre paulinien de la vie spirituelle. Elle doit être un processus intérieur, expérimental. Il en fut ainsi dès le début. Même en décrivant aux Galates la vision près de Damas qu’il décrit ailleurs en termes objectifs, il met de côté tout ce qui est extérieur – la lumière, la voix – au profit du changement intérieur que ces éléments ne sont que des symboles. « Quand il a plu au Père de révéler son Fils en moi. » « En moi », après tout, et non pas « à moi ». En effet, avec saint Paul, le chrétien individuel doit expérimenter personnellement comme un processus de vie l’œuvre rédemptrice du Christ. La victoire sur la mort et le péché a été obtenue pour nous ; mais elle doit aussi être obtenue en nous. L’âme, en effet, est le microcosme dans lequel une loi universelle doit s’accomplir. « Mes petits enfants, pour qui j’éprouve de nouveau les douleurs de l’enfantement, jusqu’à ce que le Christ soit formé en vous. » C’est le début du processus. « Ensevelis avec lui par le baptême dans la mort. » 3 C'est la suite. « Ressuscités avec le Christ », « marchez en nouveauté de vie » ; 3 « si donc vous êtes ressuscités avec le Christ, recherchez les choses d'en haut » ; ce sont des pas de plus vers une telle identification de l'être qu'enfin « vivre c'est le Christ » ; 6 « le Christ, qui est notre vie » ; 6 Nous verrons plus loin combien cette doctrine fut féconde et comment, plus que toute autre chose, elle servit à sauver le mysticisme d'un vague désir d'absorption dans l'Absolu. Il suffit ici de noter sa prééminence et sa persistance dans la pensée paulinienne. Bethléem, le Calvaire, la Résurrection et l'Ascension doivent être rejoués dans le champ de l'âme humaine.

1 HT Holtzmann : Lehrbuch der NT Théologie, vol. ii. pp. 79-80, cité dans von Hügel.

2 gallons. iv. 17.      3 Rom. vi. 4.      4 Col. iii. 1.

5 Phil. i. 21.            6 Col. iii. 4.

(4) Une quatrième caractéristique du mysticisme paulinien est la sanction qu'il donne, dans un ou deux passages célèbres (Rom. VII, 1-4 ; Eph. V, 23-32), à l'enseignement concernant le Christ et l'Eglise, qui représente leur relation comme celle d'un Epoux envers son Epouse. Cette analogie reçoit, bien entendu, une justification supplémentaire de l'Ancien Testament, où il est question de l'Eglise juive (Esaïe liv. 5 ; Jr. III, 14) ; de quelques paraboles et expressions de notre Seigneur ; et d'un ou deux passages de l'Apocalypse. Cette analogie fut cependant reprise avec beaucoup d'empressement par l'Eglise, et l'idée fut si développée et si particularisée qu'elle devint l'une des expressions les plus familières de la dévotion mystique. Il y eut très peu de Pères grecs qui ne l'utilisèrent pas ; Tertullien suggère que « si l’âme est l’épouse, la chair est la dot » 1 du Christ, et Denys, pour justifier les ravissements mystiques, cite la phrase d’Ignace : « Mon amour a été crucifié ». Mais, dans l’ensemble, l’expression se limitait d’une part à l’amour du Christ pour l’Église, et cela, même dans les homélies de saint Bernard sur le Cantique des Cantiques ; et d’autre part, à l’amour du Christ. La première conception a été modifiée en celle de l’amour du Christ pour l’âme individuelle, principalement par les mystiques du cloître2, puis progressivement, à une époque plus récente, peut-être en partie en raison de l’influence renouvelée de l’imagerie et de la pensée orientales, la figure spécifique du Christ semble être passée à l’arrière-plan et nous entendons parler de « touchers divins », de « sensations réelles mais purement spirituelles, par lesquelles l’âme ressent la présence intime de Dieu et le goûte avec une grande délectation ». Il est intéressant de comparer à cet égard la poésie de Crashaw au XVIIe siècle et de Coventry Patmore au XIXe, tous deux de fervents chrétiens catholiques ; le premier prend l'humanité de Notre Seigneur, sous tous les aspects possibles, comme l'objet de son amour ; avec le second, dont le message est presque exclusivement celui du mariage humain comme symbole ultime des rapports entre l'âme et son divin Amant, cet Amant étant toujours Dieu, considéré, pour ainsi dire, haud sub conditione.

1 De Résurrection, 63.

2 Cf. en particulier. Richard de Saint-Victor : De Quatuor Gradibus Violentae Charitatis,

 

(5) C'est par les notes personnelles et intimes de la deuxième épître aux Corinthiens que nous apprenons que saint Paul a vécu, au moins une fois, la phase psychologique la plus élevée du mysticisme, l'extase. Une fois de plus, il est nécessaire de rappeler les différences qui séparent l'extase de la simple vision. Cette dernière est la plus basse, la première se produit pendant les stades les plus élevés de la vie mystique. Les visions peuvent se produire souvent, l'extase est l'une des expériences les plus rares. Nous avons tant parlé de la tentative de définition de l'extase dans le chapitre introductif qu'il suffit peut-être de nous rappeler ici une distinction importante en plus. La vision ou transe, qui comprend quelque chose de vu et quelque chose d'entendu, peut être décrite avec précision ; l'extase est à ce point un aperçu ou une audition d'une autre sphère ou dimension de l'être que son expérience est tout à fait indescriptible dans le langage de celle-ci. Nous avons maintenant plusieurs récits de visions dans la vie de saint Paul, dont une seule de l'extase. Les premières, comme nous l’avons remarqué, sont assez fréquentes dans les Actes ; on y voit des formes corporelles et on entend des voix avec des messages articulés d’avertissement ou d’encouragement ; et toutes sont susceptibles de la description la plus complète. Il n’y a qu’une seule expérience psychique (celle de toutes qui a laissé la plus profonde empreinte dans l’âme de l’apôtre et même une marque permanente, semble-t-il, sur son être physique), qui est pour lui totalement ineffable par la suite. Cette expérience — de « l’homme en Christ » de 2 Corinthiens xii — à travers les mots hésitants qui cherchent à l’exprimer, correspond si curieusement aux « notes » de l’état mystique suprême tel qu’il est résumé à une époque plus scientifique, qu’il vaut la peine de faire une comparaison. Tout d’abord, toutes les « caractéristiques » de l’expérience mystique du professeur James sont là : la fugacité, la passivité (« je ne sais pas si c’est dans le corps ou hors du corps »), la qualité noétique et autoritaire, et enfin l’ineffabilité (des mots ont été entendus qu’il n’est pas permis de prononcer »). Mais il y a plus encore. Il y a le sentiment d’un véritable ravissement — le sujet « est pris » ; le sentiment d’une conscience élevée — il est « enlevé » dans une sphère d’être au-dessus de la sienne, symbolisée par le « troisième ciel » ; et c’est, dans le double accent mis sur « dans le corps ou hors du corps, je ne sais pas », un εκστάσις au vrai sens du terme. Que le récit d’une telle expérience se trouve dans une épître indubitablement et typiquement celle de saint Paul, la rend d’autant plus remarquable.

Dans les écrits johanniques 11.  On rencontre un autre grand corps d’enseignement mystique. Il présente de forts contrastes avec celui de saint Paul. Pour beaucoup d’esprits, il exerce une attraction bien plus grande que celle de saint Paul : en fait, le quatrième Evangile a été appelé « la charte du mysticisme ». Pour l’époque, encore une fois — une époque, après tout, de géants — pour laquelle l’étude de Browning suggérait des solutions satisfaisantes, le message johannique était vraiment le dernier mot et le plus concluant sur le christianisme ; en témoignent « La Mort au désert » et la conclusion de l’évêque Blougram ; et pour un certain type d’intellect, et de très haut niveau, il l’est encore. Pourtant, considéré comme une présentation mystique ou un commentaire de la foi, on ne peut pas dire qu’il possède un attrait universel. C’est avec la plus grande méfiance que nous nous attaquions à un terrain aussi discutable : mais un ou deux points ressortent clairement de tout examen de l’Evangile et des épîtres johanniques.

Il est incontestable que, par leur méthode, ils donnent la garantie la plus complète d'une compréhension mystique du christianisme ; mais il est également incontestable que cette compréhension est hautement spécialisée. Il est au moins discutable que nous sachions quelque chose de la vie de l'auteur ; mais son « récit » est en tout cas de loin le plus récent dans son apparition. Il est, en fait, absolument inestimable en tant que, et principalement en tant qu'impression laissée par la foi chrétienne sur un esprit du siècle suivant après Jésus-Christ, et pleinement éveillé à l'influence du siècle suivant. C'est le christianisme entrant dans un monde nouveau, un nouvel héritage, et se révélant capable d'absorber ce qu'il y avait de meilleur dans les circonstances de la pensée et du sentiment qui l'entouraient, et de réaliser ses plus nobles aspirations. C'est peut-être l'explication de l'adoption fugitive dans les prologues de l'Évangile et la première épître de la doctrine du Logos. Car, bien qu'il soit risqué de dire que la doctrine du Logos johannique dérive de celle de Philon,12 et pourtant nous avons ici la coïncidence remarquable de deux écrivains, tous deux juifs, tous deux fermement déterminés à introduire l'autorité de Moïse  13  pour leurs philosophies, l’une pour réconcilier Moïse et Platon, l’autre, Moïse et le Christ, et tous deux définissant le Logos comme Dieu (avec Philon, « le second Dieu »), le « Fils unique et bien-aimé de Dieu », par l’intermédiaire duquel les mondes furent créés. Chez les deux, Il est le Pain de Dieu, le Convaincant du péché ; à Lui sont liées les idées d’Intercesseur et de Consolateur ; Il est l’Image éternelle du Père, et, avec Philon, nous, inaptes à être directement fils de Dieu, pouvons pourtant nous considérer comme fils du Logos. De telles ressemblances ne peuvent guère être une longue chaîne de coïncidences fortuites. Là où la séparation de pensée se produit, et se produit de manière décisive, c’est que l’auteur des écrits johanniques ajoute de la personnalité à sa conception du Logos et l’identifie, comme Philon n’a jamais tenté de le faire, avec le Messie, en termes fixes.14 Mais il affirme ensuite avec insistance, dans l’Épître comme dans l’Évangile, avoir été témoin oculaire d’une vie vécue sur terre, qui est morte et ressuscitée : à la différence de saint Paul, il connaît « le Christ selon la chair », et insiste sur cette connaissance comme la pierre angulaire même de la foi. 2

2 1 Jean iv. 3.

Quelles sont donc les contributions de saint Jean à l’élément mystique de la religion ? Nous pouvons peut-être en dire trois. (1) La première, c’est que par cette insistance même sur une révélation historique dans le temps, il contrebalance la forte tendance mystique des siècles suivants à considérer l’histoire de l’Évangile comme une sorte de drame simplement correspondant à une réalité plus vitale, à ce que William Law appelait « le processus entier du Christ », sa naissance, sa mort, sa résurrection, dans l’âme. Dans un autre sens, M. A. E. Waite déclare la même évacuation de l’Incarnation historique, quand il dit : « Le mystère de la Passion et de l’Agneau immolé depuis la fondation du monde est l’un des mystères de l’invisible. Le vrai Golgotha ​​et le Calvaire ne sont pas de ce monde ». Le quatrième évangéliste déclare catégoriquement qu’ils le sont, que la Parole de Dieu a été vue, entendue, touchée. Il considère cependant ce qu’il considère comme historique sous un aspect si mystique qu’il serait juste de dire que pour lui toute vie est sacramentelle ; avant tout, la Vie des vies. Ce n’est pas principalement comme preuve qu’il note ce dont il se souvient des faits et des paroles du Christ. Les paroles ont plus de valeur que les « œuvres », et les premières ne peuvent être entendues ni les secondes vues correctement, à moins que l’âme n’ait d’abord fait l’expérience d’un processus d’illumination. La conséquence en est qu’il met fortement l’accent sur tout ce qui se passe dans la vie humaine. Les choses sont importantes en elles-mêmes, mais plus importantes encore parce qu’elles symbolisent quelque chose qui les dépasse. Il ne veut rien entendre du « renversement de ce cadre légitime, quoique plus extérieur, du christianisme », que déplorait Henry More. Le physique et le spirituel que Dieu a réunis pour nous ici ne doivent pas être séparés. Une révélation spirituelle de Dieu lui est impossible sans sa contrepartie physique, une Incarnation, et il ne peut pas non plus tolérer un christianisme qui ne mette pas l’accent sur le ministère terrestre du Seigneur. Il considère la vie dans son ensemble.

(2) Les écrits johanniques donnent une sanction et, si nous les étudions attentivement, une véritable orientation à l'emploi du symbolisme dans l'expression de la pensée mystique. Il est nécessaire en premier lieu de savoir ce qu'implique un véritable symbolisme. Car tandis que nous trouvons un écrivain comme Récéjac qui l'annonce comme l'essence même du mysticisme - le mysticisme étant à ses yeux « la tendance à approcher l'Absolu, moralement, au moyen de symboles » - nous trouvons d'autres prêts à nier qu'il ait quoi que ce soit à voir avec le mysticisme, tandis que beaucoup le considéreraient comme de l'allégorisme, ou du moins ne seraient nullement clairs quant à la distinction entre les deux. La distinction est, en gros, la suivante : le symbolisme est un enseignement basé sur ce qui est déjà un fait ; l'allégorisme est un enseignement transmis par un effort d'imagination. Selon l'intellect et l'inspiration de l'allégoriste, telle est la valeur et la richesse de son message. L'allégorisme, donc, dans les mains du Divin Maître Lui-même, ou dans les mains d'un voyant doué, comme John Bunyan, a transmis des vérités impérissables. D'un autre côté, l'allégorisme peut descendre au rang de jouet d'une sorte de crèche chrétienne criarde et surdécorée. Car il faut noter que l'essence même du L’allégorie est une histoire, une invention ; nous ne la considérons pas comme un fait. Cela est vrai aussi bien des paraboles des évangiles synoptiques que du « Voyage du pèlerin ». Il est facile de comprendre comment cela a pu devenir un danger, à certaines époques de l’Église, pour une certaine sorte de fantaisie religieuse ingénieuse. La tentation est née de trouver des significations cachées et des parallèles obscurs avec la doctrine chrétienne dans les récits les plus simples et les plus historiques de l’Ancien Testament. Par une transition très rapide, ces récits sont devenus moins importants en tant que récits qu’en tant qu’allégories, et comme dans la nature même de l’allégorie il y avait quelque chose de fantaisie plutôt que de fait, nous voyons bientôt les commentateurs allégoriques des histoires de l’Ancien Testament nier leur importance, ou même leur véracité nécessaire, en tant qu’histoire. C’était le cas dès Clément d’Alexandrie et Origène ; mais en dehors d’un développement aussi extrême de la tendance allégorique, son importance pour nous est que, malheureusement, de tels jeux avec les histoires bibliques sont encore appelés par beaucoup de gens « interprétation mystique ». Il va sans dire qu’il n’y a rien de mystique là-dedans, même si certaines de ces gloses farfelues ont le mérite d’une ingéniosité curieuse, quoique mal orientée.15

Mais qu'est-ce donc que le symbolisme ? Revenons à notre distinction. Le symbolisme est fondé sur des faits, et, qui plus est, sur des faits universels. « Le vrai mysticisme », disait RS Nettleship, « est la croyance que toute chose, en étant ce qu'elle est, symbolise quelque chose de plus ». Le symboliste va à la nature et demande, avec Milton,

« Et si la Terre

Ne soyez que l'ombre du ciel et de tout ce qui s'y trouve

L'un pour l'autre, comme on le pense plus que sur terre ?

Déjà, dans les premiers temps de l'Eglise, saint Paul avait donné une indication : « Les perfections invisibles de Dieu se voient comme à l'œil nu depuis la création du monde, quand on les considère dans ses ouvrages »,16  mais il n'a guère développé cette idée. C'est saint Jean qui la reprend et fait des grandes vertus éternelles de la nature, de ses méthodes d'illumination, de vie, de nutrition, de purification, les modes précis par lesquels la manifestation du Verbe incarné s'effectue et se perfectionne peu à peu, à la fois sur la scène de l'histoire du monde et dans les âmes des hommes. 17  Son symbolisme est un symbolisme au sens véritable du terme. Il n’y a rien d’arbitraire ni de forcé en lui. Car dans la connotation originelle du mot, un « symbole » véhiculait en réalité, sur un plan inférieur, ce qu’il représentait sur un plan supérieur. Un véritable symbole est toujours, en un sens, ce qu’il symbolise. Nous verrons le sens de cette affirmation si nous considérons les symboles dont le quatrième évangéliste fait un usage évident dans son Évangile. Ainsi, la lumière du soleil éclaire les pas du corps et vivifie la vie corporelle des hommes, tout en étant aussi le symbole de cette Lumière éternelle de l’âme qui est son guide et son moniteur intérieurs. Le pain soutient sa force physique, même si ce n’est « pas de pain seulement » qu’il vit, mais de communion avec Celui qui est le vrai Pain de Vie envoyé du ciel. L’eau purifie et rafraîchit ici-bas, alors qu’il est vrai que le message accepté de Jésus-Christ est dans l’homme « une source d’eau jaillissant jusque dans la vie éternelle ». Il y a bien d'autres symboles de la mission et de la fonction du Fils de Dieu chez saint Jean, et dans l'usage qu'il en fait, il manifeste plus d'une fois cet amour du paradoxe divin qui est étroitement lié au tempérament mystique, mais qui n'est en fin de compte qu'un effort pour exprimer, dans un langage qui doit toujours être inadéquat, l'éclat des multiples facettes de l'unique diamant, la Vérité. Ainsi, le Christ nous est montré comme la Porte, la Voie et le Pasteur sur la Voie, la Vérité et la Parole qui la dit, l'Eau de vie et le Donneur d'eau, le Grain de blé et le Pain, l'Illuminateur et la Lumière, le Révélateur et le Révélé.

(3) Ce n’est pas seulement par son utilisation du symbolisme que saint Jean est considéré comme l’un des prophètes du mysticisme, mais par l’idée qui sous-tend son symbolisme. Cette idée, élaborée progressivement dans l’Évangile, et sur laquelle les Épîtres insistent à maintes reprises, est celle de l’unification entre le croyant et son Seigneur incarné. Saint Jean, en effet, s’attarde habituellement sur la troisième et plus haute étape de l’ascension spirituelle et l’illustre. Mais le processus d’unification est graduel et progressif. Il commence, comme toute croissance, à partir d’une graine. Saint Jean n’utilise cette expression qu’une seule fois, mais l’expression et le courant de pensée qu’elle a fait naître devinrent par la suite d’une importance vitale dans l’histoire du mysticisme. « Quiconque est né de Dieu », écrit -il18  … « sa semence est en lui et il ne peut pécher parce qu’il est né de Dieu. » Comme l’a dit le professeur Rufus Jones : « C’est un mot que les mystiques ont adopté à maintes reprises pour exprimer l’implantation de la Vie Divine dans l’âme humaine. Cela signifie que le principe par lequel un homme vit pour Dieu et résiste aux tendances de la chair est un germe divin, quelque chose de Dieu « reçu » dans l’âme, un nouveau principe de vie qui se développe et devient la Vie de la personne. »19  Mais la même idée est réellement innée dans la « source d’eau jaillissant en vie éternelle », dans la fructification de la vigne, dans le don vivifiant du pain. Il est remarquable que chez saint Jean l’exercice même de la foi prenne une tournure nouvelle. C’est dans cet Évangile que l’expression πιστεύειν εις devient courante. C’est une vertu qui s’étend, se projette vers et dans quelque chose. « La foi », chez saint Jean, « commence par une expérience et finit par une expérience ». L’expérience est celle du don de soi, de l’identification de soi avec la vie, les objectifs, l’espérance, « l’ascension » d’un Autre. « Nous sommes en Celui qui est vrai », c’est le message de l’Épître ; « que nous soyons un », c’est la prière du chapitre 17 de l’Évangile. C’est un processus graduel ; Il faut avancer pas à pas, la grâce doit être échangée contre une grâce toujours plus complète, et cela s'accompagne d'expériences étranges et déconcertantes de tristesse, de défaite et de douleur. La Croix, avec saint Jean, est une « élévation », une étape dans le voyage ascendant vers une vie plus pleine et divine. Mais que la vie d'absorption dans le Christ ne soit ni servitude, ni limitation, mais une vie de relations infiniment étendues, « une vie qui est vraiment la vie » dans ses réalités d'interaction, de service, d'entraide, c'est ce que révèle le merveilleux symbole de la vigne et de ses sarments. C'est le point culminant du symbolisme de l'Évangile, car c'est le résumé de son message ; et il est significatif que l'image d'une communauté de sympathie, d'intérêts, d'amour si réelle qui constitue la vie intense de la société, au lieu de l'existence partielle du moi isolé, soit représentée comme prononcée par les lèvres d'un Personnage historique, d'un Ami parlant de communion avec Ses amis. 1 Cette doctrine de l'unus Christus — ainsi que saint Augustin décrit l'unification du Christ et de ses membres — se retrouve bien sûr aussi chez saint Paul, mais sous la figure moins mystique d'un corps et de ses membres, d'un corps dont le Christ est la tête. C'est l'identification absolue de la vie du Christ avec celle de ses disciples — le « vous en moi et moi en vous » — qui fait de saint Jean le maître de cette école de théologie mystique.

1 La question de l'historicité absolue des discours johanniques ne se pose évidemment pas ici. Le fait est que l'auteur les a délibérément représentés ainsi.

Saint Jean et saint Paul sont les deux grands penseurs mystiques du Nouveau Testament ; mais des lueurs et des touches de cet autre monde dans lequel vivaient habituellement les mystiques ultérieurs se retrouvent dans les pages d'autres écrivains.

Saint Pierre, qui partage la conception johannique de la « semence incorruptible », fait écho à la pensée de saint Jean et de saint Paul quant à l’intemporalité du processus rédempteur ; il s’agit d’une vie éternelle qui se manifeste en effet par la naissance, la mort et la résurrection dans le temps, mais dont l’idée, ou le principe, existe au-delà de toute série temporelle. L’Agneau de Dieu a été prédestiné à ce sacrifice rédempteur « avant la fondation du monde », et ces mots sont repris dans une phrase plus audacieuse encore par l’auteur de l’Apocalypse, qui parle de « l’Agneau immolé dès la fondation du monde ». Trois conceptions moins importantes, chères au cœur des mystiques, se retrouvent également dans les épîtres « catholiques » et dans l’Apocalypse. L'une d'elles est la pensée du miroir dans lequel un homme se regarde et découvre, selon saint Jacques, le visage de son vrai moi, το πρόσωπον της γενέσεως αυτού,1 variante de la phrase de saint Paul, quoique à peine de son sens essentiel, de la « gloire du Seigneur » dans laquelle nous sommes transformés en regardant. Une seconde pensée est celle commune à la fois à saint Pierre et à l'épître aux Hébreux, de cette vie mortelle comme d'un exil, d'un lieu de pèlerinage et de progrès désireux.2 La comparaison de la vie à un pèlerinage pourrait être considérée simplement comme une manière belle et naturelle de dépeindre les peines et les luttes du chemin vers le ciel, surtout chez les peuples orientaux pour qui la pratique du pèlerinage était, comme elle l'est encore, une méthode de piété si familière. Pour les Juifs, par exemple, avec leurs voyages annuels vers la grande fête de Pâques, l’analogie serait tout de suite recommandée. Pourtant, il est étrange de retrouver les effets des mots de l’épître aux Hébreux et de saint Pierre, si convaincants qu’ils soient par leur pathos mélancolique et douloureux, dans l’histoire de l’imagination chrétienne. Non seulement ils furent pris au sérieux par l’Église médiévale en Orient et en Occident, mais, sous la forme des croisades, ils ont changé l’histoire de l’Europe, et dans notre pays, le pèlerinage vers un sanctuaire particulier a façonné une partie au moins de notre vie sociale et de nos relations. De nos jours, l’idée est restée favorite dans les hymnes et les livres de dévotion, et le mot même de « paroisse » est, par dérivation, « le lieu de séjour des pèlerins ». Tout cela, après tout, en passant. Dans le mysticisme, au-delà de tout autre intérêt, la conception de la vie comme exil et pèlerinage avait cette importance particulière qu'elle était étroitement liée à l'idée de l'émanation de l'âme de « Dieu qui est notre demeure », de sa quête et de son retour vers ce « Dieu ».

Ceci nous amène à la dernière des idées spéciales liées à l'humeur mystique, que nous trouvons dans le Nouveau Testament. Jérusalem, la cité-but « où montent les tribus », a suggéré aux esprits hébreux l'image d'une cité idéale « Jérusalem d'en haut » comme terme du pèlerinage de l'âme. C'est dans deux écrits hébraïques spécialement que l'idée fait son apparition et est insistée : l'épître aux Hébreux et l'Apocalypse. Le père de tous les pèlerins fidèles, Abraham, « attendait », nous dit-on, « une cité qui a des fondements, dont Dieu est l'architecte et le constructeur ». « Ici nous n'avons pas de cité permanente, mais nous cherchons celle qui est à venir ». Dieu nous a préparé « une cité », 20.  Cette ville nous est décrite avec tous les détails de sa beauté allégorique dans les chapitres 21 et 22 de l’Apocalypse. Un tel message a séduit un monde dont les trois grandes nationalités représentatives, les religieux, les intellectuels et les impériaux, regardaient chacune vers un centre-ville, Jérusalem, Athènes et Rome ; mais, quelle que soit sa force de persuasion continue ailleurs, il n’a jamais perdu son pouvoir de force et de douceur mêlées pour les oreilles anglaises. Cela est dû en partie, sans doute, à la force et au charme extraordinaires de la version anglaise autorisée de l’Apocalypse ; en partie au fait qu’en Angleterre toute cette imagerie du pèlerinage et d’une ville comme but a été illustrée et mise en valeur de manière durable dans le merveilleux « Rêve » du rétameur puritain ; en partie à la vénération et au culte anglais de la vie domestique et au désir, en conséquence, de considérer la mort comme un « retour à la maison », une maison dans un lieu sûr de rencontre, de reconnaissance, de travail ordonné et de repos comme une ville. Il faut cependant remarquer que les poètes, qui sont les mystiques de notre époque, ont eux aussi eu leur vision d’une Cité, mais d’une Cité plus éthérée et pourtant plus durable, éclairée par « la lumière qui n’a jamais existé sur terre ou sur mer ». Tennyson chante :

« J'ai vu la cité spirituelle et toutes ses flèches et ses portes dans une gloire comme une seule perle — pas plus grande, bien que ce soit le but de tous les saints, »

Et Francis Thompson peut

« devinez vaguement ce que le Temps dans les brumes confond ; Pourtant, de temps à autre, une trompette sonne Des remparts cachés de l'Éternité ; Ces brumes ébranlées troublent un espace, puis Autour des tourelles à moitié entrevues, elles se lavent à nouveau lentement.

Et Matthew Arnold, à qui la vision est également venue par le contact d'un noble souvenir noblement chanté, ressent l'ancienne douleur de l'exil et l'impulsion sûre du pèlerinage séculaire,

« Vers la limite du désert, vers la cité de Dieu »,

CHAPITRE III

Les montanistes, les gnostiques et les alexandrins

Le christianisme est une expérience personnelle ; c’est aussi une religion qui professe une prétention universelle. Sur ces deux plans, individuel et catholique, sa note a dû être celle de la γνώσις dès le début ; il doit sentir et savoir, et s’il doit être la foi exclusive, il doit sentir et savoir mieux et plus pleinement que ne le permet tout autre système de croyance, et il doit être capable de résumer et d’accomplir tout ce qu’il y a de bon et de prometteur dans ces systèmes. Au moins trois grands mouvements de pensée de l’Église primitive sont nés, sous une forme ou une autre, de cette insistance sur la connaissance ou l’expérience, et, en partie à cause de cette insistance même, il y a des affinités avec le mysticisme dans chacun d’eux. Ils montrent aussi très clairement les réactions particulières qui ont eu lieu à l’égard du christianisme lui-même, du fait de son contact nécessaire avec les croyances et les philosophies de l’Empire romain d’Orient ; et, dans deux cas au moins, ces réactions ont représenté un danger pour l’Église.

Parmi ces mouvements, il faut d'abord considérer le montanisme. Ses idées étaient cependant spirituelles et non intellectuelles ; il s'agissait certainement d'une réaction, dans l'esprit de ses partisans, mais d'une réaction due non pas à une influence extérieure à l'Église, mais à ce qu'ils supposaient être une tendance erronée de la vie en son sein. Il conviendra de l'examiner ici, car sa force motrice était l'insistance sur la connaissance, sur une expérience personnelle, et il n'est pas impossible non plus que, dans certaines caractéristiques psychiques du mouvement, il ait emprunté une partie de son impulsion à des mystères païens extérieurs.

En partie seulement. Montanus, son fondateur, qui apparut pour la première fois vers 170, avait été prêtre de Cybèle à l’époque anté-chrétienne. Il était phrygien et, prêchant dans les régions proches de la Galatie, il s’adressait à un peuple naturellement impressionnable et excitable et très prêt, en raison de « la tendance sibylline » qui était en lui, à recevoir son message. Ce message était, en pratique, « Retour au christianisme primitif ! » Nous savons, bien que nous ne connaissions pas le processus, que pendant cent ans de vie post-apostolique, l’Église avait achevé le système de son ministère et que les trois ordres de ce ministère, évêque, prêtre et diacre, avaient pratiquement assumé les fonctions, l’autorité et les degrés de service qu’ils ont toujours conservés depuis. Mais, pour Montanus, les écrits des apôtres contenaient d’autres éléments du ministère chrétien et de l’expérience individuelle du chrétien qu’il croyait essentiels et qui risquaient, dans un système formel, de tomber dans l’oubli. Il chercha à faire revivre en lui-même la fonction du « prophète » ; il annonça l’existence des « charismes » prophétiques ; il refusa d’accepter l’idée, déjà en vogue, que la période apostolique était une période de lumière et d’inspiration particulières, qu’il ne fallait plus jamais attendre ; il mit l’accent sur une révélation progressive de l’Église, s’attardant beaucoup sur les promesses de développement contenues dans les derniers discours de l’Évangile de saint Jean. À certains égards, les montanistes représentaient un esprit toujours latent et toujours nécessaire dans l’Église chrétienne, l’esprit de révolte contre le formalisme et le conventionnalisme ; dans son insistance sur l’importance de l’expérience individuelle de la vie, il l’était tout à fait. En fait, il a donné des saints et des martyrs, Perpétua et Félicitas, au calendrier de l’Église, et au moins un grand génie, Tertullien, à la liste de ses apologistes ; à un moment donné, il a failli être reconnu par l’évêque de Rome comme un mouvement pleinement catholique. Mais c’est dans la manière dont l’expérience de l’individu lui parvenait que Montanus commit l’erreur, ou plutôt mit l’accent exagéré qui, par ses exagérations, le fit passer, lui et ses disciples, pour des hérétiques. Il avait manifestement lui-même fait l’expérience de l’extase – peut-être sa vie antérieure l’avait-elle rendu particulièrement susceptible à de tels états psycho-spirituels – et il trouva dans les écrits de Paul une justification à ce qu’il avait ressenti ; mais il élevait son expérience du domaine de l’exceptionnel à celui du normal. Le règne ou la dispensation du Saint-Esprit était venu, enseignait-il, et l’œuvre de l’Esprit se manifesterait dans le remplacement complet de la nature humaine par la présence de l’Esprit. Il n’y aurait pas de transformation graduelle « de gloire en gloire », mais rien de moins qu’une possession. « L’homme », dit-il – et c’est le dicton d’un mystique qui a voyagé trop loin – « l’homme est comme une lyre, et le Saint-Esprit joue sur lui comme un plectre ; l’homme dort, l’Esprit est éveillé.« L’immédiateté de l’interaction divine est séduisante ici ; mais c’est une immédiateté qui transforme l’homme en un simple médium ou instrument, détruit la personnalité comme condition de l’interaction elle-même, et induit ainsi à son tour une méconnaissance de la personnalité de Dieu. Quoi qu’il en soit, cependant, chez Montanus, chez ses disciples l’extase s’est vite effondrée en simple vision, et si belles que soient certaines des visions, par exemple de sainte Perpétua, il est si loin du fait que toutes les émotions ou conditions humaines sont « endormies » pendant ces visions, que ses visions, comme les rêves ordinaires, sont pleines d’associations humaines. Avec les derniers montanistes, les visions sont devenues des « oracles », et ce qui était au départ en partie une protestation pour la liberté spirituelle s’est transformé en un nouveau et sévère code de lois arbitraires.

(2) L’importance du gnosticisme ne réside pas dans ce qu’il a de commun avec le mysticisme. Ses seules affinités avec ce dernier résident dans la tentative qu’il fait pour résoudre deux problèmes auxquels le mystique est toujours confronté, à savoir les relations de l’Absolu au monde de la matière et l’existence du mal. Mais là s’arrête la ressemblance. Les « spéculations » des gnostiques n’étaient pas des spéculations au sens d’une vérité spirituelle réellement discernée, même si c’était « dans un miroir obscur », mais des spéculations au sens normal du mot tel que nous l’utilisons aujourd’hui – des conjectures, et souvent des conjectures farfelues, de l’imagination. C’était en effet « faussement ainsi appelé », car pour notre tempérament moderne, il n’y avait rien de « savoir » dans les théories du Syrien Saturnin ou des Alexandrins Basilide et Valentin. Dans la « métaphysique du pays des merveilles » à laquelle se livrèrent Valentin et ses compagnons, véritable « pélagianisme de l’intellect », comme l’a bien dit Dorner, il n’y a aucune trace d’intuition autoritaire ni d’humilité du chercheur de vérité. De plus, le dualisme sans espoir dans lequel le gnosticisme a finalement abouti est tout à fait étranger à l’instinct mystique de recherche d’une unité fondamentale. Malgré tout, le gnosticisme a une importance cruciale dans l’histoire de la pensée et même de la pensée mystique chrétienne. L’intellect religieux du deuxième siècle a été puissamment influencé par le platonisme, et en particulier par l’une des œuvres de Platon, le Timée. Le Timée enseigne que Dieu, étant essentiellement bon, est retiré de la création loin dans un ciel suprême afin d’éviter le contact avec la matière et son mal inhérent. Or, le gnosticisme n’était en réalité qu’un défilé « des idées de Platon vues à travers le brouillard d’un esprit égyptien ou syrien ». 21  Tout le jargon, qui nous paraît grossier, d'un Dieu inférieur créateur, le Démiurge, les listes fantastiques d'éons toujours descendants avec leurs partenaires et leurs progénitures, que les gnostiques utilisaient pour combler le gouffre déconcertant entre l'Absolu et cet univers, ont une signification profonde et intense. Ce qui peut peut-être être vaguement tracé dans l'esprit d'un homme, dans le cas de Montanus, est ici vu à une échelle énorme et à travers le laps de temps, le choc et le mélange des systèmes de pensée chrétiens et païens. Si, comme le dit le Dr Workman, « le premier effet du contact du christianisme avec l'hellénisme fut quelque peu désastreux pour l'Église », si « la rencontre des deux courants conduisit à un chaos dans les tourbillons duquel beaucoup se perdirent », on gagna néanmoins quelque chose. Une base fut posée — car même saint Paul utilise dans un sens favorable des termes de théisme spéculatif tels que Gnose et Plérôme, et saint Jean met ses écrits en relation avec la pensée extérieure courante — pour des mouvements de réconciliation plus nobles et plus durables à venir. Le gnosticisme cherchait à harmoniser avec l'Évangile toutes sortes de fragments de pensée hellénistique et de théosophie orientale, pour laquelle les idées d'émanations et d'incarnations irréelles n'étaient pas étrangères. Pourtant le motif même était de la plus haute importance, bien qu'il ait coûté à l'Église de rudes luttes contre les hérésies qui voulaient évacuer l'Incarnation de toute réalité historique. Car « le gnosticisme, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de l'Église, était une tentative de parachever la réconciliation entre le théisme spéculatif et la théosophie orientale. et la religion révélée, en systématisant les symboles de la théosophie mystique transcendantale. Ce mouvement ne peut être compris que comme une tentative prématurée et infructueuse de réaliser ce que l'école d'Alexandrie a réussi partiellement à faire par la suite ."1

1 Inge : Mysticisme chrétien, p. 81.

(3) Nous arrivons ainsi à la phase la plus durable et la plus importante de la pensée chrétienne, connue sous le nom d'Alexandrianisme. Nous avons déjà parlé de l'œuvre de Philon. Sa pensée était celle d'un véritable mystique ; son objet était ce qui allait devenir la passion des siècles suivants, la synthèse de sa religion et de la meilleure philosophie de son temps. Dans son cas, cela signifiait la réconciliation du platonisme et du judaïsme, et nous avons vu combien étaient intéressantes les affinités de sa doctrine du Logos — bien que nous ne devions pas oublier ses points de divergence — avec celle du quatrième évangéliste. Plus importante encore, peut-être, car elle reflétait un état d'opinion éthique destiné à se développer et à influencer profondément l'Église, était sa doctrine de la vie spirituelle. Ce n'est que par le renoncement à soi-même que l'on peut atteindre la vertu ou la connaissance. La contemplation est exaltée au-dessus des vertus actives, l'âme doit fuir le tourbillon de la vie et ne pas même le toucher, car il vaudrait mieux pour elle « se couper la main droite » ; la vision la plus haute de Dieu s'obtient non par la connaissance de la raison, mais par la « certitude claire ». Cela ressemble beaucoup à l'intuition autoritaire de l'Extase. Mais l'influence de Philon sur son époque semble avoir été moindre qu'on pourrait s'y attendre. L'impopularité des Juifs et de leur foi, dont témoignent certains passages des Actes, le mépris dont ils furent l'objet de la part de satiristes tels que Juvénal, et diverses émeutes antisémites dans tout l'Empire, peuvent expliquer que son œuvre soit passée relativement inaperçue. Il en va autrement lorsqu'il s'agit de l'homme qui, cent cinquante ans plus tard, s'est donné pour mission de faire pour le christianisme ce que Philon avait cru possible de faire pour le judaïsme. C'est à saint Clément d'Alexandrie que l'Église doit en grande partie l'impulsion inestimable qui lui a permis de rassembler, de réconcilier et d'assimiler à sa propre doctrine ce qu'il y avait de véritablement durable et de lumineux dans les vastes trésors de la pensée humaine qui l'entouraient, l'impulsion qui lui a permis de marcher à l'avant et de ne pas rester à la traîne avec une hostilité muette dans le progrès intellectuel. « La voie de la vérité, disait Clément, est une. Mais des courants y coulent de tous côtés, comme dans un fleuve éternel. » C'était une entreprise audacieuse que d'incorporer à la foi tout ce qu'il y avait de meilleur dans la culture du monde hellénique ; après la déjudaïsation délibérée du christianisme par saint Paul, c'était l'œuvre la plus audacieuse jamais accomplie pour l'Église. Elle donna l'exemple et ouvrit la voie à l'arrivée ultérieure du néoplatonisme, à l'œuvre de saint Thomas d'Aquin et des scolastiques, aux efforts humanistes de la Réforme, malheureusement infructueux auprès des deux partis en guerre, d'Érasme et des réformateurs d'Oxford ; c'est éloquent pour l'Église d'aujourd'hui. 22 L’éloge du Dr Hort à l’égard du grand père alexandrin est bien mérité : « Il n’y a personne dont la vision de ce que la foi de Jésus-Christ était censée faire pour l’humanité était si complète et si vraie. » 23

Clément naquit vers 150, et il était probablement athénien de naissance et de formation. Il vint ensuite à Alexandrie et s'installa pour travailler dans la grande école catéchétique chrétienne fondée là-bas dans la seconde moitié du deuxième siècle par Pantaenus, un homme qui illustra bien la maxime de Clément selon laquelle « la conduite suit la connaissance comme l'ombre suit le corps » en allant dans sa vieillesse comme missionnaire en Inde. Alexandrie, alors la deuxième ville de l'Empire, était un lieu dont on aurait pu prononcer, encore plus catégoriquement que d'Athènes, la description que saint Luc fit de cette dernière ville au moment de la visite de Paul. Elle avait sa célèbre université ; en son sein se rencontraient et se bousculaient toutes sortes de pensées et de spéculations courantes ; Français chaque « nouveauté » au fur et à mesure qu'elle surgissait était discutée avec enthousiasme, ainsi que le problème du « Dieu inconnu ». Car Alexandrie était le lien entre l'Orient et l'Occident, et à cette époque le foyer particulier de « trois grandes tendances alors, comme aujourd'hui, puissantes pour façonner la pensée des hommes, le symbolisme égyptien avec ses croyances ésotériques et son ancien sacerdoce, le monothéisme juif et la science, la philosophie et la culture grecques ». 3 C'est au milieu de tels environnements, où la pensée était libre et la spéculation rampante, que fleurissait l'inestimable école chrétienne, avec son enseignement des mathématiques et des sciences, des philosophies grecques et des Écritures de l'Ancien Testament comme préparation à la connaissance supérieure de la foi, et c'est pendant ses années de connexion avec cette école pour catéchumènes et candidats à l'ordination que Clément a travaillé sur des cahiers, des « Stromateis » ou « Sacs à vêtements », comme il les appelait, sur la vraie philosophie, et sur le « Pédagogue », sa rationalité de la vie et de l'expérience chrétiennes.

3 Ouvrier : op. cit. p. 46.

Il est nécessaire de comprendre les circonstances de la vie et de l’œuvre de saint Clément en général, car elles nous fournissent la clé des contributions importantes qu’il a apportées au corps de la doctrine mystique au sein de l’Église. Il est curieux de constater combien les opinions diffèrent quant à la prétention personnelle de Clément à être un mystique. Ainsi, le Dr Inge le qualifie, avec Denys l’Aréopagite, de « fondateur du mysticisme chrétien », le Dr Bigg, dans son ouvrage « Christian Platonists of Alexandria », l’appelle le père de tous les mystiques chrétiens, mais aucun mystique lui-même, tandis que le Dr Rufus Jones reconnaît que « dans ses moments d’exaltation, il a découvert des faits élémentaires de l’expérience religieuse universelle », mais autrement, plutôt qu’un mystique, il était, comme Origène et Athanase, un penseur profond, « interprétant le christianisme à l’esprit grec à travers les formes historiques de la pensée grecque ». 24  La vérité est qu’il n’était pas un extatique, mais une « personnalité cultivée, humaine et géniale », plus discursive dans sa pensée que profonde, et extrêmement réceptive aux idées qui avaient cours dans le monde mélangé où il évoluait. Mais c’est précisément pour cette raison que son enseignement, dans au moins deux directions, marque une époque dans la pensée chrétienne. Avant son adhésion au christianisme, il avait été familier avec les divers aspects et pratiques des systèmes religieux païens. Parmi ceux-ci, le trait le plus marquant de la religion hellénique de l’époque, était le culte des Mystères, eux-mêmes peut-être les survivances d’une sorte de mysticisme de la nature de l’ancien monde. Nous pouvons prendre les « mystères publics » d’Éleusis, une ville près d’Athènes, comme typiques du genre de rites observés. Tout d’abord, les « mystes », qui se réunissaient à Athènes, devaient subir un jeûne de plusieurs jours, puis, après avoir confessé leurs plus graves péchés, étaient baptisés soit dans la mer, soit dans un lac salé sur la route d’Éleusis. Ce baptême, qui effaçait la culpabilité des péchés passés, était suivi de certains sacrifices et de la représentation de mystères dans lesquels les vérités à communiquer aux initiés étaient représentées sous forme d’ombres. Le tout se terminait par un repas sacramentel partagé en commun par les initiés.

Il est maintenant extrêmement facile de déceler des ressemblances et des coïncidences curieuses entre un tel rituel et le christianisme extérieur. Clément d’Alexandrie d’abord, et une succession de théologiens après lui du IIIe au Ve siècle, ce fut presque une passion de « transférer à la foi et à la pratique de l’Église presque tous les termes associés aux mystères d’Éleusis et à d’autres semblables ». 25  Une grande phrase de lui est probablement bien connue, mais elle est si symptomatique de la manière dont il envisageait le christianisme qu’elle peut être citée ici : « Oh mystères vraiment sacrés ! Oh lumière sans tache ! Mon chemin est éclairé par des torches et je contemple les cieux et Dieu. Je suis devenu saint pendant que je suis initié, et le Seigneur est mon hiérophante. » « La « connaissance » chez lui « est plus que la foi ». La révélation chrétienne est décrite comme « les saints mystères », « les secrets divins », et de ces « mystères du Verbe », le Christ est le Maître ; nous trouvons dans l’Église, une reproduction des deux degrés d’initiés d’Éleusis : il y a les simples« mystae », qui ne connaissent que l’enseignement ordinaire de la Foi, et il y a les « époptes » (έποπται), à qui a été accordée la sagesse supérieure du vrai gnostique. De même que dans les mystères grecs, de même dans la foi chrétienne, le secret le plus strict doit être observé envers les « profanes », les étrangers. Les degrés inférieurs de la discipline purificatrice sont τα μικρά μυστήρια, « les petits mystères » ; le plan spirituel le plus élevé est έποπτεία. En ce qui concerne la pratique, l’emploi de ces termes de mystères dans l’exposition de la doctrine chrétienne a été beaucoup plus répandu chez Grégoire de Nysse, Chrysostome et Athanase. En ce qui concerne la doctrine intérieure, il y a un trait des religions à mystères que Clément a introduit dans le schéma de la théologie mystique de l’Église et qui lui est directement dû. Le but principal de l’initiation aux mystères était d’obtenir le salut, car le désir du salut était particulièrement présent dans le monde des premiers siècles de notre ère. Mais en quoi consistait le « salut » ? Dans le don — et cette idée était commune aux chrétiens comme aux païens — de la vie éternelle. Or, cette vie éternelle — l’immortalité — était un attribut particulier des dieux. Elle était conférée, pensait-on, à quiconque participait aux mystères, par la révélation (gnose), par le lavage et la consommation sacramentels, et elle se manifestait par une pureté de vie qui en résultait. Or, Clément non seulement embrasse la définition du salut par le mystère, mais pousse la pensée plus loin. L’acquisition de cette vie immortelle sera en quelque sorte une « déification ». Le mot et la notion sont devenus familiers aux théologiens mystiques, si étrangers et même répulsifs qu’ils nous paraissent ; et c’est Clément qui les a introduits le premier du paganisme au christianisme. το μη φθείρεσθαι θειότητος έστί , 1 dit-il dans le Stromateis . Mais dans ce domaine comme dans d’autres, il se complaît manifestement dans son travail de synthèse. L’Église est l’héritière, pense-t-il, de tout ce qu’il y a de meilleur dans la pensée et la vie, non seulement hébraïque, mais grecque, qui l’a précédée. Peut-être que le véritable mérite de saint Clément d’Alexandrie fut d’être le pionnier de cette grande tâche d’intégration, dont l’Église, dans ses meilleurs moments, s’est toujours montrée capable. En Occident, du moins, la note qu’il a frappée a vibré sans jamais s’éteindre complètement. Même au Moyen Âge, les hommes considéraient Socrate et Virgile, Platon et Plotin comme des prophètes ou des voyants à demi canonisés de la véritable Lumière du monde.

1 « Être immortel (impérissable), c’est participer à la nature divine. »

Il se peut cependant que la dépréciation du mysticisme personnel de Clément ait été poussée trop loin. Cultivé, joyeux et serein, il n’était certainement pas un mystique du type cloîtré ou ascétique, et l’on pourrait supposer que son âme n’avait jamais été marquée par une expérience dévastatrice dont le souvenir rendrait plus tard les contours du monde plus changeants et ses couleurs plus pâles. Néanmoins, dans sa pensée sur Dieu, il montre que sa propre approche du sujet était celle qui devint commune à une vaste école de mysticisme plus tardif ; et dans son emploi du langage du « mystère », ce n’est pas seulement sur les idées de secret et de sacramentalisme, mais sur les idées de fraternité et de bonne conduite exigées des initiés qu’il met l’accent. C’est donc son mysticisme qui l’a aidé à avoir une pensée globale. La méditation sur Dieu réduit les discordes de la terre à un grand silence et est en elle-même un sentiment de confusion vers l’Unité qui attend derrière. La méditation de Clément sur Dieu prend la forme d'une « analyse », c'est-à-dire que, comme Augustin, il ne peut que dire ce que Dieu n'est pas, plutôt que de se risquer à définir ce qu'il est. Dieu est en effet, confesse-t-il, l'Être plutôt qu'au-dessus de l'Être, mais il poursuit raffinement sur raffinement si loin qu'à la fin il ne reste plus qu'un point innommé de l'Être. Mais l'idée même de la Monade doit être écartée, car Dieu est au-dessus ou au-delà d'elle. En fait, c'est ici que la seconde Personne de la Trinité est nécessaire à l'homme, comme aussi à Dieu. Car la seconde Personne est l'« Idée des Idées », ce dans quoi Dieu parvient à la connaissance de lui-même, à la conscience de soi, et aussi ce dans quoi Dieu voit le monde ; et, inutile de le dire, c'est aussi en Lui que nous voyons Dieu à notre tour.

Une telle façon de penser est audacieuse et serait peut-être dangereuse, ou du moins stérile, si Clément s’arrêtait là. Mais il ne s’arrête pas à la méditation. La véritable connaissance de Dieu n’est pas une simple spéculation intellectuelle. Elle consiste principalement à devenir semblable à Dieu. Un homme « connaissant Dieu sera rendu semblable à Dieu ». L’Idée divine, ou Parole, naît toujours de nouveau dans le cœur des saints. C’est la communion avec Dieu, telle qu’elle est révélée dans le Christ, qu’il recommande sans cesse à ses lecteurs s’ils veulent devenir un « homme harmonieux ». Ainsi, la prière est une relation avec Dieu ; la foi une « correspondance réciproque divine et humaine ». De même, « celui qui veut entrer dans le sanctuaire doit être saint, et la sainteté consiste à penser des choses saintes » ; et, une fois de plus, « plus l’homme aime, plus il entre profondément en Dieu ».

Origène, élève de Clément, qui mourut en 253 après une audacieuse confession de foi au cours de la persécution de Décia, termina la construction et posa la première pierre de l'école théologique d'Alexandrie. Bien plus logique et systématique que son maître, il modifia certaines de ces doctrines et en poussa d'autres à un extrême qui, malgré les immenses services qu'il rendit à la pensée de l'Église, valut à ses écrits une condamnation partielle et une négligence totale pendant des siècles. Comme saint Clément, il dit que Dieu est au-delà ou au-dessus de l'Être, mais qu'il n'est pas au-dessus de distinctions telles que la bonté et la sagesse. Il modifie encore l'enseignement de saint Clément sur le Fils. Le Fils est toujours « l'Idée des Idées », mais il est l'Activité de Dieu, Ce par quoi l'Un devient multiple, plutôt que la conscience de soi ou la Raison de Dieu. Dieu peut être approché par la raison humaine aussi bien que par l'extase mystique. Un mysticisme tiré de la pensée du siècle trouve sa place dans la conception d'Origène de l'Incarnation. Nous avons l'idée des mystères et de leurs initiés sous une forme plus nettement définie. Ceux qui considèrent et apprécient les faits de l'Écriture, et spécialement l'histoire de l'Évangile, comme la base de leur foi, n'ont selon lui qu'un christianisme « somatique » ou extérieur. Même la Croix n'est qu'un enseignement pour les enfants. Les actes du Christ sont des αινίγματα,  des « énigmes », des symboles qui projettent l'Évangile « pneumatique » ou spirituel, car la vie réelle, la mort et la résurrection du Christ font partie d'une loi universelle édictée au-delà du temps, dans les conseils de l'éternité. Les résultats de cette sous-estimation de l’Incarnation historique, comme de toutes les affaires du temps, se voient souvent dans le système d’Origène. En ce qui concerne le mal, il a tendance, comme tous ses contemporains grecs, à croire que le mal est irréel, qu’il n’a pas de substance ; seul existe le bien. Cela le conduit vers un universalisme confiant, et il apporte la doctrine d’un purgatoire réparateur, qui portera ses fruits sous une forme modifiée parmi les futurs dogmes de l’Église. Une grande partie de l’enseignement d’Origène, et notamment celui d’un « sens mystique » sous-jacent aux récits de l’Ancien et du Nouveau Testament, était également riche de ce sens. Mais nous pouvons faire remonter à son élimination d’une grande partie de la signification de l’Incarnation et de la Croix pour un monde pour lequel, après tout, le péché sera toujours une tragédie capitale, cette subordination excessive de la place et de la fonction du Fils qui a indirectement encouragé la progression de l’hérésie arienne. D'autre part, c'est à Origène, plus qu'à aucun autre théologien, que l'on doit la délivrance de l'Eglise des rêves fiévreux du gnosticisme. Quelque chose qui ressemble à une christologie raisonnée, quelque chose de défini et de convaincant intellectuellement prend la place des spéculations grossières et confuses de Valentin et de Basilide.

Voilà comment nous pouvons résumer les mérites et les défauts de la grande école chrétienne platonicienne d’Alexandrie. Elle a fait de la foi chrétienne une foi catholique dans un sens qu’elle n’avait jamais eu auparavant, en la mettant en relation et en harmonie avec les meilleures et les plus profondes pensées de l’époque ; sa conscience mystique et son attente de communion directe avec Dieu devaient être une inspiration, un souffle de vie dans l’Église, à des époques plus sombres que la sienne. D’un autre côté, elle avait les défauts d’une « école ». Quelque chose de distant et d’inhumain gâchait parfois ses pensées les plus élevées et ses intuitions les plus vraies. Elle regardait le péché avec des yeux grecs, et laissait ainsi de côté l’Expiation et ne pouvait trouver aucune grande signification à la Croix. Le Christ était la Raison de Dieu, l’Idée des Idées, le Principe du monde, la Conscience divine, le Verbe dans l’homme, mais jamais le Charpentier de Nazareth, l’Ami des pécheurs, l’Homme de douleur, le Sauveur des perdus.

1

E. Underhill : Mysticisme, p. 96.

2

Mais il est singulier encore que dans le même paragraphe cet écrivain affirme que « le mysticisme n'est pas une philosophie ». Il est certainement bien plus qu'une philosophie, car, comme l'observait la reine Christine de Suède, « la philosophie ne change ni ne corrige un homme » ; mais une philosophie, elle ne peut échapper à l'existence. Cf. Dean Inge, paraphrasant Van Hartmann (Christian Mysticism, p. 337) « la relation de l'individu à l'Absolu, thème essentiel de la philosophie, ne peut être appréhendée que mystiquement.

3

Underhill : Mysticisme, p. 96.

4

Cf. Règle de foi et d'espérance d'Ottley (Library of Historic Theology), p. 214. Le mysticisme est optimiste parce qu'il implique la confiance dans la volonté infinie de Dieu de donner ce que l'homme est essentiellement capable de recevoir ».

* « La théologie mystique est l’approche mentale de Dieu par le désir d’amour ».

5

Cité par Inge : Mysticisme chrétien, Annexe C. p 358.

Il est important de se rappeler que, tant en Orient qu’en Occident, les dangers apparents de cette doctrine étaient protégés par la foi dans la divinité du Christ, « le fils unique (uniquement) engendré de Dieu ».

7

« Le Christ », dit le regretté chanoine Moberly, « est le véritable mystique. ... Lui seul a réalisé tout ce que le mysticisme et les mystiques ont cherché à atteindre ». Mais il utilise le terme mysticisme dans un sens général comme « la réalisation de la personnalité humaine telle qu'elle est caractérisée et consommée par la réalité intérieure de l'esprit du Christ, qui est Dieu ». Expiation et personnalité, p. 312.

8

W. Major Scott : Aspects du mysticisme chrétien, p. 14.

9

Le P. von Hügel : L'élément mystique de la religion, vol. ii. p. 320.

10

Phil. ii. 6.  

11

Il est peut-être nécessaire de dire que ce terme n’est pas ici destiné à inclure l’Apocalypse.

12

On a prétendu que les dates des auteurs étaient trop proches. Pourtant, Philon était contemporain de saint Paul, et la doctrine du Logos était certainement, comme on dit, « dans l’air » à l’époque du quatrième Évangile, aussi ancienne qu’on le place. Un argument plus fort est le fait que l’œuvre de Philon n’a exercé que peu d’influence sur la philosophie du deuxième siècle.

13

Voir Inge : Christian Mysticism, p. 83. Cf. Jean i. 17, 45 ; ii. 14 ; v. 45, 47 ; vi. 32 ; vii. 19, 22, 23 ; ix. 29, 30.

14

Jean i. 41 ; iv. 25, 26.

15

Les notes des traductions d'hymnes médiévaux du Dr Neale donnent de nombreux exemples du genre mentionné : voir également son Commentaire sur les Psaumes.

16

Romains 1:20.

17

« Ces choses les plus hautes et les plus divines qu’il nous est donné de voir et de connaître expriment en quelque sorte tout ce que renferme la nature suprême de Dieu. » Dion. Areop. De Mystica Theologia, 13.

18

1 Jean iii. 9, cf. 1 Pi. i. 23, et cf. Jean xii. 24, pour l’idée.

19

Études sur la religion mystique, p. 17.

20

Hébreux 10, 16 ; xiii. 14

21

Bigg : Christian Platonists, p. 27. Pour un excellent bref aperçu des gnostiques, voir Christian Thought to the Reformation du Dr Workman, pp. 31-39.

22

Cf. Workman : De la pensée chrétienne à la Réforme, pp. 44 et suiv.

23

Pères anténicéens, p. 93.    

24

Études sur la religion mystique, p. 83.

25

Inge : Mysticisme chrétien, Annexe B. qv pour une discussion complète du sujet.